BONAPARTE, L'ANGLETERRE ET L'AUTRICHE. — BONAPARTE ET LA RUSSIE. — PRÉPARATIFS DE LA CAMPAGNE DE 1800. — DÉPART DE PARIS. — PASSAGE DU GRAND-SAINT-BERNARD. — CAPITULATION DE MASSÉNA À GÈNES. — ARRIVÉE DE DESAIX. — 1800. MARENGO. — AU LENDEMAIN DE MARENGO. — RÉJOUISSANCES À PARIS. — 1800. HOHENLINDEN. — 1801. LA PAIX DE LUNÉVILLE. — 1802. SAINT-DOMINGUE. — LA QUESTION D'ÉGYPTE EN 1800-1801. — AFFAIRES DU NORD. — 1801. LA FLOTTILLE DE BOULOGNE. — LATOUCHE-TRÉVILLE ET NELSON. — 1802. LA PAIX D'AMIENS. LE plus grand service que Bonaparte pouvait rendre à la France du Consulat, celui qui pouvait le mieux légitimer le coup d'État de Brumaire, c'était une paix glorieuse. Depuis son départ pour l'Égypte, la fortune militaire de la France était passée par de cruelles épreuves. Il est vrai que Brune avait rejeté à la mer les Anglais et les Russes débarqués en Hollande ; il est vrai encore que Masséna avait écrasé, à Zurich et dans les Alpes, les armées de Korsakov et de Souvarov. Mais l'Italie, si brillamment conquise en 1796 et 1797, était perdue ; de la frontière du Var, des villages de Provence, on apercevait la fumée des bivouacs autrichiens. L'Angleterre était maîtresse de la Méditerranée et bloquait les ports français de l'Océan. La France voulait sortir à tout prix de cet état d'inquiétude et d'humiliation. Elle savait que l'homme de Brumaire était avant tout un soldat victorieux ; il fallait que par de nouvelles victoires il répondît à la confiance et aux besoins du pays. BONAPARTE, L'ANGLETERRE ET L'AUTRICHE. — Le Premier Consul souhaitait la paix, car elle était la meilleure garantie de sa propre fortune ; mais il la souhaitait par une guerre glorieuse. Cependant, comme s'il avait voulu renoncer à la triste gloire qui pouvait revenir des succès militaires, — on se rappelle sa lettre à l'archiduc Charles en 1797, — il prit le parti d'adresser, de lui-même, des propositions de paix au cabinet anglais, quelques semaines à peine après son arrivée aux affaires. Voici cette lettre ; elle reçut plus tard une grande publicité, quand on voulut exciter le sentiment national contre l'arrogance d'Albion. Bonaparte, Premier Consul de la République, à Sa Majesté le Roi de la Grande-Bretagne et d'Irlande. — Paris, le 5 nivôse an VIII (26 décembre 1799). Appelé par le vœu de la nation française à occuper la première magistrature de la République, je crois convenable, en entrant en charge, d'en faire directement part à Votre Majesté. La guerre qui, depuis huit ans, ravage les quatre parties du monde, doit-elle être éternelle ? N'est-il donc aucun moyen de s'entendre ? Comment les deux nations les plus éclairées de l'Europe, puissantes et fortes plus que ne l'exigent leur sûreté et leur indépendance, peuvent-elles sacrifier à leurs idées de vaine grandeur le bien du commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles ? Comment ne sentent-elles-pas que la paix est le premier des besoins, comme la première des gloires ? Ces sentiments ne peuvent pas être étrangers au cœur de Votre Majesté, qui gouverne une nation libre et dans le seul but de la rendre heureuse. Votre Majesté ne verra dans cette ouverture que mon désir de contribuer efficacement, pour la seconde fois, à la pacification générale par une démarche prompte, toute de confiance, et dégagée de ces formes qui, nécessaires peut-être pour déguiser la dépendance des États faibles, ne décèlent dans les États forts que le désir mutuel de se tromper. La France, l'Angleterre, par l'abus de leurs forces, peuvent longtemps encore, pour le malheur de tous les peuples, en retarder l'épuisement ; mais, j'ose le dire, le sort de toutes les nations civilisées est attaché à la fin d'une guerre qui embrasse le monde entier. A cette lettre personnelle, qui s'adressait à lui-même, le roi d'Angleterre fit répondre par une note anonyme de son cabinet. Pour accueillir des ouvertures de paix, le gouvernement anglais, disait cette note, avait besoin d'avoir la conviction qui résultait de l'expérience et de l'évidence des faits. Le meilleur et le plus sûr gage de sa réalité, ainsi que de sa durée, serait la restauration de cette lignée de princes qui, pendant tant de siècles, ont conservé à la nation française la prospérité du dedans, la considération et le respect au dehors. Un tel événement confirmerait à la France la jouissance tranquille de son ancien territoire. C'était proprement se moquer du monde. Suivant le mot de Talleyrand, qui était alors ministre des Relations extérieures, c'était comme si nous avions demandé à l'Angleterre de restaurer les Stuarts et de renoncer aux Indes. Il faut reconnaître que la modération n'a pas toujours été du côté des ennemis de Napoléon. Le Premier Consul fit aussi des ouvertures de paix à l'Autriche ; il aurait voulu rompre les liens qui la rattachaient à l'Angleterre. Mais à Vienne, on feignit de ne pas connaître le gouvernement issu du 18 Brumaire ; pour ouvrir les yeux à ces aveugles, il faudra la clarté fulgurante de Marengo. BONAPARTE ET LA RUSSIE. — Si la France avait toujours devant elle l'hostilité de l'Angleterre et de l'Autriche, elle n'avait plus à redouter l'hostilité de la Russie. Les sentiments de Paul Ier pour ses alliés de 1799 étaient bien refroidis, depuis que la fortune de Souvarov l'Invincible avait sombré dans la campagne d'Helvétie. Une adroite générosité du Premier Consul acheva de changer tout à fait son attitude politique. Il y avait encore en France sept mille Russes prisonniers, qui avaient été pris en Hollande. L'un des premiers actes de Bonaparte fut de les renvoyer chez eux sans rançon, sans condition aucune, après les avoir tous fait armer et habiller à neuf. Paul Ier, avec sa mobilité de caractère, fut pris alors d'un véritable enthousiasme pour le Premier Consul. Il buvait à sa santé, il ordonnait à Louis XVIII de quitter Mittau, il parlait de provoquer en duel tous les rois qui ne se déclareraient pas contre l'Angleterre ; il venait, en effet, de renouveler la ligue des Neutres, qui avait été inventée par sa mère, vingt ans plus tôt. Ce