NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE VIII. — NAPOLÉON EMPEREUR DES FRANÇAIS.

 

 

LE TITRE D'EMPEREUR. — L'EMPIRE HÉRÉDITAIRE. — LES TITRES NOUVEAUX. — LA FÊTE DU 15 JUILLET 1804. — LA FÊTE DU CAMP DE BOULOGNE. — VOYAGE À AIX-LA-CHAPELLE. — LE SOUVENIR DE CHARLEMAGNE. — NÉGOCIATIONS EN VUE DU SACRE. — HÉSITATIONS DE PIE VII. — PIE VII À FONTAINEBLEAU. — COMMEDIANTE ! TRAGEDIANTE ! — PRÉPARATIFS DU SACRE. — LES COSTUMES DU SACRE. — LA VEILLE DU SACRE. — LA JOURNÉE DU SACRE. — APRÈS LE SACRE. — LA COURONNE DE FER.

 

Y A-T-IL eu dans l'histoire des hommes une année plus extraordinaire, plus gonflée de grands événements que l'année 1804 ? Ce furent d'abord les machinations ténébreuses dont la police consulaire fit en partie les frais et qui aboutirent à la condamnation de quelques suspects, sinon de quelques coupables et au meurtre d'un prince innocent. Ce furent ensuite les cérémonies inouïes qui se déroulèrent à Saint-Cloud, à Boulogne, à Paris et qui partout, dans des cadres de plus en plus éclatants, furent consacrées à la gloire, à l'apothéose d'un homme.

LE TITRE D'EMPEREUR. — Le 20 floréal an XII, — 18 mai 1804, — le jour où Cambacérès, au nom du Sénat, était venu à Saint-Cloud saluer le Premier Consul du titre de Sire, un sénatus-consulte organique était publié. Cette loi constitutionnelle semblait faite pour de longues années, — le maître pour qui elle avait été rédigée n'avait pas même trente-cinq ans ; — et moins de dix ans plus tard elle n'était plus. Elle débute en ces termes :

Le gouvernement de la République est confié à un empereur, qui prend le titre d'Empereur des Français.... Napoléon Bonaparte, Premier Consul actuel de la République, est Empereur des Français.

Bonaparte n'avait pas hésité sur le titre à prendre pour consacrer la dernière forme de sa toute-puissance. Talleyrand, toujours très en faveur, le pressait de prendre le titre de roi. C'est le mot de son dictionnaire, disait Napoléon.... Le titre de roi est usé, il porte avec lui des idées reçues, il ferait de moi une espèce d'héritier ; je ne veux l'être de personne. Celui que je porte est plus grand ; il est encore un peu vague, il sert l'imagination. Voici une révolution terminée, et doucement, je m'en vante.... J'ai aujourd'hui le peuple et l'armée pour moi ; il serait bien bête, celui qui ne saurait pas régner avec cela.

Talleyrand savait bien que le titre d'Empereur, plus que tout autre, séduisait l'imagination de Bonaparte : Il y avait là, disait-il, une combinaison de République romaine et de Charlemagne qui lui tournait la tête. Cela ne l'empêcha pas, en pince-sans-rire qu'il était, de jouer à Berthier, quelque temps avant la cérémonie de Saint-Cloud, un tour de sa façon. a Vous savez, dit-il au ministre de la Guerre, quel grand projet nous occupe ; allez-vous-en presser le Premier Consul de prendre le titre de roi, vous lui ferez plaisir. n Ravi de cette occasion unique de faire sa cour, Berthier s'approche du Premier Consul et commence son petit compliment, tandis que Talleyrand observe à distance la scène qui va se produire. Au mot de roi ; les yeux de Bonaparte s'allument, il met le poing sous le menton de Berthier, il le pousse devant lui jusqu'à la muraille. Imbécile, s'écrie-t-il, qui vous a conseillé de venir ainsi m'échauffer la bile ? Une autre fois, ne vous chargez plus de pareilles commissions.

L'EMPIRE HÉRÉDITAIRE. — Consul, roi, empereur : ce sont là des titres qui peuvent s'appliquer à bien des magistratures de nature diverse. Le caractère essentiel de la magistrature que Napoléon prenait à présent, c'est qu'elle établissait, d'une manière officielle et sans ambages, l'hérédité du pouvoir personnel que l'on disait nécessaire à la grandeur du pays. Depuis le 18 Brumaire, le chef de l'État était nommé à temps ou à vie ; depuis le 18 mai 1804, il est le chef d'une dynastie héréditaire, qui doit se perpétuer de génération en génération. Voilà la vraie nouveauté qui, à vrai dire, n'était une surprise pour personne.

Le sénatus-consulte s'exprimait à ce sujet dans des termes qui reproduisaient la formule traditionnelle dite de la loi salique :

La dignité impériale est héréditaire dans la descendance directe, naturelle et légitime de Napoléon Bonaparte, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, et à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance.

Napoléon avait le droit, qui n'appartenait qu'à lui, d'adopter les enfants ou les petits-enfants de ses frères, qui entraient alors dans la lignée de ses descendants directs. À défaut d'héritier naturel ou adoptif de Napoléon Bonaparte, la dignité impériale était dévolue à Joseph Bonaparte et à ses descendants mâles ; à défaut de Joseph Bonaparte, à Louis Bonaparte et à ses descendants mâles. Le sénatus-consulte était muet sur Lucien et sur Jérôme ; les mariages qu'ils avaient contractés les avaient brouillés pour le moment avec leur terrible frère.

Au discours de Cambacérès, Napoléon avait répondu :

Tout ce qui peut contribuer au bien de la patrie est essentiellement lié à mon bonheur. J'accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation.

Je soumets à la sanction du peuple la loi de l'hérédité. J'espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle enveloppe ma famille. Dans tous les cas, mon esprit ne sera plus avec ma postérité, le jour où elle cesserait de mériter l'amour et la confiance de la grande nation.

LES TITRES NOUVEAUX. — Le même jour, des décrets, signés du nom de Napoléon, donnaient à Joseph la dignité de grand électeur, à Louis celle de connétable, à Cambacérès celle d'archichancelier, à Lebrun celle d'architrésorier. En même temps, Napoléon créait pour quatorze de ses frères d'armes le titre de maréchal d'Empire : Berthier, Murat, Moncey, Jourdan, Masséna, Augereau, Bernadotte, Soult, Brune, Lannes, Mortier, Ney, Davout, Bessières. Quatre sénateurs, qui avaient commandé en chef, furent élevés aussi à cette dignité nouvelle : Kellermann, Lefebvre, Pérignon, Sérurier.

