MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME QUATRIÈME — 1837-1840.

PIÈCES HISTORIQUES.

 

 

I

Le duc de Broglie à M. le maréchal marquis Maison, ambassadeur de France en Russie.

 

Paris, le 28 octobre 1833.

Monsieur le maréchal, le gouvernement auprès duquel vous êtes appelé à représenter le Gouvernement du Roi, est peut-être celui dont la révolution de Juillet a le plus essentiellement changé les relations avec la France.

Avant les événements de 1830, la France et la Russie étaient unies par une alliance qui semblait devoir se resserrer de plus en plus. Cette alliance, fondée sur les liens les plus forts qui puissent exister entre deux États, la communauté d’adversaires et l’absence absolue de points de contact et de motifs de rivalité, avait résisté à tous les efforts de l’Autriche pour la dissoudre. Si M. de Metternich avait momentanément réussi à y jeter quelque froideur en inquiétant l’empereur Alexandre sur la force et la stabilité de notre gouvernement, en lui faisant craindre qu’entraînés par le mouvement révolutionnaire nous ne fussions pas en mesure de lui prêter un utile secours dans les circonstances où il pourrait vouloir s’appuyer sur nous, ces insinuations trop prodiguées avaient fini par perdre presque tout leur effet. L’empereur Nicolas qui, alors, se montrait moins défiant, moins passionné que son prédécesseur, et surtout moins dominé par les théories absolutistes, avait d’ailleurs pu apprendre, au milieu des embarras où l’avait jeté un moment la guerre de Turquie, la franchise et l’efficacité de notre concours ; cette circonstance importante, par cela même qu’elle avait relevé la France de la situation d’infériorité où elle s’était vue à l’égard de la Russie depuis les événements de 1814, et qu’elle l’avait mise en mesure d’exercer à son tour envers cette puissance un rôle de protecteur, avait donné plus de force et de solidité à une alliance qui, entre deux États du premier rang, ne pouvait évidemment subsister que sur le pied d’une égalité complète.

La révolution de Juillet est venue changer complètement cette situation.

D’un côté, elle a suscité sur plusieurs points, particulièrement en Pologne et en Belgique, des questions où les affections et les intérêts du cabinet de Saint-Pétersbourg se sont trouvés en opposition absolue avec les nôtres. De l’autre, par une conséquence moins immédiate, mais qui n’a pas tardé à se développer, elle a amené entre la France et l’Angleterre un rapprochement dont le seul fait eût suffi pour modifier la nature de nos rapports avec le gouvernement russe. Enfin, cette révolution, réaction puissante contre l’esprit des traités de 1815 et de la Sainte-Alliance, c’est-à-dire contre les faits et les doctrines qui ont investi pendant dix ans la Russie d’une sorte de dictature européenne, attaquait à la fois cette puissance dans toutes les susceptibilités de son ambition et de son orgueil. Plus que tous les autres peut-être, ce dernier motif devait inspirer à l’empereur Nicolas et à ses sujets une vive irritation contre le nouvel ordre de choses établi en France.

Plus d’une fois on a pu croire qu’elle se manifesterait par quelque coup d’éclat. Ces velléités hostiles, que la force des choses eût probablement dissipées à elle seule, ont d’ailleurs trouvé une insurmontable barrière dans la politique plus circonspecte de la Prusse et de l’Autriche. Mais la nécessité qui comprimait ainsi les sentiments hostiles du souverain du Nord devait, par cela même, leur donner plus d’amertume et d’intensité. Personne n’ignore comment ils se sont fait jour, en plusieurs occasions, par des procédés qui, en révélant l’impuissante colère du cabinet de Saint-Pétersbourg, ne blessèrent heureusement que sa propre dignité.

La situation de l’ambassade de France en Russie devenait d’autant plus délicate que, dans ce pays, les hautes classes modèlent exactement leur attitude et leurs impressions politiques sur celles du souverain. Le représentant du roi se trouvait partout exposé à des difficultés et à des écueils qu’ailleurs il n’eût rencontrés qu’à la cour. Je ne vous rappellerai pas les épreuves qu’a eues à subir votre prédécesseur. Vous savez que, par un raffinement singulier, l’empereur Nicolas en comblant M. le duc de Trévise d’égards et de prévenances évidemment accordés à sa réputation militaire, en même temps qu’il s’abstenait avec affectation de lui adresser une seule parole relative à son caractère diplomatique, s’est attaché à faire ressortir la froideur de l’accueil réservé à l’ambassadeur du roi des Français.

Nous avons lieu de penser, monsieur le maréchal, que vous n’aurez point à subir une réception semblable. Nous trouvons à cet égard une garantie non équivoque dans les assurances tout à fait spontanées que le gouvernement russe nous a fait parvenir, à plusieurs reprises, de la satisfaction que lui a causée le choix du nouveau représentant de Sa Majesté, et de l’empressement avec lequel il attendait votre arrivée. Il est difficile de ne pas voir dans ces protestations multipliées une sorte d’amende honorable d’un procédé dont on aura sans doute fini par comprendre l’inconvenance.

Quoi qu’il en soit, si, malgré nos prévisions, l’empereur Nicolas reprenait à votre égard l’attitude qu’il a constamment observée à l’égard de M. le duc de Trévise, il vous indiquerait par là celle que vous devriez vous-même adopter. Renonçant dès lors à conserver avec l’empereur des rapports directs contraires à la dignité de la France et par conséquent à la vôtre, votre rôle se bornerait à entretenir avec le vice-chancelier les relations officielles strictement exigées par les nécessités du service, et vous attendriez les ordres du Roi.

S’il arrivait, ce que nous ne devons pas prévoir, puisque cette hypothèse ne s’est pas réalisée dans des circonstances où elle semblait bien moins improbable, s’il arrivait, dis-je, que le mécontentement de l’empereur Nicolas, réveillé par quelque nouvel incident, se manifestât à votre égard par quelque chose de plus prononcé que de la froideur et de la réserve ; si, ce qui nous paraît impossible, il vous faisait entendre des paroles dont le gouvernement du Roi eût le droit de se tenir offensé, je n’ai pas besoin de vous dire que, sans attendre un ordre de rappel, vous devriez demander vos passeports, et laisser à un chargé d’affaires la direction de l’ambassade. Mais, je le répète, cette pénible supposition ne se réalisera pas.

Je viens de vous indiquer le terrain sur lequel vous devez vous placer à Saint-Pétersbourg. Je dois à présent entrer dans quelques détails sur les relations politiques de la France et de la Russie.

Dans ces derniers temps la diplomatie des deux cabinets a eu peu de rapports directs. Dans l’état des esprits, il eût été trop difficile de s’entendre. C’est par l’intermédiaire de la Prusse et de l’Autriche, alliées de la Russie, mais plus modérées et plus calmes, qu’ont été traités les divers incidents de l’affaire hollando-belge. Quant à la question grecque, devenue tout à fait secondaire depuis la révolution de Juillet, et où, à cause de leurs antécédents, les cabinets de Vienne et de Berlin se trouvaient dans l’impossibilité d’intervenir, elle a marché en quelque sorte au hasard.

La France et la Russie, sans se concerter, sans s’expliquer, n’ont cessé de travailler à la faire tourner chacune dans le sens de sa propre politique. Il en a été de même, à plus forte raison, des questions où les deux cours n’étaient pas naturellement appelées à une action commune ou simultanée.

Il eût été à désirer, tant que des dispositions plus conciliantes n’auraient pas entièrement remplacé l’irritation du cabinet de Saint-Pétersbourg, que les deux puissances pussent continuer à s’abstenir de tout contact immédiat, trop propre à réveiller une exaspération à peine un peu calmée ; mais pour cela il eût fallu qu’aucun événement grave ne mît en collision leurs intérêts essentiels et les susceptibilités de leur orgueil national. On ne pouvait guère l’espérer dans un temps aussi fécond en péripéties.

Les événements de l’Orient sont venus ajouter une crise nouvelle à toutes celles qui menaçaient déjà le repos de l’Europe. Le gouvernement du Roi avait prévu de bonne heure tous les embarras, tous les dangers dont la lutte engagée entre la Porte et Méhémet-Ali pouvait devenir le principe. Uniquement préoccupé du désir de les éviter, il n’a cessé d’employer dans ce but toute son influence, tant à Alexandrie qu’à Constantinople.

Déterminer la Porte à des concessions évidemment indispensables, et qui, faites un peu plus tôt, eussent été moins onéreuses ; ramener le vice-roi d’Égypte, tant par de sages représentations que par un appareil imposant, à restreindre ses exigences dans des limites raisonnables ; pacifier ainsi l’empire ottoman sans courir les risques d’une intervention étrangère : tel était l’objet que nous avions en vue, et que l’Angleterre se proposait comme nous. Un tel plan était certainement le mieux combiné, et dans l’intérêt de l’Europe entière, à laquelle il épargnait de menaçantes complications, et dans celui du sultan, qu’il préservait de l’humiliation et des périls inséparables de la marche dans laquelle il s’est laissé entraîner.

Malheureusement la Russie n’a pas porté dans cette question des vues aussi désintéressées. Elle a voulu profiter de la situation difficile où se trouvait le Grand-Seigneur et de la faiblesse de ce malheureux prince pour transformer en une sorte de suzeraineté et de protectorat la prépondérance qu’elle exerçait déjà à Constantinople. Non content d’étonner le monde par le spectacle d’une flotte et d’une armée russes introduites dans le Bosphore et aux portes mêmes de Constantinople, sous prétexte de porter à Mahmoud un secours qui n’a pas adouci, pour lui, une seule des conditions de la paix, le gouvernement russe, comme s’il s’était proposé de braver les autres puissances inquiètes et alarmées d’un fait aussi inouï, a imaginé de consacrer, par un acte solennel, la position menaçante qu’il venait de prendre, et au moment même où il consentait à rappeler ses forces, il a contraint la Porte à signer avec lui un traité d’alliance par lequel elle s’est formellement soumise, non seulement à devenir l’ennemi de tous les ennemis de la Russie, mais encore à fermer les Dardanelles aux pavillons étrangers toutes les fois que le cabinet de Saint-Pétersbourg se trouverait engagé dans une guerre.

Nous ne nous exagérons pas, Monsieur le maréchal, la portée d’engagements semblables, souscrits dans de telles circonstances ; nous reconnaissons qu’intrinsèquement ils ne sont pas de nature à changer beaucoup l’état de choses qui existait de fait depuis les derniers événements. Mais ce qui nous semble évident, c’est que le cabinet de Saint-Pétersbourg a voulu, à la face de l’Europe, proclamer ouvertement, ériger en principe de droit public sa prépondérance exclusive, exceptionnelle, dans les affaires de l’empire ottoman. Par cette provocation, dont nous aimons à croire qu’il n’avait pas bien calculé les infaillibles effets, il nous a forcés à sortir de la réserve où, dans des vues de conciliation, nous avions pu consentir à nous renfermer jusqu’alors.

Nous avons dû, de concert avec l’Angleterre, protester contre les conséquences d’un traité qui tendait à changer, sans notre participation, les relations des puissances dans l’Orient, et une déclaration, dont vous trouverez ci-joint la copie, a été transmise à cet effet d’abord à la Porte, puis au cabinet de Saint-Pétersbourg.

Nous ne pouvons savoir encore comment elle sera accueillie par le gouvernement impérial. Peut-être croira-t-il de sa dignité de garder sur ce sujet un silence absolu ; et dans ce cas vous n’aurez qu’à suivre son exemple ; si, au contraire, elle donnait lieu a des récriminations, l’exposé que je viens de vous tracer vous mettrait en mesure d’y répondre dans des termes qui, comme vous le sentirez facilement, devront être à la fois fermes, mesurés et exempts de toute amertume et de toute irritation. Vous pourriez ajouter qu’il n’entre nullement dans notre pensée de contester à la Russie la haute influence qui lui appartient dans les affaires de la Porte, et qui résulte de la force des choses ; mais que vouloir faire de cette influence un instrument d’exclusion et dédommage contre les autres États, c’est appeler, c’est nécessiter de leur part les plus justes et les plus énergiques réclamations.

Quelque grave, quelque difficile que soit la question d’Orient, ce n’est pourtant pas la plus délicate de celles qui se sont élevées depuis trois ans entre la France et la Russie. La question de Pologne a bien autrement contribué à les diviser et à aigrir contre nous l’empereur Nicolas. Je ne vous en retracerai pas les tristes détails. Vous savez la réserve que nous n’avons cessé de porter dans une affaire à laquelle il nous était impossible de rester indifférents. Tandis que la lutte durait encore, cette réserve nous était naturellement inspirée par les promesses de modération et de clémence qu’avait reçues M. de Mortemart. Depuis la chute de Varsovie, depuis qu’une fatale expérience nous a forcés à reconnaître que notre intervention en faveur des malheureux Polonais ne faisait qu’irriter encore le ressentiment d’un vainqueur implacable, nous avons cru qu’un devoir d’humanité nous prescrivait pour le moment un silence bien pénible sans doute. Nous eussions continué à le garder si le cabinet de Saint-Pétersbourg n’eût eu, il y a quelque temps, la malheureuse inspiration de faire insérer dans sa gazette officielle un article qui avait pour objet de présenter la question de l’existence de la Pologne comme placée en dehors de la politique générale et soumise uniquement à la volonté de la Russie. Ne pas combattre une telle assertion, c’eût été l’admettre pour notre compte. Nous avons dû la relever par une publication semi-officielle, dont vous pourrez développer avec avantage les irréfragables arguments, si, ce qui est peu probable, on entamait avec vous cette discussion.

