L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

VIII. — LA VIE DE COUR.

 

 

L'Impératrice habitait, au palais des Tuileries, les appartements du premier étage, qui prenaient jour sur le jardin et qui reliaient le pavillon de l'Horloge (pavillon central) au pavillon de Flore, le long de l'avenue Paul Déroulède actuelle ; c'était une succession d'une dizaine de pièces en enfilade, dont les dégagements se faisaient surtout par les grands appartements de réception, qui donnaient, du côté opposé du château, sur la cour du Carrousel.

Une salle d'attente formait le salon des huissiers de l'Impératrice ; c'était le domaine de M. Bignet, le chef des huissiers, qui s'était acquis la considération de tous par sa discrétion et sa ponctualité ; les familiers l'avaient surnommé la treizième dame du palais. On passait ensuite dans le salon des dames, où les dames de la cour se tenaient pendant leur semaine de service, puis dans le salon pour les personnes qui attendaient d'être reçues, enfin dans le salon bleu où l'Impératrice donnait ses audiences. Ces trois salons étaient décorés avec une grande élégance ; dans le salon bleu, l'Impératrice avait fait peindre, sur les trumeaux des boiseries, les portraits de plusieurs jolies femmes de la cour, la princesse Anna Murat, la duchesse de Morny, la duchesse de Malakoff, la comtesse Walewska, la duchesse de Cadore, la duchesse de Persigny.

Au delà du salon bleu, c'était le home même de l'Impératrice. D'abord son cabinet de travail ; la table à écrire était installée dans l'angle d'une fenêtre et toute encadrée de souvenirs de famille et de photographies ; dans une armoire vitrée se trouvaient les livres que l'Impératrice tenait à avoir sous la main ; elle y déposait aussi tous les papiers qu'elle entendait garder et qu'elle classait avec le plus grand soin. Je suis, disait-elle, comme une souris auprès de l'Empereur, pour ramasser toutes ses miettes.

Après le palier d'un petit escalier intérieur, qui descendait dans les appartements de l'Empereur, situés au rez-de-chaussée, on pénétrait dans la bibliothèque ; aux œuvres classiques de notre littérature, l'Impératrice, qui parlait l'anglais, l'espagnol et l'italien, avait fait joindre les chefs-d'œuvre de ces littératures étrangères. Beaucoup de casiers servaient au classement des papiers.

De la bibliothèque une antichambre obscure s'ouvrait dans une sorte d'alcôve ; on y avait disposé un autel. C'était l'oratoire où l'Impératrice aimait à se recueillir ; elle y entendit la messe le matin du 4 septembre, quelques heures avant de quitter les Tuileries pour toujours.

Une grande pièce, avec trois grandes fenêtres, où le Conseil d'Etat aurait pu délibérer, servait de cabinet de toilette ; glaces, lavabos, baignoire, table à coiffer, nécessaires, il y avait tout le confort d'une femme élégante. Un petit monte-charge, dissimulé dans une rosace du plafond, faisait communiquer cette pièce avec les dépendances de l'étage supérieur, où se trouvaient les services d'habillement de l'Impératrice ; les ordres se donnaient par un tuyau acoustique qui reliait les deux étages.

On a beaucoup parlé du luxe de l'Impératrice pour sa toilette ; il lui était difficile, on l'avouera, de s'habiller comme une petite bourgeoise ; mais il faut reconnaître que tout son argent et tout son temps ne passaient pas chez le couturier et chez la modiste. Elle réformait sa garde-robe deux fois par an ; de là, le bruit quelle ne portait jamais deux fois la même robe. A Farnborough, on faisait allusion un jour aux dépenses folles qu'on l'accusait d'avoir faites pour son entretien personnel. Que tout cela est donc ridicule ! dit-elle. C'est sans doute que les gens se croient obligés de dire quelque chose. Eh bien ! à l'exception de quelques robes faites à l'occasion de grandes cérémonies, mes robes politiques, pendant tout le temps que j'ai passé aux Tuileries, je n'ai jamais porté de robe ayant coûté plus de quinze cents francs, et la plupart étaient beaucoup moins chères.

