L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

X. — LES AFFAIRES POLITIQUES.

 

 

Cette esquisse a surtout pour but de montrer l'Impératrice dans le cadre de sa vie de souveraine ; cependant on ne doit pas laisser complètement de côté le rôle qu'elle a pu jouer dans les affaires du règne.

C'était, paraît-il, sur ses lèvres un mot familier : Je déteste la politique. Elle pouvait la détester ; mais cela voulait-il dire qu'elle n'en faisait pas ? Certes, elle n'était point une professionnelle ; elle ne fit point de la politique son opération continue et personnelle, comme une Marie-Thérèse ou une Catherine II. Ernest Lavisse, qui l'a bien connue, a remarqué, avec raison, croyons-nous : Ce qu'elle détestait dans la politique, c'est le travail régulier, suivi, méthodique, la besogne de bureau d'où sortent tant de papiers à lire. Elle faisait de la politique à ses heures, suivant les circonstances, suivant les goûts du moment ; et cette politique, qui n'avait rien d'officiel, avait toutes les chances d'être efficace, à cause de l'influence qu'elle exerçait sur son mari. A ce sujet, deux témoignages ont leur poids ; celui d'Augustin Filon : Napoléon III, qui croyait au pouvoir de l'intuition, à l'infaillibilité de l'instinct, la consultait comme d'autres consultent une somnambule ; et celui du général du Barrail : L'Impératrice avait sur l'Empereur un pouvoir à peu près sans limites ; elle le dominait moins encore par ses charmes que par le souvenir des circonstances trop nombreuses où il les avait méconnus.

Les diplomates de carrière pouvaient trouver que la conversation de l'Impératrice manquait d'autorité, quand elle entreprenait de parler d'affaires avec eux. Le comte de Hübner, qui était ambassadeur d'Autriche, rapporte une conversation qu'il eut avec l'Impératrice à Fontainebleau, le 17 novembre 1853, et dont la question d'Orient fit en partie les frais ; on se demandait à Paris quelle allait être l'attitude de l'Autriche, on ne savait pas encore qu'elle se réservait d'étonner le monde par son ingratitude. Après le déjeuner, l'Impératrice, chargée sans doute de sonder le terrain, retint l'ambassadeur dans une causerie privée. Elle était pétillante, a-t-il écrit, je ne dirai pas d'esprit, mais de vivacité, de cette vivacité andalouse qui fait un de ses charmes. Nous effleurons toute sorte de sujets, frivoles et sérieux, et elle revient sans cesse à la question brûlante du jour. Elle est parfaitement au courant des négociations, trop pour me faire penser qu'elle a appris sa leçon avant de m'entreprendre. Enfin, c'est une manière de faire les affaires comme une autre, mais elle a ses inconvénients et rappelle un peu trop l'Opéra-Comique et certaines comédies de Scribe. Soit ; mais cela n'empêchait pas que l'Impératrice pouvait, aux Tuileries, auprès de l'Empereur et de son entourage, avoir une action politique ; en effet, elle l'eut.

 

Au début de l'année 1855, on se plaignait beaucoup à Paris de la lenteur ou plutôt de l'insignifiance avec laquelle se déroulaient les opérations du siège de Sébastopol ; les généraux s'entendaient mal entr'eux ; Canrobert n'imposait pas son autorité avec assez d'énergie. On parla souvent alors aux Tuileries du départ prochain de l'Empereur ; sa présence semblait nécessaire pour donner à l'attaque des Alliés l'unité et l'énergie qui lui faisaient défaut. L'Impératrice le poussait vivement à cette décision : sa présence serait salutaire à l'armée ; le jour où Sébastopol tomberait, il devait être là pour ce grand événement. L'Empereur s'était rendu à ces raisons ; il avait annoncé à la princesse Mathilde son départ pour le 2 mai. Puis, il changea d'avis, comme il lui arriva parfois d'avoir obéi à la suggestion de sa femme, puis de s'être ravisé. La nomination de Pélissier au commandement en chef tint lieu du voyage de l'Empereur.