Il ne me reste, Monsieur le maréchal, pour compléter et pour résumer ces instructions, qu’à vous expliquer en peu de mots la manière dont nous envisageons l’avenir de nos rapports avec la Russie ; votre esprit judicieux en déduira facilement les règles de conduite que vous avez à suivre selon les conjonctures au milieu desquelles vous vous trouverez.

Sans méconnaître les avantages qu’avait pour nous, à une autre époque, l’alliance intime du cabinet de Saint-Pétersbourg, nous comprenons parfaitement que, dans les circonstances actuelles, non seulement il n’est pas possible de la rétablir, mais qu’il y aurait même un dangereux aveuglement à paraître la désirer et à diriger ostensiblement vers ce but les combinaisons de notre politique. D’invincibles obstacles s’opposent aujourd’hui à un accord intime qui, d’ailleurs, serait sans objet entre deux cabinets dont les tendances n’ont plus rien de commun. Comme néanmoins un avenir plus ou moins rapproché peut faire surgir des questions dans lesquelles il serait également de l’intérêt de la Fiance et de la Russie de se concerter et de s’entendre, nous devons, sans affectation, sans nous porter à des avances dont peut-être on essayerait de se prévaloir contre nous, travailler à nous replacer, par rapport au gouvernement russe, dans ces relations de bienveillance au moins apparente qui n’amènent pas toujours une entière réconciliation, mais qui, lorsqu’elle doit avoir lieu, la précèdent infailliblement. C’est à peu près sur ce pied que nous sommes avec la Prusse et l’Autriche. La seule chose que nous puissions désirer en ce moment, c’est d’en arriver au même point à l’égard de la Russie, et tel est le résultat que le gouvernement du Roi recommande à votre zèle éclairé.

 

II

M. Mignet au duc de Broglie.

 

Madrid, le 12 octobre 1833

Monsieur le duc,

Je m’empresse de vous faire connaître les premiers résultats de la mission dont le gouvernement du Roi m’a chargé, et les renseignements que j’ai été à portée de recueillir depuis que je suis ici.

Je suis arrivé à Madrid le 10 au matin. J’ai été retardé quelques heures à Vittoria où venait d’éclater une insurrection populaire en faveur de don Carlos. Les volontaires royalistes occupaient militairement cette ville, et ils ont mis en délibération s’ils me laisseraient passer. La crainte d’indisposer la France, dont ils ne connaissent pas encore les résolutions, les a décidés sans doute à me permettre de continuer ma route. J’avais appris à Bayonne la révolte de Bilbao et les mauvaises dispositions des provinces basques. Ces dispositions sont, en général, partagées par tous les pays qui bordent notre frontière. Sans douane, presque sans impôts, affranchis des garnisons, excepté sur quelques points militaires, jouissant de privilèges nombreux, auxquels ils tiennent extrêmement, ces pays sont opposés par intérêt à toute innovation.

L’absence de lumières et le défaut de commerce, excepté sur la côte de Catalogne, fortifient leur éloignement pour tout ce qui peut changer leur situation. Depuis Vittoria, je n’ai trouvé que des pays tranquilles et qui le sont demeurés jusqu’à présent.

Je me suis rendu, en arrivant, chez M. le comte de Rayneval. L’incertitude dans laquelle il avait été laissé sur le parti que la France se proposait de prendre, relativement à la succession d’Espagne, lui avait interdit toute démarche depuis la mort du roi Ferdinand. Je lui ai fait connaître les résolutions du gouvernement du Roi, et j’ai été heureux de trouver qu’elles étaient d’accord avec ses propres vues. La dépêche que vous avez reçue de lui, Monsieur le duc, immédiatement après mon départ, vous aura appris que, dans les divers partis à prendre en cette grave conjoncture, M. de Rayneval s’arrêtait surtout à celui qui a été adopté par le Gouvernement. Je lui ai exposé les motifs qui avaient décidé le Roi et son conseil à sacrifier la loi salique à celle qui réglait auparavant la succession de la monarchie d’Espagne : la France a toujours eu et aura toujours le plus grand intérêt à assurer ses derrières en Europe, en faisant entrer et en maintenant l’Espagne dans son système. Elle ne peut faire face au Nord qu’en s’appuyant avec sécurité sur les Pyrénées. L’intervention de Louis XIV et celle de Napoléon dans la Péninsule étaient le résultat de ce besoin permanent de la France. La loi salique représentait, sous l’ancienne monarchie, l’alliance des deux pays que la dynastie de Napoléon était destinée à représenter sous l’empire. Aujourd’hui, l’intérêt est le même, et dans la concurrence des deux dynasties, dont l’une se fondait sur un système contraire au nôtre, entrait dans l’alliance du Nord, faisait de la Péninsule le quartier général des mécontents et des conspirateurs de France, et dont l’autre s’appuie sur notre alliance, repousse nos adversaires, et est appelée à suivre inévitablement nos directions, le gouvernement du Roi devait se déclarer pour cette dernière. La succession féminine est devenue pour la France, dans les circonstances actuelles, ce qu’avait été pour elle, dans d’autres temps et une autre situation, la loi salique. Ces raisons avaient frappé le comte de Rayneval qui a applaudi à la résolution du gouvernement.

Le but étant bien fixé, restait la marche à suivre qui était également tracée par votre dépêche et par les instructions orales que vous m’aviez données. Avouer, soutenir, diriger ce gouvernement, voilà en résumé la politique de la France et les devoirs imposés à son ambassadeur. M. de Rayneval a trouvé le plan aussi bon qu’utile.

Pour remplir la première partie des intentions du gouvernement, il s’est empressé d’aller le jour même de mon arrivée chez M. de Zéa et chez la reine. Il leur a annoncé que la France reconnaissait la jeune reine, et lui offrait son appui. Cette nouvelle a été reçue avec beaucoup de joie, d’émotion et de gratitude. M. de Rayneval devant vous rendre compte, Monsieur le duc, dans sa dépêche d’aujourd’hui, de sa conférence avec la reine, je n’entrerai dans aucun détail à cet égard. Le gouvernement espagnol s’est hâté de la faire connaître par la Gazette de Madrid qui vous parviendra avec nos dépêches, espérant trouver, dans la publicité qu’il lui donnait, un moyen, une force. Il ne paraît pas repousser l’idée de recourir à l’assistance de la France, si les circonstances l’exigent, et c’est une éventualité à laquelle les esprits se préparent. Il importe que le gouvernement français se prépare lui-même, arrête bien ses résolutions à ce sujet et dispose ses moyens. Voyons maintenant, autant que je puis en juger, quelle est la situation du gouvernement que la France a l’intérêt et la volonté de soutenir.

Ce gouvernement a pour lui le fait qui est puissant dans tout pays et qui semble l’être encore davantage chez une nation habituée à l’obéissance et lente dans ses déterminations. Il a une administration composée des partisans de la reine, des capitaines généraux dévoués, des finances en assez bon état, une armée bien commandée, mieux disciplinée qu’elle ne l’a été de longtemps, dans laquelle il n’y a eu aucune défection, et dont la fidélité et le concours lui paraissent assurés. Il a également le parti libéral qui n’a d’espoir que dans le triomphe de cette cause, qui domine sur le littoral, dans la plupart des villes commerçantes, mais qui n’est pas nombreux dans l’intérieur du pays. Il a enfin, en sa faveur, le peu de capacité de don Carlos et la crainte qu’inspirent sa femme, ses alentours et le tribunal de l’inquisition.

Mais il a contre lui le clergé qui forme une organisation compacte, qui continue à exercer une grande influence sur les masses et qui, à très peu d’exceptions près, est favorable à don Carlos ; le corps des volontaires royalistes qui, moins bien organisé et moins bien armé que les troupes régulières, est beaucoup plus considérable qu’elles, et se trouve répandu sur toute la surface du pays ; l’esprit démocratique des localités qui est l’opposé de l’esprit libéral, et qui fait redouter les améliorations comme des dépossessions de privilèges ; l’esprit de popularité dont jouit l’infant don Carlos qui, aux yeux d’un peuple qui a toute la nationalité de l’isolement, représente le pays, tandis que la reine a contre elle sa qualité d’étrangère.

Ayant en face des adversaires aussi forts, le gouvernement et le parti de la reine auraient le plus grand besoin de rester amis. Malheureusement il y a déjà de la désunion parmi eux. Le conseil de régence est composé dans un sens plus libéral que le ministère, et il y aura, selon toute apparence, peu d’accord entre eux. La reine, qui se conduit en ce moment d’après les conseils de M. de Zéa est, dit-on, en froideur avec sa sœur, et M. de Zéa s’aliéna le parti libéral par son manifeste du 4 octobre. Ce défaut d’harmonie, dans des circonstances aussi graves, est d’un augure peu favorable. M. de Zéa gouverne seul depuis l’avènement de la reine comme il gouvernait seul pendant les six derniers mois du règne de Ferdinand. Il a des qualités supérieures, du caractère, au jugement de tout le monde. Il est doué d’un courage, d’une fermeté et d’une activité rares. Mais il manque peut-être de la prudence et de l’adresse nécessaires dans une situation aussi compliquée. Il paraît compter uniquement sur l’autorité. On lui reproche généralement d’avoir indisposé les libéraux sans nécessité, sinon en ne leur accordant rien dans le présent, du moins en ne leur laissant rien espérer dans l’avenir, et d’avoir compromis la reine, en lui faisant abandonner ceux qui s’étaient déclarés pour elle. En agissant ainsi, il paraît avoir eu pour but d’empêcher le parti royaliste de se soulever, en le rassurant sur le maintien de l’autorité absolue et des privilèges particuliers. Il a pensé que le parti absolutiste, rassuré sur ses intérêts et ses opinions, combattrait avec moins d’ardeur pour la cause de don Carlos qui deviendrait moins personnelle et moins politique. Se serait-il trompé ? C’est là ce que le temps montrera bientôt, et ce que feraient craindre les mouvements insurrectionnels de Bilbao, de Vittoria, de Talaveira et celui de Logroño sur l’Èbre. Quoi qu’il en soit, on s’accorde à le regarder comme le seul homme capable, par sa fermeté, de fonder l’autorité de la reine, sauf à en perdre le maniement lorsqu’il l’aura affermie. Le parti libéral n’a personne qui l’égale en vigueur pour faire face aux difficultés présentes, et qui pût le remplacer utilement dans l’intérêt de la reine et dans celui de la France.

Comme la vigueur du premier ministre et l’appui des libéraux sont également nécessaires à la cause de la reine, j’ai cru qu’il convenait de parler à M. de Zéa de conciliation, dans l’entrevue que j’eus hier avec lui. M. de Zéa m’a fait sa profession de foi à l’égard des partis, telle qu’il l’a faite, à plusieurs reprises, à M. de Rayneval : il a parlé avec une profonde animosité contre les carlistes ; il a dit qu’ils avaient la bannière de la révolte, mais qu’il aurait le bras assez long et assez fort pour la saisir et la renverser ; qu’on verrait alors s’il les craignait et s’il les ménageait ; qu’il connaissait son pays et qu’il savait quelle était sur lui la puissance du bon droit et de la fermeté ; que seul en 1824, malgré l’exigence du clergé et contre l’avis de tous ses collègues, il avait osé attaquer de front l’inquisition, et qu’il l’avait terrassée : qu’il s’en faisait une gloire, et qu’il se rendait aujourd’hui la justice d’avoir fait plus que personne pour assurer le trône à la jeune reine en écartant les obstacles que devait rencontrer son avènement (la princesse de Beira et l’infant don Carlos), en lui donnant des appuis (par le serment des cortès et par l’organisation d’une administration et d’une armée fidèle) ; que la cause à laquelle il était dévoué était la cause de la nation et du bon droit ; que la régente était décidée à transmettre à sa fille le dépôt de l’autorité royale intact comme elle l’avait reçu ; que l’Espagne n’était pas assez avancée pour supporter une autre forme d’autorité ; que la reine et son gouvernement étaient cependant bien loin d’être amis des superstitions de l’obscurantisme ; qu’ils les repoussaient et qu’ils songeaient au contraire à éclairer et à améliorer leur pays ; que c’était leur pensée constante, et qu’on le verrait lorsqu’on aurait dissipé les troubles, et qu’on administrerait après avoir combattu. Quant aux libéraux, il m’a dit qu’il ne demandait pas mieux que de s’entendre avec ceux qui n’étaient pas animés de l’esprit de faction ; qu’il y en avait beaucoup de raisonnables qui s’associeraient à lui pour défendre les droits de la reine, et qui étaient employés avec empressement ; qu’il ouvrait les bras à tous ceux qui se présentaient avec bonne volonté. En développant son système et ses intentions que je résume, il a répété plusieurs fois qu’il se flattait de ne le céder à aucun Espagnol en conviction et en dévouement, mais qu’il pouvait se tromper, et qu’il était disposé à recueillir les conseils de ceux surtout qui donnaient les preuves d’un intérêt si amical à son autorité et à sa souveraine.

