NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE V. — LA FRANCE NOUVELLE.

 

 

APRÈS LE 18 BRUMAIRE. — LA PROCLAMATION DU 4 NIVÔSE AN VIII. — L'ESPRIT NOUVEAU. — ILLUSIONS DE LOUIS XVIII. — LE SECOND CONSUL, CAMBACÉRÈS. — LE TROISIÈME CONSUL, LEBRUN. — BONAPARTE AU LUXEMBOURG. — 1800. INSTALLATION AUX TUILERIES. — BONAPARTE À LA MALMAISON. — ESPRIT DES RÉFORMES DU CONSULAT. — LE CONSEIL D'ÉTAT. — ADMINISTRATION FINANCIÈRE. — BONAPARTE ET LE CATHOLICISME. — LE CONCILE DE 1801. — 1801. LE CONCORDAT. — LA FÊTE DE PÂQUES DE 1802. — BONAPARTE ET CHATEAUBRIAND. LA LÉGION D'HONNEUR. — PROJETS PRÉPARATOIRES D'UN CODE CIVIL. — 1804. LE CODE CIVIL.

 

APRÈS LE 18 BRUMAIRE. — On peut, sans doute, contester la légalité des actes du 18 Brumaire ; mais qui osera dire que le résultat immédiat de cette journée ne dut pas être regardé comme un grand bonheur pour la France ? Pour le nier, il faudrait n'avoir aucune idée de la triste situation de toutes les branches de l'administration à cette déplorable époque. Que l'on prodigue tant que l'on voudra les grands mots de représentation opprimée, de constitution violée, de tyrannie militaire, d'usurpation de pouvoir, de soldat parvenu, on n'empêchera pas que la France ait salué, d'une voix unanime, l'avènement de Bonaparte au pouvoir consulaire comme un bienfait de la Providence. D Ce témoignage de Bourrienne, qui n'est point le témoignage d'un flatteur, était alors le sentiment d'une immense majorité, sinon de la totalité des Français. Le Premier Consul ou, comme on l'appelle couramment, le Général, avait pour lui tous les soldats. Bernadotte et Jourdan boudaient peut-être ; ils allaient bien vite être obligés d'oublier leur mauvaise humeur, car elle cadrait mal avec la joie, avec l'enthousiasme de leurs frères d'armes. Ceux qui ont marché dans le sillage du petit caporal depuis Lodi et qui le voient arrivé à présent au port du Luxembourg, sont convaincus que le vrai homme est à la vraie place.

Avec quel art Bonaparte, qui fut toujours un merveilleux manieur d'âmes, entretient cette exaltation des esprits ! Dès le mois de janvier, il faisait distribuer à quelques-uns de ses compagnons d'armes des sabres et des fusils d'honneur. Un sergent de grenadiers de la 32e demi-brigade, Léon Aune, avait été compris dans cette distribution. Il écrivit au Premier Consul pour le remercier. Bonaparte lui répondit par une lettre, qui circula sans doute dans toutes les chambrées et qui remplit les vieilles moustaches d'enthousiasme et de fierté :

J'ai reçu votre lettre, mon brave Camarade ; vous n'aviez pas besoin de me parler de vos actions. Vous êtes le plus brave grenadier de l'armée après la mort du brave Bénezette. Vous avez un des cent sabres sur ceux que je distribue à l'armée. Tous les soldats étaient d'accord que vous étiez le modèle du régiment. Je désire beaucoup de vous voir ; le ministre de la Guerre vous en envoie l'ordre. Je vous aime comme mon frère.

P.-S. : Le général Murat lui donnera un brevet de sous-lieutenant dans la garde des Consuls.

LA PROCLAMATION DU 4 NIVÔSE AN VIII. — La foi était le sentiment de l'armée ; l'espérance était celui de la France entière, et les premiers actes du Consulat y répondirent à merveille. Le 4 nivôse an VIII, — 25 décembre 1799, — le jour de l'entrée en fonctions des trois Consuls définitifs, Bonaparte adressait aux Français une proclamation, qui était tout un programme de gouvernement et qui allait être une vérité.

Rendre la République chère aux citoyens, respectable aux étrangers, formidable aux ennemis, telles sont les obligations que nous avons constatées en acceptant la première magistrature. Elle sera chère aux citoyens, si les lois, si les actes de l'autorité sont toujours empreints de l'esprit d'ordre, de justice, de modération. Sans l'ordre, l'administration n'est qu'un chaos : point de finances, point de crédit public ; et, avec la fortune de l'État, s'écroulent les fortunes particulières. Sans justice, il n'y a que des partis, des oppresseurs et des victimes. La modération imprime un caractère auguste aux gouvernements comme aux nations ; elle est toujours la compagne de la force et le garant de la durée des institutions sociales.

La République sera imposante aux étrangers, si elle sait respecter dans leur indépendance le titre de sa propre indépendance ; si ses engagements, préparés par la sagesse, formés par la franchise, sont gardés par la fidélité. Elle sera enfin formidable aux ennemis, si ses armées de terre et de mer sont fortement constituées, si chacun de ses défenseurs trouve une famille dans le corps auquel il appartient, et dans cette famille un héritage de vertus et de gloire....

A ces principes tiennent la stabilité du gouvernement, les succès du commerce et de l'agriculture, la grandeur et la prospérité des nations. En les développant, nous avons tracé la règle qui doit nous juger. Français, nous vous avons dit nos devoirs ; ce sera vous qui nous direz si nous les avons remplis.