La chambre à coucher, moins vaste que le cabinet de toilette, mais encore de grandes dimensions, terminait la suite des appartements de l'Impératrice. Pièce d'apparat, où elle passait juste le temps du sommeil ; la pièce qui avait ses préférences, celle dans laquelle elle demeurait la majeure partie de ses journées à écrire, à lire, à classer, à causer, était son cabinet de travail.

Tel est le cadre dans lequel, pendant dix-sept ans, l'Impératrice fît son métier de souveraine. Situation difficile pour une parvenue, à la cour d'un parvenu. Les circonstances l'avaient fait entrer dans une société avec laquelle elle avait peu de points de ressemblance. Autour d'elle, a-t-on dit, l'on riait ou l'on calculait, pendant qu'elle rêvait ou s'indignait ; elle était profondément idéaliste au milieu d'une société profondément réaliste. Ne comprenant pas son entourage, incomprise de lui, elle eut du moins le mérite de rester sur le trône ce qu'elle avait été dans la vie privée : point de morgue et un vif désir de plaire. Suivant le mot de la reine Christine, elle ne se tenait ni trop haut ni trop bas. La reine Victoria, qui la reçut à Londres en 1855, notait dans son journal : Elle est pleine de courage et d'entrain et cependant si douce, avec tant d'innocence et d'enjouement que cela fait un ensemble tout à fait délicieux. Malgré toute sa vivacité, elle a les manières les plus charmantes et les plus modestes.

Ses relations avec la famille de l'Empereur ne furent pas la partie la moins difficile de sa tâche. Le roi Jérôme et son fils, le prince Napoléon, n'avaient pas une vive sympathie pour le neveu et pour le cousin qui, plus entreprenant qu'eux-mêmes, était arrivé à restaurer l'Empire à son profit. Le mariage de l'Empereur avec une étrangère, qui n'était pas d'une dynastie régnante, ne trouva auprès d'eux qu'une approbation résignée. La naissance du Prince impérial ne fut pas pour le prince Napoléon un événement agréable. L'Impératrice était pieuse ; le prince affichait des allures de libre-penseur : les points de contact manquaient entre ces deux natures. Divers incidents mirent en évidence ce manque de sympathie.

Le 16 mars 1858, au deuxième anniversaire de la naissance du Prince impérial, on célébra aux Tuileries une messe d'action de grâces. Tous les membres de la famille impériale, présents et alliés, y assistèrent ; le prince Napoléon s'abstint de s'y montrer.

A Compiègne, le 14 novembre 1863, le jour de la fête de sainte Eugénie, le prince fut prévenu qu'il aurait à porter, au dîner, la santé de l'Impératrice. Au moment venu, il ne sortit pas de son silence. L'Empereur lui rappela alors ce qu'il lui avait demandé. Je ne sais pas parler en public, répondit le prince. Alors, dit l'Empereur, vous ne voulez pas porter la santé de l'Impératrice ? Si Votre Majesté veut bien m'excuser, je m'en dispenserai. L'Empereur se tourna vers le prince Joachim Murat et le pria de remplacer le prince Napoléon. Le toast fut porté, et l'on sortit de table avec une gêne visible. L'Empereur eut ensuite un entretien avec son cousin et le pria de rentrer à Paris sans retard.

L'Impératrice eut sa revanche. En 1866, comme elle exerçait la régence, pendant un voyage de l'Empereur en Algérie, le prince Napoléon prononça à Ajaccio, le 15 mai, un discours pour l'inauguration du monument élevé à Napoléon Ier et à ses quatre frères. Les idées exprimées à cette occasion déplurent à l'Impératrice ; elle interdit de publier au Moniteur le texte des paroles d'Ajaccio. Le prince s'en consola, en écrivant à son amie George Sand : Mon discours est tout simplement ce que je pense depuis que j'ai l'âge de raison, et je ne croyais pas qu'il soulèverait des orages et des violences. L'outrage me trouve très calme, la persécution de même. L'affaire se termina par la double démission que donna le prince, de la vice-présidence du Conseil privé et de la présidence de la Commission de l'Exposition universelle.

En fait, l'unité manquait parmi les membres de la famille impériale ; comment s'en étonner avec la boutade que l'on prêtait à l'Empereur ? Singulier gouvernement, disait-il, et singulière cour ! L'Impératrice est légitimiste ; Morny, orléaniste ; mon cousin Napoléon est républicain ; moi, je suis socialiste. Il n'y a que Persigny qui soit bonapartiste, et il est fou.