Quoiqu’il soit difficile d’agir sur un esprit aussi arrêté que le sien, j’ai cru devoir lui donner les raisons qui rendaient désirable l’union des partisans divers de la reine. M. Villiers, qui l’avait vu avant moi, m’a dit qu’il lui avait parlé dans le même sens, et qu’il est possible que le langage tenu en commun par ceux qui s’intéressent au gouvernement de la reine conduise M. de Zéa à affaiblir, par ses choix et ses actes, l’impression qu’a causée son manifeste. Il m’a chargé de faire part à mon gouvernement de ses bonnes intentions et de toute la reconnaissance de la régente. Cette princesse, à qui j’ai eu l’honneur d’être présenté aujourd’hui par M. de Rayneval, et de remettre la lettre dont m’avait chargé la reine sa tante, a témoigné les mêmes sentiments pour Leurs Majestés, et a été touchée de ceux que je lui ai exprimés en leur nom.

Elle m’a gracieusement accueilli, ce qu’ont fait aussi les deux infantes auxquelles j’ai remis également les lettres et fait les compliments de la reine. Il n’a été et ne saurait être question d’affaires dans ces audiences de cour qui peuvent se renouveler pour l’ambassadeur, mais qui ne le peuvent pas pour moi.

La situation de l’Espagne est beaucoup moins rassurante aujourd’hui que celle du Portugal, dont je m’abstiens, Monsieur le duc, de vous parler, parce que M. de Rayneval doit le faire dans sa dépêche. On ne peut rien conjecturer encore sur la manière dont on en sortira. On ignore jusqu’où pourra s’étendre l’insurrection carliste, et si la rigueur du premier ministre qui envoie des troupes pour la comprimer dans le nord de la Péninsule, où elle a déjà intercepté la principale route de communication avec le continent, sera secondée par des forces qui lui permettent de triompher d’elle. La présence de don Carlos sur le territoire espagnol pourrait lui donner un accroissement immense. On ne sait pas où se trouve ce prince, depuis qu’il a quitté Santarem pour se rapprocher de l’Espagne en qualité de Prétendant au trône.

Le bruit s’est répandu que les Basques soulevés avaient député vers lui pour qu’il se rendit au milieu d’eux. Du reste, on apprendra bientôt ce qu’il est devenu, et on pourra apprécier aussi la force respective des deux partis. En attendant, la France doit se mettre promptement en mesure de soutenir ses intérêts et les résolutions que le gouvernement du Roi jugera à propos de prendre.

Je crois que ma présence ici, aujourd’hui que l’impulsion est donnée et reçue, sera moins utile qu’elle ne pourra l’être à Paris, où je verserai des informations que je vais prendre, et que des dépêches ne communiquent jamais suffisamment.

Le gouvernement a ici un homme habile, plein de ressources d’esprit, de pénétration, ce qui est nécessaire dans un pays d’intrigues, possédant beaucoup d’expérience, connaissant de longue main la Péninsule, bien vu, bien informé, s’entendant parfaitement avec M. Villiers sur tous les points, et ayant embrassé avec empressement le plan adopté par le conseil, plan à l’exécution duquel il veut se consacrer, et qu’il tient à faire réussir.

Je termine ma trop longue lettre, Monsieur le duc, en vous priant d’agréer l’assurance de ma haute considération et de mon respectueux attachement.

Signé MIGNET.

 

III

Le duc de Broglie au comte de Rayneval.

 

20 janvier 1834.

Je n’ai pas besoin de vous dire que la situation de l’Espagne est, depuis longtemps, l’objet de nos préoccupations les plus sérieuses. Nous le disons à regret, elle nous paraît s’aggraver beaucoup. Ce n’est pas dans les tentatives du parti de don Carlos que nous voyons la source principale et immédiate des dangers qui menacent la tranquillité de cette péninsule et le trône de la reine Isabelle ; ce parti a prouvé que, réduit à lui-même, il avait peu de chances de succès, et les fautes, la division des partisans de la reine pourraient seules lui en créer. Malheureusement ces divisions, loin de s’effacer, deviennent plus profondes de jour en jour, et rien n’annonce que la marche suivie par le ministère de la régente doive en amener la fin. M. de Zéa, fort de la conscience de ses intentions et du courage, souvent heureux, avec lequel il a, à des époques si diverses, lutté contre les efforts des factions, persiste, presque seul, dans le système qu’il a proclamé à son arrivée au pouvoir, et au moment de la mort du feu roi. Il ne repousse pas la pensée d’améliorer l’administration et la législation civile de l’Espagne ; il y travaille même avec une rare activité ; mais préoccupé de conserver à l’autorité royale une indépendance qu’il croit nécessaire à son action bienfaisante, il veut qu’elle ne s’appuie que sur elle-même, qu’elle ne prenne aucun engagement, qu’en acceptant la coopération de tous les hommes loyaux et éclairés, elle ne fasse aucune concession de principes aux opinions dont ils sont les représentants. D’un autre côté, les adversaires de M. de Zéa (et il faut bien reconnaître qu’ils sont en immense majorité parmi les partisans de la reine), ceux mêmes qui ne cèdent ni à un entraînement révolutionnaire ni à un entraînement de pures théories, se refusent à voir un gage d’avenir et de prospérité pour leur pays dans des réformes établies par un simple acte de pouvoir arbitraire, et qu’un acte pareil pourrait bientôt révoquer. Ils croient que ces réformes n’auraient une véritable valeur, ne pourraient inspirer une juste confiance que si elles étaient garanties, dans une forme quelconque, par l’assentiment national. Ils sont convaincus enfin que cet assentiment donnerait à l’autorité de la reine un appui bien autrement solide que celui qu’elle peut trouver dans des titres malheureusement contestés. Nous n’avons point à nous prononcer entre ces deux manières de voir. La connaissance exacte de l’état des esprits en Espagne eût pu seule nous mettre en mesure de distinguer celle qui est fondée sur la vérité, et à la distance où nous sommes du théâtre des événements, nous devions attendre que les faits vinssent nous éclairer. Vous savez d’ailleurs avec quel soin religieux nous avons toujours évité ce qui eût pu nous faire soupçonner de vouloir nous immiscer dans la direction intérieure du gouvernement espagnol. Un sentiment de délicatesse, que M. de Zéa aura certainement apprécié, nous a engagés à pousser cette réserve jusqu’au scrupule, dans un moment où le besoin que le gouvernement de la reine pouvait avoir de notre appui eût donné en apparence, aux représentations que nous lui aurions fait entendre, un tout autre caractère que celui de simples conseils. Je ne vous cacherai pas que cette considération a pu seule nous empêcher d’exprimer, dans le temps, le regret que nous a fait éprouver un acte dont les ennemis de M. de Zéa se sont fait depuis une arme si puissante contre lui, le fameux manifeste du 4 octobre. Nous eussions craint d’ailleurs, parles plus légers témoignages d’improbation, d’encourager les adversaires, de diminuer les moyens de succès d’un ministre auquel nous n’ayons pas cessé d’accorder la plus profonde estime ; et, bien détermines à ne pas lui susciter d’obstacles, nous n’avons pas hésité à subir pour notre compte les conséquences fâcheuses de l’attitude passive et expectante à laquelle nous nous étions résignés. Nous avons laissé s’accréditer, en France comme en Espagne, l’opinion que non seulement le gouvernement du Roi appuyait de tout son crédit auprès de la régente le maintien au pouvoir de M. de Zéa, mais encore qu’il attachait à cet appui la condition d’écarter toute institution constitutionnelle, toute innovation libérale. Je vous le répète, nous ne voulions ni nous immiscer gratuitement dans les affaires intérieures de l’Espagne, ni mettre obstacle à la réalisation d’un système dans lequel un homme tel que M. de Zéa déclarait voir le seul moyen de salut pour le pays. Cependant les événements ont marché, et ils sont de nature à faire craindre que M. de Zéa n’ait pas complètement apprécié les nécessités de la situation actuelle de l’Espagne. Si, jusqu’à présent, il a réussi à tenir le gouvernement isolé de tous les partis et de toutes les opinions, nous croyons que la régence a plutôt puisé dans cet isolement un principe de faiblesse qu’un principe d’indépendance véritable. Les choix qu’elle a dû faire, les mesures qu’elle a successivement décrétées et qui l’eussent popularisée si l’ensemble de sa marche eût permis d’y voir le résultat d’un système, n’ont eu d’autre effet que celui de donner, à tort, sans doute, une apparence d’inconséquence, et de livrer aux ennemis du ministère d’importantes positions d’où ils peuvent désormais diriger leurs attaques avec plus d’efficacité. Le parti qui appelle des réformes, convaincu que celles qu’il a obtenues ne lui ont été accordées qu’à contrecœur, à titre de concessions, et qu’on saisirait la première occasion de les lui reprendre, loin d’y trouver un motif de se rallier aux premiers dépositaires du pouvoir, n’en aspire qu’avec plus d’ardeur à les renverser parce qu’il croit y voir un indice de leur faiblesse. Plusieurs même des hommes qu’on a appelés aux emplois les plus importants, aux commandements des provinces, convaincus qu’ils ne doivent leur nomination qu’à l’empire irrésistible de l’opinion publique, secondent plus ou moins les efforts de l’opposition.

L’autorité royale s’affaiblit ainsi progressivement ; les mesures qui devraient la fortifier tournent à sa ruine, parce qu’elle se trouve placée dans une situation fausse ; l’anarchie règne dans tous les esprits ; elle commence à passer dans les actes et le pouvoir se désarmant peu à peu, sans apaiser les mécontentements et les exigences dont il est assailli, arrivera peut-être au point de ne pouvoir plus refuser à la force les concessions qu’il juge incompatibles avec sa sûreté. Une catastrophe semble imminente. Il est impossible qu’un esprit aussi éclairé que M. de Zéa se fasse illusion à cet égard, et quelque convaincu qu’il pût être, à une autre époque, de la bonté du système auquel il avait attaché son nom, et des dangers de toute combinaison fondée sur d’autres principes, nous comprendrions difficilement qu’il persistât à vouloir soutenir seul une lutte aussi disproportionnée, une lutte que son courage peut-être prolongerait encore, mais où il finirait par succomber, et où peut-être (cette considération doit surtout toucher un cœur comme le sien), il ne succomberait pas seul. Nous ne prétendons pas nier qu’une transaction, au point où en sont les choses, ne présente pas aussi de grands obstacles, qu’elle ne puisse même enfanter des dangers réels ; mais, dans cette voie les dangers ne sont que possibles ; ailleurs ils sont certains : il faut opter. Dans un tel état de choses, M. de Zéa doit nécessairement s’être tracé un plan de conduite ; il ne peut avoir, dans sa pensée, abandonné les destinées de son pays aux hasards ou pour mieux dire aux chances trop certaines d’un combat désespéré. Les intérêts de l’Espagne sont aujourd’hui trop étroitement unis à ceux de la France pour que nous puissions rester indifférents à l’avenir qui se prépare pour ce pays, et nous nous rendrions coupables envers la France elle-même, si nous ne faisions tous nos efforts pour détourner les malheurs qui menacent nos voisins. C’est au nom de ces intérêts communs, au nom de la bienveillance que le Roi a constamment éprouvée pour son auguste nièce, que vous devez, Monsieur le comte, inviter M. de Zéa à vous faire connaître ses vues et ses projets. Des explications franches et complètes, telles qu’on peut les attendre d’un homme aussi connu par sa droiture et sa fermeté, nous sont absolument nécessaires. Elles peuvent seules fixer nos incertitudes, et nous indiquer la marche que nous avons à suivre par rapport à l’Espagne. Je les attends avec impatience.

 

IV

1° Le duc de Broglie au comte de Rayneval.

 

18 mars 1834.

Je ne dois pas vous cacher que les nouvelles d’Espagne produisent une bien pénible impression sur le gouvernement du Roi, et que la situation de ce pays est devenue l’objet des plus sérieuses délibérations du conseil.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler le vif intérêt que la France a manifesté, dès le premier moment, pour la consolidation du trône de la reine Isabelle. Le jour même où nous avons appris la mort de Ferdinand VII, nous nous sommes empressés de reconnaître l’autorité de la régente ; nous avons fait plus ; nous lui avons offert notre appui ; non pas sans doute dans la pensée de soutenir, contre la volonté de la nation espagnole, un pouvoir qu’elle eût voulu repousser, mais pour donner à ce pouvoir que nous présumions, que nous croyons encore aujourd’hui appuyé par les principales forces morales et par les plus honorables influences du pays, le temps de s’organiser et de se mettre en mesure de soutenir la lutte contre une faction qui, pendant douze années d’une domination presque absolue, avait eu tous les moyens de se préparer au combat.