rapprochement de la France et de la Russie eut un résultat inattendu. Paul Ier et Bonaparte mirent sur le papier un projet pour conquérir les établissements anglais de l'Inde. Des régiments russes devaient partir du Caucase, gagner les oasis de Khiva et de Boukhara, puis, à travers l'Asie Centrale, arriver sur les bords de l'Indus et du Gange. Ils devaient être renforcés par une armée française que conduirait Masséna ; par le Danube, la mer Noire, les plaines de la Russie méridionale, la Caspienne et l'Asie Centrale, cette armée irait se réunir, sur les bords de l'Indus, aux troupes de Paul Ier. Cela, malgré toute la conviction ardente de Paul Ier, c'était le domaine de la chimère. La réalité qu'il fallait atteindre, c'était l'Angleterre dans son île, ou l'Autriche dans ses capitales. Une descente en Angleterre était chose impossible ; il n'était pas, en effet, au pouvoir du Premier Consul de refaire en quelques semaines les forces navales qui avaient sombré à Aboukir ; mais l'Autriche, puissance continentale, était d'accès possible. La campagne contre l'Autriche fut immédiatement décidée. PRÉPARATIFS DE LA CAMPAGNE DE 1800. — Bourrienne raconte, à la date du 17 mars 1800, l'anecdote suivante : Dans un moment de gaîté et de bonne humeur, le Premier Consul me dit de faire dérouler dans son cabinet la grande carte d'Italie, de Chauchard ; il s'étendit dessus, et me fit mettre à côté de lui. Puis il piqua avec une sérieuse attention des épingles dont les têtes étaient garnies de cire rouge et de cire noire. Je le regardais faire dans le plus profond silence, et j'attendais le résultat de ce plan de campagne inoffensive. Lorsqu'il eut fini de placer les corps ennemis et aligné les épingles à tête rouge sur les points où il espérait bien conduire ses troupes, il me dit : Où croyez-vous que je battrai Melas ? — Le diable m'emporte si j'en sais quelque chose. — Vous êtes un nigaud ; regardez un peu : Melas est à Alexandrie, où il a son quartier général. Il y restera tant que Gênes ne se sera pas rendue. Il a dans Alexandrie ses magasins, ses hôpitaux, son artillerie, ses réserves. Passant les Alpes ici, — en montrant le Grand-Saint-Bernard, — je tombe sur Melas et je le joins ici, — il plaçait une épingle rouge à San-Giuliano, — dans les plaines de la Scrivia. Ce plan avait pour condition première la résistance de Gênes. Masséna avait été envoyé dans cette ville pour la défendre ; depuis le 21 avril, il était complètement investi par une armée autrichienne et par une escadre anglaise. Son énergie dans la défense de Gênes fut admirable ; ses troupes n'avaient rien à manger ; elles se nourrissaient, au dire de Marbot, de tiges de bottes et de rats. On pouvait espérer qu'il tiendrait encore pendant quelques semaines ; mais il fallait se hâter pour tirer profit de sa résistance. Une armée dite de réserve fut constituée à Dijon. La Constitution était muette sur le droit du Premier Consul de commander des armées hors du territoire de la République ; mais rien ne s'opposait à ce qu'il fût présent à cette armée. Berthier, qui était alors ministre de la Guerre, fut remplacé au ministère par Carnot et appelé au commandement de l'armée nouvelle. Tout le monde comprit que le Premier Consul avait l'intention de commander en personne. Du moins, les apparences étaient sauves. DÉPART DE PARIS. — La préparation de la campagne de 1800 est une preuve nouvelle de l'admirable vigueur du génie de Bonaparte. Là où il n'y avait pour ainsi dire rien, il créa tout en quelques semaines. Son départ avait été fixé au 6 mai. La veille, il avait chez lui les deux autres Consuls et les ministres. Il dit à Lucien, qui était ministre de l'Intérieur, de préparer une circulaire pour les préfets, et à Fouché, ministre de la Police générale, de la faire publier dans les journaux. Dites que je suis parti pour Dijon, où je vais inspecter l'armée de réserve ; vous pouvez ajouter que j'irai peut-être jusqu'à Genève, mais assurez positivement que je ne serai pas absent plus de quinze jours. Vous, Cambacérès, vous présiderez demain le Conseil d'État ; en mon absence, vous êtes le chef du Gouvernement ; parlez dans le même sens au Conseil ; dites que mon absence sera de courte durée, sans rien spécifier. Témoignez au Conseil d'État toute ma satisfaction : il a déjà rendu de grands services ; je suis content ; qu'il continue. Ah ! j'oubliais.... Vous annoncerez en même temps que j'ai nommé Joseph conseiller d'État.... S'il se passait quelque chose, je reviendrais comme la foudre ! Je vous recommande tous les grands intérêts de la France ; j'espère que bientôt on parlera de moi à Vienne et à Londres. Il préparait un vrai coup de théâtre, d'une audace inouïe. Toute une partie grandiose se dessinait dans son cerveau ; d'un bond prodigieux, il allait transporter son armée au delà des Alpes et tomber, comme le tonnerre, sur l'armée ennemie. Il faut, disait-il, jouer le tout pour le tout. Le mot pourrait presque s'appliquer à toute sa vie. PASSAGE DU GRAND-SAINT-BERNARD. — Le Premier Consul quittait Paris le 6 mai à quatre heures du matin. Par Sens et Avallon, il arrivait à Dijon le lendemain matin à six heures. Il passait à Auxonne, à Dôle, à Moretz ; il entrait à Genève à onze heures et demie du soir le 8 mai. Il restait deux jours dans cette ville, où Necker, l'ancien ministre de Louis XVI, lui faisait une longue visite. Le 12 mai, il se rendait à Lausanne ; il en repartait le 16, il passait par Vevey, par Saint-Maurice, et. le 17, il établissait son quartier général à Martigny, dans la maison des religieux du Grand-Saint-Bernard. L'armée avait commencé à gravir la montagne le 15 mai. Toute l'opération avait été préparée, depuis plusieurs jours, avec le soin le plus minutieux ; les relais étaient assurés, les vivres disposés d'étape en étape. Un simple soldat, qui devait arriver un jour aux galons de capitaine, Coignet, raconte ainsi ses impressions dans ses curieux Cahiers : Le village de Bourg-Saint-Pierre, situé au pied de la gorge du Saint-Bernard, n'est composé que de baraques couvertes de