L'ESPRIT NOUVEAU. — Maints événements montrèrent tout de suite, d'une manière non douteuse, qu'un esprit nouveau inspirait le Gouvernement. La fête du 21 janvier, cette fête odieuse qui ordonnait des réjouissances publiques en souvenir de l'exécution de Louis XVI, fut rayée du calendrier républicain. Le Consulat ne conserva plus d'autres fêtes que celles du 14 Juillet et du 1er Vendémiaire, qui rappelaient la fondation de la Liberté et de la République. Deux autres décisions vinrent apporter la joie dans de nombreuses familles. La loi des otages fut rapportée, et les portes de la France s'ouvrirent aux proscrits du 18 Fructidor. Non seulement les proscrits revenaient dans leur patrie, mais Bonaparte appelait les plus distingués d'entre eux dans les conseils du Consulat ; ainsi Carnot, qui rentra alors en France, fut nommé inspecteur général aux revues et ministre de la Guerre.

C'est la politique généreuse et intelligente que l'Empereur suivra plus tard quand il appellera les émigrés, ces proscrits de la République, aux plus hautes charges de l'Empire. En attendant, les radiations individuelles se succédaient sur les listes des émigrés ; au mois d'octobre 1800, il y en avait déjà douze cents. Un même nombre d'émigrés, bien qu'ils fussent encore maintenus sur les listes, se glissaient en France un à un. La police ne l'ignorait pas et les tolérait. Enfin, après la signature de la paix d'Amiens, un sénatus-consulte, du 26 avril 1802, prononça la radiation en masse de tous les émigrés dont les noms n'avaient point encore été rayés. Aussitôt, à flots pressés, ils rentrèrent dans leur patrie.

En cela, la politique du Premier Consul fut vraiment un bienfait public. Comme un autre Henri IV, il fut le libérateur et le restaurateur de cet État. Il disait au Conseil d'État en 1800 : Ma politique est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l'être.... C'est en me faisant catholique que j'ai fini la guerre de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j'ai gagné les prêtres en Italie ; si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon.... C'est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. Ceci encore est un mot de lui : La masse des intérêts communs, ce que je croyais être le bien du très grand nombre, voilà les ancres auxquelles je demeurais amarré.

ILLUSIONS DE LOUIS XVIII. — Quand les royalistes, au lendemain de Brumaire, virent s'exécuter, sous les yeux reconnaissants de la France, ce programme de paix et de réconciliation, ils purent croire que le petit gentilhomme corse, que l'officier d'artillerie, devenu comme par miracle le maître de la France, ne faisait que préparer les voies au retour du roi légitime. Le chef lui-même de la dynastie, le frère de Louis XVI, qui vivait loin de la France depuis neuf ans, et qui, à la mort de son neveu, avait changé son titre de comte de Provence contre le titre de Louis XVIII, s'imagina que le Premier Consul n'attendait qu'un signe pour lui céder la place. Par l'intermédiaire de l'abbé de Montesquiou, agent secret des Bourbons à Paris, et du Consul Lebrun, qui consentit à se prêter à ce jeu dangereux, il fit remettre à Bonaparte cette lettre, du 20 février 1800 :

Quelle que soit leur conduite apparente, des hommes tels que vous, Monsieur, n'inspirent jamais d'inquiétude. Vous avez accepté une place éminente et je vous en sais gré. Mieux que personne, vous savez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation. Sauvez la France de ses propres fureurs, votas aurez rempli le premier vœu de mon cœur ; rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Vous serez toujours trop nécessaire à l'État pour que je puisse acquitter par des places importantes la dette de mes aïeux et la mienne. Louis.

Bonaparte ne songeait plus à cette lettre, quand il en reçut une seconde :

Depuis longtemps, Général, vous devez savoir que mon estime vous est acquise. Si vous doutiez que je fusse susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis Français. Clément par caractère, je le serai encore par raison.

Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione, d'Arcole, le conquérant de l'Italie et de l'Égypte, ne peut préférer à la gloire une vaine célébrité. Cependant vous perdez un temps précieux. Nous pouvons assurer la gloire de la France. Je dis nous, parce que j'ai besoin de Bonaparte pour cela, et qu'il ne le pourrait sans moi.

Général, l'Europe vous observe, la gloire vous attend, et je suis impatient de rendre la paix à mon peuple. — LOUIS.

Cette fois, le Premier Consul se décida à répondre. Joséphine et Hortense n'étaient pas d'avis de refuser d'une manière absolue les ouvertures du prétendant. Un jour, dans une allée de la Malmaison, Bonaparte en causait avec Bourrienne. Je sais combien ces femmes vous tourmentent. Vous devez les faire revenir de leur aveuglement, de leurs ridicules pressentiments. Qu'elles me laissent faire et qu'elles tricotent. Après plusieurs brouillons, il s'arrêta à la réponse suivante, qu'il écrivit de sa main, le 20 fructidor an VIII (7 septembre 1800) :

J'ai reçu, Monsieur, votre lettre. Je vous remercie des choses honnêtes que vous m'y dites.

Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres.

Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France.... L'histoire vous en tiendra compte.

Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille.... Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite. — BONAPARTE.

LE SECOND CONSUL, CAMBACÉRÈS. — Bonaparte avait bien su ce qu'il faisait quand il avait pris comme collègues au Consulat, Cambacérès et Lebrun.

Cambacérès était un homme de loi, qui, à l'époque de la Révolution, était conseiller à la Cour des Comptes de Montpellier. Président du Tribunal criminel de l'Hérault, il avait été élu membre de la Convention ; il y avait voté la mort du roi, mais dans le cas où la France serait envahie. Le coup d'État de Brumaire le trouva ministre de la Justice ; il avait à cette époque quarante-six ans. Bonaparte le tenait par la peur des Bourbons et par son amour de la bonne chère : Mon pauvre Cambacérès, je n'y peux rien, mais votre affaire est claire ; si jamais les Bourbons reviennent, vous serez pendu. Cambacérès estimait sérieusement qu'une bonne table était un merveilleux instrument politique ; son Rivoli ou son Marengo, c'était un festin qui réunissait tous les suffrages. Un trait à ajouter à la physionomie de cet archi-gourmand plus encore qu'archichancelier, c'est son incommensurable vanité de bourgeois gentilhomme. Devenu sous l'Empire duc de Parme et archichancelier, il disait à l'un de ses familiers : En public, appelez-moi Altesse Sérénissime ; mais, entre nous, il suffit que vous m'appeliez Monseigneur. Qu'on n'oublie pas cependant qu'il fut l'un des principaux auteurs du Code civil et qu'il demeura toujours pour Napoléon un conseiller très consulté.