Loin donc de prétendre imposer à l’Espagne un gouvernement de notre choix, notre seule pensée avait été d’assurer à la saine majorité nationale la possibilité de se prononcer librement. Nous jugions d’ailleurs que, par la position, par les antécédents des hommes qui s’étaient déclarés ses défenseurs, le gouvernement de la reine se trouverait naturellement amené à faire entrer l’Espagne dans des voies d’amélioration, de progrès, de réformes salutaires ; et certes cette prévision n’a pas peu contribué à la promptitude que nous avons mise à nous déclarer en sa faveur. Mais pénétrés du plus profond respect pour l’indépendance des nations, nous avons soigneusement évité, au moment où la situation de ce gouvernement pouvait lui rendre notre appui si précieux, tout ce qui eût pu faire croire que nous y mettions des conditions relatives aux formes de son régime intérieur. Nous nous sommes longtemps abstenus, vous le savez, de faire entendre à cet égard, et dans quelque sens que ce fût, le moindre conseil formel.

Tels étaient nos scrupules que nous n’avons même pas cru devoir manifester notre opinion sur la déclaration du 4 octobre, par laquelle les ministres de la régente lui firent proclamer la détermination de maintenir le pouvoir absolu, en même temps qu’elle annonçait des mesures de clémence et des réformes administratives. Cependant nous prévîmes dès lors que cette manifestation imprudente deviendrait un germe de défiance et de division parmi les amis de la reine, qu’elle entraînerait la chute de ses auteurs, et que, comme il serait impossible d’en maintenir les principes, l’autorité, en se plaçant dans la nécessité de faire un pas rétrograde, se trouverait avoir porté une première et fâcheuse atteinte à cette spontanéité d’action si précieuse pour elle aux époques de régénération politique.

Notre manière de voir n’a malheureusement pas tardé à se vérifier.

De vives réclamations se sont fait entendre contre le système qui venait d’être déclaré La régente n’était pas en état d’imposer silence à une opinion dans laquelle elle puisait toute sa force. Elle se persuada qu’à défaut d’institutions politiques, elle pourrait la satisfaire par des concessions d’une autre nature.

Certes il serait injuste de méconnaître tout le bien que la régente a déjà fait. Le rappel des exilés, la fin des proscriptions, l’admission aux emplois publics de tout ce que l’Espagne renferme d’hommes capables et honorables, la création d’une administration civile depuis si longtemps désirée, les importantes réformes introduites dans l’organisation des tribunaux, toutes ces mesures et d’autres encore que la reine Christine a accumulées dans l’espace de quelques semaines, eussent suffi, en temps ordinaire, pour illustrer et pour faire bénir un long règne.

Si, dans les circonstances actuelles, elles ont passé presque inaperçues, c’est que l’opinion publique se croyait en droit d’exiger quelque chose de mieux ; c’est qu’instruite par une longue expérience à redouter les incertitudes et les variations du pouvoir absolu, elle n’était pas disposée à placer beaucoup de confiance dans les améliorations partielles, fruit d’une inspiration généreuse ou d’une nécessité de circonstance qui pouvait s’évanouir devant d’autres combinaisons ; c’est enfin qu’aux yeux des hommes qui ont jusqu’à présent soutenu la régente, la seule amélioration complète et durable, la seule qui puisse donner à toutes les autres une base solide et leur assurer une garantie suffisante, c’est l’établissement d’un régime représentatif.

Les résultats naturels de ce désaccord si fâcheux entre le système suivi par la régente et la conviction presque unanime de ses adhérents se sont bientôt manifestés.

A l’empressement bienveillant qui l’avait d’abord accueillie a succédé une défiance, injuste sans doute, mais bien difficile à calmer. L’autorité a perdu son action. A Madrid même, à peine a-t-elle pu faire exécuter ses ordres ; dans les provinces, les capitaines généraux les plus dévoués à la cause de la reine ont cru devoir, pour la servir, pour ne pas exaspérer des populations inquiètes et mécontentes, se rendre en quelque sorte indépendants, et ne tenir aucun compte des instructions qu’ils recevaient.

Encouragés par ces symptômes de faiblesse et d’anarchie, les partisans du prétendant relèvent la tête. Dans les provinces d’où on n’a jamais réussi à les expulser complètement, ils se montrent en plus grand nombre et plus audacieux ; leurs progrès menacent même de s’étendre à des points où leurs tentatives avaient d’abord échoué.

Pour lutter contre leurs bandes nombreuses, pour parvenir à les atteindre, à les expulser, l’armée, malgré son dévouement, est évidemment trop faible, et l’épuisement du trésor ne permet malheureusement pas d’étendre ses cadres autant qu’il serait nécessaire. L’accord énergique des amis de la reine pourrait seul y suppléer ; c’est assez dire combien on doit déplorer les causes qui ont rendu jusqu’à présent cet accord impossible, et qui, en détournant vers d’autres préoccupations les pensées et les efforts des constitutionnels, ont laissé le champ libre à leurs plus cruels ennemis.

On a pu croire, il y deux mois, que ces causes allaient disparaître. Lorsque la régente, cédant à une impérieuse nécessité, s’est déterminée à congédier M. de Zéa, lorsqu’elle a appelé dans son conseil des hommes dont les noms réveillaient de puissantes sympathies, l’enthousiasme, les espérances qui se sont manifestés universellement ont semblé rendre au pouvoir toute sa force morale.

Malheureusement ces sentiments, qui se rapportaient moins encore à la personne des ministres nouveaux qu’à l’idée dont on voyait en eux les représentants, ne devaient pas tarder à s’affaiblir. Lorsqu’on a vu des jours, des semaines, des mois entiers s’écouler sans qu’aucune manifestation officielle vînt annoncer l’époque d’un changement réel de système, on s’est étonné de ces retards et de ce silence. On a craint que tout ne fût remis en question ; de funestes soupçons se sont élevés dans les esprits, et les accusations qui se sont fait entendre ont pris un caractère plus grave encore que celles qui avaient renversé, il y a deux mois, M. de Zéa. A cette époque, en effet, on ne s’attaquait qu’au ministère ; on voyait en lui le seul obstacle qui entravât l’action bienfaisante et libérale d’une auguste volonté. Aujourd’hui, je le dis avec douleur, les plaintes portent plus haut.

Le mal que je viens de signaler est bien grand ; il pourrait devenir irréparable si on le laissait s’aggraver.

En vain se flatterait-on encore de calmer l’impatience publique par des améliorations de détail, par des réformes semblables à celles que je rappelais tout à l’heure. De pareils moyens, qui n’ont pas même réussi lorsque les cœurs étaient plus ouverts à l’espérance, échoueraient complètement aujourd’hui. Les esprits, devenus inquiets et soupçonneux, ne verraient plus, dans les concessions qu’on leur jetterait ainsi successivement, que des artifices par lesquels on voudrait les abuser. Loin d’en éprouver la moindre reconnaissance, ils s’en irriteraient davantage parce qu’ils croiraient y apercevoir un nouveau symptôme de crainte et de mauvaise foi ; la royauté s’affaiblirait ainsi par ses propres bienfaits, et lorsque plus tard elle se serait enfin décidée à entrer dans des voies nouvelles, elle n’y porterait plus la force nécessaire pour y marcher avec succès.

Persévérer dans un tel système, ce serait vouloir courir à sa perte ; ce serait s’exposer gratuitement à de grands périls qu’il est encore possible d’éviter.

Que la régente s’empresse donc de sortir de la position fausse où elle se trouve engagée ; qu’elle adopte enfin un plan de conduite propre à fixer toutes les incertitudes, à rallier tous les esprits raisonnables, à assurer au gouvernement une confiance dont il a un besoin si impérieux. En ce moment, elle conserve peut-être encore l’autorité nécessaire pour décréter librement, avec maturité, d’après les inspirations de la prudence, les changements à effectuer dans les institutions du pays. Un peu plus tard, cette liberté lui échapperait, et l’opinion publique, plus exigeante à mesure qu’elle serait plus défiante, lui imposerait la loi. De nouveaux retards, loin d’atténuer les difficultés dont on se préoccupe si exclusivement, ne feraient que les aggraver. Ces difficultés, au surplus, sont moins effrayantes que le gouvernement espagnol est peut-être porté à se le figurer. C’est sans doute une tâche délicate, autant que grande et noble, que celle de régénérer un peuple en modifiant sa législation ; mais nous croyons qu’on exagère singulièrement les dangers d’une telle entreprise lorsqu’on va jusqu’à confondre l’époque actuelle avec d’autres époques dont les circonstances étaient absolument différentes, celles de 1812 et de 1820.

D’abord, on ne tient pas assez compte de la disposition des esprits. En 1812, en 1820, les idées d’innovations n’existaient encore que dans un petit nombre de têtes qui les comprenaient mal, les exagéraient par conséquent, et se livraient avec un dangereux entraînement aux utopies les plus illimitées.

Aujourd’hui, le parti, qu’on appelle des réformes, s’est instruit par l’expérience de ses fautes et des malheurs qui en ont été la suite. En se modérant, en repoussant d’impraticables théories, il s’est fortifié de l’adhésion d’un grand nombre d’hommes que son exagération seule avait d’abord écartés de lui. Il est donc tout à la fois plus nombreux et plus sage ; sa force morale et sa force matérielle se sont accrues en même temps.

En 1812, la royauté était absente ; en 1820, elle était vaincue et captive. Tout se faisait sans elle, malgré elle, contre elle, parce qu’on était fondé à la croire hostile à la liberté, parce qu’on craignait surtout de la mettre en mesure de renverser la constitution.

Il n’y a rien de semblable dans la situation du gouvernement actuel. Loin de pouvoir être considéré comme l’adversaire naturel des amis des réformes et d’une sage liberté, chacun sait que sa cause est inséparablement unie à la leur, qu’il tombera avec eux, qu’il a pris lui-même l’initiative des améliorations ; chacun, malgré les défiances qui commencent à se faire jour, est encore disposé à la lui laisser. On ne lui demande que d’en user avec un peu plus d’activité.

Ce sont là, Monsieur le comte, de grands avantages, une grande supériorité de position. La royauté n’a pas cessé d’être forte en Espagne, plus forte peut-être que dans aucune autre partie de l’Europe ; il lui faut sans doute céder quelque chose au mouvement général de l’esprit humain, et chercher des appuis nouveaux à la place de ceux que le temps a brisés. Mais ces appuis deviendront pour elle d’utiles et puissants instruments, lorsqu’elle se décidera à les accepter avec franchise et sans arrière-pensée. Ce n’est pas en Espagne qu’elle peut craindre de se trouver annulée. Longtemps encore le peuple espagnol verra dans ses souverains les représentants directs de la divinité ; longtemps ils seront pour lui l’objet d’une sorte de culte auquel on n’attenterait pas impunément ; et si, sous les derniers règnes, ce sentiment exalté a paru quelquefois éprouver une atteinte momentanée, c’est parce que les princes auxquels il s’adressait ont semblé oublier que de tels hommages rendus par un si noble peuple n’exigent pas seulement, de celui qui les reçoit, des sentiments généreux et bienveillants, qu’ils ont besoin d’être encouragés par les dehors de cette majesté simple et élevée, de ces habitudes sévères, un peu austères même, qui, dans d’autres siècles, ont caractérisé les plus illustres prédécesseurs de la reine Isabelle.

Je viens, Monsieur le comte, de vous exposer la manière dont nous envisageons la situation actuelle de l’Espagne. Plusieurs fois déjà vous avez été chargé de parler dans ce sens aux ministres de la régente. L’intention du roi et du conseil est que vous en entreteniez directement Sa Majesté Catholique à laquelle vous pourrez même donner lecture de cette dépêche. La reine verra sans doute dans une telle démarche un nouveau gage de la tendre affection dont le Roi son oncle lui a déjà donné tant de preuves, un nouveau témoignage des sentiments bienveillants qui unissent depuis si longtemps la France à l’Espagne, et que les derniers événements ont rendus plus vifs encore, en confondant les intérêts des deux États : elle comprendra combien les circonstances ont dû nous paraître graves pour que le Gouvernement français, si soigneux de ne pas intervenir dans les affaires intérieures des autres peuples, se soit déterminé à adresser à l’Espagne des conseils aussi pressants.