planches, avec des granges d'une grandeur immense où nous couchâmes tous pêle-mêle. Là, on démonta tout notre petit parc, le Consul présent. L'on mit nos trois pièces de canon dans une auge ; au bout de cette auge il y avait une grande mortaise pour conduire notre pièce, gouvernée par un canonnier fort et intelligent, qui commandait quarante grenadiers. Tout fut prêt pour le lendemain matin au petit jour et on nous fit la distribution de biscuits. Je les enfilai dans une corde pendue à mon cou — le chapelet me gênait beaucoup — et on nous donna deux paires de souliers. Le même soir, notre canonnier forma son attelage, qui se composait de quarante grenadiers pal pièce, vingt pour traîner la pièce, — dix de chaque côté, tenant des bâtons en travers de la corde qui servait de prolonge, — et les vingt autres portaient les fusils, les roues et le caisson de la pièce. Le Consul avait eu la précaution de faire réunir tous les montagnards pour ramasser toutes les pièces qui pourraient rester en arrière, leur promettant six francs par voyage et deux rations par jour. Par ce moyen, tout fut rassemblé au lieu du rendez-vous, et rien ne fut perdu. Le matin, au point du jour, notre maître nous place tous les vingt à notre pièce : dix de chaque côté. Moi je me trouvais le premier devant, à droite ; c'était le côté le plus périlleux, car c'était le côté des précipices, et nous voilà partis avec nos trois pièces. Le sentier était couvert de glace qui coupait nos souliers, et notre canonnier ne pouvait être maître de sa pièce qui glissait. Nous fîmes une lieue de ce pénible chemin. Il fallut nous donner un moment de répit pour mettre des souliers — les nôtres étaient en lambeaux — et casser un morceau de biscuit. Nous voilà partis bien chaussés de souliers neufs. Allons, mes chevaux, dit notre canonnier, à vos postes, en avant ! Gagnons les neiges, nous serons mieux, nous n'aurons pas tant de peine. Nous atteignîmes ces horreurs de neiges perpétuelles, et nous étions mieux, notre canon glissait plus vite. Nous arrivâmes avec des efforts inouïs au pied du couvent. À quatre cents pas, la montée est très rapide, et là nous vîmes que des troupes avaient passé devant nous ; le chemin était frayé ; pour gagner le couvent, on avait formé des marches. Nous déposâmes nos trois pièces et nous entrâmes, quatre cents grenadiers avec une partie de nos officiers, dans la maison de Dieu, où ces hommes dévoués à l'humanité sont pour secourir tous les passagers et leur donner l'assistance. Leurs chiens sont toujours en faction pour guider les malheureux qui pourraient tomber dans les avalanches de neige. Pendant que nos officiers et notre colonel étaient dans les salles avec de bons feux, nous reçûmes de ces hommes vénérables un seau de vin pour douze hommes, un quartier de fromage de Gruyère et une livre de pain ; on nous mit dans des corridors très larges. Nous serrâmes les mains de ces bons frères en les quittant, et nous embrassions leurs chiens qui nous caressaient comme s'ils nous connaissaient. On redescend à pic ; en deux heures on arrive à Saint-Rémy. Ce village est tout à fait dans des enfers de neige. Enfin nous sortîmes de l'enfer pour redescendre au paradis. Nous arrivâmes au rendez-vous du rassemblement de tous les régiments, qui était une longue gorge et un village adossé à cette montagne. Tout notre matériel se réunit dans deux jours ; nos braves officiers arrivèrent sans bottes, n'ayant plus de drap aux manches de leur redingote ; ils faisaient pitié à voir. Le Premier Consul était parti de Martigny le 20 mai, à huit heures du matin. Il descendit à Bourg-Saint-Pierre, à l'auberge de la Colonne Milliaire, aujourd'hui Au Déjeuner de Napoléon Ier. Il était monté sur un mulet que conduisait un guide du pays, et non sur le cheval fougueux qu'a représenté le pinceau de David. Arrivé à l'hospice du Grand-Saint-Bernard à cinq heures, il s'y arrêta quelques instants, à la chambre n° 23 ; il demanda un Tite-Live, pour lire le récit du passage des Alpes par Annibal. Après avoir dîné, il se remit en route à six heures et demie. Il couchait le même soir à la cure d'Étroubles. Il en repartait le lendemain matin, 21 mai, et arrivait à Aoste, où il descendait au palais épiscopal. En suivant la vallée de la Doire Baltée, l'armée faillit être arrêtée par un obstacle imprévu, le fort de Bard qui ferme à peu près complètement une gorge de la vallée. Là, raconte le capitaine Coignet, le Consul prit bien des prises de tabac, et eut fort à faire avec tout son grand génie. Il fit fabriquer un sentier dans le flanc de cette montagne à coups de masses de fer, pour pouvoir faire passer un cheval, mais ce n'était pas le plus difficile à faire. Il fit empailler les roues et tout ce qui pouvait faire du bruit pour ne pas éveiller l'attention. Tout fut prêt à minuit. Il ne fallait pas souffler. Nous passâmes sans être aperçus. Le Premier Consul était à Ivrée le 27 mai, à Verceil le 30, à Novare le 31. Le 2 juin, à la fin de l'après-midi, il entrait à Milan, par la porte de Verceil. C'était là le premier résultat de cette combinaison d'audace et de génie. Il était arrivé au cœur de l'Italie du Nord, sans avoir eu de combat à livrer. Il disait à ses soldats (Milan, 6 juin) : Vous êtes dans la capitale de la Cisalpine. L'ennemi épouvanté n'aspire plus qu'à regagner ses frontières ; vous lui avez enlevé ses hôpitaux, ses magasins, ses parcs de réserve. Le premier acte de la campagne est terminé.... Laisserez-vous retourner dans ses foyers l'armée qui a porté l'alarme dans vos familles ?... Arrachez-lui les lauriers dont elle s'est emparée, et par là apprenez au monde que la malédiction du destin est sur les insensés qui osent insulter le territoire d'un grand peuple. Le plan de Bonaparte était de prendre l'armée autrichienne entre sa propre armée et Gênes, où Masséna tenait toujours. Aussi-avait-il envoyé tout de suite Murat à Plaisance et Lannes sur la rive droite du Pô. Le 9 juin, à Montebello, Lannes était aux prises avec le général autrichien Ott. L'admirable soldat, l'Ajax français, ne