NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE IV. — LE DIX-HUIT BRUMAIRE.

 

 

LE RETOUR TRIOMPHAL. — ARRIVÉE À PARIS. — LE DIRECTOIRE ET LA SITUATION GÉNÉRALE. — LA CRISE FINANCIÈRE. — LE GÉNIE TUTÉLAIRE, D'APRÈS BONAPARTE. — BONAPARTE À PARIS. — BONAPARTE ET SIEYÈS. — BONAPARTE ET LES DIRECTEURS. — BONAPARTE ET SES AMIS. — UNE SOIRÉE CHEZ BONAPARTE. — LE 18 BRUMAIRE. — LE 19 BRUMAIRE. — LA LOI DU 19 BRUMAIRE. — APRÈS LE COUP D'ÉTAT. — 1799. LA CONSTITUTION DE L'AN VIII. — NAPOLÉON ET LE 18 BRUMAIRE.

 

LE 9 octobre 1799, à huit heures du matin, les frégates Muiron et Carrère, qui composaient la petite division de Ganteaume, entraient dans la baie de Saint-Raphaël, en rade de Fréjus. Les batteries de la côte tirèrent quelques coups de canon contre ces navires inconnus et suspects ; mais on apprit bientôt que c'étaient des Français : c'était Bonaparte en personne. Alors, en un instant, la mer fut couverte d'embarcations : la municipalité de Saint-Raphaël accourut à bord de la frégate du général. On voulut en vain l'écarter, à cause du danger possible de la peste dont les passagers pouvaient apporter le germe. Il n'y avait point de quarantaine, répondit-elle, pour celui qui venait sauver la France de l'invasion. Nous aimons mieux la peste, disaient ces braves gens, que les Autrichiens. À midi, Bonaparte débarquait au milieu d'une population enthousiaste. Le soir du même jour, il était sur la route de Paris.

Ici commence la pompe triomphale qui, des bords de la Méditerranée aux rives de la Seine, allait se dérouler dans l'ivresse d'un enthousiasme spontané et universel. Cela fait penser au mot que les Français du XVIe siècle avaient dit sur Henri de Guise, et qui était encore plus vrai en 1799 : La France est folle de cet homme, car c'est trop peu dire amoureuse. De Fréjus à Aix, pendant la nuit, la voiture du général fut escortée par une foule d'hommes, venus des villages de Provence, qui couraient avec des flambeaux ; c'était d'ailleurs autant pour le protéger que pour lui faire escorte, car les bagages de Bonaparte furent pillés aux environs d'Aix par une troupe de brigands. À Aix, et partout où il passait, même enthousiasme.

LE RETOUR TRIOMPHAL. — Bonaparte s'arrêta douze heures à Lyon, le 13 octobre. Plus de trente mille personnes encombraient le quai des Célestins ; elles ne cessaient de le demander et de l'acclamer toutes les fois qu'il se montrait au balcon. Toutes les maisons, rapporte Marbot, qui passait par hasard à Lyon, étaient illuminées et pavoisées de drapeaux, on tirait des fusées, la foule emplissait les rues au point d'empêcher notre voiture d'avancer, on dansait sur les places publiques, et l'air retentissait des cris de Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie ! Et partout, dans cette course de plus de deux cents lieues, les mêmes applaudissements et la même joie. Tout le monde en France, suivant le mot de son compagnon Bourrienne, abrégea pour Bonaparte le chemin qui le conduisit au pouvoir. De Lyon, Bonaparte avait pris la route de Paris par Chalon et Nevers ; il avait assez entendu l'appel de la nation, il lui tardait d'arriver au cœur même du pays. Le choix de ce chemin détourné explique qu'il n'ait pas rencontré sa femme. Joséphine, qui avait ses raisons de courir au-devant de lui, était partie par la route de Dijon, aussitôt qu'une dépêche télégraphique, venue de Fréjus, lui avait appris la grande nouvelle ; elle alla ainsi inutilement jusqu'à Lyon.

Pour Bonaparte, c'étaient partout et toujours les mêmes témoignages de cet élan unanime, qui n'était ni commandé, ni payé. Sur la route, dit Barante, je rencontrai au delà de Briare la voiture du général Bonaparte qui revenait d'Égypte. Il est difficile de se faire une idée de l'enthousiasme universel que produisait son retour. Il a dit que les acclamations qui l'avaient accueilli sur son passage lui avaient donné la mission de sauver la France. C'était la vérité.

On peut citer aussi le témoignage de Ségur : À la grande nouvelle de son retour, répandue par les télégraphes, toutes les cloches avaient été mises en branle et des feux de joie allumés ; annoncée sur les théâtres, les représentations avaient été suspendues par des cris, des transports extraordinaires et des chants patriotiques ; dans d'autres lieux on avait vu la foule s'amasser, les citoyens se serrer les mains et se jeter dans les bras l'un de l'autre en pleurant de joie et d'enthousiasme. Cette joie fut fatale à un ancien conventionnel, Baudin des Ardennes, qui était alors membre du Conseil des Anciens. Par haine de la royauté il avait mis en Bonaparte toutes ses espérances. Quand il apprit la nouvelle de son débarquement à Fréjus, il en mourut de joie et de saisissement.

ARRIVÉE À PARIS. — Le 16 octobre (1799), Bonaparte était de retour à Paris, qu'il avait quitté dix-sept mois auparavant pour s'embarquer à Toulon. Que de chemin parcouru depuis ! Bonaparte avait été accueilli dans la France entière comme un sauveur ; mais le prestigieux acteur qui était en lui, qui savait toujours jouer le personnage de l'endroit et de l'heure, eut le bon goût de faire à Paris une entrée discrète, à six heures du matin, sans bruit, sans escorte. Les Parisiens ne connurent son arrivée que le lendemain seulement par les journaux ; ils apprirent qu'il avait avec lui Berthier, Monge et Berthollet ; qu'il était extrêmement fatigué.

Muet, impénétrable, ne connaissant d'ailleurs rien de précis sur l'état des affaires, ne sachant qu'une chose, que la France l'avait acclamé et qu'il était prêt à répondre à ses acclamations, Bonaparte avait couru s'enfermer dans son petit hôtel de la rue de la Victoire. En arrivant, il n'y avait trouvé qu'un membre de sa famille, sa mère, la femme forte, qui assistait impassible à l'aventure épique. Mme Bonaparte avait alors cinquante ans, son fils en avait trente.

