NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE III. — BONAPARTE EN ÉGYPTE.

 

 

BONAPARTE À L'INSTITUT. — LE DUEL FRANCO-ANGLAIS. — BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ANGLETERRE. — L'EXPÉDITION D'ÉGYPTE. — 1798. — BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE L'ORIENT. — BONAPARTE À TOULON. — LE DÉPART DE TOULON. — BONAPARTE À MALTE. — ENTRE MALTE ET ALEXANDRIE. — L'ARRIVÉE À ALEXANDRIE. — LES PYRAMIDES. — 1798. ABOUKIR. — L'ŒUVRE DE BONAPARTE EN ÉGYPTE. — L'INSURRECTION DU CAIRE. — 1799. L'EXPÉDITION DE SYRIE. — PROJETS GIGANTESQUES. — RETOUR EN ÉGYPTE. — 1799. DÉPART POUR LA FRANCE. — CE QUE FUT POUR BONAPARTE LA CAMPAGNE D'ÉGYPTE.

 

BONAPARTE À L'INSTITUT. — Le coup d'Etat de Fructidor avait eu une conséquence inattendue dans le domaine académique. Le Directeur Carnot était membre de la classe des Sciences physiques et mathématiques, section des Arts mécaniques, depuis la création de l'Institut en 1795 ; comme il avait été compris dans la loi de déportation, il se trouvait dans l'impossibilité de siéger ; sa place fut déclarée vacante. Le 25 décembre 1797, le général Bonaparte fut élu membre de l'Institut, en remplacement de Carnot.

Le lendemain, il écrivait à Camus, qui était alors président, la lettre suivante :

Citoyen Président,

Le suffrage des hommes distingués qui composent l'Institut m'honore. Je sens bien qu'avant d'être leur égal je serai longtemps leur écolier. S'il était une manière plus expressive de leur faire connaître l'estime que j'ai pour eux, je m'en servirais. Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l'on fait sur l'ignorance. L'occupation la plus honorable comme la plus utile pour les nations, c'est de contribuer à l'extension des idées humaines. La vraie puissance de la République française doit consister désormais à ne pas permettre qu'il existe une seule idée nouvelle qui ne lui appartienne.

Le 15 nivôse an VI (4 janvier 1798), une grande affluence se pressait au Louvre pour assister à la séance publique de l'Institut national. Le général Bonaparte devait y siéger pour la première fois parmi ses confrères. Il y était, en effet, assis entre Lagrange et Laplace, celui-ci son ancien examinateur de sortie à l'École Royale militaire. Les assistants se montraient le jeune général de vingt-huit ans qui venait de conquérir l'Italie en quelques semaines, d'écraser l'Autriche, et qui, disait-on, était appelé à des triomphes plus grands encore. Marie-Joseph Chénier donna lecture d'un poème sur la mort de Hoche, événement qui remontait à trois mois à peine. Ce poème, où respirait la haine de l'Angleterre, était écouté avec satisfaction ; le plaisir de l'auditoire devint de l'enthousiasme quand le poète, passant du héros mort au héros vivant, du pacificateur de la Vendée au capitaine qu'il désignait par le surnom d'Italique, montrait, en quelques vers d'un beau mouvement, les Anglais à la veille d'être accablés par un général plus heureux que l'ancien commandant de l'armée de Sambre-et-Meuse :

Quels rochers, quels remparts deviendront leur asile,

Quand Neptune irrité lancera dans leur île

Arcole et de Lodi les terribles soldats,

Tous ces Jeunes héros vieux dans l'art des combats,

La grande nation à vaincre accoutumée

Et le grand général guidant la grande armée !

Toute la salle s'était levée ; de ses applaudissements unanimes elle avait salué le poète et le grand général.

LE DUEL FRANCO-ANGLAIS. — La France de la Révolution était déjà victorieuse de l'Espagne, de la Hollande, de la Prusse, de la Savoie, de l'Autriche ; pour achever de triompher de l'Europe, il lui restait à vaincre l'Angleterre. La querelle qui mettait la France aux prises avec ses voisins de la Grande-Bretagne était vieille de plus d'un siècle. Depuis la révolution de 1688, qui avait porté au trône Guillaume d'Orange, c'était une lutte incessante pour l'empire des mers et des colonies. La guerre de Sept Ans avait porté un coup terrible à la marine de la France et à ses établissements d'outre-mer. La guerre d'Amérique avait été pour ses escadres une revanche glorieuse, mais de peu de profit matériel. L'Angleterre, qui avait cru détruire la marine de sa rivale, avait vu sa renaissance navale avec une sorte de stupeur et d'effroi. Aussi avait-elle mis tout en œuvre, dès le début de la Révolution, pour accabler la France maritime. Les Anglais étaient entrés à Toulon et avaient incendié l'arsenal ; ils avaient bloqué Brest et essayé d'intercepter les convois de blé qui venaient d'Amérique ; ils avaient débarqué à Quiberon une armée d'émigrés, pour aider les Français à mieux s'entre-déchirer eux-mêmes. Hoche, le premier, avait essayé, en 1796, de rendre aux Anglais un peu du mal qu'ils faisaient à la France ; il avait voulu porter la guerre chez eux ; mais sa tentative de descente en Irlande avait complètement échoué, À présent, avec la paix de Campo-Formio, le Directoire était délivré de toute préoccupation continentale ; il pouvait se donner en toute liberté à la préparation d'une expédition en Angleterre. Cette fois enfin, il semblait que la haine de la France pour la perfide Albion allait être satisfaite.

BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ANGLETERRE. — La descente en Angleterre : ce fut pour Napoléon l'obsession de toute sa vie et l'explication de toute sa politique étrangère. Le 16 septembre 1797, de Passariano, dans une proclamation aux Marins de l'escadre du contre-amiral Brueys, pour leur faire part de la journée toute récente du 18 Fructidor, il s'exprimait ainsi :

Camarades, dès que nous aurons pacifié le continent, nous nous réunirons à vous pour conquérir la liberté des mers. Chacun de nous aura présent à la pensée le spectacle horrible de Toulon en cendres, de notre arsenal, de treize vaisseaux de guerre en feu ; et la victoire secondera nos efforts. Sans vous, nous ne pourrions porter la gloire du nom français que dans un petit coin du continent ; avec vous, nous traverserons les mers, et la gloire nationale verra les régions les plus éloignées.