se doutait pas qu'il faisait ce jour-là la conquête d'un duché futur. Le choc fut très rude. À tout prix, les Autrichiens voulaient s'ouvrir un passage pour briser le cercle de fer qui se formait derrière eux. Les os craquaient dans ma division, dit Lannes, comme la grêle qui tombe sur des vitrages. Mais les Autrichiens ne purent pas passer. CAPITULATION DE MASSÉNA À GÊNES. — Le Premier Consul, arrivé à Milan le 2 juin, y restait jusqu'au 9 au matin. Dans la nuit du 8, Bourrienne avait reçu une dépêche que le général autrichien Melas adressait au Conseil aulique de Vienne et que Murat avait interceptée à Plaisance. Elle annonçait une nouvelle qui pouvait tout changer en mal : le 4 juin, quatre jours plus tôt, Masséna avait terminé dans Gênes sa défense héroïque. En informant son gouvernement de ce succès inespéré, Melas parlait de la présence de Bonaparte en Italie comme d'une fable ; pour lui, Bonaparte était toujours à Paris. Le secrétaire de Bonaparte avait l'ordre de le laisser dormir, s'il apprenait pendant la nuit une bonne nouvelle ; mais, pour une mauvaise nouvelle, il ne devait pas respecter son sommeil. Bourrienne entra donc dans sa chambre vers quatre heures du matin ; il dut le secouer légèrement par le bras pour le réveiller. Il lui lut la dépêche. La surprise et la déception de Bonaparte furent extrêmes. Bah ! dit-il en plaisantant, vous ne savez pas l'allemand. Mais tout de suite son parti fut pris. Dès huit heures du matin, tous les ordres de marche étaient donnés. Lui-même arrivait à Pavie le même jour à deux heures ; il franchissait le Pô à Stradella, et, vers sept heures du soir, il rencontrait les blessés du combat de Montebello. ARRIVÉE DE DESAIX. — Desaix arrivait à ce moment comme par miracle. Échappé d'Égypte au mois de mars, arrêté en mer par une frégate anglaise, retenu un mois au lazaret de Livourne, il était arrivé à Toulon le 6 mai, le jour même où le Premier Consul quittait Paris. Il lui avait écrit de Toulon la lettre suivante : Après cinq jours de traversée, je suis arrivé ici aujourd'hui, après avoir été visité par des barbaresques de Tunis, qui ne nous ont pas retenus. Je dois faire trente jours de quarantaine : je ne veux pas de repos. Travailler à augmenter la gloire de la République, la vôtre, est tout mon désir.... Quelque grade que vous me donniez, je serai content. Vous savez que je ne tiens pas à avoir les premiers commandements, que je ne les désire pas ; je serai avec le même plaisir volontaire ou général. Seulement, je vous avouerai que, dans ce moment-ci, un peu fatigué, je ne voudrais pas entrer en campagne dans une armée hors d'état d'agir ; mais, du reste, tout ce que vous voudrez me conviendra. h désire bien connaître ma destination de suite, afin de pouvoir faire aussitôt préparer tout ce qu'il me faut, ne pas perdre un instant pour entrer en campagne. Un jour qui n'est pas bien employé est un jour perdu. Je vous salue respectueusement. — DESAIX. Bonaparte lui avait répondu de venir le rejoindre en Italie. Il le reçut à Stradella le 10 juin ; il le garda à causer avec lui pendant plus de trois heures. Bourrienne s'étonnait de la longueur de cet entretien. Oui, lui répondit-il, j'ai été longtemps avec lui, mais vous savez que j'en fais le plus grand cas. Aussitôt mon retour à Paris, je le fais ministre de la Guerre : il sera toujours mon second ; je le ferais prince, si je pouvais. Je lui trouve un caractère antique. 1800. MARENGO. — Le 13 juin, le Premier Consul était arrivé à Torre di Garofolo, dans la plaine d'Alexandrie. Le lendemain matin, Desaix était envoyé vers Novi, dans la direction de Gênes, pour empêcher Melas de se replier sur cette ville, et la division Lapone sur la rive gauche du Pô. L'armée autrichienne, massée à Alexandrie, attaquait les Français au moment de cette dispersion. Elle disposait de trente mille hommes, alors que les Français, à ce moment de la journée, n'étaient guère qu'une vingtaine de mille. Ce fut la première phase de la bataille. Victor et Lannes soutinrent d'abord la vigoureuse attaque des ennemis, puis ils durent se replier sur San-Giuliano. La Garde consulaire, avec ses neuf cents hommes, méritait bien le nom de redoute de granit, que Bonaparte devait lui donner ; mais elle n'avait pu faire qu'une chose, protéger la retraite. Vers deux heures, Desaix accourait du Sud ; il avait reçu un ordre de Bonaparte de marcher sur San-Giuliano. La bataille est perdue, dit Desaix en arrivant ; mais il n'est que deux heures, nous avons encore le temps d'en gagner une aujourd'hui. Avec des troupes fraîches, le Premier Consul reprend l'action. Marmont canonne de flanc la colonne autrichienne. Desaix, à la tête de la division Boudet, s'élance ; la grosse cavalerie de Kellermann, le ils du vainqueur de Valmy, perce cette muraille humaine. Vers cinq heures, les Autrichiens, débordés de toutes parts, fuyaient vers les ponts de la Bormida et Alexandrie. La défaite de San-Giuliano était devenue, à la fin de la journée, — 14 juin 1800, — la victoire éclatante de Marengo. Bonaparte était l'homme du destin : c'était le mot de Melas, qui voulait ainsi excuser sa propre défaite. Il est certain que le vainqueur, suivant son expression, avait joué le tout pour le tout ; joueur heureux, il avait gagné la partie. C'était justice, car la partie avait été combinée à merveille. Mais Desaix avait été tué à la tête de ses hommes ; il
était à peine dans sa trente-troisième année. Quand
nous fûmes seuls, rapporte Bourrienne, je dis au Premier Consul : Général,
voilà une belle victoire ! Vous savez ce que vous me disiez l'autre jour du
plaisir que vous auriez à revoir Paris après un grand coup porté à l'Italie. Vous
devez être satisfait. — Oui, Bourrienne, je suis satisfait ; mais
Desaix !... Ah ! que la journée eût été belle si ce soir j'avais
pu l'embrasser sur le champ de bataille ! Je vis Bonaparte sur le point
de verser des larmes, tant était vraie et profonde la douleur que lui causait
la mort de Desaix. C'est certainement l'homme qu'il a le plus aimé, le plus