La question italienne fut l'une des grandes préoccupations de l'Impératrice. Pieuse, mais non bigote, catholique, mais non cléricale, on la disait papaline. Comment ne pas s'apercevoir, en effet, que tous ces bouleversements territoriaux provoqués par le canon de Magenta et de Solferino aboutiraient, tôt ou tard, à cet autre bouleversement, la ruine du pouvoir temporel du Saint-Père ? Elle disait à l'Empereur : Vous êtes le jouet, l'esclave de Mazzini.

La guerre de 1859 l'appela pour la première fois à l'exercice du pouvoir. L'Empereur avait décidé de prendre en personne le commandement de ses armées. Une de ses proclamations disait : Je laisse en France l'Impératrice et mon fils. Secondée par l'expérience et les lumières du dernier frère de l'Empereur, elle saura se montrer à la hauteur de sa mission. Des lettres communiquées au Sénat, le 10 mai 1869, lui donnèrent le titre et les fonctions de régente. Mérimée, qui la vit alors, la trouva, paraît-il, en train d'apprendre par cœur la Constitution. Elle n'eut pas à se servir de sa science. Sa courte régence fut dénuée de difficultés et même d'incidents. Son rôle consista à présider le Conseil des ministres trois fois par semaine, aux Tuileries ou à Saint-Cloud, et à donner des signatures pour la forme. Cependant elle eut un jour à prendre une décision ; elle le fit, avec beaucoup de netteté et de fermeté.

Emile Ollivier a rapporté une déclaration qu'elle lui fit, en 1867, sur la réorganisation de l'armée ; pour elle, elle était pleinement convaincue de cette nécessité depuis 1859. Elle lui dit à ce propos : Mon oncle Jérôme voulut alors me faire signer un décret de mobilisation de trois cent mille gardes nationaux ; je ne voulus pas, malgré l'avis de la majorité des ministres, consentir à signer là, devant l'Europe, un aveu de notre impuissance militaire. Alors mon oncle se leva et me dit : Ma nièce, vous perdez la France, vous vous exposez à l'invasion. — Dans tous les cas, mon oncle, je ne ferai pas comme Marie-Louise ; même si vous m'en donniez le conseil, je ne fuirais pas devant l'ennemi. J'écrivis à l'Empereur, et la paix de Villafranca fut signée. D'autres raisons amenèrent la brusque volte-face de Napoléon III après Solferino et lui firent oublier sa promesse de l'Italie libre jusqu'à l'Adriatique ; du moins, le parti que la Régente avait pris le confirma dans sa propre détermination.

L'Empereur avait reçu aussi une dépêche de l'Impératrice, qui lui demandait instamment de ne pas sacrifier le duché de Parme à la cause du Piémont : on dirait qu'il se venge d'une souveraine — la sœur du comte de Chambord — appartenant à une dynastie ennemie de la sienne. A la cour de Vienne, l'Impératrice Elisabeth, savait que la prompte terminaison de la guerre de 1869 avait été en partie l'œuvre de la Régente.

Le prince de Metternich inaugurait peu après son ambassade ; la faveur que lui et sa femme trouvèrent tout de suite auprès des souverains français fut due en partie à l'antipathie très forte que l'Impératrice éprouvait pour les italianissimes, — le mot est de Metternich, — comme le prince Napoléon, les ministres Billault, Thouvenel, Persigny. Au mois de septembre 1862, ces ministres avaient conseillé l'abandon de Rome ; elle dit leur fait aux deux derniers, à la sortie du conseil où elle avait assisté et pendant lequel elle avait eu grand peine à se contenir. Madame, lui répondit Thouvenel, si l'Empereur m'avait dit la moitié de ce que Votre Majesté m'a fait entendre, ma démission serait déjà envoyée. Cela arriva peu de jours après : Thouvenel fut remplacé par Drouyn de Lhuys. Le gouvernement était désitalianisé. A Saint-Gratien, ce fut une vraie fureur. Marie-Antoinette, disait-on, a succombé sous l'impopularité de son surnom d'Autrichienne ; que l'Espagnole prenne garde à elle ! N'allait-on jusqu'à prétendre qu'elle désirait la mort de son mari pour exercer la régence au nom du Prince impérial ?