De ce coin de Paris, comme d'un observatoire, le général allait prendre le vent, interroger l'horizon politique, guetter les événements. Ce rôle de vigie dura au plus trois semaines. Vingt jours environ plus tard, ses idées étaient arrêtées. Il redescendait dans l'arène pour y jouer la partie décisive.

LE DIRECTOIRE ET LA SITUATION GÉNÉRALE. — Il n'est point nécessaire de réfléchir longtemps pour comprendre que le Directoire, gouvernement ridicule et corrompu, se traînait de crise en crise vers le terme de son règne.

Au point de vue militaire, il semblait que Bonaparte avait emporté avec lui, de l'autre côté de la Méditerranée, la fortune de la République. La guerre entre la France et l'Europe avait recommencé en 1799. Jourdan, le héros de Fleurus, avait été chassé de l'Allemagne ; les Anglais et les Russes avaient débarqué sur le sol de la Hollande, conquis quatre ans plus tôt par les soldats de Pichegru ; l'Italie des héros de 1796, l'Italie des triomphateurs de Lodi, d'Arcole, de Rivoli, était la proie des Autrichiens et des Russes ; Scherer, Moreau, Macdonald, Joubert, Championnet, tous nos généraux avaient été vaincus les uns après les autres. Sans doute, au moment même où Bonaparte mettait le pied sur le sol français, les victoires de Masséna en Suisse sur Khorsakov et sur Souvarov, la victoire de Brune en Hollande sur le duc d'York avaient écarté tout danger immédiat ; mais l'alarme avait été terrible, peut-être allait-elle réapparaître.

C'est surtout sur elle-même, en son propre sein, que la France s'affligeait de voir les effets désastreux de ce gouvernement de jacobins nantis, qui formaient le Directoire et sa triste séquelle. La terreur, sournoisement, hypocritement, revenait à l'ordre du jour, sans cette horreur dramatique de 93 et de 94, sans ce souffle de Wissembourg ou de Fleurus qui lui avait donné naguère comme une grandeur épique.

Le gouvernement, quel était-il ? La soi-disant représentation nationale était devenue le bien d'une minorité factieuse. Le plus audacieux des coups d'État, le Dix-huit Fructidor, avait imposé à la France le joug d'une oligarchie qui se disait républicaine et qui n'était qu'un syndicat de corrompus et de jouisseurs. Sur une illégalité flagrante qui avait eu la banqueroute pour raison et pour résultat, elle avait échafaudé une tyrannie imbécile et odieuse. Elle venait de décréter la loi des otages, qui rendait les Français restés en France responsables dans leurs biens et leur personne de la conduit : de leurs parents passés à l'étranger.

LA CRISE FINANCIÈRE. — De la banqueroute des assignats on était tombé dans la banqueroute des mandats territoriaux, et de celle-ci dans l'opération qu'on avait baptisée du nom, scandaleusement hypocrite, de tiers consolidé. Le résultat de ces faillites à peine dissimulées, le voici. Le second jour du Consulat, quand Bonaparte voulut envoyer un courrier au général Championnet, commandant en chef de l'armée d'Italie, on trouva en tout dans le Trésor, pour donner au courrier, la somme disponible de douze cents francs. Comment le Directoire aurait-il eu des finances, alors que les routes étaient infestées de brigands, que tous les agents de l'État, depuis les pentarques, qui trônaient et banquetaient au Luxembourg, jusqu'aux membres des administrations locales, se livraient tous à des déprédations éhontées ? Anarchie, persécution, concussion : les trois mots peuvent résumer cette triste époque, et ils en disent long.

Non : le Directoire serait mal venu à se poser en victime, à réclamer les palmes du martyre, parce que d'un geste son congé lui fut signifié. Pour un gouvernement inventé tout exprès pour servir de patronage aux intrigants, pour une troupe d'ignobles et fanatiques hypocrites, qui, sous le nom de république et de liberté, avaient réduit la France à la plus honteuse et à la plus vile servitude, on ne voit vraiment pas quelles circonstances atténuantes on pourrait inventer.

Détesté de tout le monde, sauf de la poignée d'intrigants qui mangeaient à même au râtelier de la République, le Directoire n'était plus redouté de personne. La France sentait qu'elle avait en elle une moisissure odieuse, dangereuse sans doute, mais grotesque aussi, et que ce régime était en train de s'écrouler dans le mépris. Quel était l'homme capable de procéder à l'opération de dignité nationale et de salubrité publique dont le pays, las des avocats et des jouisseurs, sentait depuis longtemps l'impérieux besoin ?

LE GÉNIE TUTELAIRE, D'APRÈS BONAPARTE. — Il faut entendre le général qui allait renverser le Directoire ; en quelques phrases vibrantes, il a caractérisé cette sorte de conspiration latente qui s'était organisée contre le gouvernement, et qui cherchait un peu au hasard l'homme nécessaire.

Lorsqu'une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir ; lorsque, cédant tour à tour à l'influence des partis contraires et vivant au jour le jour sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les citoyens les plus modérés sont forcés de convenir que l'État n'est plus gouverné ; lorsque, enfin, à sa nullité au dedans l'administration joint le tort le plus grave qu'elle puisse avoir aux yeux d'un peuple fier, je veux dire l'avilissement-au dehors, une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de sa conservation l'agite, et, promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver. Ce génie tutélaire, une nation le renferme toujours dans son sein ; mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu'il existe ; il faut qu'il soit connu, il faut qu'il se connaisse lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées sont impuissantes ; l'inertie du grand nombre protège le gouvernement nominal ; et, malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent pas contre lui. Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup signe d'existence, l'instinct national le devine et l'appelle, les obstacles s'aplanissent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son passage semble dire : Le voilà !

C'était le mot de Moreau quand il avait appris le retour de Bonaparte à Paris. Voilà l'homme qu'il vous faut ! avait-il dit à Sieyès.

BONAPARTE À PARIS. — Mais, si c'était là le cri de la France au passage de Bonaparte, si chaque parti, terroristes ou chouans, révolutionnaires de gauche ou révolutionnaires de droite, croyait trouver en lui l'homme qui lui manquait, chaque parti se trompait. Bonaparte comptait se servir des uns et des autres, ou mieux de tous les partis, mais il entendait bien n'en servir aucun.