La France apprit, sans étonnement, par un communiqué du Moniteur, qu'il fallait donner aux princes et aux princesses, c'est-à-dire aux membres de la famille de l'Empereur, le titre d'Altesse Impériale ; aux grands dignitaires, celui d'Altesse Sérénissime et Monseigneur ; aux ministres, celui d'Excellence et Monseigneur ; aux maréchaux, celui de Monsieur le Maréchal.

Le titre de citoyen disparut du vocabulaire officiel. Le soir du 18 mai, Napoléon recevait à table ses frères, Cambacérès, Lebrun, les ministres ; il employa couramment, sans que la langue lui ait jamais fourché, le nom de monsieur. Napoléon faisait toutes choses, les plus extraordinaires et les plus simples, comme si elles lui avaient été instinctives : l'acteur en lui tenait du prodige.

Le lendemain du jour où l'Empire avait été proclamé à Saint-Cloud, Napoléon tint une grande réception au palais des Tuileries. Bessières, colonel général de la Garde, le harangua au nom de la phalange sacrée ; il répondit :

Je connais les sentiments de la Garde pour ma personne : ma confiance dans la bravoure et dans la fidélité des corps qui la composent est entière. Je vois constamment avec un nouveau plaisir des compagnons d'armes échappés à tant de dangers et couverts de tant d'honorables blessures. J'éprouve toujours un sentiment de contentement lorsque je puis me dire, en les contemplant sous leurs drapeaux, qu'il n'est pas une des batailles, pas un des combats livrés durant ces quinze dernières années, et dans les quatre parties du monde, qui n'ait eu parmi eux des témoins et des acteurs.

Louis, promu depuis la veille à ce titre de connétable qui avait une forte couleur d'ancien régime, présenta à son frère tous les généraux et tous les colonels qui se trouvaient alors à Paris. Des gens, qui se croyaient de l'esprit, se moquaient de ces nouveaux courtisans à formes carrées, c'est-à-dire à épaulettes et à tournure militaire. Mais qu'était-ce donc que l'Empire, sinon l'apothéose d'un soldat heureux ? La justice voulait que le triomphateur associât à son triomphe tous ceux qui en avaient été plus ou moins les artisans.

LA FÊTE DU 15 JUILLET 1804. — Passons par-dessus les jours de tristesse et de deuil, qui ne troublèrent d'ailleurs en rien la majesté et l'éclat du soleil impérial : le 28 mai, dix jours après la proclamation de l'Empire, l'ouverture du procès de ceux que la police traitait de complices, Cadoudal, Moreau, les Polignac et autres comparses ; le 10 juin, la condamnation à mort de vingt accusés, la condamnation à deux ans de détention de cinq autres, parmi lesquels Moreau ; — le 25 juin, l'exécution en place de Grève de douze condamnés, car l'Empereur avait fait grâce à huit d'entre eux. Cadoudal, qui avait eu au cours des débats l'attitude la plus énergique, avait demandé la faveur de mourir le premier ; il voulait que ses compagnons de guillotine emportassent en mourant la certitude qu'il ne leur avait pas survécu.

Après cet intermède funèbre, où Napoléon avait fait appel à la terreur des plus mauvais jours de la Révolution, il ne fut plus question que de solenniser de toutes les manières la grandeur de l'Empire naissant.

En attendant que le 15 août, jour de la naissance de l'Empereur, devînt la fête nationale et dynastique, ce qui arrivera en 1806, Napoléon choisit l'anniversaire de la prise de la Bastille pour étaler aux yeux des Parisiens toute la pompe du nouveau régime. Le 14 juillet tombait cette année un samedi ; la fête fut remise au lendemain, où elle devait avoir un plus grand nombre d'assistants et par suite plus d'éclat. Ce jour-là, Paris assista à une de ces incomparables mises en scène où excellait le génie du maître et qui sont restées dans l'esprit des contemporains comme un éblouissement des Mille et une Nuits.

La cérémonie du 15 juillet eut lieu dans l'église de l'hôtel des Invalides, qui ne portait plus son nom républicain de temple de Mars. M. de Ségur, l'ambassadeur de Louis XVI auprès de Catherine II, remplissait à présent dans la cour impériale les fonctions de grand maître des cérémonies. C'est lui qui reçut, sur le seuil des Invalides, avec le gouverneur de l'hôtel, les deux cortèges impériaux, le cortège de l'Empereur et le cortège de l'Impératrice. Napoléon avait voulu, en effet, que Joséphine eût désormais sa place de souveraine dans toutes les cérémonies d'apparat. La ci-devant veuve Beauharnais et citoyenne Bonaparte fut conduite dans une tribune préparée pour elle, en face du trône impérial qui se dressait à droite de l'autel.

Je ne négligerai pas, écrit Mme de Rémusat, de dire à quel point l'Impératrice sut, par le goût de sa parure et l'habileté de sa recherche, paraître jeune et agréable en tête d'un nombre considérable de jeunes et jolies femmes dont, pour la première fois, elle se montrait entourée. On la vit, au grand jour, vêtue d'une robe de tulle rose, semée d'étoiles d'argent, fort découverte selon la mode du moment, couronnée d'un nombre infini d'épis de diamants ; et cette toilette fraîche et resplendissante, l'élégance de sa démarche, le charme de son sourire, la douceur de ses regards produisirent un tel effet, que j'ai ouï dire à nombre de personnes qui assistèrent à la cérémonie qu'elle effaçait tout le cortège qui l'environnait.

L'Empereur était arrivé à cheval, au milieu de l'élite de ses généraux devenus les maréchaux de l'Empire. À l'entrée de l'église, le cardinal-archevêque de Paris, Mgr de Belloy, vieillard de quatre-vingt-quinze ans, l'avait reçu, à la tête du chapitre métropolitain, et l'avait conduit processionnellement à son trône. La messe fut célébrée ; elle ne fut peut-être pas entendue avec beaucoup de recueillement, car la plupart des assistants songeaient moins au dieu des chrétiens qu'au dieu de chair et d'os sur qui leurs regards étaient fixés.

