NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE II. — BONAPARTE EN ITALIE.

 

 

AU LENDEMAIN DE VENDÉMIAIRE. — MARIAGE DE BONAPARTE. — BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE. — LA PREMIÈRE ENTREVUE AVEC L'ÉTAT-MAJOR. — LA PREMIERE PROCLAMATION DE BONAPARTE. — L'ARMÉE D'ITALIE. — CAMPAGNE CONTRE LES PIÉMONTAIS. — LE PONT DE LODI. — ENTRÉE À MILAN. — CASTIGLIONE. — ARCOLE. — RIVOLI ET LEOBEN. — BONAPARTE ET LE DIRECTOIRE. — 1797. — TRAITÉ DE CAMPO-FORMIO. — BERTHIER ET MONGE. — BONAPARTE EN 1797. — LES FÊTES DE MILAN. — AU CONGRÈS DE RASTADT. — LA FÊTE DU LUXEMBOURG.

 

UNE femme d'esprit, qui vit plusieurs fois Bonaparte à Paris pendant l'année 1795, en a tracé le portrait suivant que Stendhal a inséré dans sa Vie de Napoléon :

C'était bien l'être le plus maigre et le plus singulier que de ma vie j'eusse rencontré. Suivant la mode du temps, il portait des oreilles de chien immenses et qui descendaient jusque sur les épaules. Le regard singulier et souvent un peu sombre des Italiens ne va point avec cette prodigalité de chevelure. Au lieu d'avoir l'idée d'un homme d'esprit rempli de feu, on pense trop souvent à celle d'un homme qu'il ne ferait pas bon de rencontrer le soir auprès d'un bois. La mise du générai Bonaparte n'était pas faite pour rassurer. La redingote qu'il portait était tellement râpée, il avait l'air si minable, que j'eus peine à croire d'abord que cet homme fût un général....

Le jeune Bonaparte avait un très beau regard, et qui s'animait en parlant. S'il n'eût pas été maigre jusqu'au point d'avoir l'air maladif et de faire de la peine, on eût remarqué des traits remplis de finesse. Sa bouche, surtout, avait un contour plein de grâce.

AU LENDEMAIN DE VENDÉMIAIRE. — Après la révolution de Vendémiaire, lit-on encore dans la Vie de Napoléon, nous sûmes que le général avait été présenté à Mme Tallien, alors la reine de la mode, et qu'elle avait été frappée de son regard. Nous n'en fûmes point étonnés. Le fait est qu'il ne lui manquait pour être jugé favorablement que d'être vêtu d'une façon moins misérable.

Je me rappelle encore que le général parlait du siège de Toulon fort bien ou, du moins, il nous intéressait en nous en entretenant. Il parlait beaucoup et s'animait en racontant ; mais il y avait des jours aussi où il ne sortait pas d'un morne silence. On le disait très pauvre et fier comme un Écossais ; il refusa d'aller être général dans la Vendée et de quitter l'artillerie. C'est mon arme, répétait-il souvent ; ce qui nous faisait beaucoup rire. Nous ne comprenions pas, nous autres jeunes filles, comment l'artillerie, des canons pouvaient servir d'épée à quelqu'un....

MARIAGE DE BONAPARTE. — Avec la journée de Vendémiaire le jeune général de vingt-six ans était devenu le dieu du jour. Il connut alors la veuve d'un général, Joséphine de Beauharnais, à laquelle il avait fait rendre l'épée de son mari, mort sur l'échafaud ; il la retrouva dans le salon de Mme Tallien, où se réunissait la société élégante et corrompue du Directoire. Restée veuve avec deux enfants, un fils de quatorze ans, une fille de douze, elle avait à cette époque trente-deux ans. Grande, de taille élancée, élégante, la démarche d'une nonchalance et d'une grâce de créole, la citoyenne Beauharnais fit une profonde impression sur le vainqueur de Vendémiaire, qui avait six ans de moins qu'elle. Il l'épousa le 9 mars 1796. Quarante-huit heures plus tard, le 11 mars au soir, il partait pour aller rejoindre l'armée d'Italie.

Sept jours, en effet, avant son mariage, le 2 mars, Bonaparte avait été nommé commandant en chef de l'armée d'Italie. Ce commandement, qu'il devait à l'appui des Directeurs Barras et Carnot, on l'appela, non sans quelque méchanceté, la dot de la citoyenne Beauharnais.

BONAPARTE, GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMEE D'ITALIE. — Après Toulon, qui l'avait révélé pour ainsi dire à lui-même, après Vendémiaire, qui avait fait de lui un général de guerre civile, voici que tout à coup, à vingt-six ans et demi à peine, il entrait dans la pleine lumière de l'histoire, à une époque où les armées de la République comptaient les Jourdan, les Pichegru, les Moreau, les Masséna.

Pour lui, il se sentait à la hauteur de la tâche prodigieuse qui s'ouvrait devant son ambition. J'étais né pour cela, a-t-il dit. Mais il fallait que les autres eussent foi en lui : Alors, avec ce merveilleux talent d'acteur qui lui a permis de jouer tant de rôles, il mit sur sa figure le masque dur et impénétrable du général en chef, de l'imperator, beaucoup moins soucieux de se faire aimer que de se faire respecter, de se faire craindre au besoin, avant tout de se faire obéir. Il s'était arrêté vingt-quatre heures à Marseille pour y voir sa mère et ses trois sœurs. Arnault rapporte, dans ses Souvenirs d'un Sexagénaire, l'impression étrange qu'il éprouva devant le jeune général, qu'il rencontra dans cette ville.