LE TROISIÈME CONSUL, LEBRUN. — L'autre collègue de Bonaparte, qui avait soixante ans, était une manière d'homme de lettres. Ancien inspecteur des domaines de la couronne, membre de la Constituante, membre du Conseil des Anciens, s'étant occupé dans ces deux assemblées de questions de finances, il était connu surtout par ses écrits. Bonaparte, qui voulait le juger, avait dit à Rœderer : Envoyez-moi ses livres. Mais ce sont des traductions. (On a, en effet, de Lebrun des traductions de la Jérusalem Délivrée, de l'Iliade, etc.)Je lirai ses préfaces. L'Empereur le nomma plus tard duc de Plaisance et architrésorier de l'Empire. Il le fit aussi gouverneur général à Gênes ; mais il avait en piètre estime ses talents administratifs. Bon Dieu, écrivait-il, que les hommes de lettres sont bêtes ! Tel, qui est propre à traduire un poème, n'est pas propre à commander quinze hommes. Rien ne m'étonne, depuis que je suis né, comme la conduite de M. Lebrun depuis qu'il est à Gênes.

En 1800, on représentait à l'Opéra-Comique une pièce intitulée l'Antichambre. Un laquais disait : Je suis en service. Un autre répliquait : Et moi aussi ; nous sommes collègues. Il n'en fallut pas davantage pour que le public vît dans les deux laquais en service l'image des deux Consuls en service, vrais laquais de Bonaparte.

BONAPARTE AU LUXEMBOURG. — Le Premier Consul s'était logé d'abord au Petit Luxembourg. Le déjeuner avait lieu à dix heures du matin. Premier Consul ou Empereur, il mangeait très vite, et sa table était très modeste. Le menu presque quotidien comprenait un poulet, accommodé à l'huile et aux oignons, qu'on appelait poulet à la Provençale ; plus tard il fut promu poulet à la Marengo. Après le déjeuner, Bonaparte recevait quelques intimes, Regnault de Saint-Jean d'Angély, Boulay de la Meurthe, Monge, Cambacérès, ses frères Joseph et Lucien. Puis, il disait au revoir à Joséphine et à Hortense, et, se tournant vers son secrétaire : Allons, Bourrienne, allons travailler. Le travail durait toute l'après-midi. Tout en chantant ou en chantonnant, il lisait les rapports, il donnait des signatures. De son canif, machinalement, il tailladait le bras de son fauteuil. Tout à coup, comme s'il sortait d'un songe, il dictait de ces choses immenses qui ont étonné ou épouvanté le monde.

On dînait à cinq heures ; même frugalité et même rapidité que le matin. Il montait ensuite chez Joséphine, et recevait les ministres. Il avait surtout un réel plaisir à s'entretenir avec Talleyrand, le très habile et très insinuant ministre des Relations extérieures, qui avait fait entièrement sa conquête.

Dans la pensée du Premier Consul, le Luxembourg n'était qu'une étape ; la vraie demeure, c'était le palais des Tuileries. Coucher aux Tuileries, dans la chambre même des rois de France, c'était pour lui une idée fixe. Il se mit à faire réparer l'ancien palais où tant de scènes s'étaient passées depuis une dizaine d'années. En voyant les bonnets rouges, les carmagnoles, les emblèmes révolutionnaires qui avaient été peints récemment sur les murs, il dit à l'architecte : Faites-moi disparaître tout cela, je ne veux pas de pareilles saloperies. La grande galerie fut ornée, suivant ses instructions, d'une série de bustes. L'antiquité y était représentée par Démosthène et Alexandre, Annibal et Scipion, Cicéron et Caton, Brutus et César, ce qui prouve que le Premier Consul se plaisait dans les contrastes. Pour les temps modernes on voyait Gustave-Adolphe, Condé, Turenne, Duguay-Trouin, Marlborough, le prince Eugène, Maurice de Saxe. Il y avait aussi des bustes de contemporains qui étaient morts récemment, Dampierre, Dugommier, Joubert, Washington.

1800. INSTALLATION AUX TUILERIES. — Le premier Président de la République des États-Unis venait de mourir le 14 décembre 1799, au moment même où Bonaparte arrivait au pouvoir. Cette mort fournit à Bonaparte l'occasion d'une cérémonie solennelle. Un ordre du jour fut adressé à l'armée : Washington est mort. Ce grand homme s'est battu contre la tyrannie ; il a consolidé la liberté de sa patrie. Sa mémoire sera toujours chère au peuple français. Le Premier Consul ordonne que, pendant dix jours, des crêpes noirs seront suspendus à tous les drapeaux et guidons de la République.

Le 20 pluviôse, 9 février 1800, au temple de Mars, l'ancien hôtel des Invalides, une parade militaire eut lieu. Lannes présenta soixante-douze drapeaux qui avaient été pris sur les Turcs à la bataille d'Aboukir. Puis Fontanes, qui devait être l'orateur officiel de toutes les fêtes napoléoniennes, entra en fonction en prononçant l'éloge de Washington.