Les cérémonies religieuses terminées, l'église devint en quelque sorte un temple profane. Le naturaliste Lacépède, grand chancelier de la Légion d'honneur, qui se rendit célèbre par ses harangues courtisanesques, — Chateaubriand l'appelle, non sans ironie, l'historien des reptiles, — prononça un discours louangeur ; puis il fit l'appel des grands officiers de la Légion. L'Empereur se couvrit, comme les anciens rois de France dans les lits de justice ; s'adressant aux assistants d'une voix forte, il requit des légionnaires un serment où les mots d'Empereur, de République, de régime féodal, de liberté, d'égalité, faisaient un bizarre amalgame.

Commandants, officiers, légionnaires, citoyens, soldats, vous jurez sur votre honneur de vous dévouer au service de l'Empire et à la conservation de son territoire ; à la défense de l'Empereur, des lois de la République et des propriétés qu'elles ont consacrées ; de combattre, par tous les moyens que la justice, la raison et les lois autorisent, toute entreprise qui tendrait à rétablir le régime féodal ; enfin, vous jurez de concourir de tout votre pouvoir au maintien de la liberté et de l'égalité, base première de nos institutions. Vous le jurez.

D'une voix unanime, l'assistance tout entière poussa un cri d'enthousiasme : Nous le jurons. Vive l'Empereur !

LA FÊTE DU CAMP DE BOULOGNE. — Les Parisiens avaient eu leur fête ; c'était à présent le tour de l'armée.

Napoléon partit le 18 juillet pour aller visiter le camp de Boulogne. Il arrivait à Boulogne le lendemain dans l'après-midi ; il fut logé dans une baraque construite pour lui à la Tour d'Ordre. Il allait passer plus d'un mois, jusqu'au 27 août, dans ces parages, à Pont-de-Briques, à Boulogne, à Vimereux, à Ambleteuse, à Calais, à Dunkerque, à Ostende, à Étaples. Allait-il enfin donner l'ordre de mettre à la voile et de cingler vers ces côtes anglaises qu'il menaçait depuis plus d'un an ? Le moment n'était pas encore venu. Ce qu'il voulait, c'était porter à son comble l'enthousiasme et le fanatisme des soldats de la Grande Armée. À cet effet, il fit une distribution solennelle de croix de la Légion d'honneur.

Le jeudi 16 août, dans une petite vallée voisine de la mer, à une demi-lieue de Boulogne, quatre-vingt mille hommes des camps de Boulogne et de Montreuil, sous les ordres du maréchal Soult, avaient été massés. Ils étaient disposés en lignes autour d'un monticule, comme autant de rayons qui partaient de ce centre de gloire. Napoléon venu de la Tour d'Ordre, que l'on appelait à présent la Tour de César, prit place sur cette éminence comme sur le trône impérial. Son état-major l'entourait. D'une voix forte, il répéta la formule du serment qu'il avait déjà prononcé aux Invalides. Des clameurs enthousiastes lui répondirent. Là, devant cent mille spectateurs, devant toute l'armée, au roulement de dix-huit cents tambours, il distribua aux élus les croix de la Légion d'honneur. L'Empereur ne montra jamais, paraît-il, un visage plus satisfait. Pour ceux qui assistèrent à cette distribution des croix de la Légion d'honneur, la journée du camp de Boulogne resta la plus belle de leur vie.

VOYAGE À AIX-LA-CHAPELLE. — Napoléon ne devait rentrer à Paris qu'au mois d'octobre.

Ces trois mois d'absence tiennent une grande place dans l'histoire de l'Empire. Ce fut en effet à cette époque qu'une idée extraordinaire entre toutes — et Dieu sait s'il en eut de nombreuses et de gigantesques — s'empara de son cerveau : l'idée de renouveler pour lui, pour le fils du gentilhomme corse, l'antique sacrement de la royauté des Carolingiens et des Capétiens. Des observateurs perspicaces s'étaient bien doutés, depuis la fête du Concordat, que cette idée lui viendrait un jour. Savez-vous, disait le Premier Consul en 1802, que La Fayette s'est servi d'une drôle d'expression ? Il m'a dit que j'avais envie de me faire casser la petite fiole sur la tête. Nous verrons, nous verrons ! En 1804, le moment de voir était venu.

En quittant le camp de Boulogne, l'Empereur s'était rendu à Arras. Le préfet du Pas-de-Calais, atteignant les dernières limites de l'hyperbole, lui avait dit : Dieu fit Bonaparte et se reposa. À quoi un adversaire de l'Empire ajouta, comme correctif, qu'il aurait bien fait de se reposer un peu plus tôt. Le mot du préfet d'Arras peut rappeler d'autres manifestations courtisanesques, qui montrent que la flatterie est de tous les temps. À une fête donnée à l'Empereur par la ville de Paris, on inventa de mettre en lettres d'or, au-dessus du trône où il devait s'asseoir, ces paroles de l'Écriture : Ego sum qui sum : Je suis Celui qui suis. À Liège, en 1805, le préfet du département de l'Ourthe fit exposer solennellement le portrait de Napoléon à la vénération publique. Sur les monnaies du royaume d'Italie, on avait songé un moment à mettre cette formule nouvelle : Napoleone protegge l'Italia. L'Empereur finit par être fatigué de cette déification à tout propos. Je vous défends, écrivait-il un jour au ministre de la Marine, de me comparer à Dieu. Il y a tant de singularité et d'irrespect pour moi dans cette phrase que je veux croire que vous n'avez pas réfléchi à ce que vous écriviez.

L'Empereur, en quittant Arras, était passé par Valenciennes, Mons et Bruxelles, Le 2 septembre, il arrivait à Aix-la-Chapelle, dans la ville antique qui possède le tombeau de Charlemagne. Le 7 septembre, il assistait à un Te Deum chanté à la cathédrale.

LE SOUVENIR DE CHARLEMAGNE. — La visite du tombeau du glorieux empereur le décida à renouveler pour lui la cérémonie du jour de Noël de l'an 800. Charlemagne, qu'il devait appeler plus tard dans ses actes officiels l'Empereur des Français et notre auguste prédécesseur, a toujours hanté son imagination, tout imprégnée de souvenirs historiques.