Le 18 octobre, le jour même de la paix de Campo-Formio, il écrivait au Directoire : Il faut que notre Gouvernement détruise la monarchie anglicane.... Le moment actuel nous offre un beau jeu. Concentrons toute notre activité du côté de la marine et détruisons l'Angleterre. Cela fait, l'Europe est à nos pieds.

Dès le 26 octobre, par un arrêté inséré au Bulletin des Lois, afin que la France et l'Europe fussent informées de cette résolution solennelle, le Directoire ordonnait la réunion immédiate sur les côtes de l'Océan d'une armée dite d'Angleterre ; le général Bonaparte en était nommé général en chef. De retour à Paris, le 5 décembre, après sa courte apparition à Rastadt, le vainqueur de Rivoli avait aussitôt pris connaissance, avec sa prodigieuse rapidité d'esprit, des préparatifs militaires qui venaient d'être commencés aux ministères de la Marine et de la Guerre. Le plus intéressant était de connaître l'état réel de préparation dans les ports. Il chargea Desaix de se rendre à Brest, Kléber au Havre, et il se réserva à lui-même l'inspection des côtes du Pas de Calais. Sa visite des ports de la Manche et de la mer du Nord — Étaples, Boulogne, Calais, Dunkerque, Ostende, Anvers — dura à peine une semaine, du 6 au 12 février 1798 ; elle le convainquit qu'il n'y avait rien à tenter de ce côté.

L'EXPÉDITION D'ÉGYPTE. — Aussi bien, depuis plus de six mois, une idée s'était présentée à son esprit, qui peu à peu l'avait envahi tout entier. La première trace s'en trouve dans une dépêche qu'il adressait de Milan au Directoire, le 16 août 1797 : Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l'Angleterre, il faut nous emparer de l'Égypte. Il se peut que son inspection des côtes de la Manche n'ait été qu'une concession de forme à l'opinion du gouvernement ; pour lui, son parti était pris : le projet égyptien avait ses préférences secrètes. Son confident et ami Bourrienne rapporte, en effet, ces paroles qu'il place à la date du 29 janvier, quelques jours avant le départ pour Dunkerque : Je ne veux pas rester ici, il n'y a rien à faire. Ils ne veulent entendre à rien. Je vois que, si je reste, je suis coulé dans peu. Tout s'use ici, je n'ai déjà plus de gloire. Cette petite Europe n'en fournit pas assez. Il faut aller en Orient ; toutes les grandes gloires viennent de là. Cependant, je veux auparavant faire une tournée sur les côtes, pour m'assurer par moi-même de ce que l'on peut entreprendre. Si la réussite d'une descente en Angleterre me paraît douteuse, comme je le crains, l'armée d'Angleterre deviendra l'armée d'Orient, et je vais en Égypte. Déjà, à Passariano, la petite Europe lui avait inspiré cette réflexion : L'Europe est une taupinière ; il n'y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu'en Orient, où vivent six cent millions d'hommes.

L'idée d'une expédition en Égypte était dans l'air. Depuis le milieu du siècle, depuis que le partage de l'empire ottoman semblait devoir se poser à brève échéance, elle avait été examinée par la diplomatie française. Choiseul, Sartine avaient fait étudier la question d'Égypte. À ce moment même, et sans qu'il y ait eu, semble-t-il, entente avec le général de l'armée d'Angleterre, Talleyrand, ministre des Relations extérieures, présentait au Directoire un long mémoire, qui peut se résumer dans cette phrase du début : L'Égypte fut une province de la République romaine, il faut qu'elle le devienne de la République française. Bonaparte et les Directeurs furent ainsi amenés, par des voies différentes, à tourner du côté de l'Égypte les préparatifs qui se faisaient contre l'Angleterre. C'était une manière indirecte d'atteindre les ennemis de la France ; l'imagination de Bonaparte entrevoyait déjà la possibilité de s'ouvrir la route des Indes par l'Égypte et la mer Rouge et d'aller y détruire l'empire anglais. De plus, avec sa merveilleuse intuition de stratégiste, il avait jeté les yeux sur l'île de Malte, où il voyait la clef de la Méditerranée. Il écrivait le 26 mai 1797 : L'île de Malte est pour nous d'un intérêt majeur.... La Valette — la capitale de l'île — a trente-sept mille habitants, qui sont extrêmement portés pour les Français. Il n'y a plus d'Anglais dans la Méditerranée. Pourquoi notre flotte, ou celle d'Espagne, avant de se rendre dans l'Océan, ne passerait-elle pas à la Valette pour s'en emparer ?... Cette petite île n'a pas de prix pour nous.

A un point de vue personnel, l'expédition projetée satisfaisait à la fois les sentiments des membres du gouvernement et ceux du général en chef. Le gouvernement ne tenait pas à la présence à Paris d'un homme en qui l'armée et le pays étaient prêts à saluer un chef ; d'autre part, cet homme savait qu'il avait tout intérêt à s'éloigner de ceux qu'il appelait les avocats du Luxembourg.

1798. BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ORIENT. — Les décrets qui organisaient définitivement l'expédition d'Égypte furent signés le 12 avril 1798. Le futur vainqueur des Pyramides en avait arrêté le texte lui-même.

Le Directoire exécutif, considérant que les beys qui se sont emparés du gouvernement de l'Égypte ont formé les liaisons les plus intimes avec les Anglais... — qu'il est de son devoir de poursuivre les ennemis de la République partout où ils se trouvent... — que l'infâme trahison, à l'aide de laquelle l'Angleterre s'est rendue maîtresse du cap de Bonne-Espérance, ayant rendu l'accès des Indes très difficile aux vaisseaux de la République par la route usitée, il importe d'ouvrir aux forces républicaines une autre route pour y arriver, y combattre les satellites du gouvernement anglais et y tarir les sources de ses richesses corruptrices ;

Arrête ce qui suit : Le général en chef de l'armée d'Orient dirigera sur l'Égypte les forces de terre et de mer dont le commandement lui est confié et il s'emparera de ce pays. — Il chassera les Anglais de toutes les possessions de l'Orient où il pourra arriver, et notamment il détruira tous leurs comptoirs sur la mer Rouge. — Il fera couper l'isthme de Suez, et il prendra toutes les mesures nécessaires pour assurer la libre et exclusive possession de la mer Rouge à la République française. — Il améliorera, par tous les moyens qui seront en son pouvoir, le sort des naturels de l'Égypte. — Il maintiendra, autant qu'il dépendra de lui, une bonne intelligence avec le Grand Seigneur et ses sujets immédiats....