On ne peut rien imaginer de plus grave, de plus sévère, de plus glacial que cette figure de vingt-sept ans, que ce front déjà rempli de tant de projets, déjà sillonné par tant de méditations. Il ne parla pas plus pendant le dîner que lui donna le proconsul — Fréron — qu'il ne parlait dans ceux qu'il donna quand lui-même fut consul ; et, comme on ne l'interpellait guère plus qu'on ne l'a fait depuis, tant il en imposait à tous, le dîner fut aussi sérieux qu'aucun de ceux qui ont été faits aux Tuileries ; il n'y figura pas moins en maître qu'à ceux-là, quoiqu'il n'affectât pas de l'être. II passa en revue la garnison de Marseille. En le voyant, les vieux soldats se demandaient si on se moquait d'eux de leur envoyer un enfant pour les commander.... Un enfant !

Quelques jours après, le général traversait Toulon. Son âme aurait dû être tout à la joie, car Toulon avait été le marchepied de son étonnante fortune. Decrès, son futur ministre de la Marine, était alors officier de vaisseau dans ce port ; il avait beaucoup connu Bonaparte à Paris. Aussi n'eut-il rien de plus pressé que de s'offrir à ses camarades pour les présenter, en se faisant fort de ses relations. Je cours, dit-il, plein d'empressement, de joie ; le salon s'ouvre, je vais m'élancer, quand l'attitude, le regard, le son de sa voix suffisent pour m'arrêter. Il n'y avait pourtant en lui rien d'injurieux, mais c'en fut assez. À partir de là, je n'ai jamais tenté de franchir la distance qui m'avait été imposée.

LA PREMIÈRE ENTREVUE AVEC L'ÉTAT-MAJOR. — Le 11 avril, à Albenga, dans le pays de Gênes, Bonaparte entrait en contact avec son état-major. Les anciens, comme Sérurier, Laharpe, Masséna, Augereau, étaient disposés à lui montrer un accueil peu empressé. Augereau en particulier, ce Parisien fils d'un domestique, cet ancien maître d'armes, qui avait douze ans de plus que Bonaparte et de brillants états de service, était à l'avance insubordonné et injurieux : un favori de Barras, un général de rue et de ruelle, il ne craindrait pas de dire ses vérités à Vendémiaire ! L'état-major est introduit ; Bonaparte se fait attendre. Le voici enfin, l'épée au côté, en tenue de général, le chapeau sur la tête. Il prend la parole. De sa voix métallique à l'accent corse, de son ton de maître, sec, net, précis, tranchant, qui ne souffre pas une réplique, avec ses regards impérieux et fascinateurs, — ces regards, comme le dira Cambacérès, qui traversent la tête, — il donne des ordres, il explique ce qu'il fera et, d'un geste, il congédie les assistants. Augereau est resté muet. C'est seulement dehors qu'il recouvre la parole ; avec force jurons, il déclare à Masséna que ce petit bout d'homme de général lui a fait peur : il ne peut pas comprendre l'ascendant dont il s'est senti écrasé au premier coup d'œil.

LA PREMIÈRE PROCLAMATION DE BONAPARTE. — Ici commence le récit d'opérations admirables. C'est l'art, suivant le mot de Marmont, mis en action dans ce qu'il a de plus sublime. Chaque bataille de la campagne d'Italie, c'est comme un chant de l'Iliade. Dans ce poème militaire, l'un des plus beaux, le plus beau peut-être qui ait jamais été écrit par l'épée, y a-t-il quelque chose de plus grandiose et de plus significatif à la fois que la proclamation militaire qui lui sert de préface ? Arrivé à Nice, Bonaparte s'adresse directement aux trente-six mille hommes, sans souliers, sans pain, sans discipline, qu'on appelait l'armée d'Italie.

Quartier général, Nice, 7 germinal an IV. (27 mars 1796.)

Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage ou de constance ?

Une voix nouvelle vient de se faire entendre dans les armées de la République, avec quel accent, quel verbe d'autorité ! Les hommes de l'armée d'Italie ne sont plus des citoyens, comme les héros des armées du Rhin ou de Sambre-et-Meuse ; ce sont des soldats. Du sommet des Apennins, le tentateur leur montre la terre promise ; c'est lui qui les y conduira. Il le leur disait encore quelques jours plus tard : Amis, je vous la promets, cette conquête ! Il leur donnera la gloire, cette fumée enivrante pour laquelle les Gaulois de tous les temps ont accompli tant d'exploits. Puis, dès la première parole, c'est ce moi prodigieux, ce moi colossal qui va tout absorber : Le Gouvernement ne peut rien vous donner.... Je veux vous conduire. C'est aussi cette fascination électrique, irrésistible, du général qui entre en contact, en communion avec ses hommes ; il sait parler le langage qui convient à leur imagination, à leur ambition, à leur soif de jouissances. Un mot d'ordre inconnu est passé dans les rangs de son armée : à lui-même la puissance, à ses soldats la richesse.

L'ARMÉE D'ITALIE. — Cette misère matérielle de l'armée d'Italie, cette nudité, ce n'étaient point de vaines expressions, mais la vérité même : l'armée était en loques et en guenilles. Stendhal a raconté l'histoire d'un lieutenant de ses amis. un des plus beaux officiers de l'armée, qui fut invité à dîner à Milan chez une marquise, pour le palais de laquelle il avait reçu un billet de logement. Il avait pour toutes chaussures des empeignes, d'ailleurs bien cirées ; il les avait attachées soigneusement avec de petites cordes, mais il y avait absence complète de semelles. Pour se faire bien venir des laquais, car la marquise était très belle, il leur donna un écu de six francs ; c'était tout ce qu'il possédait au monde. Deux officiers, l'un chef de bataillon et l'autre lieutenant, rapporte encore l'auteur de la Vie de Napoléon, n'avaient à eux deux, lors de l'entrée à Milan, qu'un pantalon, de casimir noisette, et trois chemises. Celui qui ne portait pas le pantalon prenait une redingote d'uniforme croisée sur la poitrine ; avec un habit rapiécé à dix endroits, c'était toute leur garde-robe. Les riches de cette armée avaient des assignats, et les assignats n'avaient aucune valeur en Italie. Pour tous, c était la misère noire. Bonaparte, à son départ de Paris, avait emporté en tout deux mille louis en espèces, quarante mille francs.