Certes, l'image des empereurs romains s'est souvent présentée aux yeux de celui qui fut le grand conquérant comme César, le grand administrateur comme Dioclétien, le grand pacificateur comme Constantin et Théodose, le grand jurisconsulte comme Justinien ; mais son esprit fut envahi par une vision plus haute encore et plus expressive, la vision de l'homme qui, après avoir dompté la barbarie et implanté l'Évangile, se considéra comme le vicaire laïque de Dieu pour la chrétienté tout entière, au même titre que le Pape en était le vicaire spirituel pour toute la société des fidèles. Le Pape et l'Empereur, ces deux moitiés de Dieu ! Le vainqueur des Lombards et des Saxons avait pris, aux yeux des contemporains et de la postérité, une qualité surhumaine, avec le titre impérial consacré par l'onction du pape Léon III. À lui Napoléon, le vainqueur des Autrichiens et des Arabes, le restaurateur de la paix religieuse, il fallait qu'une même onction fût donnée par le Souverain Pontife. Comme devait le dire l'historien Lacretelle, dans une harangue officielle : Oui, c'est véritablement le trône de Charlemagne qui se relève après dix siècles ! Et Fontanes, qui était alors président du Corps législatif, ne faisait que renchérir, toujours en pensant au chef des Francs : L'Empereur est trop accoutumé à vaincre pour que nous le remarquions une fois de plus. Il suffit de dire qu'après quelques marches il était bien au delà du point où s'arrêta Charlemagne et que, supérieur à tous les grands hommes qui le précédèrent, il ne trouvera point de Roncevaux.

NÉGOCIATIONS EN VUE DU SACRE. — Napoléon songeait ainsi, depuis quelque temps, à mettre son pouvoir sous la protection du Ciel. Le pouvoir vient de Dieu, disait-il, et c'est par là seulement qu'il peut se trouver placé hors de l'atteinte des hommes. Le soldat couronné de la Révolution, qui parlait à ses heures comme un théologien nourri de la doctrine de saint Paul, avait déjà dressé ses batteries du côté de la papauté. Il avait envoyé la croix de la Légion d'honneur au cardinal Caprara, légat du Pape ; le brevet, publié au Moniteur, avait été accompagné de paroles flatteuses pour le Souverain Pontife ; on avait eu soin de faire remarquer aussi que le cardinal était le premier étranger décoré de la Légion d'honneur.

Pressenti sur ce projet, le Conseil d'État ne cacha pas son étonnement et même son opposition. L'Empereur, qui voulait ce qu'il voulait, coupa court à toute objection. Vous connaissez moins que moi, dit-il aux membres du Conseil, le terrain sur lequel nous sommes ; sachez que la religion a bien moins perdu de sa puissance que vous ne pensez. Vous ignorez tous ce que je viens à bout de faire par le moyen des prêtres que j'ai su gagner.... Ce n'est qu'en compromettant successivement toutes les autorités que j'assurerai la mienne, c'est-à-dire celle de la Révolution que nous voulons tous consolider.

Après Aix-la-Chapelle, Napoléon avait visité les bords du Rhin. Quand il fut à Mayence, il entama des négociations avec Pie VII ; il s'agissait de décider le Pape à venir en France pour consacrer le chef de la dynastie nouvelle. Le nouveau Charlemagne différait en ceci de son prédécesseur, qu'il n'entendait point aller recevoir à Rome l'onction sainte, mais qu'il voulait que le chef de l'Église universelle vînt la lui apporter en personne. Combien l'effet serait plus grand pour le prestige de l'Empereur !

La visite du Pape et le sacre avaient d'inappréciables avantages, sans parler des conséquences de l'avenir. Du coup, toute résistance allait disparaître. L'Empereur l'avait dit au Conseil d'État, le 12 juin : Il existe des discussions religieuses, il y a encore des prêtres qui correspondent avec les anciens évêques. Tous ces troubles cesseront quand le Pape viendra. Personne n'aura plus rien à dire quand on dira : J'ai vu le Pape ! De quel droit, en effet, aurait-on pu demander à un Français de comprendre ses devoirs autrement que le chef de l'Église catholique ? Pour les anciens royalistes qui se groupaient autour de Louis XVIII, la cause de la religion et la cause de la royauté étaient étroitement unies ; n'était-ce pas ainsi que Napoléon les représentait l'une et l'autre ? Et que devenait leur prétendant, le comte de Provence, qui n'avait point été sacré, en face de l'Empereur des Français, consacré par la plus haute autorité religieuse qu'il y ait sur la terre ?

HÉSITATIONS DE PIE VII. — Le général Caffarelli, aide de camp de l'Empereur, fut envoyé à Rome pour obtenir le consentement du Saint-Père à une démarche aussi extraordinaire. Il y eut dans le collège des cardinaux une opposition facile à concevoir et que le Pape partageait peut-être dans son for intérieur. Mais n'y avait-il pas aussi bien des avantages à espérer pour le bien de la religion ? La France, le plus beau royaume qu'il y ait sous le ciel, voyait ses enfants accourir au pied des autels, à la voix du nouveau Cyrus que Dieu avait suscité pour restaurer la foi et pacifier les consciences. Un refus pouvait faire de lui un ennemi déclaré ; l'acte de condescendance qu'il demandait pouvait être le ciment d'une paix éternelle entre Rome et la France. Les cardinaux italiens encourageaient le Pape ; Napoleone Buonaparte n'était-il pas de sang italien comme Pie VII Chiaramonti lui-même ? Après tout, disaient ces singuliers avocats, c'est une famille italienne que nous imposons aux Français pour les gouverner : nous serons vengés des Gaulois. On n'attendait guère en cette affaire le souvenir de Brennus et de ses bandes !

Bref, les hésitations du Pape tombèrent. Que refuser au soldat de Marengo, dont les légions n'étaient qu'à dix journées de marche de la capitale du monde chrétien ? Que refuser au signataire du Concordat ? Il se décida à faire le voyage des Gaules, comme son prédécesseur Étienne II qui, onze siècles auparavant, était venu en personne consacrer la race de Pépin et de ses fils.

PIE VII À FONTAINEBLEAU. — Dès que Napoléon fut informé du succès de la mission de Caffarelli, il ne fut plus question à Paris, en France et en Europe, que du voyage du Saint-Père. L'Empereur était arrivé à ses fins. Je laisse, disait-il, les généraux de la République crier tant qu'ils voudront contre la messe ; mais je sais ce que je fais, et je travaille pour l'avenir.