Quand on sut, ou quand on devina que le général de l'armée d'Italie allait porter à présent le drapeau de la France au fond de la Méditerranée, et même jusqu'aux Indes, tous ses compagnons d'armes sollicitèrent l'honneur de prendre part à cette grande aventure. C'était une folie épidémique, dit Arnault, semblable à celle qui s'était saisie de nos aïeux à l'époque des croisades. Officiers, savants, artistes, poètes, négociants rêvaient d'accompagner Bonaparte. J'étais né pour être Égyptien, disait à Parseval-Grandmaison, un épicier qui enviait son bonheur. Parseval est le poète, bien oublié aujourd'hui, dans lequel on voyait à l'avance le Lope de Vega de la nouvelle Invincible Armada, Berthollet, Monge, Arnault avaient été chargés par le général en chef de recruter un état-major scientifique et littéraire pour régénérer la terre des Pharaons et la conquérir à la civilisation française.

BONAPARTE À TOULON. — Bonaparte arriva à Toulon le 9 mai. Grâce à l'activité extraordinaire qu'il avait, de Paris, imprimée à tous les services, les préparatifs d'embarquement étaient presque terminés. Et il y avait à peine deux mois que le gouvernement avait adopté l'idée ; il n'y avait pas même un mois que les arrêtés d'exécution avaient été pris. Le général passa la revue des troupes qui allaient s'embarquer et il leur adressa ces admirables paroles (10 mai) :

Soldats ! Vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges : il vous reste à faire la guerre maritime.

Les légions romaines que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette même mer et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter les fatigues, disciplinées et unies entre elles. Soldats, l'Europe a les yeux sur vous. Vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre. Vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes et votre propre gloire.

Soldats-matelots, fantassins, canonniers ou cavaliers, soyez unis ; souvenez-vous que, le jour d'une bataille, vous avez besoin les uns des autres. Soldats-matelots, vous avez été jusqu'ici négligés. Aujourd'hui, la plus grande sollicitude de la République est pour vous. Vous serez dignes de l'armée dont vous faites partie.

Le génie de la liberté, qui a rendu la République, dès sa naissance, l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des contrées les plus lointaines.

L'escadre qui allait prendre la mer comprenait 48 voiles, dont 13 vaisseaux de haut bord ; elle était sous les ordres du vice-amiral Brueys, officier de l'ancien état-major. Son pavillon flottait à bord de l'Orient, vaisseau de 120 canons. À côté de l'escadre de guerre, la flotte de transport se composait de 280 bâtiments, qui avaient été armés à Toulon, à Marseille, en Corse, à Gênes, à Civita-Vecchia. Le convoi de Marseille s'était joint à celui de Toulon ; les autres devaient rallier en cours de route. L'armée de terre, répartie sur les vaisseaux de l'escadre et les bâtiments de la flotte, comprenait 38 000 hommes. Dans l'armée navale, il y avait 13 000 marins et canonniers, et 3 000 marins du commerce. Bonaparte emmenait avec lui un ensemble de 54 000 hommes.

Que cette armée dût conquérir l'Égypte, une fois qu'elle serait arrivée aux embouchures du Nil : cela paraissait comme certain, avec le génie du général en chef et la supériorité de ses forces sur les bandes des Mameluks. Que l'Égypte soit le vestibule de l'Inde : les événements actuels ne l'ont que trop montré. Mais la première condition était d'arriver en Égypte. Pour tenter ainsi, avec cet attirail de 328 voiles, la traversée de la Méditerranée, qui allait prendre plusieurs semaines, il fallait que Bonaparte eût dans son étoile une confiance imperturbable. Quel est donc le secret de cet homme extraordinaire ? se demandait Kléber. C'est l'audace. Bonaparte eut raison : son étoile lui permit de passer sain et sauf ; il était l'homme du destin, comme Melas le dira plus tard à Marengo. Mais cette heureuse traversée, servie par une chance inespérée, fut, il n'y a pas d'autre mot, une manière de miracle ; ce sont de ces coups de bonheur qui ne se renouvellent pas deux fois dans l'histoire.

LE DÉPART DE TOULON. — Le départ avait été fixé au 19 mai. Une violente bourrasque du Nord-Ouest servit Bonaparte à son insu, en éloignant des côtes de Provence la division anglaise de Nelson. L'ordre de marche fut donné dans la direction de Nice et de la côte génoise. C'était un admirable spectacle, dit un passager, que celui de cette innombrable réunion de bâtiments de toutes grandeurs, ville flottante au-dessus de laquelle les vaisseaux de haut bord s'élevaient comme les églises de la capitale au-dessus de ses plus hautes maisons, et que l'Orient, comme une cathédrale, dominait de toute la hauteur de son colosse. Le jour, cette force éparpillée occupait une surface de deux lieues de diamètre à peu près. Mais, quand le soir approchait, se resserrant au signal donné, elle venait se grouper autour des vaisseaux de guerre, comme des écoliers autour de leurs surveillants, comme des moutons autour du berger, comme des poussins autour de leur mère.

Les Français longèrent avec lenteur la côte orientale de la Corse et de la Sardaigne. Nelson, qui les cherchait, se trouvait alors au mouillage de l'île San-Pietro, sur la côte Sud-Ouest de la Sardaigne. Passant à l'Ouest de la Sicile, puis en longeant la côte méridionale, l'armée navale arriva devant Malte le 9 juin. Là, on eut un moment d'émotion : les vigies venaient de signaler des voiles dans la direction du Sud. Aussitôt toutes les dispositions furent prises pour un combat à l'abordage ; mais, en approchant, on vit que c'était le convoi de Civita-Vecchia, arrivé seul de son côté.