Le poète Alfieri, qui vit cette armée d'Italie, a dit que c'était toute la ladrerie de Provence et de Languedoc, conduite par un capitaine gueux. Mais ces hommes étaient jeunes, d'une extrême bravoure ; méridionaux pour la plupart, ils avaient l'entrain et la gaieté de leurs provinces ensoleillées. Dans le jeune général qu'on leur envoyait de Paris, ils avaient reconnu leur dieu ; ils étaient prêts à le suivre partout. Ils avaient la foi, ces soldats obscurs qui allaient être la pépinière de la Grande Armée, la foi en la Révolution et au messie qui l'incarnait. Ils furent vainqueurs, parce qu'en eux ils portaient deux forces qui brisent tout : l'énergie de la volonté, l'impétuosité de l'enthousiasme. La campagne d'Italie fut ainsi, suivant le mot d'Albert Sorel, le courant le plus véhément et le plus riche de puissance humaine que jamais l'histoire ait vu se déchaîner. À ces hommes que le souffle de la Révolution emportait, le dieu fit un signe, et la marche triomphale commença. Elle allait se dérouler, pendant près de vingt ans, à travers les plaines du Pô, du Danube et de l'Elbe, à travers les sables de l'Égypte, les sierras de l'Espagne, les neiges de la Russie, les coteaux de la Brie et de Mont-Saint-Jean.

CAMPAGNE CONTRE LES PIÉMONTAIS. — Vingt-deux mille Piémontais avec Colli, trente mille Autrichiens avec Beaulieu, barraient aux Français les routes qui mènent des bords de la Méditerranée dans la haute vallée du Tanaro. Le plan de Bonaparte, simple et clair, fut de frapper les ennemis au centre de leur position pour les séparer, de les attaquer ensuite isolément, de les poursuivre jusqu'à leur destruction complète. Ce n'est plus le vieux jeu de barres classique, qui consiste à prendra et à échanger quelques prisonniers. C'est l'offensive foudroyante et sans répit. Soldat, frappe au visage ! Soldat, droit au cœur !

Le 12 avril, Masséna, Augereau, Laharpe forcent les positions des Autrichiens à Montenotte. En débouchant dans les gorges de la Bormida, Bonaparte lance à sa gauche Augereau sur les Piémontais, à sa droite Laharpe et Masséna sur les Autrichiens. Colli est battu à Millesimo le 13 avril, Beaulieu à Dego le 14. Alors Bonaparte se porte avec toutes ses forces contre l'armée piémontaise de Colli ; il l'écrase à Mondovi le 21 avril.

La cour de Turin était aux abois ; le roi de Sardaigne Victor-Amédée s'empressa d'envoyer au quartier général des Français le général de La Tour et le colonel marquis Costa pour négocier un armistice. Bonaparte les reçut à Cherasco. Ils se plaignaient de la dureté des conditions. Messieurs, je vous préviens que l'attaque générale est ordonnée pour deux heures — il était alors une heure du matin — et que cette attaque ne sera pas différée d'un moment. Il pourra m'arriver de perdre des batailles, mais on ne me verra jamais perdre des minutes par confiance ou par paresse. À deux heures du matin, le 28 avril, l'armistice de Cherasco était signé. Il terminait cette campagne de Piémont, qui avait été rapide comme la foudre ; elle avait duré en tout dix-huit jours.

Les places d'Alexandrie, de Coni, de Tortone étaient remises aux Français jusqu'à la signature de la paix avec Victor-Amédée de Savoie. C'est un roi, écrivait Bonaparte au Directoire, qui se met absolument à ma discrétion. Si vous me continuez votre confiance et que vous approuviez ces projets, l'Italie est à vous.

LE PONT DE LODI. — La campagne du Piémont n'était, pour Bonaparte, que le premier pas de sa course. Il fallait à présent enlever la Lombardie aux Autrichiens. Peuples de l'Italie, disait une proclamation du 26 avril, l'armée française vient pour rompre vos chaînes. Beaulieu s'était retranché derrière le Tessin, dont le cours marécageux formait la frontière entre le Piémont et le Milanais. Une manœuvre hardie de Bonaparte fit tomber cette ligne de défense. Il descend le Pô à droite. Arrivé à Plaisance, il y franchit le fleuve le 7 mai. Il débouchait ainsi en plein Milanais Beaulieu voyait sa position tournée ; il alla se retrancher derrière l'Adda. Le 10 mai, Bonaparte arrive devant Lodi. Il veut donner à son armée la gloire d'une action qui retentira dans toute l'Europe, avec d'autant plus d'éclat qu'il n'était pas militairement nécessaire de forcer le passage de l'Adda pour entrer à Milan. Il connaît son armée, il sait ce qu'il peut en attendre. Il résout de passer le pont de Lodi de vive force. Il range ses grenadiers en colonnes serrées : le pont est franchi au pas de charge. Les vieilles moustaches saluèrent le vainqueur du titre de Petit Caporal, et l'Europe militaire applaudit à cet acte d'extrême audace.

Pour lui, dès ce jour, il se sentit appelé à je ne sais quoi d'extraordinaire. Vendémiaire et Montenotte, dit-il, ne me portèrent pas encore à me croire un homme supérieur ; ce n'est qu'après Lodi qu'il me vint dans l'idée que je pourrais bien devenir, après tout, un acteur décisif sur notre scène politique.