Les ordres avaient été donnés pour recevoir partout le Souverain Pontife avec les marques de la plus grande distinction. Les manières graves, simples, dignes, de ce vieillard de soixante-deux ans imposaient à tous le respect. Mais comment se ferait la rencontre du Pape et de l'Empereur ? Point délicat, sur lequel le cérémonial s'évertua en vain ; il était difficile d'invoquer des précédents. L'Empereur tenait par-dessus tout à une chose : ne pas paraître céder le premier rang au Pape et traiter avec lui sur le pied d'une égalité parfaite.

Napoléon se trouvait alors à Fontainebleau ; c'est là que le Pape devait venir le rejoindre. Quand il sut que Pie VII venait de quitter Nemours, il s'avança au-devant de lui par la route qui traverse la forêt ; il le rencontra à la croix de Saint-Hérem ; c'était le dimanche 25 novembre 1804. Napoléon descendit de cheval en même temps que le Pape descendit de voiture ; tous deux s'embrassèrent, puis ils remontèrent dans la même voiture. La tradition veut qu'ils soient montés en même temps, chacun par une portière, pour n'avoir pas de politesse à se faire. Le récit du Moniteur n'est pas moins amusant : l'Empereur, dit la prose officielle, monta le premier pour donner la droite au Pape. Ils revinrent ensemble au château, à ce château où Pie VII devait être huit ans plus tard prisonnier de Napoléon, à ce château d'où Napoléon devait partir un jour vaincu et proscrit.

Des appartements avaient été préparés pour le Souverain Pontife. Il y fut introduit — c'est une de ces ironies du sort, comme il y en a tant dans cette histoire par M. de Talleyrand, c'est-à-dire par un évêque renégat et à demi marié, qui était à présent le grand chambellan de Sa Majesté. Napoléon et Pie VII restèrent à Fontainebleau jusqu'au mercredi suivant ; les visites officielles, les présentations, les cérémonies de gala remplirent ces journées.

COMMEDIANTE ! TRAGEDIANTE ! — Un récit admirable, dû à l'imagination d'Alfred de Vigny, rapporte ainsi la première entrevue de Napoléon et de Pie VII à l'intérieur du palais ; on pourrait dire que c'est une page d'histoire authentique, tant le caractère de Napoléon y est merveilleusement saisi.

Bonaparte ne cessa point de marcher dans la chambre quand le Pape fut entré ; il se mit à rôder autour du fauteuil comme un chasseur prudent, et, s'arrêtant tout à coup en face de lui dans l'attitude roide et immobile d'un caporal, il reprit une suite de la conversation commencée dans leur voiture, interrompue par l'arrivée, et qu'il lui tardait de poursuivre. — Je vous le répète, Saint-Père, je ne suis point un esprit fort, moi, et je n'aime pas les raisonneurs et les idéologues. Je vous assure que, malgré mes vieux républicains, j'irai à la messe. Il jeta ces derniers mots brusquement au Pape comme un coup d'encensoir lancé au visage, et s'arrêta pour en attendre l'effet, pensant que les circonstances tant soit peu impies qui avaient précédé l'entrevue devaient donner à cet aveu subit et net une valeur extraordinaire....

Il y a quelque chose, dit-il, qui me reste sur le cœur, Saint-Père, c'est que vous consentez au sacre de la même manière que l'autre fois au Concordat, comme si vous y étiez forcé. Vous avez un air de martyr devant moi, vous êtes là comme résigné, comme offrant au Ciel vos douleurs. Mais en vérité ce n'est pas là votre situation, vous n'êtes pas prisonnier. Par Dieu, vous êtes libre comme l'air.

Pie VII sourit avec tristesse et le regarda en face. Il sentait ce qu'il y avait de prodigieux dans les exigences de ce caractère despotique, à qui, comme à tous les esprits de même nature, il ne suffisait pas de se faire obéir si, en obéissant, on ne semblait encore avoir désiré ardemment ce qu'il ordonnait. — Oui, reprit Bonaparte avec plus de force, vous êtes parfaitement libre ; vous pouvez vous en retourner à Rome, la route vous est ouverte, personne ne vous retient. Le Pape soupira et leva sa main droite et ses yeux au ciel sans répondre ; ensuite il laissa retomber très lentement son front ridé et se mit à considérer la croix d'or suspendue à son cou....

Je n'ai jamais eu le temps d'étudier beaucoup la théologie, moi ; mais j'ajoute encore une grande foi à la puissance de l'Église ; elle a une vitalité prodigieuse, Saint-Père....Tenez, nous pourrions, si vous vouliez, faire bien des choses à l'avenir. Il prit un air d'innocence et de jeunesse très caressant. — Moi, je ne sais pas, j'ai beau chercher, je ne vois pas bien, en vérité, pourquoi vous auriez de la répugnance à siéger à Paris pour toujours. Je vous laisserais, ma foi, les Tuileries, si vous vouliez. Vous y trouverez déjà votre chambre de Monte-Cavallo qui vous attend. Moi, je n'y séjourne guère. Ne voyez-vous pas bien, Padre, que c'est là la vraie capitale du monde ? Moi, je ferais tout ce que vous voudriez ; d'abord, je suis meilleur enfant qu'on ne croit. Pourvu que la guerre et la politique fatigante me fussent laissées, vous arrangeriez l'Église comme il vous plairait. Je serais votre soldat tout à fait. Voyez, ce serait vraiment beau ; nous aurions nos conciles comme Constantin et Charlemagne, je les ouvrirais et les fermerais ; je vous mettrais ensuite dans la main les vraies clefs du monde, et comme Notre Seigneur a dit : Je suis venu avec l'épée, je garderais l'épée, moi ; je vous la rapporterais seulement à bénir après chaque succès de nos armes. Il s'inclina légèrement en disant ces derniers mots.

Le Pape, qui jusque-là n'avait cessé de demeurer sans mouvement, comme une statue égyptienne, releva lentement sa tête à demi baissée, sourit avec mélancolie, leva ses yeux en haut et dit, après un soupir paisible, comme s'il eût confié sa pensée à son ange gardien invisible :

Commediante !