Dix jours plus tard, le 19 février, le changement de domicile avait lieu. À une heure, le Premier Consul quittait le Luxembourg ; il était dans une voiture attelée de six chevaux blancs, don de l'empereur d'Allemagne au signataire de la paix de Campo-Formio. À sa gauche était assis Cambacérès, en face de lui Lebrun. Trois mille hommes d'élite, parmi lesquels le superbe régiment des Guides, lui servaient d'escorte. Le cortège suivit les quais de la rive gauche jusqu'au pont Royal ; la foule était nombreuse, les acclamations répétées et sincères. Sur la grille des Tuileries, le nouvel hôte put lire une inscription, qui dut le faire sourire : Le 10 août 1792. La royauté en France est abolie, et ne se relèvera jamais. Dans la cour du Carrousel, Bonaparte monta à cheval et passa la revue des troupes. Puis, d'un pied ferme, le successeur des rois monta l'escalier des Tuileries. Les ministres firent alors au Premier Consul la présentation des principaux chefs de services, militaires ou civils, de leurs départements. La journée finit par des banquets. Bonaparte avait à sa table les Consuls, les ministres, les présidents des grands corps de l'État ; Murat traita les généraux ; Lucien reçut les membres du Conseil d'État. Le soir, quand ils furent seuls, Bonaparte dit à sa femme en guise de bonne nuit : Allons, petite créole, vous allez vous coucher dans le lit de vos maîtres.

BONAPARTE À LA MALMAISON. — La vie officielle des Tuileries, surtout au début, pesait à Bonaparte. Son grand délassement était d'aller à la Malmaison. Joséphine avait acheté cette terre pendant que son mari était en Égypte ; de nombreux embellissements et l'agrandissement du parc en avaient fait une propriété charmante. Quand Bonaparte quittait les Tuileries le samedi soir pour aller passer le dimanche à la Malmaison, on eût dit d'un écolier qui va à la campagne un jour de congé. Un théâtre y avait été organisé pour la comédie ; Hortense, qui était, à côté de sa mère, l'âme de ces fêtes, avait enrôlé une troupe d'amateurs. Il y avait des réunions musicales. Méhul, l'auteur du Jeune Henri, tenait le piano ; Hortense jouait de la harpe ; Joséphine Grassini, la célèbre cantatrice que Bonaparte avait amenée d'Italie, faisait entendre sa voix dramatique. On improvisait des charades ; on jouait à des jeux de plein air, comme aux barres, à colin-maillard, à saute-mouton. Un jour il y avait dans les allées du parc une grande partie de saute-mouton ; l'un des invités, Isabey, venait de sauter par-dessus plusieurs épaules ; il arriva devant le dos d'un promeneur de petite taille ; bravement, il le franchit comme les autres. Le dos était celui du Premier Consul. Bonaparte se contenta de regarder le malheureux peintre tout honteux de son audace.

ESPRIT DES RÉFORMES DU CONSULAT. — L'œuvre intérieure du Premier Consul fut moins une création qu'une restauration ; mieux encore, ce fut une fusion. Je ne crains pas, disait-il, de chercher des exemples et des règles dans les temps passés ; en conservant tout ce que la Révolution a pu produire de nouveautés utiles, je ne renonce pas aux bonnes institutions qu'elle a eu le tort de détruire.

Lorsque Bonaparte prit le pouvoir en mains, tout le corps social, comme dissous par dix ans d'anarchie, était en décomposition ; quelques mois plus tard, dit Chateaubriand, cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde. L'œil du maître avait découvert un cadre commode, qui convenait très bien à son œuvre : le département, legs de la Révolution. Il y fit entrer sinon les institutions administratives du passé, du moins l'esprit de ces institutions, et il opéra ainsi un mariage de raison entre l'ancien et le nouveau régime.

La première nécessité, la plus impérieuse comme aussi la plus difficile, c'était le rétablissement de l'ordre civil. Pour y réussir, il fallait avant tout rendre au pouvoir central la nomination de tous les pouvoirs locaux. Dans le département, dans l'arrondissement, dans la commune, tous les agents, au lieu de dépendre de l'élection, furent désormais nommés par le chef de l'État. Bonaparte reprenait la grande idée de l'administration centralisée de Richelieu et de Louis XIV ; il ressuscita l'intendant du passé sous les noms nouveaux de préfet et de sous-préfet.

L'organisation des préfectures se fit par la loi du 29 pluviôse an VIII, 18 février 1800. Ce fut le fait le plus caractéristique de l'administration consulaire. On aurait dit que le chef de l'État, assis dans son cabinet à sa table de travail, n'avait plus qu'à donner un coup de sonnette : la sonnette s'entendait partout et immédiatement tous les services entraient en branle. L'organisation des préfectures, disait Napoléon à Sainte-Hélène, leur action, leurs résultats, étaient admirables et prodigieux. La même impulsion se trouvait donnée en même temps à plus de quarante millions d'hommes, et, à l'aide de ces centres d'activité locale, le mouvement était aussi rapide à toutes les extrémités qu'au cœur même.

LE CONSEIL D'ÉTAT. — La monarchie de l'ancien régime avait été la monarchie des conseils ; il en fut de même pour le Consulat et l'Empire qui étaient la continuation de la monarchie. Autour de Louis XIV, plusieurs conseils représentaient les organes du gouvernement. Bonaparte reprit ces diverses institutions et les fondit en une seule, qui reçut le nom de Conseil d'Etat. Il était institué dès le 25 décembre 1799, un mois et demi à peine après Brumaire, dans ces semaines fécondes qui virent l'organisation du nouveau régime. Avec ses cinq sections, Intérieur, Finances, Guerre, Marine, Législation, il devint la cheville ouvrière de tout l'organisme administratif. Ses membres n'étaient point des idéologues, qui discutaient d'une manière académique sur des améliorations à introduire ; c'étaient des hommes d'affaires, aux idées précises, qui avaient, comme le maître, un sens exact des réalités.