ENTRÉE À MILAN. — Le 15 mai, le jeune général faisait son entrée à Milan par l'arc de triomphe de la Porta Romana, à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur.... Ces soldats français, ajoute Stendhal, riaient et chantaient toute la journée ; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l'homme le plus âgé de son armée.

Quel étonnant dimanche, quelle journée de Pentecôte, ce 15 mai 1796, où le général de vingt-six ans et demi — vingt-six ans et demi ! — rayonnant de bonheur et d'orgueil, entra dans Milan, sur un petit cheval blanc, au milieu d'un peuple en délire, qui l'acclamait, le couvrait de fleurs, se jetait dans ses bras ! Comment ne pas envier ces générations, heureuses entre toutes, qui assistèrent à cette marche triomphale comme on n'en vit jamais, comme on n'en verra plus peut-être ?

Eh bien ! disait le maître de Milan à Marmont, le soir, au moment de se mettre au lit ; que croyez-vous qu'on dise de nous à Paris ? Est-on content ?L'admiration doit être à son comble. — Ils n'ont encore rien vu, reprit Bonaparte, et l'avenir nous réserve des succès bien supérieurs à ce que nous avons déjà fait. La fortune ne m'a pas souri aujourd'hui pour que je dédaigne ses faveurs : elle est femme, et plus elle lait pour moi, plus j'exigerai d'elle. De nos jours, personne n'a rien conçu de grand ; c'est à moi d'en donner l'exemple.

A ses soldats, ivres de gloire et de plaisir, à ses frères d'armes, il adresse la proclamation la plus belle peut-être qu'il ait jamais écrite (Milan, 20 mai) :

Soldats ! Vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l'Apennin ; vous avez culbuté, dispersé, tout ce qui s'opposait à votre marche. Le Piémont, délivré de la tyrannie autrichienne, s'est livré à ses sentiments naturels de paix et d'amitié pour la France. Milan est à vous et le pavillon républicain flotte dans toute la Lombardie.... Le Pô, le Tessin, l'Adda n'ont pu vous arrêter un seul jour ; ces boulevards vantés de l'Italie ont été insuffisants, vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin. Tant de succès ont porté la joie dans le sein de la patrie ; vos représentants ont ordonné une fête dédiée à vos victoires, célébrée dans toutes les communes de la République. Là, vos pères, vos mères, vos épouses, vos sœurs, vos amantes, se réjouissent de vos succès et se vantent avec orgueil de vous appartenir.

Oui, soldats, vous avez beaucoup fait, mais ne vous reste-t-il donc plus rien à faire ? Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire ? La postérité nous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie ? Mais je vous vois déjà courir aux armes : un lâche repos vous fatigue ; les journées perdues pour la gloire le sont pour votre bonheur. Eh bien, partons ! Nous avons encore des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger.... Mais que les peuples soient sans inquiétude ; nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipion et des grands hommes que nous avons pris pour modèles. Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui se rendirent célèbres, réveiller le peuple roman engourdi par plusieurs siècles d'esclavage, tel sera le fruit de vos victoires. Elles feront époque dans la postérité. Vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe.

Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse qui l'indemnisera des sacrifices de toute espèce qu'il a faits depuis six ans. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant : Il était de l'armée d'Italie.

A ce moment même, le Directoire envoyait à Bonaparte l'ordre de couper sen armée en deux. Il y aurait une armée d'Italie, au nord de la péninsule, avec Kellermann, une armée du Midi, au centre, avec lui-même. Voici sa réponse :

J'ai fait la campagne sans consulter personne. — Ses plans, en effet, n'étaient ni du Directoire, ni de Carnot, ni de son chef d'état-major Berthier ; ils étaient de lui seul. — Je n'eusse rien fait de bon, s'il eût fallu me concilier avec la manière de voir d'un autre. J'ai remporté quelques avantages sur des forces supérieures et dans un dénuement absolu de tout, parce que, persuadé que votre confiance se reposait sur moi, ma marche a été aussi prompte que ma pensée.... Chacun a sa manière de faire la guerre. Le général Kellermann a plus d'expérience et la fera mieux que moi ; mais tous les deux ensemble, nous la ferons fort mal.

Le Directoire ne répliqua point ; il avait trouvé son maître.

CASTIGLIONE. — Bonaparte ne resta que huit jours à Milan ; la belle capitale de la Lombardie, avec ses séductions, aurait pu facilement devenir une autre Capoue pour les soldats du nouvel Annibal. Vaincue, mais non détruite, l'armée autrichienne s'était repliée derrière le Mincio, entre le lac de Garde et le Pô. Avant de courir à elle, Bonaparte s'était rendu, le 26 mai, à Pavie, où une insurrection venait d'éclater ; la ville fut traitée avec une grande dureté. Puis il reprit l'offensive contre les Autrichiens. Le 30 mai, à Borghetto, il surprit le passage du Mincio ; les vaincus sont dispersés ou enfermés dans Mantoue. La citadelle du Mincio allait devenir une souricière, où il allait faire entrer, l'une après l'autre, trois armées autrichiennes.

L'Italie était aux pieds du jeune vainqueur. Fort de la terreur qu'il inspire, il lève des contributions de guerre ; il signe à Brescia, le 5 juin, un armistice avec le roi de Naples, à Bologne, le 23, un autre armistice avec le Saint-Siège ; il se fait donner des manuscrits, des statues, des œuvres d'art ; il envoie des millions au Directoire et à l'armée du Rhin ; il entretient son armée, ses collègues, le gouvernement. Ses soldats, gorgés de victoires et de richesses, ont pour lui un dévouement de fanatiques.