Bonaparte sauta de sa chaise et bondit comme un léopard blessé. Une vraie colère le prit, une de ses colères jaunes. Il marcha d'abord sans parler, se mordant les lèvres jusqu'au sang. Il ne tournait plus en cercle autour de sa proie avec des regards fins et une marche cauteleuse ; mais il allait droit et ferme, en long et en large, brusquement, frappant du pied et faisant sonner ses talons éperonnés.... Je regardai le Pape, il ne remua pas, seulement il serra de ses deux mains les têtes d'aigle des bras du fauteuil. La bombe éclata tout à coup.

Comédien ! Moi ! Ah ! je vous donnerai des comédies à vous faire tous pleurer comme des femmes et des enfants. — Comédien ! Ah ! vous n'y êtes pas, si vous croyez qu'on puisse avec moi faire du sang-froid insolent ! Mon théâtre, c'est le monde ; le rôle que j'y joue, c'est celui de maître et d'auteur ; pour comédiens, je vous ai tous, Papes, Rois, Peuples ! et le fil par lequel je vous remue, c'est la peur ! — Comédien ! Ah ! il faudrait être d'une autre taille que la vôtre pour m'oser applaudir ou siffler, signor Chiaramonti ! — Savez-vous bien que vous ne seriez qu'un pauvre curé, si je le voulais ? Vous et votre tiare, la France vous rirait au nez, si je ne gardais mon air sérieux en vous saluant. Il y a quatre ans seulement, personne n'eût osé parler tout haut du Christ. Qui donc eût parlé du Pape, s'il vous plaît ? — Comédien !... C'est moi qui vous tiens dans mes doigts ; c'est moi qui vous porte du Midi au Nord comme des marionnettes ; c'est moi qui fais semblant de vous compter pour quelque chose, parce que vous représentez une vieille idée que je veux ressusciter ; et vous n'avez pas l'esprit de voir cela et de faire comme si vous ne vous en aperceviez pas. — Mais non ! il faut tout vous dire ! il faut vous mettre le nez sur les choses pour que vous les compreniez. Et vous croyez bonnement que l'on a besoin de vous, et vous relevez la tête, et vous vous drapez dans vos robes de femme ! Mais sachez bien qu'elles ne m'en imposent nullement, et que, si vous continuez, vous ! je traiterai la vôtre comme Charles XII celle du grand vizir : je la déchirerai d'un coup d'éperon.

Il se tut. Je n'osais pas respirer. J'avançai la tête, n'entendant plus sa voix tonnante, pour voir si le pauvre vieillard était mort d'effroi. Le même calme dans l'attitude, le même calme sur le visage. Il leva une seconde fois les yeux au ciel, et, après avoir encore jeté un profond soupir, il sourit avec amertume et dit :

Tragediante !

Bonaparte, en ce moment, était au bout de la chambre, appuyé sur la cheminée de marbre aussi haute que lui. Il partit comme un trait, courant sur le vieillard ; je crus qu'il l'allait tuer. Mais il s'arrêta court, prit, sur la table, un vase de porcelaine de Sèvres, où le château Saint-Ange et le Capitole étaient peints, et, le jetant sur les chenets et le marbre, le broya sous ses pieds. Puis tout d'un coup il s'assit et demeura dans un silence profond et une immobilité formidable.

De tous les plans auxquels le commediante ou le tragediante avait rêvé jusqu'alors, il n'y en avait pas de plus extraordinaire que celui qu'il avait conçu dans un moment d'exaltation orgueilleuse et qui allait se réaliser dans quelques jours. Quelle joie devait éprouver à cette heure l'acteur perpétuellement en scène, qui improvisa tant de rôles au cours de son étonnante carrière ! Il avait chez lui, pour ainsi dire à ses ordres, l'hôte auguste entre tous, le chef de l'Église universelle.

PRÉPARATIFS DU SACRE. — Pie VII était arrivé à Paris avec l'Empereur le 28 novembre au soir ; il fut logé aux Tuileries, au pavillon de Flore. Sa chambre à coucher avait été disposée et meublée de manière à reproduire exactement sa chambre du palais du Quirinal à Rome.

La terrasse du bord de l'eau était couverte, pendant les heures que le Pape passait aux Tuileries, d'une foule immense qui l'appelait au balcon et s'agenouillait pour recevoir sa bénédiction. Les mères lui présentaient leurs enfants pour les faire bénir. Pie VII visitait un jour l'Imprimerie impériale, où l'on imprimait en son honneur le Pater en cent cinquante langues ; un jeune homme mal élevé avait gardé son chapeau sur la tête : Jeune homme, lui dit Sa Sainteté d'une voix douce, découvrez-vous pour que je vous donne ma bénédiction. La bénédiction d'un vieillard n'a jamais porté malheur à personne. Cependant, où trouver le metteur en scène capable d'organiser à Notre-Dame cette cérémonie unique dans l'histoire ? M. de Ségur ne savait à quoi se résoudre. Le peintre Isabey reçut l'ordre de faire sept grands dessins qui devaient représenter les moments caractéristiques de la cérémonie. La date, deux fois retardée, avait été fixée au 2 décembre : il n'y avait plus qu'une marge de quelques jours.

Isabey court chez un marchand de jouets, commande un grand nombre de petites poupées d'environ deux pouces de hauteur. Dessiner leur costume, les faire habiller, telles en princes et princesses, telles autres en maréchaux, ministres, grands officiers, pages et hérauts d'armes, tout cela fut l'affaire de deux jours. Fontaine, — il devait être un jour le premier architecte de Napoléon, — Fontaine, prévenu, avait, de son côté, exécuté un plan en relief de Notre-Dame, à l'échelle des personnages. Trente-six heures après sa visite à Saint-Cloud, Isabey se rend à Fontainebleau où se trouvait l'Empereur, qui, l'apercevant, s'écrie : Vous m'apportez les dessins, n'est-ce pas ?Mieux que cela, Sire, répond Isabey. Et le voilà qui déroule son plan, construit son théâtre, et dispose ses personnages sur des marques numérotées d'avance, comme les pièces d'un échiquier. Napoléon fut tellement charmé de l'invention de l'artiste qu'il fit appeler Joséphine, les dames du palais et tous les officiers de service. On procéda de suite à une répétition générale du sacre ; chaque acteur apprit la place qu'il devait occuper et le rôle qui lui était assigné.