Peu après le remplacement de Thouvenel par Drouyn de Lhuys, l'Anglais Malmesbury avait avec l'Impératrice une conversation d'une heure sur la question romaine. Il rapporte qu'elle ne traita pas ce sujet en dévote ; pour elle, c'était un scandale de laisser le Pape sans un pouce de terrain ; l'honneur de la France était engagé dans le maintien du pouvoir temporel. Et son intérêt aussi ; car, la France abandonnant la défense du Saint-Siège, ce sera l'Autriche qui se chargera de sa défense. Que les Italiens se tiennent pour satisfaits de ce qu'ils ont ; qu'ils s'occupent d'organiser leurs nouvelles acquisitions ; mais où sont leurs hommes d'Etat ? L'Empereur est revenu d'Italie fort désenchanté de Cavour ; le ministre de Victor-Emmanuel n'est-il pas d'accord avec le prince Napoléon pour lier parti avec Mazzini et les républicains, en vue de soulever la Toscane et Rome ? L'intention de Napoléon III n'était pas de créer aux côtés de la France un grand royaume indépendant.

Quelques semaines plus tôt (mai 1862), Metternich avait entendu une conversation à Fontainebleau entre l'Impératrice et le ministre d'Italie, le chevalier Nigra ; elle s'était montrée très dure pour les Italiens. C'est vous qui pillez, qui volez chez les autres, et qui voulez nous rendre vos complices. Mais attendez, le jour de la vengeance arrivera. Vous verrez grandir sous votre main vos Mazzini, vos Garibaldi, et le jour où vous serez perdus, je vous affirme que je ne viendrai pas à votre secours.

L'exécution de la convention du 15 septembre 1864 pour le règlement de la question romaine avait amené des difficultés entre Paris et Florence. Pour les résoudre, il fut question, au mois de novembre 1866, d'un voyage de l'Impératrice à Rome ; il s'agissait d'obtenir de Pie IX qu'il tendît une main amie à l'Italie. Le gouvernement italien, qui avait été consulté, approuvait à l'avance cette mission. Cependant diverses considérations firent abandonner ce projet, et la femme de Napoléon III n'eut pas l'occasion de montrer ses qualités d'ambassadrice.

Jusqu'au bout, l'Impératrice demeura irréductible sur la question romaine. Le 3 août 1870, un envoyé de Victor-Emmanuel II avait apporté à Napoléon III, qui était alors au quartier général de Metz, un projet d'alliance avec l'Italie et l'Autriche ; l'une des conditions était l'abandon de Rome à l'Italie. Rien à faire, répondit l'Empereur. Je ne cède pas sur Rome. L'Impératrice, mise au courant, s'écria : Plutôt voir les Prussiens à Paris que les Piémontais à Rome ! Elle ne prévoyait pas plus le 20 septembre 1870 que le 1er mars 1871.

 

Au mois de juin 1861, le Constitutionnel avait publié un article sur l'insurrection polonaise, qui était tout à fait favorable aux insurgés et hostile à la Russie. Il fut assez remarqué pour qu'on ait cherché à en connaître l'auteur. L'article avait été remis directement au journal par Mocquard, le chef du cabinet civil de l'Empereur ; il avait été rédigé par Walewski, ce qui n'avait rien d'étonnant de la part d'un homme politique qui avait dans les veines le sang d'une Polonaise et de Napoléon Ier. Ce qui fut plus curieux à connaître, c'est que l'article avait été inspiré par l'Impératrice, qui aimait à s'entretenir des événements de Varsovie avec le ministre de l'Empereur. Cependant, deux ans plus tard, il semblait qu'elle se désintéressait du sort de la Pologne. La conversation, un soir à Biarritz, s'était portée sur ce sujet brûlant. L'Impératrice, qui faisait un ouvrage de tapisserie, tirait régulièrement son aiguille, sans dire un mot. On s'étonnait de ce silence, qui était contre ses habitudes ; on la sollicita de donner son sentiment ; elle se borna à répondre : Je parle beaucoup des choses passées, mais jamais des choses actuelles. Il est à noter que la question polonaise est la seule pour laquelle l'Impératrice et le prince Napoléon se soient trouvés d'accord.