ADMINISTRATION FINANCIÈRE. — Napoléon avait été initié à la science des finances par Mollien, ancien premier commis du ministère Calonne, dont il fit le ministre du Trésor de 1806 à 1815. Pendant toute la période consulaire et impériale, même pendant les Cent Jours, il n'eut qu'un ministre des Finances, Gaudin, ancien collaborateur de Necker, qu'il créa, en 1809, duc de Gaëte. Rien de brillant ni de vraiment original dans ce ministère des Finances, qui dura quinze ans ; mais des institutions sages, utiles, inspirées par un véritable esprit de prévoyance, appliquées avec suite.

Ce fut d'abord et tout de suite, dès le 20 février 1800, la fondation de la Banque de France ; le régime financier du pays, que le Directoire avait si mal gouverné, eut dès lors son ancre de salut. Ensuite, ce fut l'établissement, d'après les idées du passé, de deux sources de revenus, les contributions directes et les contributions indirectes ; elles ne devaient fonctionner d'une manière parfaite que sous l'Empire. Désormais, l'État perçut lui-même ses revenus ; il le fit avec ordre, avec mesure, comme un sage économe, qui a intérêt à ménager la matière imposable. Par une série d'intermédiaires, qui furent le percepteur, le receveur particulier, le receveur général, les directeurs des contributions, l'argent se mit à passer des poches des Français dans les caisses publiques, à jour fixe, d'une manière réglée. La machine fut merveilleusement outillée pour produire le maximum de rendement avec le minimum de rouages.

Pour les résultats, ils sont vraiment admirables. En 1789, l'Etat avait quatre cent soixante-quinze millions de revenus. Sous la Révolution, ces millions s'évanouirent. Alors, comme il fallait vivre, on mit à profit les biens nationaux ; on entendait par là soit les biens du clergé qui, suivant un euphémisme, furent mis à la disposition de la nation, soit les biens des émigrés, confisqués sans autre forme de procès. On eut encore recours à l'emprunt. Le tout avait abouti à la banqueroute que le Directoire déguisa sous le nom de consolidation du tiers. Avec le Consulat et dans les premières années de l'Empire, l'État put disposer de sept cent cinquante à huit cents millions de revenus, sans prendre les capitaux de personne, sans se dérober à aucune dette, sans en contracter de nouvelles. En 1811, les caves des Tuileries contenaient une réserve de trois cents millions en or.

Les règlements n'auraient pas suffi pour donner de pareils résultats ; il avait fallu refaire la moralité financière des agents de tout ordre. À cet égard, le Premier Consul fut un terrible inquisiteur, avec qui il ne fallait pas badiner. Trois fois par mois, le ministre des Finances lui apportait les états détaillés de toutes les parties de l'administration financière. C'était chaque fois un volume de trente-cinq à quarante pages grand in-folio, toutes bourrées de colonnes de chiffres, auquel dix commis avaient travaillé pendant plusieurs jours. Bonaparte les parcourait une à une, demandait des explications ; il fallait que tout fût justifié, jusqu'au dernier centime. Au bout de quelque temps de ce contrôle sévère, les livres de la comptabilité publique furent tenus dans un ordre irréprochable.

BONAPARTE ET LE CATHOLICISME. — Trois jours après son entrée dans la capitale de la Lombardie, le 5 juin 1800, Bonaparte avait adressé aux curés de Milan une allocution, qui était le programme de sa politique religieuse.

Persuadé, leur disait-il, que la religion catholique est la seule qui puisse procurer un bonheur véritable à une société bien ordonnée et affermir les bases d'un bon gouvernement, je vous assure que je m'appliquerai à la protéger et à la défendre dans tous les temps et par tous les moyens.... Actuellement que je suis muni d'un plein pouvoir, je suis décidé à mettre en œuvre tous les moyens que je croirai les plus convenables pour assurer et garantir cette religion.

Plus tard, à Sainte-Hélène, il disait : Lorsque je saisis le timon des affaires, j'avais déjà des idées arrêtées sur tous les grands éléments qui cohésionnent la société. J'avais pesé toute l'importance de la religion ; j'en étais persuadé, et j'avais résolu de la rétablir. La religion à laquelle il songeait était celle dont il avait parlé aux curés de Milan : c'était le catholicisme. Il me faut, disait-il, l'ancienne religion catholique. Celle-là seule est au fond des cœurs, d'où elle n'a jamais été effacée ; elle peut seule me les concilier ; elle est seule en état d'aplanir tous les obstacles.

Peu après la bataille de Marengo, Bonaparte avait eu avec un prélat italien, le cardinal Martiniana, un entretien sur l'opportunité d'un rapprochement entre la France et le Saint-Siège. Ce fut le point de départ des relations qui eurent pour effet de renouer entre Paris et Rome les relations que la Révolution avait brisées. Le moine bénédictin Chiaramonti occupait alors la chaire de saint Pierre sous le nom de Pie VII ; il avait été évêque d'Imola, petite ville de la Romagne, à l'époque où Bonaparte commandait l'armée d'Italie. L'évêque et le général étaient arrivés presque en même temps à la Papauté et au Consulat. Leurs destinées devaient être étroitement mêlées, à propos des négociations du Concordat, des fêtes du sacre, des attentats qui eurent pour théâtre Rome et Fontainebleau.