Sa conduite à Paris depuis son retour fut un vrai chef-d'œuvre d'habileté manœuvrière. Il donna des espérances ou plutôt il laissa concevoir des espérances à tout le monde, mais il ne donna de gages à personne. Il le dira aux Anciens, le 19 brumaire : J'ai le secret de tous les partis. Tous sont venus sonner à ma porte. Plus tard, il faisait cette confidence à Mme de Rémusat : Le Directoire frémit de mon retour ; je m'observai beaucoup, c'est une des époques de ma vie où j'ai été le plus habile. Je voyais l'abbé Sieyès et lui promettais l'exécution de sa verbeuse constitution ; je recevais les chefs des jacobins, les agents des Bourbons ; je ne refusais de conseils à personne, mais je n'en donnais que dans l'intérêt de mes plans. Je me cachais au peuple, parce que je savais que, lorsqu'il en serait temps, la curiosité de me voir le précipiterait sur mes pas. Chacun s'enferrait dans mes lacs, et, quand je devins le chef de l'État, il n'existait point en France un parti qui ne plaçât quelque espoir sur mon succès.

Sait-on la seule chose qu'il fit ouvertement pendant ces vingt jours, au vu et au su de tout le monde ? Il assista à trois séances de l'Institut. Ses confrères pouvaient indirectement le servir ; car il était prudent de ne pas avoir contre soi les grands intellectuels de l'époque ; aussi il les enjôla supérieurement. Coup sur coup, le 23, le 27 octobre, le 2 novembre, il se rendit, en toute simplicité, à deux séances ordinaires et à la séance générale de l'Institut. Devant ses confrères attentifs et flattés, il fit une communication sur le percement du canal de Suez, qu'il disait d'une exécution facile. D'autre part, le premier billet qu'il avait écrit à son retour était un remerciement à Laplace, son ancien examinateur de l'Ecole Royale militaire, pour l'envoi de la Mécanique céleste ; il l'invitait à dîner chez lui. Ces idéologues furent ravis. Ils crurent avoir trouvé leur homme ou leur dieu, je ne sais quel Cincinnatus qui aurait lu Rousseau. Un mot courut, qui prouve que le flair des hommes n'était pas leur plus grande qualité : De tous les militaires, c'est encore le plus civil. Peut-être voulaient-ils dire par là qu'à côté des Jourdan, des Bernadotte, des Augereau, qui passaient pour des piliers du jacobinisme et des soudards, le fondateur de l'Institut d'Égypte était un savant, ami de la philosophie et des lumières. En cela, ils avaient raison ; mais il y avait bien autre chose encore, dans leur jeune et illustre confrère, qu'ils ne soupçonnaient pas.

En dehors des trois séances de l'Institut, on vit encore Bonaparte à des cérémonies officielles, auxquelles il ne pouvait pas ne pas assister : ainsi, le 22 octobre, à un dîner au Luxembourg, chez Gohier, le président du Directoire ; ainsi encore, le 6 novembre, à un banquet qui lui était offert, à lui et à Moreau, par les membres des deux Conseils dans le temple de la Victoire : c'était le nom que portait alors l'église Saint-Sulpice. Ce banquet avait été organisé par souscription, le nombre des convives y était excessif ; il ne causa pas plus de plaisir à Bonaparte qu'aux assistants : on s'épiait, on se sentait mal à l'aise, on avait le sentiment que quelque chose se préparait ; mais quoi ? Dès que le repas fut fini, Bonaparte se leva, il fit le tour des tables avec Berthier et Bourrienne : Je m'ennuie, leur dit-il, allons-nous-en. Et il disparut.

BONAPARTE ET SIEYÈS. — Le dîner chez Gohier ne fut pas moins significatif. Bonaparte y rencontrait pour la première fois Sieyès, qui avait été élu Directeur au mois de mai précédent. Le manufacturier de constitutions était prêt, on le savait, à en échafauder une, si on lui faisait place nette ; il cherchait un homme, ou, comme il disait, une épée. Les deux futurs complices étaient séparés à table par la maîtresse de la maison ; ils échangèrent à peine quelques monosyllabes. Là aussi, il y avait beaucoup de gêne chez les convives. Gohier, qui était cependant comme le président de la République en service, n'était pas le moins embarrassé ; il joua un peu dans ces circonstances le rôle de ces Gérontes de comédie, qui sont bernés par tous les personnages de la pièce. Bonaparte seul, dit un assistant, avait l'air d'être chez soi.

Êtes-vous sûr, lui demandait le lendemain un ami, que Sieyès soit contre vous ? Je n'en sais rien encore, mais c'est un homme à système, que je n'aime pas. Pauvre abbé Sieyès, auteur de la fameuse brochure sur le tiers état en 1789, combien il fut mystifié dans cette aventure, dont il est cependant le premier auteur responsable ! Il ne vit pas que toute sa belle métaphysique politique, bonne au plus pour une académie, allait crever, comme une bulle de savon, devant le génie pratique et positif du général. Sieyès, disait un jour Cambacérès devant Talleyrand, est un homme très profond. Et ce maître pince-sans-rire de répliquer : Profond, Sieyès ?... C'est creux, très creux, que vous voulez dire.

BONAPARTE ET LES DIRECTEURS. — Cependant, des intermédiaires habiles, comme Talleyrand, eurent tôt fait de rapprocher le Directeur et le général. L'un cherchait un homme d'action ; l'autre avait besoin de l'autorité d'un idéologue.

Avec Sieyès, qui se livrait inconsciemment à Bonaparte, s'abandonna aussi le Directeur Roger-Ducos ; personnage politique sans caractère propre, que sa médiocrité même avait fait élire au Directoire au mois de juin précédent, il était à la discrétion de Sieyès. Qu'allait faire Barras ? Il se croyait nécessaire à Bonaparte, sous le prétexte qu'il lui avait ouvert le chemin de la gloire. Mais toute association avec l'homme qu'on appelait le chef des Pourris, et qui probablement venait de recevoir de l'argent des royalistes, aurait été si compromettante, que Bonaparte n'eut garde de le voir : il le laissa à l'écart, dans l'ignorance de ses desseins. Barras, avili et joué, n'eut d'autre ressource que d'envoyer sa démission au moment même où Bonaparte commençait l'exécution du coup d'État.