BONAPARTE À MALTE. — L'armée était arrivée devant le port de la Valette. Malte était debout, dit Vigny, avec ses forts, ses canons à fleur d'eau, ses longues murailles luisantes au soleil comme des marbres nouvellement polis, et sa fourmilière de galères toutes minces courant sur de longues rames rouges. La Valette était la capitale des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem ; après avoir été le rempart plusieurs fois séculaire de la chrétienté, l'ordre de Malte n'était plus que le souvenir et l'ombre d'un grand nom. Le grand-maître fit mine d'interdire à Bonaparte l'entrée du port ; mais les Français débarquèrent sans coup férir, le 10 juin, à la pointe du jour. Dans la nuit du 11 au 12, une capitulation était signée à bord de l'Orient. Les îles de Malte et de Gozzo, avec leurs forts, étaient remises aux Français. L'ordre de Malte avait vécu ; le dernier souvenir des croisades venait d'être détruit par des Français.

L'occupation de Malte était certes une belle préface à la conquête de l'Égypte ; mais, dans ce très habile coup de main, il y avait beaucoup de bonheur. Bonaparte n'avait pas rencontré une escadre pour lui disputer les approches de l'île ; des murailles, qui semblaient imprenables, s'étaient ouvertes d'elles-mêmes. Il est heureux, disait le général du génie Caffarelli du Falga, en visitant ces remparts formidables et inutiles, il est heureux qu'il y ait eu là dedans quelqu'un pour nous ouvrir les portes.

Bonaparte laissa à Malte une garnison d'un peu plus de trois mille hommes, sous les ordres du général Vaubois. Le 19 juin, après huit jours de relâche, l'escadre française faisait route de nouveau vers le Sud-Est.

ENTRE MALTE ET ALEXANDRIE. — Le soir, par ces nuits d'été si belles, en pleine Méditerranée, sur le pont de l'Orient, ou autour de la table du conseil, le général en chef rassemblait ce qu'il appelait son Institut : savants, artistes, médecins, poètes, officiers, disputaient, causaient, lisaient, comme des académiciens en séance. Bonaparte avait conservé sa passion pour la lecture. Dans la bibliothèque qu'il avait emportée il y avait Ossian, Werther, la Nouvelle Héloïse, le Vieux Testament, indication, dit Chateaubriand, du chaos de sa tête. Une fois, il voulut savoir ce qu'on lisait à bord. Bessières lisait un roman, Eugène de Beauharnais aussi, Bourrienne de même, — Paul et Virginie, qu'il trouvait détestable, — et encore Berthier, qui avait voulu avoir un livre bien sentimental et s'était endormi sur les Souffrances du jeune Werther. Lectures de femmes de chambre, dit Bonaparte d'assez méchante humeur ; les hommes ne doivent pas lire autre chose que des livres d'histoire.

Un jour il appelle Arnault, l'auteur de Marius à Minturnes. N'avez-vous rien à faire ? me dit-il.Rien, général. — Ni moi non plus. (C'est peut-être la première et la dernière fois de sa vie qu'il ait dit cela.) Lisons quelque chose ; cela nous occupera tous les deux. — Que voulez-vous lire ? de la philosophie ? de la politique ? de la poésie ?De la poésie. — Mais de quel poète ?De celui que vous voudrez. — Homère vous conviendrait-il ? C'est le père à tous. — Lisons Homère. — L'Iliade, l'Odyssée ou la Batrachomyomachie ?Comment dites-vous ?Le Combat des Rats et des Grenouilles, ou la Guerre des Grecs et des Troyens, ou les Voyages d'Ulysse ? Parlez, général. — Pas de guerre pour le moment. Nous voyageons ; lisons des voyages. D'ailleurs, je connais peu l'Odyssée ; lisons l'Odyssée. — Par où commencerons-nous, général ?Par le commencement. Me voilà donc lisant tout haut comme quoi les poursuivants de Pénélope mangeaient, tout en lui faisant la cour, l'héritage du prudent Ulysse, le patrimoine du jeune Télémaque et son douaire à elle, égorgeant les bœufs, les écorchant, les dépeçant, les faisant rôtir ou bouillir, et s'en régalant ainsi que de son vin. Je ne puis dire à quel point cette peinture naïve des mœurs antiques égayait mon auditeur. Et vous nous donnez cela pour beau ! me disait-il. Ces héros-là ne sont que des maraudeurs, des marmitons, des fricoteurs ! Si nos cuisiniers se conduisaient comme eux en campagne, je les ferais fusiller. Voilà de singuliers rois.... Et vous appelez cela du sublime ! vous autres poètes, répétait-il en riant. Quelle différence de votre Homère à mon Ossian ! Lisons un peu d'Ossian.

L'ARRIVÉE À ALEXANDRIE. — Brueys et ses officiers n'étaient point sans inquiétudes sur le sort de l'expédition. Avec ce convoi immense, si peu homogène, une bataille navale livrée en pleine mer eût vite dégénéré en un affreux désastre. Pendant la traversée, dit Bourrienne, je causais fréquemment avec l'amiral. Les renseignements qui nous parvenaient de temps en temps augmentaient ses inquiétudes. Il m'assura qu'il fallait bien du courage pour se charger de la conduite d'une flotte si mal équipée, et il me déclara plusieurs fois que, dans le cas d'une rencontre avec l'ennemi, il ne répondrait de rien. Les mouvements à bord seraient d'une exécution difficile ; l'encombrement des bâtiments et l'immense quantité d'effets que l'on emportait et que chacun voudrait sauver ralentiraient et gêneraient les manœuvres. En cas d'attaque, même par une escadre inférieure, le trouble et le désordre amèneraient une catastrophe ; il ne pouvait garantir aucune chance heureuse. Il regardait une victoire comme une chose impossible et, même avec une victoire, il ne savait ce que deviendrait l'expédition.

Pour Bonaparte, rien ne troublait sa confiance. Dans une proclamation à l'armée de terre, écrite à bord de l'Orient (22 juin), il disait : Nous réussirons dans toutes nos entreprises ; les destins sont pour nous. Jusqu'ici, en effet, les destins étaient pour lui. Je me vouai dès lors au fatalisme, dit l'un des savants de l'expédition, et me recommandai à l'étoile de Bonaparte. L'étoile du général en chef conduisit les Français sains et saufs jusqu'au terme de leur voyage, sans avoir jamais aperçu l'ennemi. Le 1er juillet 1798, quarante-quatre jours après le départ de Toulon, les soldats de l'armée d'Orient mettaient le pied sur la terre d'Égypte.