Le blocus de Mantoue venait de commencer. Bonaparte voit fondre sur lui, venant du Nord, une armée autrichienne de soixante-dix mille hommes, que commandaient Wurmser et son lieutenant Quasdanovitch. En un instant son parti est pris : il lève le siège pour courir aux ennemis. Ce sont les combats de Salo et de Lonato, le 31 juillet et le 3 août, qui rejettent Quasdanovitch dans le Tyrol par la vallée de la Chiese, puis la belle victoire de Castiglione, le 5 août.

Wurmser était arrivé à Castiglione, au sud du lac de Garde ; dans l'espoir de rejoindre son lieutenant, dont il ignorait la défaite, il avait démesurément étendu sa droite vers le Nord. Bonaparte, pour encourager cette manœuvre, cède le terrain ; en même temps il fait passer la division Sérurier sur les derrières de l'ennemi. Puis il fait une brusque volte-face, il lance Augereau sur les Autrichiens. Ils sont coupés au centre, leur gauche est prise, leur droite est rejetée sur le lac.

Dans cette campagne de six jours, l'Autriche avait perdu trois batailles.

Wurmser s'était enfui par le Tyrol. Bonaparte se lance à sa poursuite, après avoir renvoyé devant Mantoue la division Sérurier. C'est une course folle, d'abord sur l'Adige, puis à travers les Alpes Cadoriques, puis sur la Brenta, les Autrichiens en tête, les Français derrière. Primolano et Bassano virent de nouvelles victoires, le 7 et le 8 septembre. Enfin, le 15 septembre, la bataille de Saint-Georges, aux portes mêmes de Mantoue, y enfermait Wurmser.

Cette manière de faire la guerre, cette terrible furia francese déroutait toutes les habitudes. Un jour on amena à Bonaparte un gros colonel autrichien, qu'on venait de faire prisonnier. Sans dire sa qualité, le général lui demanda comment allaient les affaires. Oh ! très mal ! Je ne sais pas comment cela finira, mais on n'y comprend plus rien. On nous a envoyé, pour nous combattre, un jeune étourneau qui vous attaque à droite, à gauche, par devant, par derrière ; on ne sait plus que devenir. Cette manière est insupportable ; aussi, pour ma part, je suis tout consolé d'avoir fini.

Cependant, Bonaparte était plus maigre, plus jaune que jamais. En bivaquant auprès des marais de Mantoue, il avait pris la fièvre. Ses yeux seuls et leur regard, fixe et perçant, annonçaient le grand homme.

ARCOLE. — Une nouvelle armée autrichienne descend en Italie, sous les ordres du Hongrois Alvinczy. Lorsque le tambour du combat aura battu, dit Bonaparte à ses troupes, et qu'il faudra marcher à l'ennemi, la baïonnette en avant, et dans ce morne silence garant de la victoire, soldats ! songez à être dignes de vous. Je ne vous dis que deux mots, ils suffisent à des Français : l'Italie ! Mantoue !... Faisons encore une fois ce que nous avons fait si souvent, et l'Europe ne nous contestera pas le titre de la plus brave et de la plus puissante nation du monde.

Ces paroles enflammées, du 11 novembre, c'est le coup de clairon qui a sonné la charge d'Arcole. Bonaparte avait vainement essayé, le 12 novembre, de déloger Alvinczy des hauteurs de Caldiero, à trois lieues à l'est de Vérone. Alors il évacue cette ville, descend l'Adige par la rive droite, et arrive à Ronco, d'où il s'efforce de tourner l'ennemi. Pendant soixante-douze heures on lutta pour enlever un pont que balayait sans répit la mitraille des Autrichiens. Bonaparte s'élance, un drapeau à la main ; ce n'est plus un homme, c'est un dieu. Son aide de camp, Muiron, est tué à ses côtés ; Lannes, le Gascon à la folle bravoure, qui venait au combat avec un chapeau surmonté d'un plumet plus haut et plus touffu que celui d'un mulet de Provence, reçoit sa dix-septième blessure ; Bonaparte lui-même est rejeté dans le marais, il va être pris, tué, noyé, et cependant l'armée passa ! Ce fut dans ces admirables journées d'Arcole, les 15, 16 et 17 novembre, que Bonaparte exerça sur ses troupes un charme irrésistible et ensorcelant. Il n'avait point craint de périr. Toute l'armée s'était élancée pour le venger. Le même baptême de feu et de sang avait uni pour toujours le général et les soldats. Le 19 novembre, le vainqueur d'Arcole rentrait à Vérone par la rive gauche de l'Adige.

RIVOLI ET LEOBEN. — Deux mois plus tard, le 14 janvier 1797, Rivoli.

L'Autriche avait donné à Alvinczy une armée nouvelle ; elle arrivait par le Brenner et le haut Adige. Le plateau de Rivoli entre le fleuve et le lac de Garde devait lui servir de lieu de concentration. Bonaparte accourt de Vérone à marches forcées. Le 14 janvier, à deux heures du matin, il arrive sur ce champ de bataille ; à mesure que l'armée d'Alvinczy débouche sur le plateau par le défilé d'Incanale, elle est refoulée, disloquée, détruite. Masséna avait été l'un des héros de cette journée foudroyante. Bonaparte enlève, une fois de plus, son armée ; il franchit au pas de course les quatorze lieues qui séparent Rivoli de Mantoue. Le 16, à la Favorite, devant Mantoue, il bat un dernier corps ennemi, que commandait Provera ; il en rejette les débris dans Mantoue. Le 2 février, Wurmser, qui n'avait pas été secouru, rendait Mantoue.

Bonaparte adressa cette proclamation à ses soldats (Bassano, 10 mars) :

La prise de Mantoue vient de finir une campagne qui vous a donné des titres éternels à la reconnaissance de la patrie. Vous avez remporté la victoire dans quatorze batailles rangées et soixante et dix combats ; vous avez fait plus de cent mille prisonniers, pris à l'ennemi cinq cents pièces de canons de campagne, deux mille de gros calibre, quatre équipages de pont.... Vous avez enrichi le Muséum de Paris de plus de trois cents objets, chefs-d'œuvre de l'ancienne et de la nouvelle Italie.... Vous avez conquis à la République les plus belles contrées de l'Europe.... Les couleurs françaises flottent pour la première fois sur les bords de l'Adriatique.