 

On a dit de la guerre du Mexique qu'elle était sortie, pour ainsi dire, toute faite du petit salon privé de l'Impératrice. En 1855, l'archiduc Maximilien, qui avait alors vingt-trois ans, avait fait une visite à la cour des Tuileries ; il y avait laissé une impression très favorable. Quand les révolutions mexicaines eurent chassé d'Amérique les adversaires de Juarès, les exilés reçurent aux Tuileries un accueil empressé ; parmi eux se trouvaient Mgr Labastida, archevêque de Mexico, le général Almonte, chef du parti conservateur, son confident intime Hidalgo, qui était aussi un ami de la comtesse de Montijo ; tous d'origine espagnole, ils apitoyèrent l'Espagnole qui les recevait sur les malheurs d'une ancienne colonie de l'Espagne. Le général Prim assistait aussi à ces conciliabules. C'est ainsi que naquit l'idée d'une intervention au Mexique ; et bientôt l'on vint à penser qu'au bout de cette expédition il pouvait y avoir un trône pour l'archiduc autrichien qu'on avait reçu en 1855. N'était-ce pas un moyen de faire oublier la perte de la Lombardie à l'Empereur d'Autriche, avec qui Napoléon III tenait à se réconcilier et pour qui l'Impératrice n'avait cessé d'avoir une sympathie secrète ? Mme de Metternich et son mari, qui étaient fort bien vus de la Souveraine, appuyèrent ce projet, du moins après quelque hésitation. Mais l'Impératrice s'était prise d'un véritable engouement pour la combinaison Maximilien. On sait trop à quoi elle ne devait pas tarder à aboutir.

Au mois d'août 1866, — c'était quelques semaines à peine après le coup de tonnerre de Sadowa, — la femme du malheureux Maximilien, l'Impératrice Charlotte arrivait à Saint-Cloud ; elle venait demander les secours en hommes et en argent dont son mari ne pouvait plus se passer. Cet entretien dramatique eut lieu dans le cabinet de l'Impératrice, entre trois personnes en tout, l'Empereur et les deux Impératrices. La femme de Maximilien usa en vain de tous les arguments auprès de celui et de celle qui semblaient avoir une si grande part dans ses malheurs. A un moment, on lui apporta un verre d'orangeade, qu'une dame de sa suite avait commandé pour elle ; elle le but. Au bout de deux heures, elle quittait Saint-Cloud sans rien emporter d'autre pour son mari qu'un conseil pressant d'abdiquer. A la fin du mois de septembre, la malheureuse femme arrivait à Rome ; sa santé physique et morale commençait à offrir des signes de dérangement. Alors une idée germa en elle : le verre d'orangeade de Saint-Cloud l'avait empoisonnée. Bien vite, il n'y eut plus de doute à avoir : l'Impératrice Charlotte était folle.

Un an plus tard, la tragédie atteignait toute son horreur avec le drame de Queretaro. La douleur de l'Empereur et de l'Impératrice est profonde, dit une dépêche du prince de Metternich. Je les ai vus pleurer et se désoler d'un résultat qui entraîne jusqu'à un certain point leur responsabilité. Un mot courut alors à Paris : C'est la faute de l'Espagnole.

Au mois de mai 1865, alors que la guerre faisait rage au Mexique, Napoléon III était parti pour l'Algérie ; son voyage dura cinq semaines. Au cours de son absence, l'Impératrice exerça la régence pour la seconde fois ; il en a déjà été parlé, à propos de l'incident, non sans importance, provoqué par le discours du prince Napoléon à Ajaccio.

 