Avec la princesse Mathilde, l'Impératrice avait des relations agréables. La sœur du prince Napoléon était le seul membre de la famille qui fût sincèrement dévoué à l'Empereur. La petite cour de Saint-Gratien ne se privait pas toujours de faire quelques commérages sur la cour des Tuileries ; il y eut quelques froissements entre l'Impératrice et la princesse, qui avait aux soirées des Tuileries sa cour de fidèles et à qui il arriva de recevoir la visite du grand-duc Constantin, avant que celui-ci eût présenté ses hommages au château. Mais, d'une manière générale, les deux femmes furent en parfaite intelligence ; il leur arrivait d'échanger des bijoux, de se combler de prévenances. Quand l'Impératrice se rendait en visite chez la cousine de l'Empereur, elle montrait la courtoisie la plus séduisante ; souvent elle l'invitait à venir passer la journée à Saint-Cloud dans l'intimité, en amenant les amis qui pouvaient se trouver chez elle.

L'Impératrice s'était tracé une règle de ne pas admettre de femme dans son intimité ; cependant elle s'en départit un peu à l'égard de la princesse Pauline de Metternich, femme de l'ambassadeur d'Autriche, le prince Richard de Metternich. La princesse, cette jolie laide qui eut une situation comme privilégiée à la cour des Tuileries, avait un attachement sincère pour l'Impératrice ; faisant allusion un jour au culte que la souveraine avait pour Marie-Antoinette, Je voudrais, dit-elle, être sa princesse de Lamballe. L'Impératrice la traitait avec des égards particuliers. A une réception aux Tuileries, elle avait engagé la conversation avec des étrangères nouvellement arrivées, sans faire attention aux femmes du corps diplomatique qui l'attendaient debout. La princesse, impatientée, se retira dans une pièce voisine. L'Impératrice, qui la cherchait, vint à elle. Vous avez quitté le cercle, pourquoi donc ? La princesse répondit que ce n'était pas sa personne qui était en cause, mais bien sa qualité d'ambassadrice d'Autriche. L'Impératrice lui répondit : Vous avez raison, j'ai eu tort ; je ne sais quelle idée m'a passé par la tête. J'espère que vous n'êtes plus fâchée. Et, lui tendant la main, avec un affectueux sourire : Je ne le ferai plus. Le geste était charmant.

Le prince de Metternich avait été nommé ambassadeur à Paris, à trente ans à peine, au lendemain même de nos victoires de Magenta et de Solferino, qui avaient fait perdre à son maître la riche province de Lombardie. Sa situation aurait pu être difficile, si Napoléon III n'avait pas mis une sorte de coquetterie personnelle à faire oublier à l'envoyé de François-Joseph les mauvais rapports qui avaient existé naguère entre Paris et Vienne. L'ambassadeur et sa femme furent tout de suite admis dans l'intimité de la villa Eugénie, à Biarritz. L'Impératrice avait invité coup sur coup la princesse à une ascension sur la montagne de la Rhune et à une promenade en mer. L'ambassadrice, qui fut dès la première heure et qui demeura jusqu'à la fin persona gratissima, disait, à propos des réceptions de Biarritz, qu'on se trouvait plutôt chez de très grands seigneurs que chez des souverains.

Aux réunions intimes de l'Impératrice, on voyait aussi le prince Henri de Reuss, qui fut pendant quelque temps chargé d'affaires de Prusse ; il était le grand favori des séjours de Compiègne. Le ministre en titre, Goltz, qui était épris de l'Impératrice, en avait conçu une véritable jalousie. Mon pauvre Goltz, disait-elle en parlant de lui. Le chevalier Nigra, ministre d'Italie, avait aussi la faveur de la souveraine, malgré le peu de sympathie ou mieux l'antipathie qu'elle ressentait pour la politique dont il était le représentant. Metternich et Nigra furent aux côtés de l'Impératrice, comme deux chevaliers servants, dans l'après-midi du 4 septembre, quand elle quitta les Tuileries.

 

Les soirées ordinaires aux Tuileries se passaient surtout en conversations ; l'Impératrice, on l'a déjà dit, excellait à raconter. Parfois, elle faisait des patiences avec des jeux de cartes ; c'était signe qu'elle était préoccupée et quelle cherchait à se donner une contenance. Quand le Prince impérial était enfant, ses parents jouaient avec lui des parties de loto.