Restaient Gohier et le général Moulins, les seuls Directeurs qui fussent vraiment attachés à la Constitution de l'an III. Il était inutile de s'en occuper, du moment où, sur les trois autres, il y en avait deux, Sieyès et Roger-Ducos, qui étaient acquis, et le troisième, Barras, qui devait laisser faire. En effet, aux termes de la Constitution, le Directoire ne pouvait prendre aucune délibération s'il n'y avait pas au moins trois Directeurs présents. Au moment critique, il n'y en eut plus que deux, Gohier et Moulins. Ainsi, suivant la remarque comique de Gohier, ce fut la Constitution elle-même qui mit les Directeurs dans l'impossibilité de défendre la Constitution.

BONAPARTE ET SES AMIS. — J'allais presque tous les jours rue de la Victoire, rapporte Arnault. Quoi de nouveau ? me disait le général, dès qu'il me voyait. — Rien de nouveau. Toujours mêmes plaintes, toujours mêmes reproches... chacun répète ici ce qui vous a été dit sur la route depuis Fréjus jusqu'à Paris. Chacun vous adresse le même vœu ou plutôt vous donne le même ordre. — Vraiment ! répliquait-il en riant, et il parlait d'autres choses. Cependant, aux premiers jours de novembre, le parti de Bonaparte était pris. Un tas d'imbéciles, disait-il du Directoire et des Conseils ; des gens qui avocassent du matin au soir dans leurs taudis ! Tous ceux qui étaient dans le secret, comme Cambacérès, Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, Bernadotte même, que Bonaparte aurait voulu séduire, s'étaient réunis, le 29 octobre, au château de Mortefontaine, dans la magnifique propriété que Joseph Bonaparte venait d'acheter près de Survilliers. Là furent jetées les bases d'un coup d'État très prochain. Un accident fut sur le point de faire tout manquer. En tombant de cheval dans une promenade à travers le parc, Bonaparte faillit se tuer ; il en fut quitte pour quelques minutes d'évanouissement. C'est pourtant, dit-il en riant, cette petite pierre contre laquelle tous nos projets ont pensé se briser.... Joseph me ferait de la morale, s'il savait cela. N'en parlez à personne.

Or le Directoire avait un ministre de la Police générale qui n'était autre que Fouché. Cet homme d'intrigues ignorait ou feignait d'ignorer celles qui se nouaient à quelques pas de son cabinet. Un jour, il avait réuni à sa table vingt-quatre convives ; avec Bonaparte Bruix, Rœderer, Regnauld, c'étaient tous les personnages de marque de la conjuration. — Le beau coup de filet qu'il ferait, remarqua l'un d'eux, en fermant seulement ses portes.

UNE SOIRÉE CHEZ BONAPARTE. — Le 7 novembre, il y avait une soirée à l'hôtel de la rue de la Victoire. Le bon Gohier, le perspicace Fouché étaient des invités du général. Quoi de neuf, citoyen ministre ? demanda Gohier à Fouché, en dégustant une tasse de thé. — De neuf ? Rien, en vérité, rien. — Mais encore ?Toujours les mêmes bavardages. — Comment ?Toujours la conspiration. — La conspiration ? dit Joséphine avec vivacité, tandis que Bonaparte écoutait en souriant. — La conspiration ! répliqua Gohier en levant les épaules. — Oui, la conspiration, reprit Fouché ; mais je sais à quoi m'en tenir. J'y vois clair, fiez-vous à moi ; ce n'est pas moi qu'on attrape.... — Le ministre parle en homme qui sait son affaire, conclut Gohier ; mais tranquillisez-vous, citoyenne.... Faites comme le gouvernement, ne vous inquiétez pas de ces bruits-là : dormez tranquille.

Arnault avait entendu tout cela avec la plus grande surprise ; en effet, on était convenu d'agir le lendemain, 17 brumaire (8 novembre). Resté seul avec Bonaparte : Je viens prendre vos instructions pour demain. — La chose est remise au 18, répondit Bonaparte le plus tranquillement du monde. — Au 18, général !Au 18. — Quand l'affaire est éventée ! Ne voyez-vous pas que tout le monde en parle ?Tout le monde en parle, et personne n'y croit. D'ailleurs il y a nécessité. Ces imbéciles du Conseil des Anciens n'ont-ils pas des scrupules ? Ils m'ont demandé vingt-quatre heures pour faire leurs réflexions. — Et vous les leur avez accordées ?Où est l'inconvénient ? Je leur laisse le temps de se convaincre que je puis faire sans eux ce que je veux bien faire avec eux. Au 18, donc. Venez demain prendre le thé ; s'il y a quelque chose de changé, je vous le dirai. Bonsoir. Et il alla se coucher avec la parfaite tranquillité qu'il avait la veille de ses plus grandes batailles.

Le 17 brumaire, les Anciens, devenus plus intelligents ou mieux payés, étaient d'avis qu'il fallait transférer les Conseils à Saint-Cloud ; là, à l'abri de toute réaction démagogique et sous la protection de l'épée de Bonaparte, on procéderait à une réforme de la Constitution. Il n'y avait plus qu'à agir, le lendemain, suivant le rôle assigné à chacun. Arnault avait un déjeuner chez Mme Legouvé, précisément pour le 18 ; il s'excusa. J'ai ce matin-là même un engagement auquel je ne puis manquer ; affaire d'honneur, affaire de cœur, affaire qui fera du bruit. Buvez au succès !

LE 18 BRUMAIRE. — Le 18 brumaire (9 novembre), à la première heure, le Conseil des Anciens, sous la présidence de Lemercier, était réuni dans son local ordinaire des Tuileries. Cornet, membre peu notoire du Conseil, dénonça le projet des terroristes qui menaçait la République. Vous pouvez, représentants du peuple, le prévenir encore : un instant suffit. Mais, si vous ne le saisissez pas, la République aura existé, et — continue le procès-verbal du Moniteurson squelette sera entre les mains (sic) des vautours qui s'en disputeront les membres décharnés.