estimé et le plus regretté. Tous ces événements s'étaient passés avec une rapidité prodigieuse. Le 2 juin, Bonaparte était entré à Milan. Le 14, il gagnait la victoire de Marengo. Le 15, la convention d'Alexandrie rendait à la France Gênes, la Ligurie, le Piémont, la Lombardie ; toute l'Italie du Nord était évacuée par l'Autriche jusqu'au Mincio. Le 18 juin, l'heureux vainqueur, de retour à Milan, assistait à un Te Deum chanté dans la cathédrale. AU LENDEMAIN DE MARENGO. — Bonaparte avait fait part aux Consuls de ces événements par une courte lettre qui se terminait ainsi : J'espère que le peuple français sera content de son armée. A l'armée même, le 24 juin, il adressait cet ordre du jour : La journée de Marengo sera célèbre dans l'histoire. Treize places fortes, contenant mille pièces de canon de gros calibre, sont en notre pouvoir, et nous nous trouvons en possession de conclure une paix solide, ou, si l'aveuglement de nos ennemis s'y oppose, de commencer une campagne brillante et décisive pour le repos de l'Europe et la gloire de la nation. Le Premier Consul quittait Milan le 25 juin, pour rentrer à Paris par Turin et par le mont Cenis. Les acclamations ne cessaient pas tout le long de la route. Il s'arrêta à Lyon, le 29, pour inaugurer les façades de la place Bellecour. Le 30 il était à Dijon. Arrivés dans cette ville, dit Bourrienne, la joie des habitants tenait réellement du délire. J'ai peu vu de coup d'œil plus gracieux et plus séduisant que celui que nous offrit une réunion de jeunes femmes, d'une beauté, d'une élégance remarquables, coiffées avec des fleurs, et qui, accompagnant la voiture de Bonaparte, rappelaient à cette époque, où la Révolution avait exhumé tous les souvenirs républicains de la Grèce et de Rome, ces belles théories grecques et ces chœurs de femmes dansant autour du vainqueur des jeux olympiques. Le 2 juillet, le Premier Consul était de retour à Paris. L'enthousiasme était devenu du délire. Le futur chancelier Pasquier en fut témoin. J'ai vu revenir Bonaparte à Paris, après la bataille de Marengo. J'étais dans les Tuileries, une heure après son arrivée, au moment où il se présenta à la fenêtre de son cabinet pour répondre aux acclamations C'était par un des beaux jours du commencement de l'été. L'enthousiasme était à son comble et c'était justice. Le résultat obtenu était si grand ! Il semblait assurer notre avenir. Nous pouvions espérer voir l'achèvement de tout le bien commencé depuis le 18 Brumaire. Bonaparte lui-même ne cachait pas sa joie. Un jour, en remontant de la parade : Bourrienne, dit-il, entendez-vous le bruit de ces acclamations qui continuent encore ? Il est aussi doux pour moi que le son de voix de Joséphine. Que je suis heureux et fier d'être aimé d'un tel peuple ! C'était ce qu'il avait déjà dit, en traversant la Bourgogne : Allons, allons, encore quelques grands événements comme cette campagne, et je pourrai aller à la postérité. RÉJOUISSANCES À PARIS. — Dès le surlendemain de son arrivée a Paris, avait multiplié les récompenses aux combattants de la journée de Marengo. Kellermann, qui avait dirigé la charge fameuse, était promu général de division ; Lannes recevait, ainsi que les généraux Victor, Watrin, Gardanne et Murat, un sabre d'honneur avec cette inscription : Bataille de Marengo, commandée en personne par le Premier Consul. — Donné par le Gouvernement de la République au général Lannes. Des sabres moins riches, des fusils, des baguettes d'honneur étaient décernés à des officiers, à de simples soldats, à des tambours qui s'étaient distingués à Marengo ou à l'armée du Rhin ; car il entendait ne pas oublier ceux qui servaient sous les ordres de Moreau. Sa générosité s'était même étendue aux vaincus. Il avait dit un jour à Bourrienne, à propos du général Zach, le chef d'état-major de Melas, qui avait signé la convention d'Alexandrie : Écrivez au ministre de la Guerre ; vous lui direz de faire choisir à la manufacture d'armes de Versailles une très belle paire de pistolets, et de l'envoyer de ma part au général Zach. Il a dîné chez moi aujourd'hui, il a beaucoup vanté notre manufacture d'armes ; je veux qu'il en ait un souvenir ; et puis, cela ne peut que bien faire ; on en parlera, et il y aura peut-être des échos à Vienne. Écrivez. Le 14 juillet, le Premier Consul présidait la fête de la Concorde, où l'on célébrait les nouvelles victoires de la France ; elle se donnait au Champ de Mars et au temple de Mars, c'était le nom que portait alors l'église des Invalides. En présence d'une foule immense, Lucien Bonaparte, qui était ministre de l'Intérieur, prononça un discours ; en comparant la situation présente aux temps tragiques de la Terreur, aux temps honteux du Directoire, il lui fut facile d'exalter la grandeur du Consulat. Lannes présenta ensuite au Gouvernement, avec quelques paroles d'un accent viril, les drapeaux qui avaient été pris à Marengo. On entendit aussi un aide de camp de Masséna et un aide de camp de Lecourbe. Des médailles furent distribuées en grande cérémonie à cinq invalides, que leurs camarades avaient désignés comme les plus dignes. Enfin le Premier Consul prit la parole : Les drapeaux présentés au Gouvernement devant le peuple de cette immense capitale attestent le génie des généraux en chef Moreau, Masséna et Berthier, les talents militaires des généraux leurs lieutenants et la bravoure du soldat français. De retour dans les camps, dites aux soldats que, pour l'époque du 1er vendémiaire, où nous célébrerons l'anniversaire de la République, le peuple français attend ou la paix, ou, si l'ennemi y mettait des obstacles invincibles, de nouveaux drapeaux, fruits de nouvelles victoires. Les voûtes du temple de Mars avaient alors retenti d'un
hymne de Fontanes, que Méhul avait mis en musique ; mais l'admirable metteur
en scène avait préparé pour la fin de la cérémonie un spectacle unique,
l'arrivée au Champ de Mars de la Garde des Consuls, qui revenait de Marengo. J'étais, dit un témoin, à
une fenêtre de l'École militaire, et je ne saurais oublier la commotion, pour