Ces plaisirs bourgeois étaient l'exception, dans une vie où les réceptions officielles tenaient une grande place. L'Impératrice était faite à merveille, avec sa beauté et sa grâce, pour cette vie de fêtes et de représentation. Chaque jeudi de l'hiver, un grand dîner réunissait des personnages officiels ; une réception suivait, où les femmes étaient invitées. La presse et le luxe étaient très grands le soir des bals de cour, dans le salon des Maréchaux. L'Impératrice aimait davantage ses réceptions du lundi, les lundis de l'Impératrice, qui avaient lieu après Pâques dans ses appartements particuliers ; elle bornait alors ses invitations à cinq ou six cents personnes ; tous invités d'élite, qui représentaient l'élégance la plus raffinée de la cour des Tuileries.

Parmi les bals donnés par l'Impératrice, l'un fit sensation par son éclat exceptionnel ; il eut lieu, au mois d'avril 1860, au palais d'Albe, propriété personnelle de la souveraine, qui se trouvait aux Champs-Elysées, sur l'emplacement actuel de la rue Lincoln. La décoration des salons avait été faite sous la direction de l'architecte Ruprich-Robert ; la salle du souper en particulier rappelait l'architecture des Noces de Cana, de Véronèse. Le luxe des femmes répondait à ce décor magnifique ; il semblait, d'après un témoin, qu'une averse de diamants était tombée sur les bras, les épaules et les corsages.

Le bal commença par le quadrille des contes de Perrault. Puis vint le quadrille des quatre éléments, la terre, l'air, l'eau et le feu ; il fut suivi du grand quadrille vénitien. Le ballet des quatre éléments eut un tel succès qu'il fallut le recommencer. Le quadrille de la terre portait des émeraudes et des diamants ; celui du feu, des rubis et des diamants ; celui de l'eau, des perles et des diamants ; celui de l'air, dont faisait partie la princesse de Metternich, des turquoises et des diamants. Une lettre de Mérimée, du 28 avril 1860, raconta ces splendeurs à son amie la comtesse de Montijo. Quand, à deux heures, lui écrivit-il, on a ouvert les portes, le coup d'œil était magique, surtout quand les salles, les escaliers et les galeries ont été couverts de femmes en costumes brillants, et tout cela inondé de lumière électrique. Vous savez qu'il y avait une entrée de seize femmes représentant les quatre éléments. Elles étaient presque toutes très jolies, très décolletées, avec des jupes fort courtes. Il m'a semblé qu'on montrait bien des choses ; surtout les pieds et les bas de jambes, qu'on n'avait pas vus depuis 1825, produisaient beaucoup d'impression.

L'auteur de Carmen donnait à son amie de Carabanchel d'autres détails sur cette folie mondaine, pour laquelle, dit-on, on avait dépensé trois cent mille francs. Il y avait deux femmes en hommes et, malgré des bottes à l'écuyère et des basques tombant jusqu'aux genoux, cela me semblait un peu scandaleux. Il y avait aussi quelques Anglaises en nymphes, en Grecques et en marquises Louis XV, qui ressemblaient à des chiens savants. Somme toute, c'était très beau, très riche et très en train. L'Impératrice avait eu d'abord l'idée de se costumer en Diane Louis XV, avec les diamants de la couronne ; elle y avait renoncé pour revêtir un simple domino. Le capitaine de Galliffet, travesti en coq, portait le futur costume de Chantecler. Le duc de Dino, déguisé en tronc d'arbre, était un voisin terriblement gênant ; avec ses branches, il accrochait tout le monde. Les personnes graves, maréchaux, généraux, ministres, portaient un petit manteau en soie à la vénitienne, avec le masque collé sur l'épaule. Il y avait aussi plus d'un domino avec le capuchon et le masque cachant le visage. Tous les couples se rendirent, aux sons de la Marche du Prophète, dans la salle du souper, dont l'aspect était féérique ; puis les danses et le cotillon durèrent jusqu'aux premières lueurs de l'aurore.