Peu après la reddition de Mantoue, le 19 février, Bonaparte avait imposé à Pie VII le traité de Tolentino : le pape renonçait à Avignon et au Comtat-Venaissin, aux légations de Ferrare et de Bologne ; il payait une forte indemnité pécuniaire ; il cédait à la France un grand nombre d'objets d'art.

L'Autriche fit un dernier effort. L'archiduc Charles venait de battre en Franconie Jourdan et l'armée de Sambre-et-Meuse ; par suite, l'armée du Rhin, que Moreau avait conduite sur le haut Danube, avait dû faire sa fameuse retraite à travers la Forêt-Noire.

L'archiduc fut envoyé en Italie. Bonaparte vola au-devant de lui. C'est la campagne des Alpes Carniques, avec les batailles du Tagliamento, du col de Tarvis, de Neumarkt, autant de victoires, le 16 mars, le 24 mars, le 2 avril 1797. On se bat dans des gorges sauvages, au milieu des nuages, au pied des glaciers, et les Français avancent toujours. De Klagenfurt, le 31 mars, Bonaparte écrivait à son adversaire :

Les braves militaires font la guerre et désirent la paix. Celle-ci ne dure-t-elle pas depuis six ans ? Avons-nous tué assez de monde, et commis assez de maux à la triste humanité ? Elle réclame de tout côté.... Êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de l'humanité entière et de vrai sauveur de l'Allemagne ?... Quant à moi, si l'ouverture que j'ai l'honneur de vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m'estimerai plus fier de la couronne civique, que je me trouverais avoir méritée, que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires.

Le 13 avril, Bonaparte arrivait à Leoben, au cœur de la Styrie. L'avant-garde de Masséna s'était emparée des hauteurs du Semmering, à 900 mètres d'altitude ; delà, elle découvrait la plaine de Vienne. Cent kilomètres à peine la séparaient de la capitale de l'Autriche.

BONAPARTE ET LE DIRECTOIRE. — Sans attendre d'avoir reçu des pouvoirs particuliers, Bonaparte signait, le 18 avril, les préliminaires de Leoben. Le Directoire risqua quelques représentations ; il y répondait, le 30 juin, dans ces termes méprisants :

J'ai le droit de me plaindre de l'avilissement dans lequel les premiers magistrats de la République traînent ceux qui ont agrandi, après tout, la gloire du nom français. Je vous réitère, Citoyen Directeur, la demande que je vous ai faite de ma démission. J'ai besoin de vivre tranquille, si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre.

Vous m'aviez chargé des négociations ; j'y suis peu propre.

Quand le Directoire fit le coup d'État de fructidor (septembre 1797) contre la majorité royaliste des Conseils, des soupçons coururent un moment à Paris sur les sentiments de Bonaparte. Voici comment il y coupa court, par sa lettre du 25 septembre :

Je vous prie de me remplacer et de m'accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera capable de me faire continuer de servir, après cette marque horrible de l'ingratitude du Gouvernement, à laquelle j'étais bien loin de m'attendre. Ma santé, considérablement affectée, demande impérieusement du repos et de la tranquillité.

La situation de mon âme a aussi besoin de se retremper dans la masse des citoyens. Depuis trop longtemps un grand pouvoir est confié dans mes mains ; je m'en suis servi dans toutes les circonstances pour le bien de la patrie. Tant pis pour ceux qui ne croient pas à la vertu et qui pourraient avoir suspecté la mienne. Ma récompense est dans ma conscience et dans l'opinion de la postérité.

Le Directoire lui répondit : Rien de plus saint que la maxime : Cedant arma togæ, pour le maintien des républiques. Ce n'est pas un des traits les moins glorieux de la vie d'un général placé à la tête d'une armée triomphante, de se montrer lui-même si attentif sur un point aussi important. Bonaparte avait obligé les Directeurs à lui écrire qu'ils croyaient, qu'ils se confiaient à sa vertu.

1797. TRAITÉ DE CAMPO-FORMIO. — Le Directoire le laissa alors signer, comme il voulut, le traité de Campo-Formio, le 17 octobre. La France acquérait enfin les Pays-Bas autrichiens ; dans l'Italie du Nord, avec l'ancien Milanais, elle créait un nouvel État, la république Cisalpine. À quel prix ce triomphe était-il acheté ? Au prix de l'existence même de Venise. Bonaparte était irrité par la neutralité malveillante de la Sérénissime ; le terrible vainqueur répétait un mot de Frédéric II : Il n'y a point de pays neutre là où il y a la guerre. Sous prétexte de venger le massacre dit des Pâques Véronaises, quand des Français furent assassinés dans les hôpitaux de Vérone, il avait traité Venise comme, deux ans plus tôt, la Prusse, la Russie et l'Autriche avaient traité la Pologne. Je ne vois plus d'autre parti que d'effacer le nom vénitien de dessus la surface du globe. Il avait occupé la République de Saint-Marc et il l'avait livrée à l'Autriche ; c'était pour cette puissance un échange très avantageux. C'est fini, avait-il dit à Bourrienne, je fais la paix. Venise paiera les frais de la guerre et la limite du Rhin. Le Directoire et les avocats diront ce qu'ils voudront.