Alexandrie fut occupée le 2 juillet, presque sans coup férir. En route tout de suite pour le Caire. Dès le 7 juillet, l'armée quittait l'escadre ; elle ne devait plus la revoir.

LES PYRAMIDES. — Le chemin le plus court d'Alexandrie au Caire est le désert de Damanhour. L'armée s'y engagea ; car Bonaparte avait appris qu'une escadre ennemie pouvait être dans ces parages, et il avait renoncé à prendre la voie du Nil. La solitude, l'ardeur du soleil, le manque d'eau rendaient cette marche extrêmement pénible : il y eut des désertions, des suicides, presque des actes de mutinerie. Un jour, Bonaparte fait arrêter une division où le mécontentement ne cessait de se manifester ; il la forme en carré et, s'étant placé au milieu, il lui dit : Le courage sur le champ de bataille ne suffit pas pour faire un bon soldat ; il faut aussi le courage des fatigues et des privations. On me suppose l'intention de parcourir l'Asie après la conquête de l'Égypte. Pour marcher sur les traces d'Alexandre, il faudrait avoir ses soldats. La division reprit la marche sans souffler mot ; le général avait su réveiller chez ses hommes le sentiment de l'honneur et du devoir. Alors les mécontents de la veille se consolèrent par des plaisanteries. Ils se montraient le général Caffarelli, qui avait une jambe de bois. Il est bien heureux celui-là, disaient-ils ; il a toujours un pied en France.

Le 20 juillet, l'armée arriva en vue des Pyramides. Le lendemain, en face de ces géants de pierre, elle rencontra toutes les forces des Mameluks, sous la conduite de Mourad-Bey. Soldats, dit Bonaparte en leur montrant les Pyramides, quarante siècles vous regardent. Aux charges furieuses de la cavalerie ennemie, les Français commencèrent par opposer une passivité héroïque ; ils formaient cinq carrés avec Desaix et Reynier à droite, Dugua au centre, Bon et Menou à gauche ; puis ils s'élancèrent en avant. En quelques heures, l'armée des Mameluks, disloquée, détruite, avait abandonné le terrain.

Le 24 juillet, le vainqueur des Pyramides faisait au Caire une entrée triomphale. Il devait dire à Sainte-Hélène que la haute ambition s'était tout à fait déclarée en lui après les Pyramides et l'entrée au Caire.

Quelques jours plus tard, il recevait la nouvelle d'un affreux désastre.

1798. ABOUKIR. — Brueys avait débarqué l'armée et le matériel dans la rade d'Alexandrie. Il n'avait pas mouillé son escadre dans le port de cette ville, dont les passes ne lui semblaient pas suffisamment profondes ; il était allé jeter l'ancre un peu à l'Est, dans la rade d'Aboukir. Le mouillage était dangereux, à cause de la mauvaise tenue des fonds. L'amiral eut le tort d'y rester trop longtemps, malgré les instructions de Bonaparte qui lui disaient de gagner Malte ou Corfou ; il eut le tort aussi de ne pas y prendre les mesures de protection nécessaires. Le 1er août, vers la fin de la journée, les vigies signalèrent l'arrivée d'une escadre. C'étaient les Anglais. Enfin, Nelson avait découvert sa proie. Depuis deux mois il l'avait cherchée à travers la Méditerranée, à Naples, en Sicile, à Alexandrie même, où il avait devancé les Français de deux jours, sur les côtes de l'Asie Mineure, de nouveau en Sicile. De Syracuse, où il avait renouvelé sa provision d'eau, à la fontaine d'Aréthuse, il avait écrit à ses amis de Naples, sir William et lady Hamilton, la femme qui devait tenir une si grande place dans sa vie privée : Faire de l'eau à la fontaine d'Aréthuse, c'est pour nous un présage de victoire. Nous comptons reprendre la mer au premier vent, et soyez sûrs que je veux revenir couronné de lauriers ou couvert de cyprès. À son chef, lord Saint-Vincent, il écrivait qu'il saurait bien découvrir les Français, fussent-ils partis pour les antipodes, s'ils étaient n'importe où, au-dessus de l'eau. Il avait repris la mer à Syracuse le 25 juillet, le lendemain de l'entrée de Bonaparte au Caire. Il longeait les côtes de Morée, à la recherche de l'escadre invisible, quand il apprit que les vaisseaux de Brueys devaient être, depuis un mois environ, aux embouchures du Nil.

A peine arrivé (1er août, au soir), il avait signalé, du vaisseau amiral le Vanguard, d'engager immédiatement la bataille ; il avait quatorze vaisseaux et un brick contre treize vaisseaux et quatre frégates. Par une manœuvre audacieuse, sept de ses vaisseaux, le Goliath en tête, se glissent entre l'îlot d'Aboukir et l'aile gauche des Français ; les autres, moins le Culloden qui s'était échoué à l'entrée de la baie, longent, du côté du large, l'escadre française. Celle-ci est prise entre deux feux ; immobile, toutes les ancres mouillées, des grelins tendus entre les vaisseaux, elle ne pouvait guère que recevoir des coups, à tribord et à bâbord. Le combat est terrible autour de l'Orient, qui a trois ennemis accrochés à ses flancs. Brueys, qui avait la cuisse gauche emportée, refuse de se laisser porter au poste des blessés. Un amiral, dit-il, doit mourir sur le pont, et il mourut avec un courage héroïque. Détruit par une explosion formidable, l'Orient, vers dix heures du soir, s'abîme dans les flots. Le lendemain après-midi, 2 août, le combat durait encore ; le Tonnant, du brave commandant Dupetit-Thouars, luttait toujours, le pavillon tricolore cloué sur un tronçon qui tenait lieu de grand mât. La rade était pleine des débris informes de l'escadre française. Neuf bâtiments français avaient été capturés ; deux avaient fait explosion ; deux avaient été brûlés par leurs équipages. Le contre-amiral Villeneuve, qui était resté à l'extrême droite, spectateur inerte de la bataille, rallia, dans l'après-midi du 2 août, quatre bâtiments, seuls survivants du désastre, et cingla sur Malte.