Les échos de ce bal célèbre arrivèrent jusqu'à Londres, où lord Malmesbury a noté, dans ses Mémoires, que la princesse Mathilde s'était travestie en Indienne. Elle s'était, dit-il, fait teindre la peau en brun ; son costume était des plus sommaires, fort décolleté, sans manches, avec une simple bande d'étoffe sur l'épaule attachée par une broche, le corsage fendu sous le bras jusqu'à la ceinture. La draperie de derrière était transparente, ce que la princesse ignorait sans doute, car elle ne s'était pas fait teindre cet endroit particulier et l'effet était extraordinaire.

On parla beaucoup aussi de deux grandes soirées qui eurent pour théâtre la galerie des Glaces à Versailles. En 1855, un bal fut offert à la reine Victoria ; la décoration de la galerie était magnifique, elle reproduisait une fête de l'époque de Louis XV. En 1867, les souverains français recevaient le roi d'Espagne Don François d'Assise. Mme de Metternich raconte à ce propos : L'Impératrice qui, ce soir-là, était belle à ravir et qui, dans une robe blanche lamée d'argent et parée de ses plus beaux diamants, se mit à circuler un peu dans la foule, entourée des officiers de sa maison, fut acclamée. Elle avait négligemment jeté sur ses épaules une espèce de burnous blanc brodé d'or et les murmures d'admiration l'accompagnaient comme une traînée de poudre.

 

Paris, pendant le Second Empire, fut envahi par la folie des tables tournantes et du spiritisme ; mais elle sévit plus encore à la cour qu'à la ville. L'Impératrice et ses dames s'amusaient, avec une sorte de frénésie, à faire tourner et parler les tables. Arrivez donc, dit-elle une fois à l'Empereur, je cause politique avec ma table. Et la table donna des détails sur une guerre prochaine, la guerre d'Orient. Pendant quelque temps, il ne fut question que des choses extraordinaires accomplies par un sorcier ou un illuminé américain, Dunglas Home ou Hume ; il entretenait avec les esprits, qu'il évoquait dans l'obscurité, les rapports les plus invraisemblables. Il devint un familier des réceptions intimes des Tuileries. L'une de ses expériences était de faire apparaître une main au milieu des ténèbres. L'Impératrice, un soir, voulut toucher cette main. C'est la main de mon père ! s'écria-t-elle, et elle eut une crise nerveuse. L'Empereur, avec moins de précision, se borna à dire : Dieu, que c'est froid ! On racontait plus tard, quand Hume fut convaincu de supercherie et expulsé, que la prétendue main était son propre pied qu'il sortait fort adroitement de son escarpin verni. Mais l'Impératrice perdit-elle jamais la foi en Hume et l'évocation des esprits ?

J'ai vu, rapporte le Dr Barthez (5 septembre 1857), M. Hume, ce fameux médium qui évoque les esprits. J'étais très curieux de le connaître. Aussitôt que son arrivée à Biarritz a été sue, l'Impératrice l'a envoyé chercher et nous a parlé de lui. La croyance entière qu'elle a en lui, l'animation, la violence avec lesquelles elle en parle m'ont fait de la peine. Là évidemment est l'un des côtés faibles de cette femme, si remarquable d'ailleurs par ses qualités, physiques, morales et intellectuelles.

Dans les cérémonies officielles d'apparat, la souveraine jouait à merveille son rôle d'Impératrice des Français. Le 15 mai 1855, en pleine guerre de Crimée, eut lieu l'ouverture de l'Exposition universelle, qui avait été installée dans le palais de l'Industrie, à la place actuelle du Grand et du Petit Palais. Quand le cortège impérial fit son entrée, l'Impératrice, en grande toilette, un magnifique diadème de diamants sur les cheveux, parut plus que jamais dans tout l'éclat de sa beauté. Elle visita l'ensemble de l'Exposition ; au cours de la visite, le cortège se désagrégea, et, à la sortie, l'Impératrice reçut sa pelisse, comme à une sortie de théâtre, au milieu de beaucoup de désordre.