Les considérations que vous êtes chargé de présenter à Sa Majesté Catholique sont celles que nous croyons les plus propres à faire impression sur son cœur, parce qu’elles sont puisées dans l’état intérieur, dans les vœux, dans les besoins d’un pays dont le bonheur est confié à ses soins. Nous pourrions ajouter que, dans l’intérêt même de la considération à laquelle l’Espagne est en droit de prétendre auprès des gouvernements étrangers, la fin du système de temporisation auquel elle est aujourd’hui soumise sera encore une mesure sage et bien combinée. En vain, pour combattre cette assertion, alléguerait-on le peu de sympathie de quelques-uns de ces gouvernements pour les principes invoqués par les partisans de la régente ; il n’en est pas moins vrai qu’ils considèrent aujourd’hui l’Espagne comme forcée par sa position d’accepter au moins une partie de ces principes, et que, de leur propre aveu, le pouvoir de la régente aura, en quelque, sorte, à leurs yeux, un caractère provisoire jusqu’à l’époque où il se sera soumis à cette condition de son existence ; il est donc certain que, le jour où il s’y sera décidé, le gouvernement espagnol aura acquis plus de force et inspirera plus de confiance non seulement à ses alliés, mais encore aux États mêmes qui ne l’ont pas encore reconnu.

 

2° Le même au même.

 

19 mars 1834.

Le Roi a jugé convenable de vous prescrire, dans les circonstances actuelles, une démarche directe auprès de la reine Christine. Sa Majesté a pensé que le moment était venu de faire ouvertement connaître à cette princesse de quelle manière nous envisageons la situation de l’Espagne, et quel jugement nous portons sur la marche que son gouvernement a suivie jusqu’à ce jour. Mais, dans une dépêche destinée à être placée sous les yeux de la régente, il était impossible de faire entrer certaines considérations, de développer certains aperçus sans affaiblir le caractère d’une communication faite au nom même du Roi. Nous devions donc, Monsieur le comte, vous laisser le soin d’exposer de vive voix à la reine Christine bien des observations, bien des conseils dont l’effet pouvait être d’autant plus sûr qu’ils lui seraient présentés, pour ainsi dire, dans l’abandon d’un entretien confidentiel. C’est ainsi, par exemple, qu’en discutant la question des Cortès, vous n’omettrez point de faire ressortir combien il est essentiel d’offrir, dans le mode de formation de la représentation nationale et particulièrement dans la constitution de la Chambre haute, ces garanties d’indépendance légale et régulière non moins nécessaires pour la stabilité du trône de la jeune Isabelle que conformes aux principes d’une sage et vraie liberté en Espagne. A cet égard, notre opinion vous est connue. Vous devrez donc saisir ou faire naître l’occasion d’en instruire la régente. Vous aurez également à lui démontrer de quelle importance il est que le pouvoir soit composé d’éléments parfaitement homogènes. Jusqu’ici la composition du cabinet n’a pas présenté cet accord de principes, cette identité de vues sans lesquels l’autorité, partagée, tiraillée en sens divers, ne peut avoir ni force, ni considération. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet ; vos rapports me prouvent que je n’ai nul besoin de vous suggérer les arguments et les avis dont nous désirons frapper l’attention de la reine Christine.

Du reste, notre intention n’est pas que vous fassiez mystère à M. de la Rosa du caractère général et de l’objet de la démarche que le Roi vous prescrit.

 

V

1° Le duc de Broglie au comte de Rayneval.

 

Paris, 23 mai 1835.

Monsieur le comte, j’ai reçu les dépêches que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire jusqu’au n° 32 inclusivement. Le gouvernement du Roi a appris, avec un sentiment bien pénible, les désordres qui ont agité Madrid dans la journée du 11 et qui ont mis à une nouvelle épreuve le courage et le sang-froid de M. Martinez de la Rosa.

Il était facile de prévoir que les derniers événements de la Navarre, en trompant les espérances qu’on avait fondées sur le général Valdès pour la conclusion de la guerre civile, augmenteraient en Espagne le nombre des partisans d’une intervention française. Les esprits sont naturellement portés, lorsque des circonstances difficiles viennent à se prolonger, à adopter les moyens qui semblent pouvoir le plus promptement y mettre un terme, sans beaucoup s’inquiéter des inconvénients qu’ils ont sous d’autres rapports. Ce qui nous surprendrait davantage, ce serait que des hommes aussi éclairés que les ministres de la régente se fussent laissés entraîner à partager cette impression.

Ce n’est pas, Monsieur le comte, que je veuille prononcer ici d’une manière absolue sur la question d’intervention ; elle n’a pas été posée et par conséquent le conseil n’a pas été appelé à en délibérer. Si elle se présentait plus tard, notre décision serait surtout déterminée par l’appréciation des circonstances qui l’auraient fait surgir ; mais sans anticiper sur les éventualités, je crois devoir, dès à présent, appeler votre attention sur les graves objections que rencontrerait une pareille mesure.

Les ministres de la régente ne peuvent ignorer combien l’idée d’une intervention est impopulaire en France. Sans parler même des obstacles qu’y apporteraient les passions des divers partis, la masse de la nation, préoccupée de fâcheux souvenirs, n’y verrait qu’une occasion de charges nouvelles et d’inextricables embarras ; et le gouvernement du Roi, en supposant qu’il lui fût possible de ne pas tenir compte de cette répugnance, encourrait une responsabilité d’autant plus pesante qu’il n’aurait pas lui-même une confiance absolue dans le succès de l’entreprise pour laquelle il se résignerait à la subir.

En Angleterre, une opposition bien autrement sérieuse se prononcerait contre l’envoi d’une armée française au delà des Pyrénées. Rien, peut-être, ne serait plus propre à ranimer les vieilles jalousies nationales. Le ministère actuel, quelles que fussent ses dispositions personnelles, se verrait forcé de s’associer au sentiment public ; et s’il voulait y résister, il est plus que probable que la faible majorité sur laquelle il s’appuie lui manquerait bientôt, qu’une administration prise dans d’autres rangs arriverait au pouvoir, et que, pour obéira l’impulsion qui l’y aurait portée, elle commencerait par rompre l’alliance salutaire qui unit aujourd’hui l’Angleterre à la France et à l’Espagne.

Ce qui n’est pas moins évident, c’est que les autres puissances de l’Europe verraient l’intervention avec un déplaisir au moins égal ; c’est que sans la combattre ouvertement, elles s’attacheraient à nous embarrasser dans des complications que la situation générale de l’Europe rendrait faciles à faire naître. Sans doute cette considération ne nous arrêterait pas à elle seule ; cependant, réunie à toutes celles que je viens d’indiquer, elle a bien aussi quelque poids.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que l’intervention condamnée en France et en Angleterre par l’opinion publique, repoussée dans le reste de l’Europe par la politique des cabinets, trouverait en Espagne même de nombreux contradicteurs, qu’elle ôterait en apparence au gouvernement de la reine ce caractère de nationalité qui est la première des forces morales, et qu’au contraire, elle grandirait le parti de don Carlos, en lui fournissant l’occasion de se présenter comme le défenseur de l’indépendance du pays.

Une nécessité absolue expliquerait seule que le cabinet espagnol se décidât à braver de telles conséquences en réclamant l’appui d’une armée française. S’il avait perdu tout espoir de pacifier la Navarre par ses propres moyens, s’il était fondé à se croire menacé dans son existence par les progrès de l’insurrection, nous comprendrions qu’en désespoir de cause, il ne reculât pas devant une ressource aussi extrême. Heureusement les choses n’en sont pas là, à beaucoup près.

L’autorité de la reine n’a pas cessé d’être reconnue dans la presque totalité de la monarchie. Presque partout, les tentatives faites en faveur du prétendant ont été vigoureusement réprimées. Seulement quelques petits districts montagneux, situés à une extrémité de la Péninsule, ont pu, jusqu’à présent, grâce aux difficultés du terrain et à l’énergie, bien connue de leur population, se maintenir dans un état de révolte qui se rattache plutôt à des griefs particuliers et locaux qu’à des passions et à des intérêts communs à l’ensemble du pays. Un chef habile y a réuni, indépendamment des volontaires qui viennent accidentellement grossir ses rangs, dix à douze mille hommes organisés avec une sorte de régularité bien qu’assez mal armés ; il a de plus sous ses ordres deux cents chevaux ; il dispose de neuf pièces de canon.

Avec cette force, et s’appuyant d’ailleurs sur les sympathies de la population, il a jusqu’à présent réussi à repousser les attaques de troupes plus nombreuses, mais composées en majorité de jeunes soldats inexpérimentés, et engagées dans des positions où le nombre est assez indifférent, où l’artillerie et la cavalerie ne sont à peu près d’aucun usage. Mais il est évident que, s’il voulait sortir de ses montagnes, il perdrait les avantages qui font sa supériorité, et qu’il se verrait même abandonné, par le plus grand nombre de ses compagnons d’armes ; les Navarrais, les Basques surtout, exclusivement attachés à leur sol, à leur langue, à leurs institutions, et habitués de temps immémorial à se considérer comme un peuple distinct du reste de l’Espagne, ne consentiraient certainement pas à aller se battre loin de leurs foyers, pour une cause qui ne serait plus celle de leurs franchises et de leurs privilèges.

Zumalacarreguy, lorsqu’il le voudrait, ne réussirait pas à les entraîner en Castille, et il ne le voudrait pas parce qu’il sent très bien qu’au milieu des vastes plaines qui couvrent le pays, ses chances de succès ne seraient plus les mêmes.

L’insurrection de la Navarre et de la Biscaye n’a donc en elle-même rien de directement menaçant pour le trône de la reine Isabelle. Sans doute par l’effet moral qu’elle produit sur le reste de l’Espagne, elle constitue un danger que je ne prétends pas méconnaître ; elle entretient une funeste agitation ; elle réveille les espérances des partis et leur ouvre des chances. Il est important, il est pressant d’y mettre un terme ; mais encore une fois, l’état des choses n’a pas ce caractère d’urgence désespérée qui ne permet plus de s’arrêter au choix des moyens ; et le découragement qui porterait le gouvernement de la régente à proclamer sa propre impuissance, en demandant notre intervention, ne serait nullement justifié.

Ce n’est pas certes que nous voulions lui refuser l’appui et les secours qu’il dépend de nous de lui accorder, sans compromettre à la fois ses intérêts et les nôtres, si intimement unis dans cette question. Entre une intervention armée et ce que nous avons déjà fait pour lui, il existe des termes moyens qui concilieraient bien des difficultés. Ce n’est pas au gouvernement du Roi qu’il appartient de les désigner au cabinet de Madrid ; nous pouvons être mauvais juges de ce qu’exigent et de ce que comportent les nécessités de sa situation ; mais si, écartant des idées d’intervention que rien ne justifierait en ce moment, il s’adressait à nous avec confiance pour nous faire part de ses vues et de ses besoins, pour nous indiquer ce qu’il pense que nous pourrions faire pour lui, la question se présenterait sous un tout autre aspect. Ce que nous lui demandons avant tout, c’est de ne pas ôter à la cause de la jeune reine, le caractère de l’indépendance et de la nationalité ; c’est que l’emploi des ressources que le gouvernement espagnol obtiendrait de ses alliés ne fût dirigé que par des mains espagnoles.

Quelles que soient les propositions que l’Espagne jugerait à propos de nous faire, il serait essentiel qu’elle les communiquât en même temps aux deux autres puissances qui ont pris part au traité du 22 avril, et que dans une proportion quelconque, elle réclamât aussi leur concours ou au moins celui de l’Angleterre. Tout ce qui tendrait à mettre hors de doute le maintien de ce traité, et à y rattacher la suite des mesures qui pourraient être adoptées, serait d’une bonne politique : les raisons en sont trop évidentes pour que je croie nécessaire de les développer.

 

2° Le duc de Broglie au comte de Rayneval.

 

Paris, le 14 juillet 1835.

Monsieur le comte, j’ai reçu les dépêches que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire sous la date des 1er, 2 et 3 juillet.

Le gouvernement du Roi voit avec regret qu’à Madrid on ne s’est pas fait encore une idée exacte de la nature des motifs qui l’ont porté à refuser d’intervenir directement dans les affaires d’Espagne. Par une fausse interprétation des termes dans lesquels il a exprimé ce refus, on semble s’attacher à n’y voir qu’un ajournement provisoire ; on semble croire qu’un examen plus approfondi de la situation de la Péninsule et de plus pressantes instances de la part du cabinet espagnol pourraient, dans l’état actuel des choses, nous faire revenir sur notre détermination.

C’est une erreur, Monsieur le comte, qu’il importe de dissiper. Sans doute le gouvernement du Roi n’a pas entendu établir pour tous les cas la doctrine absolue de la non intervention ; il n’a pas voulu poser en principe qu’il n’eût pas pu, qu’il ne pourrait pas se présenter un jour des circonstances où l’intervention serait à la fois avantageuse pour la France et pour l’Espagne, et par conséquent légitime : c’est pour réserver ces éventualités tout hypothétiques que nous avons donné à notre refus la forme circonspecte qui paraît avoir trompé le gouvernement espagnol. Mais tel a été notre unique but, et l’on aurait tort d’attribuer un autre sens aux expressions que nous avons employées.

Il importe que l’on en soit bien convaincu. Avant de nous arrêter au parti que nous avons pris, nous avions mûrement examiné tous les côtés de la question : nous nous étions rendu compte de toutes les chances probables et possibles, et ce n’est qu’après une délibération approfondie que notre choix s’est arrêté sur la mesure que nous avons jugée, non pas exempte de tout inconvénient sérieux, mais sujette à de moins graves objections que toutes les autres.