Le cardinal Consalvi était arrivé à Paris, au mois de juin 1801, pour hâter les négociations ; il était accompagné de l'évêque de Parme, Caselli, et d'un théologien de la chancellerie du Pape, Spina. Ils se mirent en rapports avec une commission composée de Joseph Bonaparte, du conseiller d'État Crétet et de l'abbé Bernier, qui venait de jouer un rôle important dans la pacification de la Vendée. Bien des obstacles pouvaient s'opposer à cette œuvre de réconciliation. Sans parler de l'hostilité des anciens révolutionnaires, qui voyaient dans la paix religieuse on ne sait quelle capucinade, il fallait compter avec la résistance du clergé qui avait accepté la Constitution civile de 1791 et qui, ayant adhéré à l'esprit nouveau, se regardait comme garanti par la Révolution ; il fallait compter encore avec la résistance de l'ancien clergé, qui pouvait réclamer le retour pur et simple du passé.

LE CONCILE DE 1801. — Les évêques constitutionnels, comme pour se faire illusion et s'imposer au Gouvernement, avaient décidé de tenir à Paris un Concile national. Il s'ouvrit à Notre-Dame le 29 juin 1801 ; trente-sept évêques y prirent part. Les membres les plus en vue étaient Le Coz, évêque de Rennes, justement estimé pour son savoir-faire ; Royer, le nouvel évêque de Paris ; Grégoire, évêque de Blois, qui fit un long discours sur l'utilité du Concile et sa nécessité à l'heure présente ; Lacombe, évêque de Bordeaux ; Debertier, évêque de Rodez. Le Concile dura jusqu'au 16 août. Malgré l'éclat de certaines séances, ses membres ne pouvaient pas se faire illusion ; ils venaient de célébrer avec pompe les funérailles de l'Église constitutionnelle.

La volonté expresse du Premier Consul et l'esprit de conciliation de Pie VII finirent par triompher des difficultés de droite et de gauche. Elles avaient été cependant assez épineuses. J'ai eu plus de peine, a dit plus tard l'Empereur sans exagération, à rétablir l'exercice du culte qu'à gagner des batailles.

1801. LE CONCORDAT. — Le Concordat fut signé à Paris le 15 juillet 1801. Cet acte célèbre, qui a réglé jusqu'à 1909 les rapports de l'Église et de l'État en France, avait les caractères d'un contrat bilatéral, avec des droits et des devoirs réciproques.

Le texte se composait de dix-sept articles, précédés d'un court préambule :

Le Gouvernement de la République reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des citoyens français. Sa Sainteté reconnaît également que cette même religion a retiré et attend encore en ce moment le plus grand bien et le plus grand éclat de l'établissement du culte catholique en France et de la profession particulière qu'en font les Consuls de la République.

La religion catholique, apostolique et romaine était librement exercée en France Son culte était public, en se conformant aux règlements de police.

Le Premier Consul nommait les évêques, et le Pape leur conférait l'institution canonique. Les évêques nommaient les curés, et leurs choix étaient agréés par le Gouvernement. Par un article très important, Sa Sainteté déclarait que ni Elle ni ses successeurs ne troubleraient en aucune manière les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés.

Le 18 germinal an X, 8 avril 1802, le Concordat fut converti en loi de l'État par le vote du Corps législatif. À la même date furent votées les lois organiques sur les cultes, couramment appelées lois de Germinal, qui règlent les relations de l'État avec les différents cultes. Voici les principaux points qui concernent la religion catholique

Les quatre articles de 1682, qui sont le fondement du gallicanisme, doivent être enseignés dans tous les séminaires ; aucune bulle du Saint-Siège ne peut être publiée en France sans l'autorisation du Gouvernement ; toute infraction au Concordat est qualifiée abus et déférée au Conseil d'État ; aucun concile ne peut se tenir en France sans l'autorisation du Gouvernement ; l'usage des cloches est rétabli ; la célébration du dimanche et de quatre fêtes mobiles, Ascension, Assomption, Toussaint, Noël, est reconnue ; il est défendu de célébrer le culte hors des temples dans les villes où il y a des temples de différents cultes ; il est défendu de célébrer un mariage à l'église sans la production préalable de l'acte de mariage civil ; les registres paroissiaux des baptêmes et des décès sont sans valeur en justice.

LA FÊTE DE PÂQUES DE 1802. — Bonaparte avait choisi le dimanche de Pâques, 18 avril 1802, pour la célébration d'une grande fête religieuse et nationale. Le matin, à six heures, le canon, qui mêlait sa voix au bourdon de Notre-Dame, annonçait au peuple, par une salve de cent coups, qu'un Te Deum serait chanté à l'église métropolitaine pour célébrer la paix d'Amiens, la promulgation du Concordat et le rétablissement de la religion catholique. Le préfet de police, accompagné des douze maires et des commissaires de police, escorté de détachements de troupes, parcourut tous les quartiers pour annoncer la grande nouvelle : la paix avec l'ennemi, la paix avec les consciences. Quelques heures plus tard, la foule se pressait sur le passage du cortège des trois Consuls, qui s'avançait au pas, des Tuileries vers l'île de la Cité. Les Consuls se rendirent à Notre-Dame dans une voiture attelée de huit chevaux. Devant la voiture consulaire, de superbes coursiers, don du roi d'Espagne à Bonaparte, étaient conduits en main par des mameluks aux habits chamarrés d'or. Ensuite la file des carrosses des ministres, des ambassadeurs, des généraux en grande tenue, s'avançait au milieu de la Garde consulaire, parée de ses uniformes éclatants.