1867 est resté l'année par excellence de cette vie inimitable qu'on a appelée la fête impériale. Le 1er avril, une nouvelle Exposition universelle s'était ouverte au Champ-de-Mars ; les produits de tous les pays du monde s'y trouvaient réunis, suivent un système fort ingénieux de deux axes, l'un pour les pays d'après des courbes parallèles, l'autre pour les produits d'après des rayons. La France, l'Europe, la terre entière accoururent à cette foire gigantesque. Son succès extraordinaire fit bientôt oublier au gouvernement la journée de Sadowa qui remontait à un an, l'affaire du Luxembourg qui s'était terminée au mois de mai, tant bien que mal. Le 19 juin, l'Empereur du Mexique Maximilien était fusillé à Queretaro ; la responsabilité de l'Empereur, même de l'Impératrice, était lourdement engagée dans cette tragédie ; mais bien vite on n'y pensa plus. Il y avait tant d'hôtes à recevoir au nom de la France, tant d'hôtes illustres, le prince royal de Prusse, le Tsar Alexandre II, le Roi de Prusse, Bismarck, le Sultan, l'Empereur François-Joseph.

Pendant tout l'été, l'Impératrice fut en service commandé ; elle s'en acquitta à merveille. Le 6 juin, une grande revue fut passée à Longchamp, en l'honneur d'Alexandre II et de Guillaume Ier. L'Impératrice avait dans sa voiture le Roi de Prusse ; dans la confusion du retour, elle apprit seulement aux Tuileries que le Tsar, qui était avec l'Empereur, avait été l'objet d'une tentative d'assassinat. Sur le champ elle se fit conduire à l'Elysée, qui était la résidence d'Alexandre. Il parlait de repartir tout de suite pour la Russie ; elle le décida à ne rien changer au programme officiel qui avait été arrêté et publié. Le soir, bal à l'Hôtel de Ville ; le lendemain, excursion à Fontainebleau. A l'Hôtel de Ville, elle traversa les salons au bras du Tsar, sans la moindre gêne. De la gare de Fontainebleau au château, elle fit placer sur la voiture l'Empereur de Russie entre elle et Napoléon III ; car la police avait eu vent qu'un autre Berezowsky voulait recommencer l'attentat de la veille. Sous divers prétextes, et sans que le Tsar ait su qu'il était menacé d'un nouveau danger, elle le retint toute la journée à l'intérieur du château ; il y a tant de collections et de curiosités à montrer à un invité qui a fait le voyage de Pétersbourg à Paris ! Jusqu'à la dernière minute, la souveraine se fit le garde du corps de son hôte.

L'Impératrice, qui ne se piquait guère d'intellectualisme, se fit voir sous la Coupole de l'Institut dans une circonstance qui fut très remarquée. Le 24 janvier 1861, le père Lacordaire prononçait son discours de réception à l'Académie française, où il succédait à Tocqueville ; le fils de saint Dominique était reçu par le calviniste Guizot. L'Impératrice avait autrefois entendu Lacordaire à Bordeaux ; elle le goûta moins à cette séance. Elle fut parfaitement gracieuse pour Guizot. J'ai été bien heureuse de vous entendre, lui dit-elle ; voulait-elle par son amabilité faire tomber les préventions de l'Académie contre les Tuileries ? On lui prêta un mot, bien joli, résumant ses impressions de séance : J'ai perdu une illusion et une prévention. A-t-il été dit ?

 

En dehors des Tuileries, l'Impératrice et la cour fréquentaient quatre résidences, d'une manière pour ainsi dire périodique : Saint-Cloud au printemps, Fontainebleau au commencement de l'été, Biarritz en septembre, Compiègne en novembre.

Outre la villégiature de printemps, Saint-Cloud servait à tout propos de séjour improvisé ; c'était le magnifique château de Philippe d'Orléans, où était morte Henriette d'Angleterre ; incendié pendant la guerre de 1870, il n'en reste plus que quelques débris. L'Impératrice aimait à y aller en modeste équipage, plutôt avec des amis qu'avec des personnes du service officiel ; elle s'y rendait un peu, comme une grande dame qui va pendant quelques jours se reposer des fatigues de la vie de Paris dans une maison de campagne. Saint-Cloud, qui lui rappelait les premiers jours de son mariage, fut témoin de la dernière scène de sa vie de famille en France, quand elle dit au revoir, à la gare du château, le 28 juillet 1870, à son mari et à son fils, qui partaient pour la frontière.