Dès sept heures du matin, un décret était rendu : le corps législatif, c'est-à-dire l'ensemble des deux Conseils, Anciens et Cinq-Cents, devait être transféré à Saint-Cloud le lendemain ; le général Bonaparte était chargé, avec le concours de la force armée, d'assurer cette translation.

Le décret fut communiqué sur l'heure au Conseil des Cinq-Cents que présidait Lucien, le jeune frère de Bonaparte ; il était âgé à peine de vingt-quatre ans, c'est-à-dire qu'il n'avait pas l'âge légal de l'éligibilité ; il allait être cependant le véritable auteur du succès du lendemain. Malgré quelque opposition, le décret fut approuvé. Il était régulier : aux termes de la Constitution, le Conseil des Anciens pouvait changer la résidence du corps législatif. Il restait pour Bonaparte à prendre possession de la fonction nouvelle dont ce décret venait de l'investir.

Bonaparte avait convoqué chez lui, avant sept heures du matin, les généraux dont il était sûr, comme Moreau, Berthier, Lefebvre, Lannes, Beurnonville, Macdonald, Morand, Murat. Tous furent exacts, en grande tenue de service. Lefebvre avait une situation à part, qui pouvait prendre une importance exceptionnelle. L'ancien sergent aux gardes françaises, qui avait été dans l'armée de Sambre-et-Meuse l'un des plus fermes lieutenants de Jourdan, avait été placé par le Directoire à la tête de la 17e division militaire, ce qui faisait de lui le commandant de la place de Paris. On le disait tout dévoué au Directoire ; mais Bonaparte l'enleva d'un mot : Vous, l'un des soutiens de la République, la laisserez-vous périr entre les mains des avocats ? Tenez, voilà mon sabre des Pyramides, je vous le donne. Le brave Alsacien était conquis. Eh bien ! dit-il avec enthousiasme, jetons les avocats à la rivière !

A huit heures et demie du matin, Bonaparte recevait communication du décret. Montant à cheval, suivi de sa brillante escorte, il se rendit aux Tuileries, au milieu de Paris qui restait calme et qui en tout cas était plus joyeux qu'étonné. Il entra au Conseil des Anciens et de sa voix de commandement :

Tous les généraux vous promettent l'appui de leurs bras. Je remplirai fidèlement la mission que vous m'avez donnée. Qu'on ne cherche pas dans le passé des exemples de ce qui se fait. Rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du dix-huitième siècle ; rien dans le dix-huitième siècle ne ressemble au moment actuel.

Aux troupes de la garnison de Paris, qui appartenaient presque toutes à l'armée d'Italie, son ancienne armée, il adressa alors une proclamation :

Soldats, le décret extraordinaire du Conseil des Anciens est conforme aux articles 102 et 103 de l'acte constitutionnel. Il m'a remis le commandement de la ville et de l'armée. Je l'ai accepté pour seconder les mesures qu'il va prendre et qui sont tout entière s en faveur du peuple.

La République est mal gouvernée depuis deux ans. Vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux. Vous l'avez célébré avec une union qui m'impose des obligations que je remplis. Vous remplirez les vôtres, et vous seconderez votre général avec l'énergie, la fermeté et la confiance que j'ai toujours vues en vous.

La liberté, la victoire et la paix replaceront la République française au rang qu'elle occupait en Europe, et que l'ineptie ou la trahison a pu seule lui faire perdre. Vive la République !

Le comique se mêle souvent aux situations les plus graves. Moreau avait accepté le rôle subalterne d'occuper militairement le Luxembourg, en se réduisant ainsi au rang de geôlier. Gohier, réveillé par le remue-ménage qu'il entend, sonne son domestique : personne. Il veut sortir de sa chambre : la porte est fermée du dehors, à double tour.

Enfin, un serrurier vient le délivrer. Mais il n'y avait plus personne au palais. Sieyès et Roger-Ducos — Sieyès à cheval ; ce fut la première et la dernière fois de sa vie s'étaient rendus aux Tuileries, et Barras venait d'envoyer sa démission.

Quand il vit arriver le secrétaire de Barras porteur de la démission de celui-ci, Bonaparte interpella d'une voix foudroyante ce subalterne qui n'en pouvait mais et qui reçut, à la place de son maître et du Directoire, cette terrible algarade, tonte pleine déjà du moi impérial : Qu'avez-vous fait de cette France que j'ai rendue si brillante ? Je vous ai laissé des victoires, j'ai trouvé des revers. Je vous ai laissé les millions de l'Italie, j'ai retrouvé des lois spoliatrices et partout la misère. Que sont devenus cent mille hommes qui ont disparu de dessus le sol français ? Ils sont morts, et c'étaient mes compagnons d'armes ! Un tel état de choses ne peut durer. Avant trois ans, il nous mènerait au despotisme par l'anarchie. Nous voulons la République assise sur les bases de l'égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique. À entendre quelques factieux, nous serions les ennemis de la République, nous qui l'avons arrosée de notre sang. Nous ne voulons pas qu'on se fasse plus patriotes que nous.

Fouché était encore au lit à neuf heures du matin quand on vint lui apprendre ce qui se passait. Sa surprise fut profonde. Fut-il le plus inepte des ministres de la Police ? Ne fut-il pas plutôt le plus astucieux des intrigants ? Il s'habilla à la hâte, il courut mettre au service de Bonaparte toutes les forces de la police. Bonaparte accepta son concours, loua son beau zèle, mais lui demanda de le modérer.

Dans l'après-midi, le général en chef avait chez lui quelques intimes. C'est la paix, leur dit-il, que nous venons de conquérir. Voilà ce qu'il faut annoncer ce soir sur tous les théâtres, ce qu'il faut publier dans tous les journaux, ce qu'il faut répéter en prose, en vers et même en chansons. En effet, un pharmacien, Cadet-Gassicourt, qui était chansonnier à ses heures, composa des couplets sur la déconvenue du Directoire. Cela se chantait sur l'air de la Fanfare de Saint-Cloud ; le nom était de circonstance.