Le Mémorial de Sainte-Hélène raconte, à propos des négociations de Campo-Formio, une anecdote pittoresque. L'Autriche était représentée par le comte de Cobenzl et par M. de Gallo. Les pourparlers marchaient très lentement. Bonaparte résolut d'en finir. Une conférence avait été annoncée comme la dernière, et elle ne donnait pas encore de résultat. Pris d'une fureur subite : Vous voulez la guerre ? s'écria Bonaparte. Eh bien ! vous l'aurez ! Il saisit en même temps un magnifique cabaret de porcelaine, don de la Grande Catherine à M. de Cobenzl ; il le jeta à terre, où la porcelaine vola en mille éclats. Voyez, s'écria-t-il. Eh bien ! Telle sera votre monarchie autrichienne avant trois mois, je vous le promets.

Le ministre autrichien avait fait disposer, selon la coutume, un fauteuil vide pour l'empereur d'Allemagne. Faites ôter ce fauteuil, lui dit Bonaparte. Je n'ai jamais vu un siège plus élevé que le mien, sans avoir aussitôt l'envie de m'y placer.

BERTHIER ET MONGE. — Pendant les négociations de Campo-Formio, Bonaparte habitait au village voisin de Passariano. De cet endroit, le 18 octobre 1797, Il faisait part au Directoire du traité, signé la nuit même. Il avait choisi deux hommes de caractères différents, un soldat et un savant, pour en porter la nouvelle à Paris.

Citoyens Directeurs, le général Berthier et le citoyen Monge vous portent le traité de paix définitif qui vient d'être signé entre l'empereur et nous. Le général Berthier, dont les talents distingués égalent le courage et le patriotisme, est une des couronnes de la République, comme un des plus zélés défenseurs de la liberté. Il n'est pas une victoire de l'armée d'Italie à laquelle il n'ait contribué. Je ne craindrai pas que l'amitié me rende partial, en retraçant ici les services que ce brave général a rendus à la patrie ; mais l'histoire prendra ce soin et l'opinion de l'armée fondera le témoignage de l'histoire. Le citoyen Monge, un des membres de la commission des sciences et arts, est célèbre par ses connaissances et son patriotisme. Il a fait estimer les Français par sa conduite en Italie. Il a acquis une part distinguée dans mon amitié. Les sciences, qui nous ont révélé tant de secrets, détruit tant de préjugés, sont appelées à nous rendre de plus grands services encore. De nouvelles vérités, de nouvelles découvertes nous révéleront des secrets plus essentiels encore au bonheur des hommes ; mais il faut que nous aimions les savants et que nous protégions les sciences.

Accueillez, je vous prie, avec une égale distinction le général distingué et le savant physicien. Tous les deux illustrent la patrie et rendent célèbre le nom français. Il m'est impossible de vous envoyer le traité de paix définitif par deux hommes plus distingués dans un genre différent.

BONAPARTE EN 1797. — Ici, dit Stendhal, finissent les temps héroïques de Napoléon. Je me rappelle fort bien l'enthousiasme dont sa jeune gloire remplissait toutes les âmes généreuses. Nous disions tous : Plût à Dieu que le jeune général de l'armée d'Italie fût le chef de la République !

En Italie, tous ceux qui l'approchèrent, qui l'entendirent en cette année 1797, comprirent qu'il était le maître et qu'il le savait. Au palais Serbelloni, à Milan, ou au château de Mombello, ou à Passariano dans les environs d'Udine, ce n'était plus un chef d'armées, mais un chef de gouvernement, déjà environné de l'appareil d'une cour.

Voici le témoignage d'Arnault, qui le vit au palais Serbelloni : Autour du général, mais à distance, se tenaient les officiers supérieurs, les chefs des administrations de l'armée, les magistrats de la ville, et aussi quelques ministres des gouvernements d'Italie, tous debout comme lui. Rien de remarquable pour moi comme l'attitude de ce petit homme au milieu de colosses dominés par son caractère. Son attitude n'était pas celle de la fierté, mais on y reconnaissait l'aplomb d'un homme qui a la conscience de ce qu'il vaut et qui se sent à sa place. Bonaparte ne se haussait pas pour se mettre au niveau des autres ; déjà on lui épargnait cette peine. Personne de ceux avec qui il liait conversation ne paraissait plus grand que lui. Berthier, Kilmaine, Clarke, Villemanzy, Augereau même attendaient en silence qu'il leur adressât la parole, faveur que tous n'obtinrent pas ce soir-là. Jamais quartier général n'a plus ressemblé à une cour. C'était ce qu'ont été depuis les Tuileries.... Cet homme-là, dis-je à Regnauld, en retournant chez nous, cet homme-là est un homme à part. Tout fléchit sous la supériorité de son génie, sous l'ascendant de son caractère ; tout en lui porte l'empreinte de l'autorité. Voyez comme la sienne est reconnue par des gens qui s'y soumettent sans s'en douter, ou peut-être en dépit d'eux. Quelle expression de respect et d'admiration dans tous les hommes qui l'abordent ! Il est né pour dominer, comme tant d'autres sont nés pour servir. S'il n'est pas assez heureux pour être emporté par un boulet, avant quatre ans il sera en exil ou sur le trône.

LES FÊTES DE MILAN. — Écoutons-le lui-même. Le 26 messidor an V, il fit célébrer à Milan, avec une pompe révolutionnaire, l'anniversaire du 14 juillet. Après la revue des troupes et la remise aux demi-brigades des drapeaux nouveaux qui portaient les noms des victoires récentes, il adressa une proclamation à l'armée :

Soldats, c'est aujourd'hui l'anniversaire du 14 juillet. Vous voyez devant vous les noms de nos compagnons d'armes morts au champ d'honneur pour la liberté de la patrie : ils vous ont donné l'exemple. Vous vous devez tout entiers à la République.... Soldats, le gouvernement veille sur le dépôt des lois qui lui est confié. Les royalistes, dès l'instant qu'ils se montreront, auront vécu. Soyez sans inquiétude, et jurons, par les mânes des héros qui sont morts à côté de nous pour la liberté, jurons sur nos nouveaux drapeaux : Guerre implacable aux ennemis de la République et de la Constitution de l'an III.