La forêt de Fontainebleau, pour une amazone accomplie comme l'Impératrice, offrait des excursions dont le plaisir se renouvelait tous les jours. Il y avait aussi le canotage sur l'étang ; toute une flottille vénitienne servait aux promenades de la souveraine et de ses invités. Ceux-ci étaient pour la plupart des personnes jeunes encore, c'est-à-dire en âge de s'amuser et surtout de danser. Les diplomates trop âgés se voyaient préférer, bien que chefs de légation, leurs secrétaires et attachés ; avec eux, c'était la jeune cour dont l'Impératrice aimait à s'entourer. Les cabinets chinois, situés au rez-de-chaussée, du côté du parc et de l'étang, étaient dans le château l'une de ses retraites préférées ; on les appelait ainsi parce qu'elle y avait fait disposer les œuvres d'art et les bibelots de tout genre que l'armée française avait rapportés de la prise du Palais d'Été, lors de l'expédition de Chine de 1860.

Le ministre anglais Malmesbury, qui avait été invité aux chasses à courre de Fontainebleau, rapporte, dans ses Mémoires, l'impression peu favorable que lui fit l'entourage de l'Impératrice. Je suis retourné, dit-il, à Paris dans la voiture impériale, un grand omnibus, avec M. et Mme de Morny, M. Walewski et sa femme, et les deux dames d'honneur de service dont l'une Mme de Pierres, née Thornes, une Américaine, n'a cessé pendant tout le trajet, ainsi que Mme de Morny, qui est Russe, de fumer au nez de l'Impératrice. Celle-ci est beaucoup trop indulgente pour son entourage. Elle rehausse sa beauté remarquable par une grande gaieté naturelle et des manières singulièrement fascinantes. Toutes les femmes qui l'entourent, à l'exception de Mme Walewska, ont bien mauvais ton. Elles ont leurs cheveux relevés à la chinoise, si bien tirés qu'elles peuvent à peine fermer les yeux, et portent des jaquettes et des manteaux écarlates qui leur vont fort mal, étant toutes très blondes.

Biarritz fut comme une création de l'Impératrice. L'endroit, admirable par lui-même, avait pour elle l'avantage d'être à quelques lieues à peine de la frontière d'Espagne ; elle s'y retrouvait au contact de son ancienne patrie. Sur une hauteur qui domine la côte des Basques, elle avait fait construire la villa Eugénie ; c'est aujourd'hui le casino. Elle marquait une vraie prédilection pour ce séjour, qui lui offrait surtout le plaisir de mener, avec trois ou quatre invités de choix, dont Mérimée faisait presque toujours partie, une vie très retirée. Elle ne songeait pas du tout à lancer cette station, à en faire une plage à la mode ; loin de là. Il ne s'agit pas pour elle, dit le Dr Barthez, que Biarritz soit un endroit salutaire et très utile ou les malades viennent chercher la santé ; c'est un endroit où une certaine société doit venir s'installer pour tenir compagnie aux gens du château, pour partager ses plaisirs et y contribuer ; toute autre chose, même la concurrence du plaisir en dehors du château, lui déplaît. Elle a l'égoïsme du plaisir, comme elle a l'horreur de la douleur. Biarritz rappelle la fameuse visite que Bismarck fit, au mois d'octobre 1865, à l'Empereur et à l'Impératrice ; ce fut une des manœuvres les plus habiles et les mieux réussies du futur chancelier d'Allemagne.

En quittant Biarritz, l'Impératrice faisait en général un séjour à Saint-Cloud ; puis, vers le 10 novembre, elle s'installait à Compiègne ; elle y était toujours avant sa fête, qui tombe le 15 de ce mois. Pour cinq à six semaines, Compiègne devenait la résidence de la cour.

L'Impératrice composait elle-même, d'après les propositions que lui faisaient les officiers de sa maison, la liste des invités de Compiègne. C'était la grande faveur du règne, comme jadis les Marly du Grand Roi. Les invités venaient par séries, chaque série restant au château cinq à six jours. Certaines séries étaient très recherchées, à cause de la qualité de ceux, hommes ou femmes, qui les composaient. La série où la princesse de Metternich, une grande habituée, se retrouvait chaque fois avec la comtesse de Pourtalès, la marquise de Galliffet, la baronne de Rothschild et des hommes de leur intimité, avait été baptisée la série élégante. Une dame demande étourdiment à une invitée : Etes-vous de la série élégante ? Et l'autre, de lui répondre avec aigreur : Non, je suis de la vôtre. Membres des cinq Académies de l'Institut, diplomates, hommes politiques, professeurs de la Sorbonne, auteurs dramatiques, romanciers, médecins, avocats, journalistes, musiciens, architectes, peintres, sculpteurs, l'éclectisme de l'Impératrice appelait à Compiègne toutes les célébrités de l'époque ; ces invitations, habilement réparties, étaient un peu de sa part un instrument de règne. La princesse de Metternich a eu raison de dire qu'une femme du monde devenue impératrice pouvait seule arriver à créer une semblable réunion.