En arrivant à l'église métropolitaine, les Consuls furent reçus par le nouvel archevêque de Paris, nommé depuis dix jours, Mgr de Belloy, et par le cardinal Caprara, légat du Saint-Siège. Un détail important du cérémonial avait été réglé à l'avance. Le clergé avait fait demander au Premier Consul si ses deux collègues devaient être encensés avec lui. Il avait répondu : Non. Il fut donc encensé, lui tout seul. La messe avait été dite par le cardinal Caprara. L'assistance n'avait peut-être pas tout le recueillement désirable. On entendait des chuchotements, des murmures ; certains pouvaient partager les sentiments d'Augereau : Très belle cérémonie, disait le rude jacobin ; il n'y manque que le million d'hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que nous rétablissons. On vit des assistants sortir de leurs poches des morceaux de pain et des tablettes de chocolat. Cependant, lorsque, dans la vaste basilique du moyen âge, éclatèrent les accents du Te Deum de Paisiello, accompagné par deux orchestres que conduisaient Méhul et Cherubini, lorsque le bourdon fit de nouveau entendre sa voix d'airain, une émotion profonde s'empara de la foule. J'ai assisté à la cérémonie de la proclamation du Concordat à Notre-Dame, dit le chancelier Pasquier. Jamais Bonaparte n'a paru plus grand que ce jour-là.

BONAPARTE ET CHATEAUBRIAND. — Quatre jours avant cette fameuse fête de Pâques, le 14 avril 1802, Chateaubriand faisait paraître le Génie du Christianisme ; il répondait par ce livre au besoin de l'immense majorité des âmes françaises, au moment même où le Premier Consul y répondait par le Concordat. Il n'avait pas encore aperçu Bonaparte quand une soirée donnée par Lucien, ministre de l'Intérieur les mit en rapport. J'y fus invité, dit-il, comme ayant rallié les forces chrétiennes et les ayant ramenées à la charge. J'étais dans la galerie, lorsque Napoléon entra ; il me frappa agréablement. Je ne l'avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son œil admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le regard ; rien de théâtral et d'affecté. Le Génie du Christianisme, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n'eût pas été ce qu'il était si la Muse n'eût pas été là : la raison accomplissait les idées du poète....

Bonaparte m'aperçut et me reconnut ; j'ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait pas qui il cherchait ; les rangs s'ouvraient successivement ; chacun espérait que le Premier Consul s'arrêterait à lui ; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : Monsieur de Chateaubriand ! Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité ; sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l'Egypte et des Arabes, comme si j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. J'étais toujours frappé, me dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front. Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'Orient ?

Bonaparte s'interrompit, et, passant sans transition à une autre idée : Le Christianisme ! Les idéologues n'ont-ils pas voulu en faire un système d'astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le Christianisme est petit ? Si le Christianisme est l'allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé de la grandeur à l'infâme. Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, un esprit est passé devant moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s'est tenu là ; je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme un petit souffle.

LA LÉGION D'HONNEUR. — Il est très commode, disait un jour Napoléon à Mme de Rémusat, de gouverner les Français par la vanité. Il a répété, à plusieurs reprises, cette manière d'aphorisme : Aux Français, il faut de la gloire, les satisfactions de la vanité ; mais la liberté, ils n'y entendent rien. Pour ces Français épris de distinctions honorifiques, l'ancien régime avait ses ordres de chevalerie, les ordres de Saint-Michel et du Saint-Esprit dits les ordres du Roi, l'ordre de Saint-Louis, l'ordre du Mérite militaire. Le Premier Consul remplaça toutes ces décorations civiles et militaires par une décoration unique, la Légion d'honneur.

On appelle cela des hochets, disait-il lui-même au Conseil d'État, mais c'est avec des hochets qu'on mène les hommes.... Les Français ne sont pas changés par dix ans de révolution.... Voyez comme le peuple se prosterne devant les décorations des étrangers ; ils en ont été surpris, aussi ne manquent-ils pas de les porter.... Les Français n'ont qu'un sentiment, l'honneur ; il faut donc donner de l'aliment à ce sentiment-là, il leur faut des distinctions. Il disait encore à Sainte-Hélène : Des nations vieilles et corrompues ne se gouvernent pas comme les peuples jeunes et vertueux ; on sacrifie à l'intérêt, à la jouissance, à la vanité. Voilà le secret de la reprise des formes monarchiques, du retour des titres, des croix, des cordons, colifichets innocents, propres à appeler les respects de la multitude, tout en commandant le respect de soi-même.

Le 19 mai 1802, un mois après la fête de Notre-Dame, paraissait la loi qui portait création de la Légion d'honneur. Le Premier Consul avait lui-même plaidé devant le Conseil d'État le côté égalitaire de cette institution, dont il voulait faire la récompense des mérites de tout ordre. Les soldats, avait-il dit, ne sachant ni lire ni écrire, seront fiers, pour prix d'avoir donné leur sang à la patrie, de porter la même décoration que les grands talents de l'ordre civil ; et ceux-ci, de leur côté, attacheront d'autant plus de prix à cette récompense de leurs travaux, qu'elle sera la décoration des braves. Cependant le Tribunat et le Corps législatif, malgré leur docilité coutumière, avaient fait une vive opposition au projet de loi. On lui reprochait de rétablir une institution de l'ancien régime, de porter atteinte à l'égalité en rétablissant la noblesse par une voie détournée. Au Conseil d'État, au Tribunat, au Corps législatif, sur un total de trois cent quatre-vingt-quatorze votants, il n'y eut qu'une majorité de soixante-dix-huit voix.

D'après l'organisation primitive, la Légion d'honneur comprenait seize cohortes, qui correspondaient à seize divisions territoriales de la République. Dans chaque cohorte, il devait y avoir sept grands officiers, vingt commandants, trente officiers, et trois cent cinquante légionnaires. La décoration, qui fut fixée sous l'Empire, portait l'effigie impériale avec cette légende : Napoléon, Empereur des Français et cet exergue Honneur et Patrie.