Quand le Directoire préparait contre les royalistes le coup d'État qui devait éclater le 18 fructidor, Bonaparte y adhérait à l'avance par ses proclamations et par l'envoi d'Augereau à Paris ; mais, en même temps, il disait à un confident :

Croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire, des Carnot, des Barras, que je triomphe en Italie ? Croyez-vous aussi que ce soit pour fonder une république ? Quelle idée ! Une république de trente millions d'hommes ! Avec nos mœurs, nos vices ! Où en est la possibilité ? C'est une chimère dont les Français ont engoués, mais qui passera avec tant d'autres. Il leur faut de la gloire, les satisfactions de la vanité ; mais la liberté, ils n'y entendent rien. Voyez l'armée : les succès que nous venons de remporter, nos triomphes ont déjà rendu le soldat français à son véritable caractère. Je suis tout pour lui. Que le Directoire s'avise de vouloir m'ôter le commandement, et il verra s'il est le maître. Il faut à la nation un chef, un chef illustre par la gloire, et non pas des théories de gouvernement, des phrases, des discours d'idéologues auxquels les Français n'entendent rien.... Si je ne suis à la tête de cette armée que je me suis attachée, il me faut renoncer à ce pouvoir, à cette haute position où je me suis placé, pour aller faire ma cour, au Luxembourg, à des avocats. Je ne voudrais quitter l'Italie que pour aller jouer en France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n'est pas encore venu ; la poire n'est pas mûre.

C'est là toute la raison de sa fidélité d'occasion à la tradition jacobine. Un parti lève la tête en faveur des Bourbons ; je ne veux pas contribuer à son triomphe. Je veux bien un jour affaiblir le parti républicain, mais je veux que ce soit à mon profit et non pas à celui de l'ancienne dynastie.... Définitivement, je ne veux pas du rôle de Monk ; je ne veux pas le jouer et je ne veux pas que d'autres le jouent.... Quant à moi, je vous le déclare, je ne puis plus obéir ; j'ai goûté du commandement et je ne saurais y renoncer. Mon parti est pris ; si je ne puis être le maître, je quitterai la France.

AU CONGRÈS DE RASTADT. — Pour régler diverses questions qui se rapportaient à l'exécution des traités de Bâle et de Campo-Formio, un congrès avait été ouvert à Rastadt. Bonaparte y fut nommé premier plénipotentiaire de la France. Il quitta Milan le 17 novembre 1797, après avoir pris congé de ses soldats en ces termes :

En me trouvant séparé de l'armée, je ne serai consolé que par l'espoir de me revoir bientôt avec vous, luttant contre de nouveaux dangers. Quelque poste que le Gouvernement assigne aux soldats de l'armée d'Italie, ils seront toujours les dignes soutiens de la liberté et de la gloire du nom français.

Son passage en Suisse fut un véritable triomphe. À Berne, il fut accueilli par les cris : Vive Bonaparte ! Vive le Pacificateur ! Il ne fit qu'apparaître à Rastadt : il était de retour à Paris dès le 5 décembre. Il descendit dans sa maison de l'ancienne rue Chantereine, qui reçut alors et qui a gardé le nom de rue de la Victoire.

Sa situation à Paris était incomparablement forte. Hoche, son rival possible, venait de mourir quelques semaines plus tôt, le 19 septembre ; Pichegru, justement suspect d'intrigues royalistes, avait été arrêté à la journée de Fructidor. Le vainqueur d'Arcole et de Rivoli restait seul en face du Gouvernement. Aussi le Directoire s'efforça de dissimuler sa jalousie et son inquiétude sous les dehors d'une admiration officielle.

LA FÊTE DU LUXEMBOURG. — Une grande fête fut offerte au général, le 10 décembre, dans la cour d'honneur du Luxembourg, pour le présenter au Directoire. Un autel de la Patrie avait été dressé avec les statues de la Liberté, de l'Égalité et de la Paix. Les drapeaux conquis, disposés en dais au-dessus des cinq Directeurs, — Barras, Larévellière-Lépeaux, Reubell, Merlin de Douai, François de Neufchâteau, — semblaient figurer les ailes de la Victoire. Bonaparte portait son costume de général. Le ministre des Relations extérieures était chargé de le présenter au Gouvernement. C'était l'ancien évêque d'Autun, Talleyrand. Un sabre au côté, sur la tête un chapeau retroussé à la Henri IV, rien dans son costume officiel de ministre, rien d'ailleurs dans son caractère ne rappelait son passé épiscopal. En termes mélancoliques, le futur prince de Bénévent fit l'éloge du futur Empereur :

Et quand je pense à tout ce qu'il fait pour se faire pardonner cette gloire, à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites, à ce sublime Ossian, qui semble le détacher de la terre ; quand personne n'ignore ce mépris profond pour l'éclat, pour le luxe, pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes communes, ah ! loin de redouter ce que l'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entière sera libre ; peut-être lui ne le sera jamais : telle est sa destinée.

Le vainqueur de l'Italie prit ensuite la parole : Citoyens Directeurs, le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre. Pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il y avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre. La Constitution de l'an III et vous, avez triomphé de tous ces obstacles. La religion, la féodalité et le royalisme ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l'Europe ; mais de la paix que vous venez de conclure date l'ère des gouvernements représentatifs. Vous êtes parvenus à organiser la Grande Nation, dont le territoire n'est circonscrit que parce que la nature en a posé elle-même les limites....

Barras, président du Directoire, prononça encore l'éloge du général, puis il se jeta dans ses bras. Les quatre autres Directeurs firent de même. Chacun joua son rôle de son mieux dans cette comédie sentimentale.