Voilà l'événement décisif de la campagne d'Égypte ; les conséquences en étaient irréparables. L'escadre détruite, il n'y avait plus de relations possibles entre l'Égypte et la France ; car la maîtrise de la Méditerranée appartenait dès lors aux Anglais. Pour l'armée de Bonaparte, elle était enfermée dans sa conquête comme dans une souricière ; elle ne pouvait plus en sortir librement. Si j'avais été maître de la mer ! dira un jour le prisonnier de Sainte-Hélène. Aboukir et Trafalgar, ce furent pour lui des blessures à mort. À la nouvelle de ce désastre, il affecta un calme stoïque. Il faut mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens. Mais ses fidèles l'entendirent répéter avec désespoir : Malheureux Brueys, qu'as-tu fait ?

L'ŒUVRE DE BONAPARTE EN ÉGYPTE. — La conquête pacifique du pays faisait partie du programme de Bonaparte. Il avait exigé de ses soldats le respect le plus complet pour les mœurs et la religion des habitants. Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans ; leur premier article de foi est celui-ci : Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Ne les contredisez pas ; agissez avec eux comme nous avons agi avec les Juifs, avec les Italiens ; ayez des égards pour leurs muftis et pour leurs imans, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. Ayez pour les cérémonies que prescrit l'Alcoran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et de Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différents de ceux de l'Europe. Il faut vous y accoutumer. Ces paroles, connues en France, prêtèrent à rire, à cause des rapprochements bizarres qu'il y faisait entre les muftis, les rabbins et les évêques. Napoléon devait en convenir à Sainte-Hélène. a C'était du charlatanisme, disait-il, mais du plus haut. D'ailleurs, tout cela n'était que pour être traduit en beaux vers arabes et par un de leurs cheiks les plus habiles. n Le respect de la religion musulmane était pour lui le meilleur instrument de sa domination. Il assista en grande pompe aux fêtes qui furent données au Caire en l'honneur du Prophète.

On eût dit que le général en chef de l'armée d'Orient n'était venu en Égypte que pour la tirer de sa torpeur et la conquérir à la civilisation. Un arrêté, en date du 20 août 1798, décréta l'établissement au Caire d'un Institut d'Égypte, sur le modèle de l'Institut de France. Cet Institut devait s'occuper du progrès et de la propagation des lumières en Égypte, de la recherche, de l'étude et de la publication des faits naturels, industriels et historiques du pays. Il se composait de quatre sections de douze membres chacune : Mathématiques (Bonaparte en faisait partie), Physique, Économie politique, Littérature et Beaux-Arts.

Un savant de l'expédition d'Égypte, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, a rapporté une conversation caractéristique du général en chef sur le rôle civilisateur de la science.

Le 18 août 1799, au retour de la campagne de Syrie, dans les jardins de son palais du Caire, le général s'entretenait avec Monge, Berthollet, Bessières, Berthier, Bourrienne. Un, élégant officier de dragons se trouvait un peu à l'écart ; c'était la jolie Mme Fourès, que Bonaparte avait remarquée récemment et qui, pour suivre son mari en Égypte, portait un déguisement masculin. Supposons, dit Bonaparte, que nous voici dans les jardins d'Academus pour y causer de philosophie, et reprenons notre entretien de la semaine dernière sur la dignité des sciences. Je me suis là servi d'un mot imposant, dignité des sciences. C'est le seul qui rende exactement ma pensée. Je ne connais pas de plus bel emploi de la vie pour l'homme que de travailler à la connaissance de la nature et de toutes les choses étant à son usage, et placées sous sa pensée dans le monde matériel.... Je ne m'épargnerai pas dans la confidence de ma pensée ; j'ai toujours été dominé par le désir d'une grande renommée. Mais, bien jeune, je ne pensais pas qu'elle m'adviendrait par le succès des armes ; l'éclat et l'utilité des sciences, telle était ma visée, et encore aujourd'hui, je me surprends quelquefois dans le regret de n'avoir pas persévéré dans cette première vocation.

Bonaparte et les savants visitaient les monuments du pays, qui étaient pour eux la nouveauté la plus étrange. Le 19 septembre, il se rendit aux Pyramides, en compagnie des membres de la commission des Sciences et des Arts et de plusieurs généraux. Il était parti du Caire en barque. Au bout de deux heures et demie, employées à discuter sur des questions d'économie politique, on descendit à terre. Pour atteindre le pied des Pyramides, il fallut s'avancer sous un soleil de feu, au milieu de sables brûlants.

Qui arrivera en haut le premier ? dit Bonaparte. Le plus leste de la bande fut Monge, qui se restaurait de temps à autre avec un peu d'eau-de-vie. Berthier avait commencé à gravir les degrés. Mais, dit-il à Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, est-il bien nécessaire d'aller jusqu'au bout ? Je suis excédé. Nous leur dirons, à Paris, que nous avons grimpé sur le plus haut pic de cette grande pyramide, et ils le croiront, ou bien qu'importe ? Qu'en pensez-vous, voisin, si nous descendions ? Ils se mettent à redescendre. Bonaparte les aperçoit. Est-ce que vous revenez déjà ? Elle n'est pas au sommet de la Pyramide, mon pauvre Berthier, mais elle n'est pas non plus ici bas. Il s'agissait de Mme Visconti, qui était l'objet de la passion de Berthier. Il n'y a pas moyen d'y tenir, dit Berthier mécontent. Il m'attend en bas pour m'accabler de ses plaisanteries. Allons, plus de poltronnerie, voisin. Ils se mettent à remonter. Ils finissent par atteindre le sommet. Là-haut, la divine liqueur de Monge fut d'un grand réconfort pour Berthier et son compagnon.