ainsi dire électrique, qui fit retentit les airs de cris d'enthousiasme, à
sou apparition. Ces soldats défilèrent devant le Premier Consul, non pas
revêtus de beaux uniformes, comme au jour d'une parade ; partis du champ de
bataille à l'extinction des feux du lendemain, ils avaient traversé la
Lombardie, le Piémont, le mont Cenis, la Savoie et la France, dans l'espace
de vingt-neuf jours ; ils se montraient parés de la fatigue d'une longue
route, d'un teint basané par le soleil de juin en Italie, et de ce
délabrement d'armes et d'habits qui attestent des combats meurtriers. Le let vendémiaire, 23 septembre, en présence des Consuls et des ministres, fut posée, place des Victoires, la première pierre du monument élevé aux généraux Desaix et Kléber, morts le même jour, dans le même quart d'heure, l'un à Marengo d'une balle autrichienne, l'autre au Caire sous le poignard d'un fanatique. Il y eut ensuite une cérémonie officielle au temple de Mars. Le corps de Turenne, enlevé des caveaux de Saint-Denis au moment de la Terreur, avait été transporté au Muséum. Bonaparte l'avait fait mettre aux Invalides et avait fait reconstruire à cet endroit le monument funéraire de Saint-Denis. La cérémonie d'inauguration eut lieu ce jour-là avec un grand éclat. Carnot, ministre de la Guerre, fut chargé de prononcer, en présence des soldats de la République, l'éloge du maréchal de la Monarchie. 1800. HOHENLINDEN. — Des offres de paix avaient été faites à l'Autriche ; elle les refusa sous l'influence de l'Angleterre. La guerre allait recommencer. Moreau était établi à Munich ; il avait devant lui l'armée autrichienne de l'archiduc Jean, qui s'appuyait sur l'Inn ; la droite ennemie était dans la région de Ratisbonne, la gauche dans le Tyrol. Le général français montrait la plus grande tranquillité. On m'apprend, disait-il, les mouvements que fait l'archiduc Jean. C'est tout ce que je pouvais désirer. Demain, nous lui prenons dix mille hommes. L'armée française reprit sa marche en avant le 28 novembre. La forêt de Hohenlinden, qui s'étend sur un terrain accidenté entre l'Isar et l'Inn, la séparait des ennemis. L'archiduc Jean venait d'y pénétrer, par la seule route qui la traversait de l'Est à l'Ouest. Moreau, avec les divisions Grenier, Ney, Grouchy, l'attendait, tandis que les divisions Richepanse et Decaen s'étaient portées au Sud, avec l'ordre de se rabattre par derrière sur l'armée autrichienne. Le 3 décembre 1800, au milieu de la neige, l'archiduc Jean s'engagea dans la forêt. Sur la chaussée étroite, en une immense file, son armée s'avançait. Elle se heurtait de front à la résistance de Ney et de Grouchy, quand tout à coup, par derrière, elle subit la violente attaque de Richepanse. Ce fut un désordre sans nom ; en quelques instants, les Français avaient mis vingt mille hommes hors de combat. Les vainqueurs continuèrent vigoureusement l'offensive. L'Inn est franchi, Salzbourg est occupé. Richepanse, à l'avant-garde, se couvre de gloire ; il arrive à Steier, à quelques lieues de Vienne. L'Autriche terrifiée s'empressa de signer un armistice ; elle laissait la France occuper les places du Tyrol et de la Bavière. 1801. LA PAIX DE LUNÉVILLE. — Le Premier Consul, qui était à Paris, apprit la nouvelle de la victoire de Hohenlinden avec la plus grande satisfaction ; une dépêche la lui avait apportée un soir, en rentrant du spectacle. Sa joie, dit Bourrienne, fut telle qu'il sauta et tomba sur moi, ce qui l'empêcha de tomber par terre. Les négociations pour la paix avaient été reprises aussitôt ; elles aboutirent à un traité entre la France et l'Autriche, qui fut signé à Lunéville le 9 février 1801. C'était, dans ses grandes lignes, la reproduction du traité de Campo-Formio, c'est-à-dire la conservation par la France des Pays-Bas autrichiens. 1802. SAINT-DOMINGUE. — Il y eut un revers à cette brillante médaille, et ici, comme partout dans l'histoire de Napoléon, ce fut l'échec complet des projets coloniaux et maritimes. De son empire des Antilles, la France avait conservé sa belle colonie de Saint-Domingue, qui avait été augmentée, en 1795, lors du traité de Bâle, de l'ancienne partie espagnole et qui comprenait l'île tout entière. Mais la guerre civile, provoquée par le malaise économique et surtout par la question de l'esclavage, faisait rage dans cette malheureuse colonie. Un noir, Toussaint-Louverture, avait organisé une manière de gouvernement, qui avait mis l'île dans une indépendance à peu près complète à l'égard de la métropole. Bonaparte songeait alors à constituer en Amérique un grand empire colonial, avec Saint-Domingue et avec la Louisiane, dont il avait obtenu la restitution par l'Espagne ; mais il fallait commencer par rétablir à Saint-Domingue l'autorité de la France. Le capitaine-général envoyé par le Premier Consul à Saint-Domingue fut le général Leclerc, marié à sa sœur Pauline. En le chargeant de cette mission, il lui tint ce singulier langage : Tenez, voilà vos instructions ; vous avez une belle occasion de vous enrichir. Allez, et ne me fatiguez plus de vos éternelles demandes d'argent. Le 3 février 1802, l'armée de Leclerc, amenée de Brest par l'escadre de Villaret de Joyeuse, débarquait au Cap français. Les noirs opposèrent une vive résistance ; mais, en trois mois environ, ils étaient obligés de se soumettre. Leclerc songea alors à organiser sa conquête ; une terrible épidémie de fièvre jaune ruina ses projets. En huit semaines, quinze mille hommes succombèrent. Les noirs reprirent les armes, Leclerc ne vit qu'un moyen, attirer Toussaint-Louverture dans un guet-apens et s'emparer de sa personne. Envoyé en France, le malheureux chef des noirs fut emprisonné au fort de Joux ; il n'allait pas tarder à y mourir de froid et de misère. Saint-Domingue n'était plus tenable pour les Français ; Leclerc se retira dans l'île voisine de la Tortue ; il y mourait le 2 décembre, victime de l'épidémie. La dernière poignée de l'armée française s'était enfermée au Cap avec Rochambeau ; mais, comme la rupture de la paix d'Amiens avait rendu impossibles les relations entre la France