Divers témoignages montrent que l'Impératrice voyait avec inquiétude les hésitations, les atermoiements, les contradictions de la politique impériale. Comme épouse et comme souveraine, elle souffrait de constater que l'état de santé de l'Empereur ne lui permettait pas de prendre des résolutions énergiques. On disait que Napoléon III était atteint de crises de rhumatisme ; il était atteint, en réalité, d'une maladie de la vessie, de caractère très grave. L'Impératrice ne pouvait pas ne pas éprouver de grandes inquiétudes ; elle faisait à ce propos des confidences au prince de Metternich. On en trouve l'écho dans une dépêche de cet ambassadeur à son gouvernement, en date du 26 juillet 1866. L'Empereur, lui a dit l'Impératrice, est plus exténué que jamais ; il est à la merci de celui dont il a fait un premier ministre, — Rouher, le vice-empereur ; — les conseils des ministres auxquels elle assistait depuis deux ans lui fournissaient des preuves de cet épuisement ; l'Empereur ne pouvait plus diriger le conseil. C'est au point qu'avant-hier lundi l'Impératrice proposa à l'Empereur d'abdiquer et de lui confier la régence. — Je vous assure, continua Sa Majesté, que nous marchons sur notre décadence et, ce qui vaudrait le mieux, c'est que l'Empereur disparût subitement, pour quelque temps du moins. Metternich faisait suivre les propos de l'Impératrice de ses impressions personnelles : Jamais, depuis que je connais le couple impérial, je n'ai vu l'Empereur si complètement nul et l'Impératrice prenant à cœur nos intérêts avec une fougue et un zèle si extrêmes. Il ne faut point perdre de vue que cette dépêche, du 26 juillet, est postérieure de trois semaines à la catastrophe de Sadowa, quand l'armée autrichienne continuait son mouvement de retraite sur le Danube ; l'armistice de Nikolsbourg est du surlendemain, 28 juillet. Dans ces circonstances, qui pouvaient être désastreuses pour l'Autriche et de si grande conséquence pour la France, si l'Impératrice a vraiment songé à substituer à la politique d'inertie, dont elle était le témoin attristé, une politique de décision et de virilité, qui pourrait lui en faire un crime ? Les événements lui ont donné pleinement raison.

Depuis quelque temps, dans l'entourage de l'Empereur, on parlait d'Emile Ollivier ; sans la mort de Morny, qui était survenue au mois de mars 1865, le futur ministre de l'empire libéral aurait peut-être gagné plus tôt l'Empereur à ses idées politiques. L'Impératrice, à ce moment, paraissait bien prendre parti pour le régime constitutionnel. Elle avait entendu Persigny dire, chez la princesse Mathilde, que si le Corps législatif montrait quelques velléités d'opposition, l'Empereur le casserait et se passerait de lui ; son oncle s'était bien passé du Tribunat. L'Impératrice était intervenue aussitôt et, d'une voix animée, elle avait dit à Persigny : Non, monsieur ; on peut le lui conseiller, mais l'Empereur ne fera pas une sottise pareille.

L'Impératrice s'intéressait beaucoup au sort de la classe ouvrière. Emile Ollivier avait prononcé à la tribune du Corps législatif un discours important sur le droit de grève. Ce fut pour la souveraine une raison de le faire inviter aux Tuileries, pour l'entretenir directement. Elle s'occupait alors — c'était pendant sa régence de 1865 — de transformer en pénitenciers agricoles les prisons de régime cellulaire dans lesquelles étaient enfermés les jeunes détenus. Emile Ollivier était tout à fait partisan du même projet. Ainsi commencèrent des rapports qui aboutirent bientôt aux relations personnelles de l'Empereur et du futur ministre.

Mais que d'orages en perspective sur l'horizon politique ! Le procès Baudin avait fait lever contre l'auteur du deux décembre toute une moisson de haine. La puissance oratoire de Gambetta venait de s'y révéler d'une manière terrible. Mon Dieu ! disait l'Impératrice, qu'est-ce que nous avons donc fait à ce jeune homme ?

Au cours de son voyage en Egypte, elle avait appris que les agitateurs de profession avaient annoncé une journée d'émeute pour le mardi 26 octobre (1869) ; ils s'y préparèrent, par la propagande, un mois à l'avance. De loin elle suivait, par les dépêches qu'on lui envoyait, ce qui se passait, ce qui se préparait à Paris ; son éloignement ne faisait qu'augmenter son inquiétude. Du Caire, le 23 octobre, elle écrivait à l'Empereur : Je me préoccupe beaucoup de la tournure de l'esprit public chez nous. Dieu veuille que tout se passe tranquillement et sagement [le 26], sans folie d'un côté et sans à-coup de l'autre, et que l'ordre sera maintenu sans user de la force, car le lendemain de la victoire est souvent difficile, plus difficile que la veille. Mais de loin je suis mauvais juge des événements.