LES COSTUMES DU SACRE. — Les préparatifs du sacre occupaient la Cour depuis longtemps. L'Impératrice, qui aimait beaucoup la toilette, consultait les meilleurs artistes et les marchands les plus fameux. Elle finit par arrêter la forme d'un nouvel habit de cour ; ce fut un long manteau avec la chérusque, ou collerette de blonde, qui montait assez haut derrière la tête, comme à l'époque de Catherine de Médicis. Ces manteaux avaient une traîne. Grave question : qui porterait la traîne ? Napoléon avait décidé que ses sœurs porteraient le manteau de l'Impératrice. Voulait-il augmenter la jalousie qu'elles avaient pour leur belle-sœur ? Afin de les consoler de leur rôle, il fut décidé qu'on dirait dans le compte rendu officiel Soutenir le manteau au lieu de Porter la queue. Puis les sœurs obtinrent que leur propre manteau serait soutenu par leurs chambellans. À ces deux conditions, elles voulurent bien se résigner à leur rôle de suivantes ; David devait omettre de le représenter dans le tableau du Sacre.

Le costume des hommes avait été dessiné avec autant de soin. L'Empereur devait se rendre à l'église en habit français de velours rouge brodé d'or, une écharpe blanche, un manteau court de pourpre semé d'abeilles, un chapeau retroussé par devant avec une agrafe de diamants et surmonté de plumes blanches, le collier de la Légion d'honneur en diamants ; au côté l'épée avec la poignée de diamants, à la garde de laquelle avait été monté le Régent. À l'église même, il mit sur ses épaules un énorme manteau d'hermine, sous lequel sa petite taille paraissait se fondre ; sur sa tête, une simple couronne de laurier, comme celle des Césars, formait sa coiffure.

Toute la cour était en manteau de velours brodé d'argent et doublé de satin ; le manteau se portait agrafé sur l'épaule. Le chapeau était retroussé sur le devant et garni d'un panache. L'habit à la française était de couleurs différentes, suivant les divers services ; les princes le portaient en blanc et or. Nous nous faisions un peu spectacle les uns aux autres, il faut en convenir, dit Mme de Rémusat ; mais ce spectacle était réellement beau.

LA VEILLE DU SACRE. — Le 1er décembre, veille du grand jour, on connut le résultat du plébiscite pour l'établissement de l'hérédité dans la famille de Napoléon ; on compta plus de trois millions et demi de oui contre deux mille cinq cents non. François de Neufchâteau vint aux Tuileries débiter, au nom du Sénat, une longue et pompeuse harangue. Il félicitait l'Empereur de calmer les inquiétudes de tous les bons Français et faire entrer au port le vaisseau de la République.

L'Empereur répondit par quelques courtes phrases : Je monte au trône où m'ont appelé les vœux unanimes du Sénat, du peuple et de l'armée, le cœur plein du sentiment des grandes destinées de ce peuple, que du milieu des camps j'ai, le premier, salué du nom de grand. Depuis mon adolescence, mes pensées tout entières lui sont dévolues ; et, je dois le dire ici, mes plaisirs et mes peines ne se composent plus aujourd'hui que du bonheur ou du malheur de mon peuple. Mes descendants conserveront longtemps ce trône, le premier de l'univers. Dans les camps, ils seront les premiers soldats de l'armée, sacrifiant leur vie pour la défense de leur pays. Magistrats, ils ne perdront jamais de vue que le mépris des lois et l'ébranlement de l'ordre social ne sont que le résultat de la faiblesse et de l'incertitude des princes.

Vous, sénateurs, dont les conseils et l'appui ne m'ont jamais manqué dans les circonstances les plus difficiles, votre esprit se transmettra à vos successeurs ; soyez toujours les soutiens et les premiers conseillers de ce trône si nécessaire au bonheur de ce vaste empire.

LA JOURNEE DU SACRE. — Enfin, le grand jour arriva ; c'était le dimanche 2 décembre 1804 (11 Frimaire an XIII).

Dès six heures du matin, les sonneries des cloches et les volées des canons annoncèrent la cérémonie. Les différents ordres de l'État prirent place, à partir de huit heures, dans la basilique magnifiquement décorée. Le Pape quitta les Tuileries dans un superbe carrosse attelé de huit chevaux gris pommelé. Suivant l'usage romain, un ecclésiastique, monté sur une mule, précédait Sa Sainteté et portait une croix en vermeil ; les Parisiens qui voulaient rire s'égayèrent de la mule du Pape. Pie VII arriva à Notre-Dame à dix heures et demie : à son arrivée, la musique exécuta le verset Tu es Petrus, on chanta tierces ; puis on attendit. Car il s'écoula encore plus de deux heures avant l'arrivée de l'Empereur. Pendant ce temps, dit le récit officiel du Journal des Débats, Sa Sainteté est restée sur son trône, dans l'attitude d'un pontife qui médite profondément sur les choses du ciel et pour le bonheur de la terre.

L'Empereur et l'Impératrice quittèrent les Tuileries à onze heures. Vêtus de leurs vêtements de velours et de soie que faisaient étinceler mille pierreries, s'avançant dans un merveilleux carrosse doré que traînaient huit chevaux empanachés de blanc, salués d'acclamations enthousiastes, escortés des plus belles troupes d'infanterie et de cavalerie que l'on pût voir, accompagnés d'un cortège féerique d'équipages et de cavaliers, quelles réflexions durent leur traverser l'esprit, si leur imagination leur représenta à l'une le petit village des Trois-Ilets à la Martinique, la prison de la Conciergerie, les salons de Barras, à l'autre la maisonnette d'Ajaccio, les jours de misère de Marseille et de Paris ! Que ce passé était loin ! Mais était-ce le passé ou le présent qui était un rêve ? Pour Joséphine, son bonheur n'était pas dans la cérémonie qui l'attendait ; il était dans la cérémonie de l'avant-veille. Ce jour-là, le cardinal Fesch avait béni son mariage religieux dans le cabinet même de l'Empereur ; elle était bien à présent la femme de Napoléon.