et ses colonies, Rochambeau ne fut jamais secouru : il dut se rendre au mois de novembre 1803. Bien que son collègue Ferrand ait pu tenir à Santo-Domingo jusqu'en 1808, l'île était perdue pour la France. Bonaparte, peu avant sa rupture avec l'Angleterre, vendit la Louisiane aux États-Unis, le 30 avril 1803, pour quinze millions de dollars. Il ne restait plus rien de ses projets d'un empire colonial franco-américain. LA QUESTION D'ÉGYPTE EN 1800-1801. — Si la paix de Lunéville avait rétabli de bons rapports entre la France et l'Autriche, la situation restait toujours très tendue entre la France et l'Angleterre. Les Anglais continuaient à exploiter dans la Méditerranée les conséquences de leur victoire d'Aboukir ; ils avaient mis le blocus devant Malte. Malgré sa défense énergique, Vaubois, que Bonaparte y avait laissé lors de la prise de l'île, était obligé de se rendre. Depuis ce jour, 5 septembre 1801, le drapeau britannique flotte au centre de la Méditerranée. Le Premier Consul avait songé à faire sortir de l'Égypte l'armée qu'il y avait abandonnée. L'amiral Ganteaume était parti de Brest, le 23 mai 1801, avec une division de sept vaisseaux et de deux frégates. Il put traverser le golfe de Gascogne, le détroit de Gibraltar et la Méditerranée sans rencontre fâcheuse. Il arrivait le 7 juin en vue d'Alexandrie ; mais la terre d'Égypte fut pour lui une autre terre promise ; il l'entrevit de loin et ne put y descendre. L'escadre anglaise de lord Keith était là, qui surveillait la côte avec le plus grand soin ; Ganteaume dut regagner la haute mer. Le pavillon français venait d'apparaître pour la dernière fois en vue des côtes d'Égypte. A cette croisière stérile se rattache, d'une manière indirecte, un glorieux souvenir de notre histoire maritime. Le contre-amiral Linois avait été chargé de conduire de Toulon à Cadix des bâtiments détachés de la division de Ganteaume. Arrivé dans les eaux de Gibraltar, il apprit que l'amiral anglais Saumarez croisait devant Cadix ; alors il se décida à mouiller dans la baie d'Algésiras. Avec ses quatre bâtiments, il établit très solidement une ligne d'embossage. Saumarez se présenta bientôt, le 6 juillet 1801, avec six vaisseaux ; ce fut en vain qu'il tenta de percer notre ligne : l'un de ses vaisseaux, l'Hannibal, fut pris et les cinq autres furent très maltraités. Affaire glorieuse pour Linois, mais qui ne changea rien à la situation générale : les Anglais, qui occupaient Port-Mahon et Malte, restaient maîtres de la Méditerranée. Une armée anglaise de vingt mille hommes, commandée par Abercomby, avait débarqué à Alexandrie le 8 mars 1801. Dès lors, les débris de l'armée d'Égypte furent divisés en deux tronçons, l'un au Caire avec Belliard, l'autre à Alexandrie avec Menou. Belliard dut capituler le 25 juin ; Menou, le 2 septembre. Après Vaubois, ils étaient les dernières victimes de la journée d'Aboukir ; l'Égypte était perdue pour la France. AFFAIRES DU NORD. — Depuis quelques mois, le Premier Consul avait noué avec le tsar Paul Ier des relations d'amitié qui pouvaient aboutir à une action commune contre l'Angleterre. Tout à coup, on apprit que Paul Ier avait été assassiné, dans la nuit du 23 au 24 mars 1801. Il s'agissait d'une tragédie de palais qui était préparée depuis plusieurs mois, en vue de hâter l'avènement du tsarévitch Alexandre Le gouvernement anglais était entièrement étranger a ce drame, mais il pouvait espérer que les conséquences en seraient avantageuses à sa politique. Bonaparte, qui tenait à accréditer dans l'opinion la culpabilité de l'Angleterre, fit insérer cette note au Moniteur : C'est à l'histoire à éclaircir le mystère de cette mort tragique et à dire quelle est dans le monde la politique intéressée à provoquer une telle catastrophe. Paul Ier est mort dans la nuit du 23 au 24 mars ; l'escadre anglaise a passé le Sund le 30. L'histoire nous apprendra les rapports qui peuvent exister entre ces deux événements. Le cabinet anglais avait décidé, en 1801, de frapper sur la ligue des Neutres un coup terrible. Une puissante escadre de cinquante-trois voiles fut envoyée dans la Baltique, sous les ordres de sir Hyde Parker et de Nelson. À l'entrée des détroits danois, de grands préparatifs de défense avaient été faits ; cependant, le 2 avril, les Anglais mouillaient devant Copenhague. L'audace de Nelson valut ce jour-là à la marine anglaise une de ses plus belles victoires. Effrayé de la témérité avec laquelle son lieutenant s'engageait an milieu de l'escadre danoise, Parker lui signala de cesser le combat. Nelson, mettant sa longue-vue sur l'œil qu'il avait perdu à Calvi : Sur mon honneur, dit-il, je ne vois pas le signal de Parker. Conservez mon signal de serrer l'ennemi au feu et clouez-le, s'il le faut, au grand mât du vaisseau. Une victoire complète fut le fruit de cette audacieuse désobéissance. La journée de Copenhague donnait à l'Angleterre libre accès dans la Baltique. 1801. LA FLOTTILLE DE BOULOGNE. — Bonaparte songeait toujours à son idée maîtresse, attaquer les Anglais chez eux. On peut dater du 4 mars 1801 le premier essai de l'œuvre qui devait être un jour réalisée dans la formation du camp de Boulogne. Ce jour-là, en effet, le Premier Consul demandait au ministre de la Marine, Forfait, un ensemble de rapports sur l'organisation d'une flottille. Je vous prie, citoyen ministre, de me faire connaître combien de temps il vous faudrait pour réunir cent bateaux et chaloupes canonnières ?... combien il a été reconnu dans le temps que la côte depuis le Havre jusqu'à Ostende pouvait fournir de chasse-marées ? Combien ces cent bateaux ou chaloupes canonnières pouvaient porter d'hommes ? Combien de bateaux pouvaient sortir en une marée de Boulogne ? Combien a-t-il été reconnu que ce port pouvait en contenir ? J'avais, dans le temps, ordonné des travaux ; qu'a-t-on fait et que faudrait-il faire ? Je désirerais que vous puissiez me remettre demain, à deux heures, ces différents états. On pouvait croire que le projet allait entrer tout de suite dans la phase d'exécution : car, dès le 7 