Ce serait donc vainement qu’on essayerait, par des considérations de détail, tirées de la position particulière du gouvernement espagnol, d’ébranler notre décision. Outre que ces considérations ne changent rien au fond de la question et qu’elles rentrent d’ailleurs plus ou moins dans celles qui nous avaient d’abord été présentées, elles ne sauraient évidemment prévaloir contre les motifs que nous avons puisés dans les intérêts les plus essentiels de la France.

Toute insistance nouvelle à cet égard serait donc plus qu’inutile. Tout ce qui tendrait à prolonger l’illusion du gouvernement espagnol, et à lui faire tenter dans ce sens de nouveaux efforts, n’aurait d’autre résultat que d’amener, entre lui et nous, de pénibles explications, et en même temps d’imprimer à sa marche cette incertitude si propre à paralyser toute détermination vigoureuse, et de l’empêcher d’employer utilement les ressources très réelles dont il peut disposer et celles que nous lui offrons, en l’entretenant dans l’espoir trompeur d’un secours qu’il ne recevra pas.

C’est à vous, Monsieur le comte, qu’il appartient de ramener le cabinet de Madrid à une plus juste appréciation du véritable état des choses. Je ne saurais trop vous recommander d’y travailler de tous vos moyens.

 

VI

1° A Monsieur Guizot, député, à Paris.

 

Alger, le 27 mai 1836.

Monsieur,

Les colons d’Alger se souviennent avec reconnaissance que dans les dangers qui, l’année dernière, menacèrent si vivement leur existence, votre crédit et la puissance de votre parole décidèrent du succès de leur cause que vous aviez identifiée à celle de la France elle-même. Alors ils se livrèrent à leurs travaux, animés par l’espérance, cet aliment de tous les établissements naissants, et le seul qui puisse amener l’entier développement de la colonisation. Lorsqu’ensuite, dans l’intervalle des deux sessions, les adversaires de la colonie annoncèrent de nouvelles hostilités, notre confiance dans l’intérêt que vous nous aviez témoigné nous empêcha d’abord de concevoir de sérieuses alarmes ; comment d’ailleurs nous persuader qu’après la solennelle reconnaissance de nos possessions d’Afrique, on viendrait, dès l’année suivante, renouveler des attaques auxquelles résisterait à peine une colonie mieux affermie que la nôtre ? Malgré toutes nos espérances, nous sommes encore aujourd’hui forcés de combattre, et nous avons recours à nos anciens défenseurs. La Société coloniale, dont la sollicitude s’étend à tout ce qui importe aux intérêts de la colonie, sait trop combien votre parole a d’influence pour ne pas vous prier de faire entendre à la tribune les arguments de raison et d’expérience qui, dans votre bouche, ont déjà obtenu de si grands succès en notre faveur. Notre reconnaissance et nos remerciements seront un bien faible pris pour tout ce que nous vous devons ; mais la gloire de faire triompher une cause si chère à la patrie et à l’humanité est une noble et belle récompense qui suffit aux grandes âmes, et que les hommes à haute pensée ont toujours ambitionné d’obtenir.

Nous avons l’honneur de vous adresser les renseignements que nous avons pu recueillir sur les progrès de la colonie, persuadés que votre talent saura les faire valoir et que le vote de la Chambre, en dissipant nos inquiétudes, consolidera notre avenir et vous donnera un nouveau triomphe.

Daignez agréer, Monsieur, l’assurance de notre très haute considération.

CH. SOLVET, ROZEY, FILHON,

Vice-Président. Vice-Président. Président.

 

2° Les mêmes au même.

 

Alger, le 29 juin 1836.

Monsieur,

Dans la discussion de la Chambre des députés qui vient de fixer, il faut du moins l’espérer, le sort de la colonie d’Alger et l’attacher irrévocablement à la mère patrie, vos paroles aussi sages que bienveillantes nous ont convaincus que nous avions eu raison de fonder notre espoir sur votre patriotisme et sur votre éloquence. Avec un appui tel que le vôtre, nous sommes désormais confiants dans l’avenir. La Société coloniale, vivement émue à la nouvelle du succès de la cause d’Alger, n’oublie point à qui elle doit son triomphe ; elle s’empresse de vous offrir ici le témoignage de sa reconnaissance, et elle s’enorgueillit de vous compter parmi les plus fermes soutiens d’un pays dont vous avez si bien reconnu l’importance pour la France et l’humanité.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de notre haute considération.

Le président de la Société coloniale,

FILHON.

ROZKY, CH. SOLVET.

Premier vice-président. Vice-président.

 

VII

Histoire de l’abbaye du Val-Richer.

 

(Tiré de l’Histoire du diocèse de Bayeux, de M. Hermant, curé de Saint-Pierre de Maltot ; l’ouvrage a été commencé vers 1705 et terminé en 1726. Il forme trois volumes in-f°, dont le premier seulement a été imprimé ; les deux autres manuscrits sont à la bibliothèque de Caen.)

 

L’église du Val-Richer tient à gloire que sous le gouvernement de l’abbé Robert Ier du nom, Thomas Becquet, archevêque de Cantorbéry et chancelier d’Angleterre, qui reçut la couronne du martyre en 1170, fuyant la colère de son prince, s’y soit réfugié pendant un temps considérable, portant l’habit de Cîteaux qu’il avait reçu des mains du souverain pontife, et s’occupant, comme les autres, à la prière, au travail des mains, aux veilles et aux plus pénibles exercices de la vie pénitente et religieuse. Elle avait même conservé les ornements sacrés dont il se servait à célébrer le saint sacrifice de la messe comme une relique précieuse ; mais ils en ont été dépouillés par la barbarie que les calvinistes exercèrent en 1562 sur ce qu’il y avait de plus digne de respect et de vénération. On montre encore, dans un petit bois qui est proche de l’abbaye, le lieu où il se retirait souvent pour s’occuper de la contemplation des choses célestes.

 

VIII

1° Le ministre des affaires étrangères à M. le comte de Rayneval à, Madrid.

 

Paris, 12 décembre 1835.

Monsieur le comte, je vois par votre dépêche du 4 décembre, n° 96, que M. de Mendizabal était à la veille de conclure avec M. Villiers un traité de commerce, et que déjà la plupart des articles en étaient rédigés. A cette occasion, vous me demandez de vous faire promptement connaître les intentions du gouvernement du Roi. Je vous adresserai très incessamment, Monsieur le comte, des instructions détaillées sur la matière ; mais il me semble qu’en attendant vous pouvez invoquer positivement, à titre de réserve, auprès de M. de Mendizabal, la clause de nos traités avec l’Espagne qui nous assure le traitement de la nation la plus favorisée. Cette clause est formelle, péremptoire, et nous donne le droit de revendiquer hautement pour nous-mêmes les avantages qui seraient accordés aux Anglais dans la convention dont vous m’avez entretenu.

Agréez, etc.

 

2° Le ministre des affaires étrangères à M. le comte de Rayneval, à Madrid.

 

19 décembre 1635.

Monsieur le comte, j’ai reçu les dépêches que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire jusqu’au n° 98 inclusivement.

Le gouvernement du Roi donne la plus entière approbation à la marche que vous avez suivie pour empêcher que les intérêts français ne fussent lésés par les arrangements commerciaux qui se négocient entre l’Espagne et l’Angleterre. Vous avez très bien compris que, pour empêcher un résultat aussi fâcheux, il ne suffisait pas de nous associer, d’après les traités qui nous assurent le traitement de la nation la plus favorisée, aux stipulations accordées à l’Angleterre, qu’une égalité apparente pourrait n’être autre chose que l’inégalité la plus absolue, et que cette hypothèse deviendrait, par exemple, une réalité dans le cas où les réductions de droits porteraient sur des produits appartenant exclusivement ou seulement d’une manière plus particulière à l’industrie britannique. De pareilles réductions devraient évidemment être compensées par d’autres, dont les marchandises françaises seraient à leur tour l’objet. Je dois supposer que c’est là le sens de la promesse contenue dans le billet de M. Mendizabal, et ma réponse le lui exprime. En effet, ce serait faire injure à sa loyauté que de penser que, sous l’apparence d’une déclaration satisfaisante pour nous, il nous aurait simplement accordé une garantie absolument illusoire et d’autant plus superflue que, comme je le faisais remarquer tout à l’heure, elle est explicitement contenue dans les traités qui nous ont donné le droit de réclamer le traitement de la nation la plus favorisée.

Je suis loin, d’ailleurs, de penser que le moment soit opportun pour la conclusion des négociations commerciales entamées à Madrid. Le seul fait de leur existence a déjà donné en France une consistance fâcheuse à l’opinion qui dès le premier moment, avait représenté M. Mendizabal comme porté à s’appuyer de préférence sur l’Angleterre, et à diriger dans ce sens toutes ses combinaisons. Le seul moyen assuré de détruire peu à peu ces préoccupations, ce serait d’abandonner complètement les négociations dont il s’agit. Vainement dira-t-on que, lorsqu’elles seront terminées, leur résultat dissipera toutes les inquiétudes et calmera toutes les susceptibilités en prouvant qu’elles ont été conduites dans un esprit également favorable à tous les alliés de l’Espagne. Quel que fût ce résultat, quelque soin qu’on pût mettre à tenir, dans les modifications apportées au tarif des douanes, la balance égale entre les intérêts anglais et français, cette égalité ne saurait être assez évidente pour qu’il ne s’élevât aucune réclamation de la part de ceux des intéressés qui, à tort ou à raison, se croiraient lésés. On peut être certain que nos départements méridionaux, qui déjà subissent impatiemment les sacrifices imposés à leur commerce par l’appui que nous prêtons à la cause de la reine Isabelle, accueilleraient avec empressement les bruits répandus par la malveillance ou par la prévention sur le dommage, peut-être imaginaire, dont ces innovations deviendraient pour eux la source. La polémique si vive soulevée dans nos journaux du Midi par les récriminations imprudentes autant qu’injustes qu’on s’est permises à Madrid contre les prétendues facilités accordées à la contrebande en faveur de don Carlos, prendraient bientôt un nouveau degré de virulence ; plus que jamais le gouvernement du Roi y serait accusé de sacrifier le commerce de la France à celui de l’Angleterre en s’attachant trop scrupuleusement à l’observation des clauses de la convention du 22 avril et des articles additionnels, et peut-être se verrait-il bientôt dans l’impossibilité de résister à des réclamations qui s’appuieraient, en partie au moins, sur le sentiment blessé de l’orgueil national ; peut-être serait-il contraint, sinon d’abandonner, au moins de modifier la ligne de conduite que son attachement sincère pour la cause de la reine lui a, jusqu’à présent, donné la force de suivre au milieu de tant de difficultés.

C’est à M. Mendizabal à juger s’il est à propos de provoquer de telles éventualités par des mesures que l’intérêt de l’Espagne ne réclame certainement pas en ce moment, et que celui de l’Angleterre permet d’autant plus d’ajourner que, dans l’état où est aujourd’hui la Péninsule, le tarif des douanes, quelles qu’en soient les prescriptions, n’oppose certainement pas aux mouvements du commerce de bien puissantes barrières. Appelez sur ce point, je vous prie, l’attention de ce ministre. Répétez-lui bien qu’il se flatterait vainement de l’espérance d’obvier aux inconvénients que je viens de signaler en nous accordant des avantages égaux à ceux qu’il accorderait à l’Angleterre. Une telle égalité n’étant pas de nature à être mathématiquement démontrée, l’aveuglement des passions et des intérêts serait toujours en mesure de la nier...

 

IX

Discours de M. Guizot, ministre de l’instruction publique, pour la rentrée des cours de l’École normale.

 

Paris, 21 octobre 1836.

Messieurs,

Après le beau rapport que vous venez d’entendre, je n’ai qu’à me féliciter et à vous féliciter vous-mêmes de l’état de l’école.

Dans toutes les parties, pour la discipline comme pour les études, le progrès, de plus en plus marqué depuis six ans, s’est de nouveau affermi et développé. Je n’ai point de plus grand encouragement à vous offrir : il n’est point d’efforts que ne mérite et ne récompense un tel résultat. Votre vie actuelle, messieurs, est bien laborieuse ; vos travaux sont silencieux et presque obscurs ; mais votre avenir est plein de grandeur ; oui, messieurs, de grandeur ; c’est à dessein que je me sers de ce mot. Une double carrière vous attend. Vous irez, au sortir de cette école, enseigner dans nos établissements d’instruction publique ce que vous apprenez aujourd’hui. Et non seulement vous l’enseignerez, mais vous l’enseignerez au nom de l’État, institués par lui, et tenant de lui votre mission. Ce principe, sur lequel repose l’existence même de l’Université, s’enracine et s’étend de plus en plus dans nos institutions et dans nos lois ; il préside aujourd’hui à tout le régime de l’instruction primaire ; il est consacré et développé dans les propositions nouvelles dont l’instruction secondaire a déjà été l’objet ; il obtiendra, j’en suis sûr, dans notre système d’instruction supérieure, la même place et le même empire. Il peut seul fonder l’éducation vraiment nationale, l’instruction vraiment publique, et en même temps il se concilie merveilleusement avec les droits de la liberté. Vous parlerez, vous agirez, messieurs, au nom de ce principe ; et votre existence y puisera cette autorité, cette stabilité, cette dignité, qui émanent de la puissance publique et se répandent sur tous ceux qui parlent et agissent comme ses représentants.