LE 19 BRUMAIRE. — Le lendemain, le 19 brumaire (10 novembre), c'était la grande journée. Il s'agissait de faire voter par les Conseils réunis à Saint-Cloud les réformes constitutionnelles qui avaient été arrêtées par Bonaparte ; l'une des plus importantes était le remplacement des cinq Directeurs par trois Consuls. Cela ne pouvait pas aller sans quelques secousses violentes, car les républicains ou soi-disant tels formaient encore la majorité des Cinq-Cents. À Paris, Fouché parlait de jeter à l'eau le premier qui broncherait. À Saint-Cloud, toutes les précautions militaires avaient été prises. Murat occupait militairement le parc et le palais ; Sérurier avec la réserve était au Point-du-Jour. On sentait que la partie allait être sérieuse. Bourrienne, qui se rendait le matin à Saint-Cloud, disait à son ami La Valette, en traversant la place de la Révolution, où l'échafaud avait été si souvent dressé : Mon ami, nous coucherons demain au Luxembourg, ou nous finirons ici.

Cependant, des heures précieuses se perdaient. Les Conseils ne purent se constituer que vers deux heures de l'après-midi. Bonaparte se présenta à ce moment au Conseil des Anciens.

La République, leur dit-il, n'a plus de gouvernement. Les factions s'agitent. L'heure de prendre un parti est arrivée. Vous avez appelé mon bras et celui de mes compagnons d'armes au secours de votre sagesse. Nous voici.... Aujourd'hui, on m'abreuve de calomnies, on parle de César, on parle de Cromwell, on parle de gouvernement militaire. Le gouvernement militaire, si je l'avais voulu, serais-je accouru pour prêter main-forte à la représentation nationale ?... Déjà l'on blâme le Conseil des Anciens des mesures qu'il a prises et de m'avoir investi de sa confiance. Pour moi, je n'en suis point ébranlé. Tremblerais-je devant des factieux, moi que la coalition n'a pu détruire ! Si je suis un perfide, soyez tous des Brutus. Et vous, mes camarades, qui m'accompagnez, vous, braves grenadiers, que je vois autour de cette enceinte, que ces baïonnettes avec lesquelles nous avons triomphé ensemble se tournent aussitôt contre mon cœur. Mais aussi, si quelque orateur soldé par l'étranger ose prononcer contre votre général le mot hors la loi, que la foudre de la guerre l'écrase à l'instant. Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune.

— Eh bien, général, dit un membre, jurez avec nous fidélité à la Constitution de l'an III. C'est jurer de sauver la République.

— La Constitution, la Constitution ! Vous n'en avez plus. Vous l'avez violée au 18 fructidor.... Vous l'avez violée au 30 prairial.... Vous l'avez violée au 22 floréal... La Constitution violée, il faut un nouveau pacte et de nouvelles garanties....

Le Conseil des Anciens était gagné ; il sortit.

Les Cinq-Cents siégeaient à l'Orangerie. Une fois en séance, ils avaient demandé à prêter individuellement serment de fidélité à la Constitution de l'an III. Le président, Lucien Bonaparte, n'avait pu se refuser à cette motion. La prestation du serment prit environ deux heures. Pendant ce temps le Conseil était en proie à la plus grande exaltation.

Cette cérémonie finissait quand Bonaparte entrait dans l'Orangerie. Il avait laissé à la porte ses grenadiers. Il s'avance seul, mais résolu, vers le milieu de la salle. Aussitôt les poings se tendent, des cris s'élèvent : À bas le dictateur ! Mort au tyran ! Hors la loi le nouveau Cromwell ! Hors d'ici le dictateur !... Que faites-vous, téméraire ? Vous violez le sanctuaire des lois ! Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? On se précipite sur lui ; un membre même, dit-on, Barthélemy Arena, — mais le fait est loin d'être prouvé, — brandit un poignard. Il pâlit, se trouble, recule. Il disait plus tard à Bourrienne : J'aime mieux parler à des soldats qu'à des avocats. Ces imbéciles-là m'ont intimidé. Les grenadiers, qui étaient restés sur la porte, voient la mêlée où leur chef, le dieu d'Arcole et des Pyramides, est sur le point de sombrer. Ils pénètrent dans la salle, dégagent le général, l'enlèvent, le conduisent dehors. Bonaparte était sauf, mais la partie semblait perdue.

Les vainqueurs, restés maîtres de la salle, enjoignent au président, au milieu de mille vociférations, de faire voter la proscription du général. Misérables, s'écrie Lucien, vous exigez que je mette hors la loi mon frère, le sauveur de la patrie, celui dont le nom seul fait trembler les rois ! Je dépose les marques de la magistrature populaire, et je me présente à la tribune comme défenseur de celui que vous m'ordonnez d'immoler sans l'entendre. Il veut monter à la tribune. La tempête redouble. Des grenadiers entrent de nouveau dans la salle, en poussant le cri de Vive la République ! Ils soustraient Lucien à ses collègues, ils l'enlèvent, ils le font sortir. La partie était perdue pour la seconde fois. Mais Lucien, qui eut en cette heure décisive tous les genres de courage et d'audace, monte à cheval et harangue les assistants : Général, et vous soldats, le président du Conseil des Cinq-Cents vous déclare que des factieux, le poignard à la main, ont violé les délibérations ; il requiert contre eux la force publique. Le Conseil des Cinq-Cents est dissous. — Président, répondit Bonaparte, cela sera fait.

On entend un roulement de tambours. Sur l'ordre de Murat, l'Orangerie est envahie. Le général Leclerc s'écrie : Au nom du général Bonaparte, le corps législatif est dissous. Les Cinq-Cents renoncent à toute résistance ; ils sont dispersés, ils sautent par les fenêtres, ils jettent, dit-on, leurs insignes à travers le parc. À cinq heures et demie, la salle était évacuée. Cette fois, le drame était fini.

Tel fut ce coup d'Etat célèbre. Il eut un peu le caractère d'une affaire de famille, d une sorte de vendetta corse où chacun eut son rôle. Bonaparte commença aux Anciens. Lucien acheva aux Cinq-Cents, avec une énergie qui fit de lui le grand homme de la journée. Leclerc était leur beau-frère, car il était le mari de Pauline Bonaparte, et Murat était en passe de le devenir, car deux mois plus tard il épousait Caroline.

LA LOI DU 19 BRUMAIRE. — Le même jour, à Saint-Cloud, les débris des Cinq-Cents réunis à la totalité des Anciens votaient la loi du 19 brumaire ; elle avait été préparée sur l'heure même par Cornudet et Boulay de la Meurthe.