Le protocole réglait avec beaucoup d'uniformité les plaisirs des invités. La vie officielle commençait à midi. A cette heure, les invités se réunissaient au salon pour se mettre à table avec Leurs Majestés. Après le déjeuner, promenades en voiture dans la forêt, qui aboutissaient souvent à la visite du château de Pierrefonds. L'Impératrice avait entrepris, pour la plus grande satisfaction de l'architecte Viollet-le-Duc, la restauration de ces ruines féodales ; le pittoresque de l'endroit y perdit beaucoup, mais la Souveraine avait sa fierté d'avoir fait sortir des ruines, comme par un coup de baguette magique, une immense bâtisse dans le style du XVe siècle. A l'intérieur, une grande salle d'armes était la salle des preux et des preuses ; les traits de l'Impératrice avaient été prêtés à l'une des héroïnes de la légende chevaleresque.

Dans la soirée, on dansait, mais avec quelle musique ! Un chambellan, d'un air solennel, tournait la manivelle d'un piano mécanique. Quelques couples se mettaient à tourner ; les autres assistants regardaient leurs montres. C'étaient là ces orgies de Compiègne, à propos desquelles Paris racontait les choses les plus horribles. La princesse de Metternich et son ami le prince de Reuss, qui trouvaient que l'heure de la danse était longue à passer, avait à ce sujet un mot drôle, qu'ils disaient avec gravité : Sodome et Gomorrhe ! Sodome et Gomorrhe !

 

L'Impératrice aimait à donner à ses invités le plaisir de la comédie, des charades et des tableaux vivants. On recrutait les acteurs parmi les invités ; la princesse de Metternich en particulier, qui était de toutes les fêtes, jouait la comédie à ravir. Le duc de Morny, Mérimée, le marquis de Massa, Octave Feuillet composaient pour la circonstance des à-propos, des charades, des revues, des comédies de salon. Une fois l'Impératrice s'improvisa actrice, dans les Portraits de la marquise, qui était une spirituelle critique d'elle-même ; cette pièce, écrite pour elle par Octave Feuillet, fut la seule qu'elle ait jamais jouée. Une pièce qui eut un vrai succès fut les Commentaires de César, du marquis de Massa ; elle fut représentée sur le théâtre du palais le 26 et le 27 novembre 1865 ; le titre rappelait l'Histoire de César que l'Empereur venait de publier. Les rôles de femmes étaient tenus par la marquise de Galliffet, la comtesse de Pourtalès, madame Bartholoni, la comtesse de Poilly, la princesse de Metternich, qui représentait tour à tour une cantinière, un cocher de fiacre et la Chanson. Toutes les actualités défilaient devant les spectateurs, y compris Thérésa, représentée par Asthon Blount, qui, dans la toilette tapageuse d'une étoile de café-concert, chantait la Femme à Barbe comme la Diva elle-même. A la fin de la revue, la France — comtesse de Pourtalès — s'avançait vers la rampe ; à ses côtés, un invalide — général Mellinet — représentait le Passé ; un fantassin — lieutenant-colonel marquis de Galliffet — représentait le Présent. Après un couplet à l'adresse de l'un et de l'autre, elle chantait :

Je vous ai retracé

Le Présent, le Passé ;

Mais, avant de finir,

Je veux encor vous montrer l'Avenir.

L'Avenir apparaissait dans la personne du Prince impérial, en uniforme de caporal des grenadiers de la Garde, avec le bonnet à poil ; et le grenadier de neuf ans chantait un couplet d'un air crâne. Les Commentaires de César avaient eu un si grand succès qu'en 1867, lors de la visite des souverains étrangers à Paris pour l'Exposition universelle, l'Empereur et l'Impératrice leur offrirent ce spectacle aux Tuileries avec les mêmes interprètes.