Ce n’est pas tout, messieurs, et l’enseignement n’est pas votre seule carrière. C’est aussi à vous qu’est, en quelque sorte, confiée par l’État la culture désintéressée des lettres, des sciences, de la philosophie, de l’histoire, de toutes les branches de l’activité intellectuelle. Vous n’êtes pas seulement chargés de distribuer par l’enseignement les richesses déjà acquises de l’esprit humain ; vous êtes appelés à les accroître. Ces grandes œuvres littéraires et scientifiques, cette recherche continuelle de la vérité, qui occupaient jadis tant de savantes sociétés, tant d’illustres corporations, c’est à vous surtout qu’elles appartiennent aujourd’hui ; c’est vous qui avez à recueillir ce noble héritage. Au milieu de cet empire toujours croissant des destinations spéciales, des professions spéciales, qui caractérise notre société moderne, votre spécialité à vous, c’est la vie intellectuelle ; c’est l’amour pur, la culture libre de la vérité et de la science. Leurs conquêtes futures sont de votre domaine, aussi bien que l’exploitation de celui qu’elles possèdent déjà. Il y a là je ne sais combien de gloires inconnues qui vous attendent, et dont vous vous emparerez, j’en suis sûr, pour la France et pour vous.

N’en doutez pas, messieurs ; ce double but de votre vie, cette double carrière ouverte devant vous étendront de jour en jour votre importance et celle de cette école. La modestie actuelle de votre vie et de vos travaux n’en étouffera point la grandeur. Restez modestes, et soyez pourtant confiants dans votre destinée. Ayez des prétentions sages et des pensées hautes : vous en avez le droit. Je ne saurais prendre sur moi de vous garantir l’accomplissement des vœux si légitimes que vient d’exprimer votre honorable chef pour rétablissement distinct, définitif et suffisant de cette grande école : mais je m’y emploierai de tout mon pouvoir, et soyez sûrs que tôt ou tard vous l’obtiendrez. L’École normale tiendra trop de place en France pour que la France ne lui donne pas, sur notre sol et dans nos rues, la place dont elle a besoin.

 

X

Le général comte de Damrémont à M. Guizot.

 

Marseille, le 10 décembre 1836.

Monsieur le Ministre,

J’ai rendu compte au gouvernement de la mission que j’ai remplie par son ordre près de M. le maréchal Clausel ; mais l’intérêt particulier que vous avez pris à cette mission, et que vous avez bien voulu me témoigner au moment de mon départ, celui que vous portez au sort de nos possessions d’Afrique, me font un devoir de vous entretenir directement des résultats de mon voyage à Alger. Je suis d’ailleurs encouragé par la bonté avec laquelle vous avez toujours accueilli mes observations sur les questions qui se rattachent à ce grave sujet.

Vous avez eu sans doute connaissance de mes rapports à M. le ministre de la guerre ; j’ai présenté, autant qu’il a dépendu de moi et que ma position me le permettait, le tableau exact de la situation des affaires ; et comme cette situation tient en partie au système suivi jusqu’à présent, en partie aux hommes qui mettent ce système en pratique, il a fallu parler autant des personnes que des choses. C’a été un devoir souvent pénible, car il y avait de tristes révélations à faire.

Au surplus je n’ai rien dit qui ne fût à peu près connu ; la notoriété publique avait formulé ces imputations plus ou moins précises, et le plus souvent je n’ai fait qu’ajouter un témoignage plus direct et plus authentique à ceux qui étaient acquis déjà.

Vous apprécierez, Monsieur le ministre, les motifs qui m’empêchent, même avec vous, même dans cette communication toute confidentielle, de m’appesantir sur des détails d’un certain ordre, pour m’occuper exclusivement du système appliqué à l’Afrique, et de celui qu’il conviendrait d’y substituer.

J’ai eu l’honneur de vous exposer déjà ma pensée à cet égard et la satisfaction de voir qu’elle avait votre approbation et se trouvait entièrement conforme à vos vues personnelles. Tout ce que j’ai vu en Afrique, tout ce que j’ai entendu, tout ce que j’ai recueilli n’a fait que confirmer et rendre en moi plus profonde la conviction que le seul système capable de produire des fruits est celui d’une occupation restreinte, progressive, pacifique dans son esprit, tel que vous l’avez si bien conçu et l’avez proclamé à diverses reprises devant les Chambres.

Nous établir à Alger d’abord, et aux points les plus importants de la côte ou du territoire ; choisir ces points en petit nombre suivant la nature et la configuration du sol qu’ils dominent et la facilité que l’on aurait à les défendre et à les cultiver, comme Alger et Bône, ou par leur position topographique si elle est favorable aux relations avec l’intérieur du pays, aux influences qu’il convient d’y créer ou d’y exercer, comme Oran ; nous établir sur ces points d’une manière forte, puissante, permanente et faire de chacun une terre véritablement française.

Ouvrir à la colonisation tout ce qui peut être protégé, mais protégé efficacement et toujours. Appeler les capitaux et l’industrie par le plus infaillible des encouragements, par la plus puissante des garanties, la sécurité matérielle ; créer des populations de race européenne, qui soient à nous par le sang et par l’intérêt ; faire de ces populations des centres de puissance et, un jour, de richesse, sur lesquels puisse se fonder et s’appuyer en tout temps notre action sur le reste du pays.

De là, former des relations amicales avec les indigènes, acheter leurs denrées, et les encourager à produire en ouvrant un débouché à leurs productions ; les attacher au travail par l’appât du gain auquel ils sont très sensibles ; les attacher à la terre par le travail, à la paix et à l’ordre par la propriété et les intérêts matériels. Les voir, sous l’aiguillon de ces intérêts, se mêler à nous perfectionner leurs cultures, leurs procédés, leur industrie à l’imitation des nôtres, s’imprégner peu à peu de nos habitudes, de nos mœurs, de notre civilisation, et bientôt nous être soumis autant par leurs besoins que par la crainte de notre puissance.

Joindre ainsi à la colonisation agricole, partout où elle pourra s’établir sous une protection assurée, la colonisation commerciale partout où les indigènes viendront échanger avec nous leurs produits. Réconcilier la population conquise avec la population conquérante, en leur donnant les moyens de vivre à côté l’une de l’autre dans l’échange des services mutuels ; tel est le résumé de ce système qui est fondé, à mon sens, sur l’appréciation la plus exacte des choses, et qui n’a besoin, pour réussir, que d’application, de suite et de tenue.

Ainsi conçue, l’occupation peut s’accomplir avec les seules ressources que les Chambres paraissent résolues d’y consacrer : comme économie, c’est un premier avantage ; c’est un avantage encore en ce qu’on évite les discussions que ne manque jamais de soulever la demande de nouveaux sacrifices, et qui tiennent le sort de la colonie dans un état constamment précaire.

Nous n’occuperons que ce que nous pourrons garder et défendre ; mais proportionnant l’occupation aux forces dont nous disposerons, et, concentrant ces forces sur le petit nombre des points déterminés, sur ces points nous serons maîtres ; — sur tous les autres nous agirons et nous influerons par des intelligences pratiquées avec soin en mettant à profit les divisions si nombreuses entre les populations indigènes, les rivalités si fréquentes entre les chefs, — par les moyens de séduction employés à propos, — au besoin, par la force des armes dans les cas graves seulement, lorsqu’il s’agira de châtier une tribu hostile ou de protéger une tribu amie : mais ne faisant plus la guerre de conquête, les occasions de recourir aux armes seront rares, et quand nous tiendrons les indigènes par leurs intérêts matériels, nous aurons un moyen puissant d’action, et la seule menace de rompre avec eux toutes relations et de leur fermer nos marchés les maintiendra dans une salutaire appréhension.

Cependant notre établissement en Afrique s’enracinera dans le sol ; il prendra un caractère stable et produira, dans un temps prochain, des résultats réels qui seront la récompense et l’absolution des sacrifices déjà faits, et un encouragement pour les sacrifices qui resteront à faire.

Pour mieux apprécier ces idées, il faut voir les effets produits par les idées opposées dans l’application qui en a été faite à la colonie d’Alger.

On a multiplié les expéditions militaires ; on a pris bien des villes ; la plupart ont été aussitôt abandonnées et l’ennemi qu’on en avait chassé y est immédiatement rentré. On a occupé Bougie ; on y a laissé une garnison nombreuse ; on y a construit à grands frais de magnifiques ouvrages militaires ; que protégent-ils, que défendent-ils ? On a mis enfin garnison à Tlemcen ; elle est bloquée dans la Casbah ; quelle en est l’utilité ? Mais cette garnison, qui est de 300 hommes, oblige à faire tous les six mois une expédition pour la ravitailler. En ce moment, une nouvelle expédition de 5.000 hommes doit être partie d’Oran avec toutes les chances de la guerre et d’une saison exécrable, pour ravitailler les 500 hommes de Tlemcen.

Mais ces expéditions diverses, qui toutes ont coûté tant d’hommes périssant par l’ennemi ou par les maladies, et d’énormes dépenses de matériel, expéditions qui n’ont laissé aucun résultat dans les lieux mêmes où elles s’accomplissaient, ont-elles eu du moins une salutaire influence sur l’esprit des indigènes ? ont-elles augmenté la sécurité dans les lieux primitivement occupés ? Au contraire, les indigènes ne nous attaquent ni avec moins d’audace, ni avec moins d’acharnement ; à Oran, à Bône, à Alger même, le rayon qui était à l’abri de leurs atteintes se resserre chaque jour davantage ; on allait sans danger, il y a deux ans, à 12 lieues d’Alger et à 15 de Bône ; on peut à peine aujourd’hui sortir des murs impunément, et nos courses perpétuelles, en irritant les Arabes, éloignent d’eux toute idée de pacification et de bonne intelligence possible, et les entretiennent dans un esprit constant d’hostilité et de guerre.

Aujourd’hui on marche à Constantine ; mais Constantine prise, que fera-t-on ? On y laissera garnison française ; mais pour cette garnison, il faudra faire ce qu’on fait pour celle de Tlemcen, c’est-à-dire établir à Bône un corps nombreux de troupes qui, tous les six mois, se mettra en mouvement pour aller ravitailler la garnison de Constantine.

Pour continuer un pareil système il ne faudrait pas moins de cinquante mille hommes ; mais n’ayant que des ressources limitées et voulant occuper trop de points à la fois, il faudrait prendre sur un point les forces que l’on envoie sur un autre et mettre en péril celui qu’on dégarnit. Les indigènes reprennent alors courage et reviennent : les colons, s’il en est qui eussent fondé des établissements, s’alarment et tombent dans un découragement profond. Aussi il n’y a nulle part ni stabilité, ni sécurité, et tout est à recommencer chaque jour.

Pour aller à Constantine on a dégarni Alger, et les Arabes ont para aussitôt sous les murs de la ville. S’ils savaient s’entendre, s’ils étaient bien dirigés, cette imprudence pouvait avoir le plus déplorable résultat : ainsi donc Alger a été compromis ; que produira la prise de Constantine pour racheter un si grand risque ? et qu’a produit la prise de Bougie, de Tlemcen, de Mascara, de Médéah ? perte d’hommes et d’argent, occasion perpétuelle de dépenses et rien pour le progrès de notre établissement en Afrique.

Ces idées sont celles de tout ce qui dans Alger a quelque intelligence des choses, et a porté dans le pays des pensées d’avenir et d’autres intérêts que ceux de l’intrigue.

On y a vu avec peine l’expédition dernière ; on a remarqué avec regret cette persévérance dans un système dont on est, là plus qu’ailleurs, en position de reconnaître les désastreux effets.

Je ne puis m’empêcher d’en faire moi-même l’observation ; cette expédition va créer une difficulté de plus pour le retour à une direction que je crois seule raisonnable et bonne ; Tlemcen, Bougie et tant de points dont l’occupation est incompatible avec cette direction sont déjà des difficultés réelles. Abandonner ces divers points ne sera pas sans danger, d’une part, au regard des indigènes qui, voyant dans cette retraite la preuve de notre faiblesse et de notre instabilité, redoubleraient d’ardeur ; d’autre part, au regard de l’opinion publique en France, opinion qui est souvent d’une susceptibilité si peu éclairée.

Si l’on n’y prend garde, chaque jour augmentera le nombre des difficultés de cette nature.