Le cortège impérial, qui marchait au pas, n'arriva à l'archevêché qu'à midi. Il entra dans l'église à une heure moins un quart. La cérémonie fut imposante et belle, bien conforme au cérémonial qui avait été minutieusement établi ; Napoléon avait obtenu que le sacre lui fût donné sans la communion, car il lui répugnait de se confesser. Il avait été décidé que l'Empereur mettrait lui-même la couronne sur sa tête. J'ai trouvé la couronne de France par terre, disait-il ; je l'ai ramassée. Et il ne voulait pas paraître la tenir de qui que ce fût. Il était donc monté, la couronne en tête et le sceptre en main, sur le trône qui lui avait été préparé au fond de la basilique. Leurs Majestés Impériales, le Souverain Pontife, présidaient l'assistance du haut de leurs trônes. Il est impossible, disent encore les Débats, de rendre l'effet de cette réunion de tant de grandeurs.

Le Pape fit à Napoléon une triple onction sur la tête et sur les deux mains, et il prononça l'oraison suivante : Dieu tout-puissant et éternel, qui avez établi Hazaël pour gouverner la Syrie, et Jéhu roi d'Israël, en leur manifestant vos volontés par l'organe du prophète Élie ; qui avez également répandu l'onction sainte des rois sur la tête de Saül et de David par le ministère du prophète Samuel, répandez par mes mains les trésors de vos grâces et de vos bénédictions sur votre serviteur Napoléon, que, malgré notre indignité personnelle, nous consacrons aujourd'hui Empereur en votre nom. Le Pape répéta la même onction sur la tête et sur les deux mains de Joséphine ; car Napoléon avait décidé que, par un honneur exceptionnel, elle serait associée à son sacre et à son couronnement.

L'Impératrice s'avança à son tour au pied de l'autel pour recevoir la couronne des mains de Napoléon ; il y eut alors dans l'assistance un mouvement général d'attention et d'admiration. Elle s'agenouilla avec une grâce exquise et pleine de simplicité. Cependant, cette partie de la cérémonie faillit être compromise. Quand il fallut marcher de l'autel au trône, l'Impératrice, dit Mme de Rémusat, eut un moment d'altercation avec ses belles-sœurs, qui portaient son manteau avec tant de répugnance que je vis l'instant où la nouvelle Impératrice ne pourrait point avancer. L'Empereur, qui s'en aperçut, adressa à ses sœurs quelques mots, secs et fermes, qui mirent tout le monde en mouvement.

Pour Pie VII, son attitude fut à peu près celle que lui a donnée le pinceau de David, l'air d'une victime résignée, mais résignée noblement pour une grande cause.

La prestation du serment faite par l'Empereur sur le livre des Évangiles, le chant du Te Deum, prolongèrent la cérémonie jusque vers quatre heures. Le chef des hérauts d'armes avait crié d'une voix forte sous les voûtes de la basilique royale : Le Très glorieux et Très auguste Empereur des Français est couronné et intronisé. Vive l'Empereur !

Le cortège impérial et pontifical ne rentra aux Tuileries qu'il la nuit tombée. Le soir, dîner de gala au château. Pour l'Empereur, il dîna en tête à tête avec Joséphine ; il n'avait pas voulu qu'elle ôtât sa couronne. Après le dîner, il reçut les personnes présentes. Il était gai, dit une femme, et charmé de la cérémonie ; il nous trouvait toutes jolies, se récriait sur l'agrément que donne la parure aux femmes, et nous disait en riant : C'est à moi, Mesdames, que vous devez d'être si charmantes.

APRÈS LE SACRE. — Pendant le mois qui suivit le sacre, ce tut un nombre infini de fêtes et de réjouissances.

Le 5 décembre vit une cérémonie militaire, au Champ de Mars, pour la distribution des aigles aux régiments, en remplacement des drapeaux républicains. Soldats, voilà vos drapeaux. Ces aigles vous serviront toujours de point de ralliement. Ils seront partout où votre Empereur les jugera nécessaires pour la défense de son trône et de son peuple. Vous jurez de sacrifier votre vie pour les défendre, et de les maintenir constamment, par votre courage, sur le chemin de la victoire : vous le jurez.

Le 16, la ville de Paris offrit à Sa Majesté une fête dont Frochot, le préfet de la Seine, avait dressé le programme magnifique. En arrivant à la Maison commune, l'Empereur prononça ces mots : Je veux que vous sachiez que, dans les batailles, dans les plus grands périls, sur les mers, au milieu des déserts même, j'ai toujours eu en vue l'opinion de cette grande capitale de l'Europe, après toutefois le suffrage, tout-puissant sur mon cœur, de la postérité. Dîner, feu d'artifice, concert, bal, il en coûta à la ville plus de dix-sept cent mille francs.

1805. LA COURONNE DE FER. — Il y avait encore en Italie une couronne à prendre. Cette Italie, dit Chateaubriand, il l'attache à son diadème, comme au XVIe siècle les chefs de guerre mettaient un diamant, en guise de bouton, à leur chapeau. Depuis le mois de janvier 1802, la République Cisalpine, où Napoléon avait écrit les premiers chants de son Iliade, était devenue la République Italienne ; elle avait pris alors Napoléon pour président. À présent, elle s'appelait le royaume d'Italie, et son roi était l'Empereur des Français.

Pour prendre ce titre nouveau, Napoléon se rendit en Italie au printemps de 1805. Il passa par Turin, où il revit pour la dernière fois le Pape qui regagnait Rome, par Alexandrie, par Marengo, où il passa la revue de ses troupes avec le même costume et le même chapeau qu'il avait le jour de la bataille. Puis il se rendit à Milan.

La cérémonie du couronnement eut lieu dans la célèbre cathédrale de marbre, le Dôme, le 26 mai 1805. Elle fut très belle, pareille à celle qui avait eu lieu à Paris, avec le Pape et le sacre en moins. Le frémissement avait été général dans l'assistance au moment où l'Empereur-Roi, plaçant sur sa tête la vieille couronne de fer des rois lombards, la couronne qui avait été portée par Agilulf et par Charlemagne, avait prononcé d'une voix menaçante la formule antique : Il cielo me la diede ; guai a chi la toccherà ! Le ciel me l'a donnée ; malheur à qui la touchera !

A la sortie du Dôme, les Milanais pleuraient de joie ; hommes, femmes, enfants, nobles, gens du peuple se pressaient pour baiser les mains de l'Empereur-Roi, se couchaient en travers de sa voiture. Comme le dit Albert Sorel, tout n'était point servilité dans cette exubérance : l'homme était le plus grand que l'Italie eût vu passer depuis Charlemagne, et cet homme, né de sang italien, rendait à l'Italie son nom dans l'univers.