L'INSURRECTION DU CAIRE. — L'œuvre de civilisation que Bonaparte voulait introduire en Égypte se heurtait à la sourde hostilité des habitants. Le 21 octobre (1798), un rassemblement de gens mal intentionnés s'était formé à la grande mosquée du Caire. Le général Dupuy, qui commandait la place, voulut le disperser ; il fut assassiné. Sa mort devint le signal d'une révolte générale. Un combat d'une extrême violence s'engagea dans les rues ; les rebelles furent mitraillés par l'artillerie, le quartier de l'insurrection et la grande mosquée furent incendiés. Deux jours plus tard, Bonaparte faisait réunir les prisonniers sur la place d'El-Békir et leur annonçait qu'il leur faisait grâce de la vie.

Les Français ne régnaient plus en Égypte que par la terreur ; un village voisin du Caire s'étant insurgé, on coupa les têtes des rebelles, on les mit dans des sacs que l'on vida sur la grande place du Caire. La situation militaire devenait de jour en jour plus critique. Dans la Haute-Égypte, Mourad bey tenait toujours la campagne. Desaix fut chargé d'occuper ces pays du Nil ; les noms de ses soldats se lisent aujourd'hui sur les monuments de Thèbes, d'Esneh, d'Edfou, d'Assouan ; sa sage administration lui valut le surnom de Sultan juste, et Bonaparte put écrire au Directoire : Le drapeau de la République flotte sur les cataractes.

1799. L'EXPÉDITION DE SYRIE. — Dans la Basse-Égypte on pouvait tout craindre. Tôt ou tard les Anglais, maîtres de la mer, ou les Turcs viendraient attaquer les Français. Il fallait prendre les devants, aller contre les Turcs et pour cela conquérir la Syrie. Bonaparte songeait aussi à l'Inde. Le 25 janvier 1799, il écrivait à Tippoo-Saa, le sultan de Mysore, de lui envoyer à Suez ou au Caire quelque homme adroit, qui eût sa confiance, avec lequel il pût conférer. En réalité, cette soi-disant conquête de la Syrie n'était plus qu'une tentative d'évasion ; l'expédition tournait à l'aventure.

On partit pour la Syrie, le 10 février 1799, comme pour une autre terre promise. Au début, tout marcha à souhait. Le général, moins heureux que Moïse, faillit être englouti dans la mer Rouge ; ce qui, dit-il, eût fourni à tous les prédicateurs de la chrétienté un texte magnifique contre lui. L'armée occupa El-Arich, Gaza ; la prise de Jaffa demanda trois jours de siège, du 4 au 6 mars. La peste commençait à faire des ravages ; le 9, Bonaparte visitait les pestiférés à l'hôpital. Le 19, après avoir contourné les flancs du Carmel, les Français arrivaient devant Saint-Jean d'Acre.

Défendue par Djezzar-Pacha, qui avait parmi ses officiers Le Picard de Phélippeaux, l'ancien camarade de Bonaparte à l'École militaire, toujours ravitaillée du côté de la mer par les bâtiments anglais de Sidney Smith, puisque la journée d'Aboukir avait donné la Méditerranée à nos ennemis, cette bicoque allait pendant deux mois, jusqu'au 20 mai, résister victorieusement aux assauts les plus furieux. Kléber avait été détaché en avant pour arrêter une armée turque de secours. Bonaparte vint le rejoindre dans la plaine d'Esdrelon, au moment où sa situation pouvait être critique ; c'est la victoire dite du Mont-Thabor, du 16 avril. Le soir, il coucha au couvent de Nazareth. De retour devant Saint-Jean d'Acre, il en recommença le siège sans succès. J'ai passé là, disait-il plus tard, de bien mauvais moments. Le 20 mai, après avoir fait à la ville des adieux terribles, il levait le siège.

PROJETS GIGANTESQUES. — Jusqu'au dernier moment, Bonaparte avait cru à la prise de Saint-Jean d'Acre. Le 8 mai, un assaut violent avait été tenté, où Lannes avait été blessé ; le lendemain, il disait à Bourrienne :

Oui, je vois que cette misérable bicoque m'a coûté bien du monde et pris bien du temps. Mais les choses sont trop avancées pour ne pas tenter encore un dernier effort. Si je réussis, comme je le crois, je trouverai dans la ville les trésors du pacha, et des armes pour trois cent mille hommes. Je soulève et j'arme toute la Syrie, qu'a tant indignée la férocité de Djezzar. Je marche sur Damas et Alep. Je grossis mon armée, en avançant dans le pays, de tous les mécontents ; j'annonce au peuple l'abolition de la servitude et des gouvernements tyranniques des pachas. J'arrive à Constantinople avec des masses armées. Je renverse l'empire turc. Je fonde dans l'Orient un nouvel et grand empire qui fixera ma place dans la postérité, et peut-être retournerai-je à Paris par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d'Autriche.

Plus tard, l'imagination de Napoléon s'est donné carrière à propos de ce fait où il a vu plus que l'arrêt de sa fortune, l'obstacle au changement du monde. Écoutons Pyrrhus vaincu, rêvant de tout ce qu'il aurait pu faire sans ces murailles maudites.

Les plus petites circonstances conduisent les plus grands événements. La faiblesse d'un capitaine de frégate, qui prend chasse au large, au lieu de forcer son passage dans le port, quelques contrariétés de détail dans quelques chaloupes ou bâtiments légers, ont empêché que la face du monde ne fût changée. Saint-Jean d'Acre enlevé, l'armée française volait à Damas et à Alep, elle eût été en un clin d'œil sur l'Euphrate ; les chrétiens de la Syrie, les Druses, les chrétiens de l'Arménie se fussent joints à elle ; les populations allaient être ébranlées. Un de nous ayant dit (c'était à Sainte-Hélène) qu'on eût été bientôt renforcé de cent mille hommes : Dites de six cent mille hommes, reprit l'Empereur ; qui peut calculer ce que c'eût été ? J'aurais atteint Constantinople et les Indes ; j'eusse changé la face du monde.

Voilà le rêve épique, voici la cruelle réalité. Il fallut revenir à pied pour réserver les montures aux pestiférés et aux blessés. Près de Césarée, le général faillit être tué par un ennemi embusqué dans un buisson. À Jaffa, le 27, il visitait pour la seconde fois les pestiférés. La retraite prenait parfois les caractères d'une débâcle. Un jour, des soldats épuisés refusaient de porter leurs camarades blessés. Vous êtes des lâches, leur cria Kléber. Être soldat, c'est, quand on a faim, ne pas manger ; quand on a soif, ne pas boire ; quand on ne peut plus se porter soi-même, porter ses camarades blessés. Misérables, reprenez vos blessés ! Et ils les reprirent.