Cornudet, membre des Anciens, avait proposé le premier, dans le comité général de ce Conseil, de nommer une commission exécutive de trois membres, d'élire une commission législative et d'ajourner les deux Conseils au 1er nivôse. D'autre part, aux Cinq-Cents, après le coup d'État, une commission de cinq membres avait été chargée de présenter des mesures de salut public. L'un d'eux, Boulay de la Meurthe, vint entretenir le Conseil de la nécessité d'établir un ordre de choses provisoire et intérimaire, jusqu'à ce qu'on eût réformé les vices que l'expérience avait fait découvrir dans la Constitution. Les propositions de Cornudet et de Boulay de la Meurthe avaient été adoptées ; elles devinrent la loi du 19 brumaire. Les Directeurs étaient remplacés, en attendant l'établissement d'une constitution nouvelle, par trois Consuls provisoires : Sieyès, Roger-Ducos, anciens Directeurs et le général Bonaparte.

Lucien, qui jusqu'au bout paya d'audace, termina cette délibération nocturne par une phrase singulièrement hardie : Représentants du peuple, entendez le cri sublime de la postérité : Si la liberté naquit dans le Jeu de paume de Versailles, elle fut consolidée dans l'Orangerie de Saint-Cloud.

A trois heures du matin, tout était terminé. Bonaparte regagna en voiture son hôtel de la rue de la Victoire ; il courut annoncer la grande nouvelle à Joséphine, qui était en proie aux plus vives inquiétudes. Vers cinq heures du matin, il congédiait son secrétaire, après ces dix-huit heures bien remplies : Bonsoir, Bourrienne. À propos, nous coucherons demain au Luxembourg.

Il s'installa, en effet, au Luxembourg dès le 20 brumaire, après avoir fait mettre en liberté l'ex-Directeur Gohier ; il avait reçu de celui-ci encore une invitation à dîner pour la veille. Le pauvre homme ! disait Bonaparte à Joséphine. Hier il m'attendait à dîner !... et cela se croit des hommes d'État !... N'en parlons plus. Ce fut toute l'oraison funèbre de Gohier et du Directoire.

APRÈS LE COUP D'ÉTAT. — Le Moniteur des 20 et 23 brumaire publiait un récit officiel, c'est-à-dire un récit très arrangé, des journées de Paris et de Saint-Cloud. Entre autres choses, on y lisait ceci : Le général Bonaparte a été blessé au visage dans le Conseil des Cinq-Cents, et le grenadier qui l'accompagnait a reçu le coup de poignard qui lui était destiné et a eu la manche de son habit emportée.... Thomas Thomé (c'est le grenadier en question) et l'autre grenadier qui a pris le général dans ses bras ont dîné le 20 et déjeuné le 21 avec lui. La citoyenne Bonaparte a embrassé Thomas Thomé et lui a mis au doigt un diamant de la valeur de deux mille écus.

Quelques jours plus tard, Sieyès exposait à Bonaparte les beautés du rôle qu'il lui réservait dans sa constitution future : il serait le proclamateur-électeur, il aurait une liste civile de six millions, il habiterait le château de Louis XIV à Versailles, il serait chargé pour toute fonction de nommer le Consul de la Paix et le Consul de la Guerre. Et Bonaparte de répliquer à son complice en quelques mots précis : a Si votre proclamateur-électeur s'en tient strictement aux fonctions que vous lui assignez, il sera l'ombre, l'ombre décharnée d'un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d'un caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie ? Comment avez-vous pu imaginer qu'un homme de quelque talent et d'un peu d'honneur voulût se résigner au rôle de cochon à l'engrais de quelques millions ?

Messieurs, disait Sieyès aux familiers du Luxembourg, vous avez un maître ! Cet homme sait tout, veut tout et peut tout ! Il avait mis du temps à s'en apercevoir. Pour se consoler de son erreur et se faire payer ses grands services, l'ancien abbé régicide voulut bien accepter la présidence du Sénat et un beau domaine national de plusieurs millions, la terre de Crosne.

1799. LA CONSTITUTION DE L'AN VIII. — Débarrassé de cet idéologue, Bonaparte put agir à sa guise. Au bout de quatre semaines à peine, il publiait, après l'avoir émondée de toutes les niaiseries métaphysiques de Sieyès, la Constitution dite de l'an VIII. Elle porte la date du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799). Elle est à connaître avec quelque détail ; son esprit devait, en effet, survivre jusqu'à la chute du régime napoléonien. C'est le seul texte politique émanant de Napoléon qui ait reçu le nom de constitution. Les diverses modifications qui devaient s'introduire jusqu'en 1814 dans le mécanisme politique furent établies par des sénatus-consultes.

Le droit électoral offre une nouveauté intéressante. Dans chaque commune les citoyens désignent par leurs suffrages ceux d'entre eux qu'ils croient les plus propres à gérer les affaires publiques. Il en résulte une liste de confiance, contenant un nombre de noms égal au dixième du nombre des citoyens ayant droit d'y coopérer. Dans cette liste communale doivent être pris les fonctionnaires publics de la commune. Les citoyens compris dans les listes communales d'un des départements désignent également un dixième d'entre eux. Il en résulte une seconde liste dite départementale, dans laquelle doivent être pris les fonctionnaires publics du département. Les citoyens portés dans la liste départementale désignent pareillement un dixième d'entre eux : il en résulte une troisième liste, qui comprend les citoyens de ce département éligibles aux fonctions publiques nationales. L'ensemble des listes départementales compose la liste nationale.

Un organe nouveau s'appelle le Sénat conservateur. Il se compose de quatre-vingts membres, inamovibles et à vie, âgés de quarante ans au moins. Le Sénat se recrute lui-même en choisissant entre trois candidats présentés, le premier par le Corps législatif, le second par le Tribunat et le troisième par le Premier Consul. Il eût été plus simple de dire que le Premier Consul nommait lui-même les sénateurs. Le Sénat élit les législateurs, les tribuns, les consuls, les juges de cassation. Il maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou par le Gouvernement. Les séances du Sénat ne sont pas publiques.