PROJETS PRÉPARATOIRES D'UN CODE CIVIL. — Le 21 mars 1804 le duc d'Enghien était fusillé dans les fossés de Vincennes ; le même jour, le Code civil fut décrété, pour nous apprendre, dit Chateaubriand avec une ironie amère, a respecter les lois. L'idée d'un code unique de lois civiles s'appliquant à tous les Français avait pu être exprimée dans le passé. Pour qu'elle devînt réalisable, il fallait la Révolution ; car, à partir de 1789, il n'y eut plus ni Provençaux, ni Normands, ni Bretons, il n'y eut que des Français. La Constituante avait -fait la promesse d'un Code civil, la Convention se préoccupa de l'exécuter. Cambacérès avait rédigé plusieurs projets qui portaient la trace des opinions successivement maîtresses dans l'assemblée. Brumaire se fit ; aussitôt le Premier Consul reprit, pour la conduire jusqu'au bout, l'œuvre amorcée depuis une dizaine d'années.

Une commission chargée de préparer un Code civil était constituée dès le 24 thermidor an VIII, deux mois après Marengo. Cambacérès en avait désigné les membres : Tronchet, Portalis, Bigot de Préameneu, Malleville. Deux noms donnaient la note de la commission : Tronchet, l'un des premiers jurisconsultes de France, l'une des forces du parti modéré dans la Constituante, défenseur du roi devant la Convention, esprit pondéré s'il en fut, et tout désigné pour un arbitrage national ; Portalis, l'orateur brillant et philosophe, longtemps en dehors des événements, entré seulement au Conseil des Anciens, victime alors des violences de Fructidor, forcé d'errer de prison en prison, d'exil en exil, et n'ayant gardé néanmoins des souffrances qu'il a endurées qu'un vif désir de servir un pouvoir juste et une France rassérénée.

Le Conseil d'État tout entier prit part à cette grande œuvre, avec deux hommes pour l'inspirer, Cambacérès et le Premier Consul. Cambacérès, selon le mot de Bonaparte, faisait l'avocat général, parlant tantôt pour, tantôt contre ; il savait indiquer le confluent précis où la Révolution et l'ancien régime pouvaient mêler leurs eaux. Quant au Premier Consul, assidu aux séances, à l'aise au milieu de tous ces juristes de métier, il était là, comme l'a dit Portalis, jetant un souffle de vie sur des débris et des matériaux épars qui avaient été dispersés par les tempêtes révolutionnaires. On a conservé plusieurs de ses improvisations ; elles sont remarquables par la justesse des vues et par le libéralisme des sentiments. Sous la Restauration, un ancien ministre de Louis XVI exprimait à ce propos son étonnement : Votre Bonaparte, votre Napoléon était un homme bien extraordinaire, il faut en convenir. Que nous étions loin de le connaître, de l'autre côté de l'eau (en Angleterre) ! Nous ne pouvions nous refuser a l'évidence de ses victoires et de ses invasions, il est vrai ; mais Genséric, Attila, Alaric en avaient fait autant. Aussi me laissait-il l'impression de la terreur bien plus que celle de l'admiration. Mais, depuis que je suis ici, je me suis avisé de mettre le nez dans les discussions du Code civil, et, dès cet instant, ce n'a plus été que de la profonde vénération. Mais où diable avait-il appris tout cela ?... Et puis voilà que chaque jour je découvre quelque chose de nouveau. Ah ! quel homme vous aviez là ! Vraiment, il faut que ce soit un prodige.

Portalis lui-même a parfaitement expliqué, dans le Discours préliminaire sur le projet de Code civil, l'idée générale qui avait fait du Code nouveau une synthèse entre le droit romain, le droit coutumier et les principes de la Révolution. Nous avons respecté, dit-il, dans les lois publiées par nos assemblées nationales sur les matières civiles, toutes celles qui sont liées aux grands changements opérés dans l'ordre politique, ou qui, par elles-mêmes, nous ont paru évidemment préférables à des institutions usées et défectueuses. Nous avons fait une transaction entre le droit écrit et les coutumes, toutes les fois qu'il nous a été possible de concilier leurs dispositions ou de les modifier les unes par les autres, sans rompre l'unité du système et sans choquer l'esprit général. Il est utile de conserver tout ce qu'il n'est pas nécessaire de détruire ; les lois doivent ménager les habitudes, quand les habitudes ne sont pas des vices.

1804. LE CODE CIVIL. — La commission constituée par le Premier Consul avait rédigé un nouveau projet ; il fut communiqué au tribunal de Cassation et aux tribunaux d'Appel. Accompagné des observations de ces corps judiciaires, il revint devant le Conseil d'État. Le Tribunat fit parfois de l'opposition aux articles qui lui étaient présentés, en leur reprochant de n'être qu'une copie du droit romain et du droit coutumier ; quand il fut réduit à cinquante membres en 1802, il fut plus facile d'obtenir son adhésion. Par la loi du 30 ventôse an XII, 21 mars 1804, les trente-six lois de droit civil, votées à partir du mois de mars 1803, furent réunies en un seul code, contenant 2.281 articles, sous le nom de Code civil des Français. Sous l'Empire, la loi du 3 septembre 1807 donna au Code civil le nom de Code Napoléon. C'était justice ; car c'était bien la volonté du Premier Consul qui avait permis de réaliser une œuvre depuis si longtemps nécessaire ; elle avait fortement contribué à lui donner ce caractère de simplicité, de précision, de limpidité, qui le met, pour ainsi dire, à la portée de toutes les intelligences et qui allait permettre aux Français de le répandre dans les pays où la conquête portait leurs pas.

S'il fallait en croire Napoléon, il était plus fier de son œuvre de législateur que de son œuvre de conquérant, plus fier d'avoir imité Justinien que d'avoir dépassé César. À Sainte-Hélène, il écrivait : Ma vraie gloire n'est pas d'avoir gagné quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n'effacera, ce qui vivra éternellement, c'est mon Code civil.