Enfin, le 14 juin, Bonaparte était de retour au Caire. Il y faisait une entrée triomphale. En vérité, le prisonnier n'avait pu rompre sa chaîne et il rentrait dans sa prison.

RETOUR EN ÉGYPTE. — À peine revenu de Syrie, Bonaparte eut à défendre l'Égypte contre une attaque anglo-turque. Le 11 juillet, Sidney Smith débarquait dans la rade d'Aboukir une armée de dix-huit mille janissaires. Bonaparte accourut du Caire avec les divisions Murat, Lannes, Bon. Les Turcs s'étaient retranchés au village d'Aboukir derrière des redoutes. Bonaparte lance au centre la division de Murat, qui se rabat à l'intérieur sur la droite et sur la gauche des lignes turques. Quinze cents prisonniers furent ramassés au cours de cette offensive énergique ; le reste de l'armée turque, rejeté à la mer, périt noyé. La bataille de terre d'Aboukir, du 25 juillet 1799, était une action très brillante ; c'est à ce propos que Kléber s'écriait : Général, vous êtes grand comme le monde ! Mais, si la bataille navale d'Aboukir, un an plus tôt, avait enfermé en Égypte l'armée d'Orient, celle-ci ne l'en faisait pas sortir.

Des nouvelles alarmantes sur la situation de la France avaient été répandues en Égypte par Sidney Smith. Pour y couper court, Bonaparte mit à l'ordre du jour que le commodore anglais était devenu fou. Sidney Smith envoya un cartel à Bonaparte. Il lui fit répondre qu'il avait de trop grandes affaires en tête pour s'occuper de si peu de chose ; si c'était le grand Marlborough, encore passe, il verrait. Si le commodore avait absolument besoin de brétailler, il allait neutraliser quelques toises sur la plage et il y enverrait un des bravaches de l'armée ; là, le fou de commodore pourrait débarquer et s'en donner à cœur joie. Cependant des nouvelles parvenues en Égypte par la Gazette de Francfort du 10 juin ne laissaient pas de doute : l'Italie qu'il avait conquise quelques mois plus tôt, son Italie était perdue. Alors, il prit une décision qui devait servir merveilleusement sa fortune ; mais sur le moment, pour plusieurs de ses camarades de l'armée d'Orient, elle eut le caractère d'une désertion

1799. DÉPART POUR LA FRANCE. — Quelques officiers avaient été mis dans la confidence : Desaix, Murat, Lannes, Marmont. Avec eux il quittait le Caire le 18 août, sous prétexte de se rendre à Alexandrie. Dans cette ville, le 22 août, brusquement, il adressait à l'Armée cette proclamation :

Les nouvelles d'Europe m'ont décidé à partir pour France. Je laisse le commandement de l'armée au général Kléber. L'armée aura bientôt de mes nouvelles ; je ne puis en dire davantage. Il me coûte de quitter les soldats auxquels je suis le plus attaché ; mais ce ne sera que momentanément, et le général que je leur laisse a la confiance du gouvernement et la mienne.

Le lendemain matin, embarqué sur la Muiron, que commandait Ganteaume, il faisait route pour la France. Les frégates Muiron et Carrère, qui naviguaient de conserve, traversèrent la Méditerranée sans rencontrer les croisières anglaises. Elles touchèrent au port d'Ajaccio. Bonaparte resta cinq jours dans cette ville, du 2 au 6 octobre. Que de changements depuis 1793, où il avait quitté la Corse en vaincu et en fugitif ! Les rues d'Ajaccio étaient encombrées d'une nuée de cousins et de filleuls, qui voulaient serrer les mains de leur illustre compatriote. Le 7 octobre, la Muiron remettait à la voile ; Bonaparte ne devait jamais revoir ni Ajaccio, ni la Corse. Deux jours plus tard, quarante-six jours après son départ d'Alexandrie, le 9 octobre, à midi, il débarquait à Fréjus. À six heures du soir, le même jour, il partait pour Paris.

CE QUE FUT POUR BONAPARTE LA CAMPAGNE D'ÉGYPTE. — Plus encore peut-être que la campagne d'Italie, la campagne d'Égypte, cette folie de jeunesse, conserva pour Bonaparte un attrait exceptionnel. Il parlait souvent de cette expédition, aussi intéressante qu'un épisode de roman, de cette terre de poésie qu'avaient foulée César et Pompée. Il était plein d'enthousiasme pour ce temps où il était apparu aux Orientaux surpris comme un nouveau prophète. Il aimait à évoquer ces souvenirs avec Monge, dont il avait fait un membre de l'Institut d'Égypte, en attendant d'en faire le comte de Péluse. En France, lui disait-il, il nous faut tout conquérir à la pointe de la démonstration. En Égypte, nous n'avions pas besoin de nos mathématiques.

Mme de Rémusat a recueilli à ce sujet une curieuse conversation, quand Napoléon était au camp de Boulogne :

En Égypte, je me trouvais débarrassé du frein d'une civilisation gênante ; je rêvais toutes choses et je voyais les moyens d'exécuter tout ce que j'avais rêvé. Je créais une religion, je me voyais sur le chemin de l'Asie, parti sur un éléphant, le turban sur la tête, et dans ma main un nouveau Coran que j'aurais composé à mon gré. J'aurais réuni dans mes entreprises les expériences des deux mondes, fouillant à mon profit le domaine de toutes les histoires, attaquant la puissance anglaise dans les Indes et renouant par cette conquête mes relations avec la vieille Europe. Ce temps que j'ai passé en Égypte a été le plus beau de ma vie, car il en a été le plus idéal. Mais le sort en décida autrement. Je reçus des lettres de France ; je vis qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Je rentrai dans le positif de l'état social, et je revins à Paris, où on traite des plus grands intérêts du pays dans un entr'acte d'opéra.

Suivant son expression, il était rentré dans le positif. Quelques semaines après son arrivée à Fréjus, le prophète du Caire était le Premier Consul de la République française.