La force était prête à agir. Le préfet de police J. -M. Piétri avait fait afficher, le 20 octobre, le texte de la loi du 7-9 juin 1848 qui interdisait les attroupements. Les rieurs avaient été du côté du gouvernement, qui se protégeait contre une émeute possible avec une loi de la seconde république. En fait, le mardi 26 octobre se passa dans le calme le plus complet ; l'Empereur s'étant promené à pied sur la terrasse des Tuileries, du côté de la place de la Concorde, quelques bandes, qui étaient sur la place, vinrent l'acclamer, et ce fut tout ; ni manifestations, ni arrestations. L'Impératrice, mise au courant par une dépêche, exprimait à l'Empereur sa satisfaction, dans sa lettre sur le Nil, du 27 octobre ; elle y ajoutait quelques réflexions, qui n'étaient exemptes ni de sagesse ni de mélancolie.

J'étais, dit-elle, bien tourmentée de la journée d'hier et de te savoir à Paris sans moi ; mais tout s'est bien passé, à ce que je vois par ta dépêche. Quand on voit les autres peuples, on juge et apprécie bien plus l'injustice du nôtre. Je pense, malgré tout, qu'il faut ne pas se décourager et marcher dans la voie que tu as inaugurée ; la bonne foi dans les concessions données, comme du reste on le pense et dit, est une bonne chose. J'espère donc que ton discours sera dans ce sens. Plus on aura besoin de force plus tard, et plus il est nécessaire de prouver au pays qu'on a des idées et non des expédients. Je suis bien loin et bien ignorante des choses depuis mon départ pour parler ainsi ; mais je suis intimement convaincue que la suite dans les idées, c'est la véritable force. Je n'aime pas les à-coups, et je suis persuadée qu'on ne fait pas deux fois dans le même règne des coups d'Etat. Je parle à tort et à travers, car je prêche un converti qui en sait plus long que moi. Mais il faut bien dire quelque chose, ne fût-ce que pour prouver ce que tu sais, que mon cœur est près de vous deux ; et si, dans les jours de calme, mon esprit vagabond aime à se promener dans les espaces, c'est près de vous deux que j'aime à être les jours de souci et d'inquiétude.

Loin des hommes et des choses, on respire un calme qui fait du bien, et, par un effort d'imagination, je me figure que tout va bien, puisque je ne sais rien. Amuse-toi, je crois indispensable la distraction ; il faut se refaire un moral, comme on se refait une constitution affaiblie, et une idée constante finit par user le cerveau le mieux organisé. J'en ai fait l'expérience ; et de tout ce qui dans ma vie a terni les belles couleurs de mes illusions, je ne veux plus en entretenir le souvenir. Ma vie est finie, mais je revis dans mon fils, et je crois que ce sont les vraies joies, celles qui traverseront son cœur pour venir au mien...

Au revoir et crois à l'amitié de ta toute dévouée EUGÉNIE.

 

Peu de jours après le retour de l'Impératrice, l'évolution politique qu'elle avait souhaitée était un fait accompli. Emile Ollivier était nommé garde des Sceaux, le 2 janvier 1870 ; l'Empire libéral avait son premier ministère.

L'Impératrice demeura-t-elle longtemps fidèle aux sentiments politiques qu'elle avait exprimés dans sa lettre du 27 octobre 1869 ? Ne vit-elle pas d'un œil de jalousie l'influence grandissante que prenait Emile Ollivier ? Les salons du ministère de la justice, place Vendôme, recevaient à présent plus de visites que les salons des Tuileries. Adressez-vous aux ministres, répondait-elle à ceux qui lui demandaient une grâce. Moi, je ne suis plus rien... Je ne sais vraiment quel charme a Ollivier ; l'Empereur en est amoureux. N'éprouva-t-elle pas du dépit à se voir évincer du conseil des ministres, où l'Empereur la faisait assister depuis plusieurs années ? Cette décision avait été l'une des premières qu'avait prises le nouveau garde des Sceaux. C'était logique, disait plus tard l'Impératrice avec une indifférence apparente. Je n'avais plus besoin d'apprendre un métier que je ne devais plus exercer.

Quelque trente ans plus tard, à Farnborough, elle faisait cet aveu à l'ancien précepteur du Prince impérial : J'étais opposée à ce que l'Empereur poussât plus loin ses réformes libérales. Suivant moi, il devait rester ce qu'il était ; la liberté eût été le don de joyeux avènement de son fils. Au fond, son esprit d'autorité admettait mal un régime dans lequel le rôle du chef de l'Etat se borne à donner des signatures ; elle allait le prouver au cours de sa troisième régence.