mars, l'amiral Latouche-Tréville était nommé commandant en chef de la flottille qu'on allait organiser. Le choix était heureux. Latouche-Tréville était un chef d'énergie et d'audace, il avait toutes les qualités pour faire réussir un projet de descente. Il remit un mémoire au ministre pour dire comment il comprenait l'opération projetée. Il s'engageait à être prêt dans quatre mois environ, vers la fin d'août. Ses instructions lui disaient d'établir à Boulogne le centre des douze divisions de la flottille légère ; il devait dresser les soldats et les matelots à tomber à l'improviste sur l'ennemi, le canonner, l'aborder et l'enlever, seul genre de guerre auquel il faut s'attacher avec les bâtiments qui composent la flottille de la Manche. À raison de trois chaloupes canonnières et de dix-huit bateaux canonniers par division, la flottille comprenait en tout trente-six chaloupes et cinq cent cinquante-six bateaux, avec des équipages d'environ six mille quatre cents hommes. Ce n'était pas avec cette flottille de coquilles de noix que Bonaparte pouvait encore prétendre à la conquête de l'Angleterre. LATOUCHE-TRÉVILLE ET NELSON. — Cependant l'activité de Latouche-Tréville causait en Angleterre une vive inquiétude ; l'Amirauté donna l'ordre de ne pas le perdre de vue et de détruire ses préparatifs. Il y avait eu, à propos des opérations de la flottille, divers engagements le long des côtes françaises, dont les bâtiments de Latouche-Tréville étaient sortis presque toujours à leur avantage. Nelson fut chargé de délivrer son pays de ce cauchemar. Il avait préparé une attaque de nuit, grâce à laquelle il croyait bien surprendre et détruire la flottille. Vers minuit trois quarts, dans la nuit du 16 au 17 août 1801, il tenta de forcer l'entrée de Boulogne ; il fut découvert et accueilli sur terre et sur mer par un feu terrible. Huit bâtiments anglais furent coulés, quatre péniches anglaises furent prises. Nelson, de fort mauvaise humeur, se retira à Deal, sur les côtes de l'Angleterre. Cet échec retentissant n'avait fait qu'augmenter l'énervement où le peuple anglais vivait depuis quelques mois, car il sentait qu'il était sous la menace continue d'une invasion française. Pour conjurer ce danger, qui paraissait à présent réalisable, le plus sage n'était-il pas de s'entendre avec la France ? Ainsi, la flottille de Boulogne, pendant cette courte campagne de l'année 1801, avait été l'instrument véritable de la pacification. Comment avait-elle pu jouer ce rôle ? C'est que Latouche-Tréville était un homme de mer dans la pleine acception du mot. Vigilant, gardant sa flottille comme une place forte, énergique, prompt à l'offensive, excellent entraîneur d'hommes, il réunissait ces parties si rares qui font le chef d'escadre accompli. 1802. LA PAIX D'AMIENS. — La lassitude était générale. Le ministre anglais qui incarnait la guerre à outrance contre la France, William Pitt, avait quitté la présidence du Conseil au mois de mars 1801 ; son successeur, Addington, n'était pas tenu à la même attitude intransigeante. Aussi, des ouvertures pour la paix avaient-elles chance de réussir. Le ler octobre 1801, des préliminaires étaient signés à Londres en vue de conférences qui devaient prochainement s'ouvrir entre les deux États. Les négociations eurent lieu à Amiens, et la paix fut signée dans cette ville, le 27 mars 1802. La France, l'Espagne et la République Batave, d'une part, l'Angleterre, d'autre part, convenaient que l'Angleterre restituerait à la France et à ses alliés toutes leurs colonies, moins l'île espagnole de la Trinité et l'île hollandaise de Ceylan ; que l'archipel de Malte serait évacué par l'Angleterre et rendu à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem ; que les îles Ioniennes, ancien territoire vénitien, formeraient la République des Sept-Iles. Le Premier Consul, rapporte Mme de Rémusat, attendait avec impatience le courrier. Il arrive et apporte au ministre des Affaires étrangères la signature tant désirée. Talleyrand la met dans sa poche et se rend auprès du Consul. Il paraît devant lui avec ce visage impassible qu'il conserve dans toute occasion. Il demeure une heure entière, faisant passer en revue à Bonaparte un grand nombre d'affaires importantes, et, quand le travail fut fini : À présent, dit-il, en souriant, je vais vous faire un grand plaisir. Le traité est signé, et le voilà. Bonaparte demeura stupéfait de cette manière de l'annoncer. Et comment, demanda-t-il, ne me l'avez-vous pas dit tout de suite ? — Ah ! lui répondit M. de Talleyrand, parce que vous ne m'auriez plus écouté sur tout le reste. Quand vous êtes heureux, vous n'êtes pas abordable. Bonaparte, en effet, pouvait être heureux. Il y avait bien quelques ombres au tableau, comme l'abandon définitif de l'Égypte, de Malte et des îles Ioniennes ; mais l'ensemble avait de quoi satisfaire la plus légitime ambition. La paix d'Amiens semblait avoir terminé la guerre entre la France révolutionnaire et l'Europe, et, de ce fait, la France révolutionnaire conservait toutes ses conquêtes sur le continent. Jamais encore, même à l'époque des victoires de Louis XIV, notre pays n'avait connu une époque aussi glorieuse. Ô Corse à cheveux plats ! que ta France était belle Au grand soleil de messidor ! Une caricature de l'Anglais Gillray se rapporte à la paix d'Amiens ; elle est intitulée : le Premier Baiser depuis dix ans ou l'Entrevue de Britannia et du Citoyen Français. Le citoyen, orné de moustaches énormes et d'une ceinture tricolore, embrasse avec vigueur une bonne grosse femme, qui se laisse faire en rougissant. Madame, permettez-moi de sceller sur vos lèvres divines mon éternel attachement. — Monsieur, répond Britannia, vous êtes un parfait gentleman. Vous m'embrassez si délicatement que je ne puis refuser, bien que je sois sûre que vous me trompiez encore. Dans le fond, les portraits du roi George et de Bonaparte se regardent avec des mines peu fraternelles. La caricature était intitulée le Premier Baiser. Elle aurait pu tout aussi bien s'appeler le Premier et le Dernier Baiser. |