Le pouvoir législatif reçoit aussi une organisation nouvelle. Tout projet de loi doit être proposé par le Gouvernement, communiqué au Tribunat et décrété par le Corps législatif. Le Tribunat comprend cent membres, de vingt-cinq ans au moins ; il vote l'adoption ou le rejet des projets de lois et délègue trois de ses membres pour exposer devant le Corps législatif les raisons de son vote. Le Corps législatif comprend trois cents membres, de trente ans au moins. Sa session est de quatre mois. Il fait la loi en statuant par scrutin secret, et sans aucune discussion de la part de ses membres, sur les projets de lois débattus devant lui par les orateurs du Tribunat et du Gouvernement.

C'est seulement ici que la Constitution parle du pouvoir exécutif, en employant des formules qui paraissent innocentes et qui, en réalité, étaient toute une révolution politique. Le gouvernement est confié à trois Consuls nommés pour dix ans et indéfiniment rééligibles.... La Constitution nomme Premier Consul le citoyen Bonaparte, ex-consul provisoire ; Second Consul, le citoyen Cambacérès, ex-ministre de la Justice ; et Troisième Consul, le citoyen Lebrun, ex-membre de la commission du Conseil des Anciens... Le Premier Consul promulgue les lois ; il nomme et révoque à volonté les membres du Conseil d'État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieurs en chef, les officiers de l'armée de terre et de mer....

L'article 42 met en pleine lumière la nullité complète à laquelle étaient réduits les collègues de Bonaparte : Dans les autres actes du gouvernement, — que pouvait-il bien rester encore à faire ? — le Second et le Troisième Consul ont voix consultative : ils signent le registre de ces actes pour constater leur présence, et, s'ils le veulent, ils y consignent leurs opinions ; après quoi, la décision du Premier Consul suffit.

Le Conseil d'État est chargé de rédiger les projets de lois et les règlements d'administration publique et de résoudre les difficultés qui s'élèvent en matière administrative. Trois de ses membres sont chargés de défendre chaque projet de loi devant le Corps législatif.

Cette Constitution était l'œuvre à peu près personnelle de Bonaparte ; mais il importait de lui donner un caractère national, aussi fut-il décidé qu'elle serait offerte à l'acceptation du peuple français. La loi du 14 décembre 1799 et l'arrêté des Consuls du 15 décembre réglèrent la manière dont la Constitution serait présentée au peuple. Les citoyens eurent à signer sur un registre d'acceptation ou de non-acceptation. Trois millions onze mille sept citoyens, c'est-à-dire la presque totalité des votants, mirent leurs signatures sur les registres d'acceptation. Alors il était loisible de dire, avec quelque apparence de vérité, que la Constitution était l'œuvre du peuple français.

Cette analyse suffit pour comprendre que la Constitution de l'an VIII est un pur chef-d'œuvre, et par ce qu'elle dit et surtout par ce qu'elle donne à deviner. Au fond, sous la forme du consulat décennal à trois têtes, c'était la monarchie à vie, avec des pouvoirs illimités, que Bonaparte venait de s'adjuger. Les deux collègues sur lesquels il avait jeté les yeux n'étaient là que pour dissimuler, pendant quelque temps, le retour à la monarchie pure et simple. Cambacérès, ancien conventionnel, ministre de la Justice au moment du coup d'État, gardait sa gauche ; Lebrun, ancien inspecteur du domaine de la Couronne et membre des Anciens, gardait sa droite. Entre ces deux contrepoids ou ces deux soliveaux, incapables de rien faire, ni même de rien vouloir, Bonaparte était lui-même, suivant un mot amusant, le tiers consolidé.

De ce mot on peut rapprocher une anecdote. Bonaparte demandait un jour à Talleyrand comment il avait fait sa grande fortune, qui paraissait subite. L'habile ministre n'était jamais embarrassé de répondre : Rien de plus simple : j'ai acheté des rentes le 17 brumaire et je les ai revendues le 19.

NAPOLÉON ET LE 18 BRUMAIRE. — On connaît la vision romantique par laquelle Victor Hugo a terminé le poème de l'Expiation :

Pareils aux mots que vit resplendir Balthazar,

Deux mots, dans l'ombre écrits, flamboyaient sur César ;

Bonaparte, tremblant comme un enfant sans mère,

Leva sa face pâle, et lut : Dix-huit Brumaire !

En 1800, ce sentiment de remords n'aurait été compris ni par les spectateurs ni par l'auteur du coup d'État. L'acte de Brumaire, considéré en lui-même, au moment où il se produisit, sans tenir compte de ses conséquences, a bien pu provoquer chez quelques-uns — on les compterait — des sentiments de colère et de courte colère, chez quelques autres, moins habiles, qui s'étaient laissé devancer, des sentiments de jalousie ; pour l'immense majorité de la nation, Brumaire fut salué comme une délivrance, une victoire, une espérance. Albert Sorel l'a très bien dit : Ce n'est pas parce que deux tambours et quelques grenadiers pénétrèrent dans l'Orangerie de Saint-Cloud que le Directoire croula. La cause, ce fut l'état général des esprits : il fit que les officiers osèrent commander la charge, que les tambours osèrent battre, que les soldats osèrent marcher et que les députés, en fuite, se dispersèrent dans le silence, l'isolement, la nuit. Ce qui emporta tout, ce fut l'allure générale : la Constitution atteinte mortellement en Fructidor, le Directoire honni, Bonaparte populaire.

Quant à Napoléon, fidèle à son rôle jusqu'au bout, voici en quels termes, à Sainte-Hélène, il réclamait la responsabilité et la gloire de cette journée fameuse, où, s'étant réveillé général en rupture d'armée et conspirateur, il s'était endormi maître de la France, c'est-à-dire, comme disaient nos pères, du plus beau royaume qui soit sous le ciel :

On a discuté métaphysiquement, et l'on discutera encore si nous ne violâmes pas les lois, si nous ne fûmes pas criminel ; mais ce sont autant d'abstractions bonnes tout au plus pour les livres et les tribunes, et qui doivent disparaître devant l'impérieuse nécessité. Autant vaudrait accuser de dégât le marin qui coupe ses mâts pour ne pas sombrer. Le fait est que la patrie sans nous était perdue et que nous la sauvâmes. Aussi les auteurs, les grands acteurs de ce coup d'État, au lieu de dénégations et de justifications, doivent-ils, à l'exemple de ce Romain, se contenter de répondre avec vérité à leurs accusateurs :

Nous protestons que nous avons sauvé notre pays. Venez avec nous en rendre et grâces aux dieux !