L’état actuel des choses en Afrique présente cette anomalie singulière. Le gouvernement a conçu l’occupation sous un point de vue spécial. L’homme qui représente à Alger le gouvernement et qui est chargé d’exécuter sa pensée, a conçu lui-même cette occupation sous un point de vue tout contraire, de sorte que l’exécution est une lutte secrète, mais perpétuelle, avec la pensée supérieure, qui est censée dirigeante. Mais comme celui qui est en Afrique a l’avantage de la position, et que c’est par ses rapports que le gouvernement connaît les choses, il doit nécessairement les présenter dans un sens favorable à ses idées personnelles, et le gouvernement se trouve réduit, à son insu, à agir contre ses propres intentions. Résiste-t-il ? on intéresse l’opinion populaire. Or, vous savez, Monsieur le ministre, avec quelle facilité elle se laisse prévenir, et devient une puissance à laquelle on fait des concessions souvent regrettables.

C’est ce qui est arrivé pour l’expédition de Constantine ; on a dit bien haut, on a répété et fait répéter qu’elle était nécessaire, et il a fallu la laisser faire. Mais après cette nécessité, on en trouvera d’autres ; et de concession en concession, le gouvernement peut se trouver entraîné à tel point qu’il ne pourra plus revenir sur ses pas, et n’aura plus qu’à choisir entre ces deux partis ; entrer pleinement dans un système qui n’est pas le sien, qui est désastreux, qui demande des sacrifices incalculables, et consentir à tous ces sacrifices, ou bien abandonner la colonie.

J’ai dit au sujet de l’expédition de Constantine ma pensée au gouvernement, tant sur la nécessité et sur l’utilité si équivoques de l’expédition que sur le danger de l’entreprendre à pareille époque. J’ai même exprimé sur son résultat des craintes sérieuses en m’opposant au départ du duc de Nemours. Malheureusement des bruits répandus depuis quelques jours, et dont le retentissement a dû parvenir à Paris à l’heure où je vous écris, ont déjà donné à mes paroles une confirmation qui va bien au delà de mes prévisions, et qui ne se vérifiera pas autrement, je l’espère.

Ces bruits, l’absence prolongée de nouvelles de l’armée expéditionnaire, l’anxiété qui en est la suite, la démonstration que les Arabes sont venus faire récemment jusque sous les murs d’Alger, l’alarme qui en est résultée, ces circonstances ont ranimé l’intérêt qui s’attache à la question d’Afrique. La session des Chambres étant près de s’ouvrir sous l’impression de tant de préoccupations pénibles, il est probable que cette impression se reproduira dans la discussion de l’adresse.

La question d’Afrique vous regarde principalement, Monsieur le ministre ; c’est à vous qu’elle appartient spécialement ; c’est, comme vous me l’avez dit un jour, votre affaire propre. Ce sera donc sur vous que tombera le soin de répondre aux interpellations dont elle ne peut manquer de devenir le sujet, et de calmer les incertitudes que les événements récents ont reportées sur le sort de nos possessions.

Vous aurez donc à protester encore des intentions formelles et irrévocables du gouvernement, car telle est la fatalité attachée à cette question, malgré les assurances données chaque année, chaque discussion annuelle ramène la nécessité de renouveler ces assurances. Les déclarations de M. le maréchal Soult n’en ont pas dispensé M. Thiers, et celles de M. Thiers ne vous en dispenseront pas vous-même ; il semble, malgré tant d’assurances et de déclarations réitérées et malgré le temps, que les choses seront toujours en question.

Ce n’est pas que le pays doute de la sincérité des paroles qui lui ont été adressées, ni des intentions du gouvernement. Mais voyant que rien encore ne sanctionne ces paroles et ces intentions, que les envois de troupes et les expéditions se multiplient, que les dépenses s’accumulent, mais sans progrès positif, qu’au contraire les choses semblent reculer au lieu d’avancer, n’apercevant rien qui témoigne d’une idée d’établissement et d’avenir, il demande à ces déclarations solennelles une garantie qu’il ne trouve pas dans les faits, et qui, sans l’appui des faits, sera toujours bien insuffisante.

Cette fois, la déclaration du gouvernement passant par votre bouche empruntera de l’autorité de votre caractère une force nouvelle. Mais pour balancer le fâcheux effet produit par ce qui vient de se passer en Afrique, pour détruire des préventions qui ont été, il faut bien le dire, servies et entretenues avec perfidie, il est indispensable que cette déclaration soit aussi explicite dans ses termes qu’absolue dans son sens. Vous aurez donc, Monsieur le ministre, à répéter hautement qu’Alger appartient à la France, et que le gouvernement est résolu à faire tous les sacrifices nécessaires pour assurer au pays tous les avantages qu’il doit attendre de cette possession.

Cette déclaration faite, peut-être serait-il prudent de ne pas entrer dans les détails du système restrictif que le gouvernement, dans sa pensée, croit devoir appliquer à l’Afrique. Le public comprend généralement mal les restrictions ; il saisit mieux les idées absolues, parce qu’elles sont plus simples ; si vous parlez de restriction, il y aura une arrière-pensée d’abandon ; on dénaturera pour lui le sens de vos paroles, comme on a cherché à le faire déjà une fois à propos de ce discours si juste, si vrai, si élevé, que vous avez prononcé dans la session dernière sur la question d’Alger.

Le système d’occupation est d’ailleurs un fait d’exécution auquel la Chambre paraît ne s’attacher que médiocrement. L’approbation qu’elle a donnée, il y a deux ans, aux principes posés devant elle à ce sujet, n’a pas empêché qu’elle n’ait absous le maréchal Clausel de s’être écarté de ces principes ; c’est donc affaire à réserver pour les rapports entre le ministre et celui qu’il charge d’exécuter ses intentions, les Chambres n’ayant souci que de la dépense et du résultat définitif.

Mais dans la situation délicate où se trouve en ce moment la question africaine, il importe de ne rien dire dont on puisse abuser pour augmenter les défiances auxquelles les esprits ne sont que trop enclins en ce moment, ni surtout qui discrédite d’avance les mesures que le gouvernement pourra prendre pour aviser à une meilleure direction des affaires de la colonie.

Vous excuserez, Monsieur le ministre, la liberté avec laquelle je vous parle de choses pour lesquelles il n’est pas certainement d’inspiration meilleure que celle de votre prudence. Mais récemment arrivé d’Alger, et encore sous l’impression de tout ce que j’ai vu, habitant une ville qui tient à l’Afrique par les liens multipliés de ses intérêts et de ses espérances, et où tout ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée a un retentissement si direct, j’ai cru que les indications recueillies dans cette double position seraient pour vous de quelque prix. Si je m’étais trompé, vous me pardonneriez d’avoir pris trop à cœur peut-être une question à laquelle ont dû m’attacher particulièrement la mission dont j’ai été récemment chargé, et la manière dont cette mission me fut conférée.

Je désire avant tout que vous trouviez dans ma démarche la marque de ma haute déférence et du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le ministre,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

Le lieutenant général, pair de France,

Signé : Comte DAMRÉMONT.

 

XI

Plan et notes pour la discussion du projet de loi sur la disjonction des poursuites dans le cas de crimes imputés à des personnes civiles et à des militaires (1837).

 

Messieurs,

Un jour viendra où les causes qui nous divisent auront disparu, où les passions qui nous agitent se seront éteintes, où ce que nous voyons, ce que nous faisons sera de l’histoire.

On lira alors qu’au sortir d’une grande révolution, après je ne sais combien d’émeutes, de conspirations et d’insurrections, le gouvernement de la France, son Roi, ses institutions, ont été attaqués en plein jour, dans une ville de guerre, par des militaires qui ont emprisonné leur général, lancé soldats contre soldats, régiment contre régiment, et que cette révolte militaire a été jugée et absolument impunie.

On lira que ce n’était pas là un fait isolé ni l’unique preuve de l’affaiblissement et de l’insuffisance des lois en pareille circonstance ou dans des circonstances analogues.

On lira qu’en présence de tels faits, au milieu de cette situation, le gouvernement est venu demander aux Chambres.....quoi ! des lois d’exception, des peines plus rigoureuses, des pouvoirs extraordinaires ?... Non ; mais simplement le renvoi des militaires traîtres ou rebelles devant les juges militaires.

Et on lira en même temps toutes les colères, toutes les invectives, les accusations effroyables, les prédictions sinistres dont, à cette occasion et pour cette loi, le gouvernement a été l’objet.

Messieurs, je n’hésite pas à l’affirmer : on ne comprendra pas, on ne s’expliquera pas, on ne croira pas !

Qu’y a-t-il en effet dans le projet de loi, je ne dirai pas qui justifie, mais qui explique ces prédictions, ces accusations, ces colères ?

Rien, messieurs, absolument rien : rien du moins aux yeux des esprits fermes et libres de préjugés.

Rien de contraire au droit essentiel, à la raison en soi, à la justice éternelle.

Je crois au droit essentiel antérieur et supérieur au droit écrit, qui fonde le droit écrit et n’en dérive pas. Je veux le respecter partout.

Il est pleinement respecté par le projet qui renvoie les militaires, dans tous les cas où l’élément militaire domine dans l’acte, par-devant les tribunaux militaires.

Cette juridiction est fondée sur la raison.

Spécialité extraordinaire de la situation des militaires.

Dans leurs crimes, deux éléments, les deux éléments constitutifs du crime, 1° le tort moral, 2° le danger social sont tout autres que dans les crimes commis par des civils.

Nécessité de juges capables de bien apprécier, 1° le tort moral : 2° le danger social, c’est-à-dire capables de rendre justice et au prévenu et à la société.

De là la légitimité essentielle, rationnelle, de la juridiction militaire envers les militaires ; elle est, à leur égard, de droit naturel.

Rien de contraire au droit constitutionnel.

Mon respect profond pour la Charte.

Elle ne repousse en rien le projet :

1° Elle maintient pleinement la juridiction militaire, non comme une juridiction exceptionnelle, mais comme le droit commun de certains crimes, de certaines personnes.

Il n’y a d’exceptionnel que ce qui est transitoire, ce qui ne repose pas sur un motif permanent et toujours raisonnable.

Les tribunaux militaires sont de droit commun, comme les tribunaux de commerce, comme les tribunaux de police.

2° Mais la Charte, dit-on, attribue les délits politiques au jury.

Quoi, tous, même pour toutes les personnes, même quand ils sont mêlés à d’autres délits ?

Évidemment non.

Exceptions nombreuses quant aux personnes :

1° Les ministres ; 2° les pairs ; 3° la juridiction des Chambres et des tribunaux dans certains cas d’offense ; 4° certains attentats contre la sécurité de l’État.

Tout cela est écrit dans la Charte.

Mais il y a ici une autre circonstance.

Les délits politiques commis par des militaires sont toujours ou presque toujours mêlés de délits militaires. Non seulement le délit reçoit de la qualité de la personne un caractère tout différent ; mais il est complexe, mixte : il y a deux délits.

En supposant que ces deux délits ressortissent à des juridictions différentes, laquelle des deux absorbera annulera l’autre ? Faudra-t-il que l’un des deux délits demeure impuni ? ou qu’il soit puni par une juridiction à laquelle il n’appartient pas ?

Tableau comparatif des délits politiques et des délits militaires d’après les deux codes.

Évidemment la Charte ne prescrit rien à l’égard de ces délits mixtes, et on est parfaitement en droit de les renvoyer devant les juges militaires.

Il y en a mille raisons d’intérêt public.

3° La disjonction, c’est-à-dire le renvoi des divers prévenus à leurs divers juges naturels, est au contraire la vraie, la seule solution constitutionnelle de la difficulté.

Jusqu’ici on n’a su que sacrifier absolument une juridiction à l’autre, tantôt la militaire à la civile, tantôt la civile à la militaire.

C’est qu’en effet la lutte et le triomphe alternatif de deux principes absolus ont été longtemps l’état de la France.

On en voit ici une face particulière.

Il n’en est jamais résulté que l’anarchie ou le despotisme.

Il n’y a d’ordre vrai et durable, de liberté vraie et durable qu’à condition d’accepter les diversités naturelles et leurs conséquences. On ne fait pas longtemps ni impunément violence aux faits et aux nécessités sociales. L’uniformité, cette idée qui, par un faux air de grandeur, séduit tant de petits esprits, comme dit Montesquieu, a fait beaucoup de mal en législation comme ailleurs, et a entraîné beaucoup de désordre et d’oppression.

Il en faut sortir toutes les fois qu’une diversité naturelle le commande. C’est là le vrai principe constitutionnel.

J’ai la religion du jury, — non la superstition ; — point d’idoles.

Rien donc 1° dans le droit naturel ; 2° Dans le droit constitutionnel, qui repousse le projet de loi.

4° On oppose un seul principe : l’indivisibilité des procédures, la connexité des délits.

Ce principe n’est ni de droit naturel, ni de droit constitutionnel. On dit qu’il est dans la nécessité même des choses. — Je le nie.

Argument historique. C’est, dit-on, le principe constant, éternel, de notre législation.

Erreur. La diversité des compétences, et par suite la disjonction des causes, selon la qualité, et la situation des personnes, est au contraire l’ancien droit européen.

1° La législation et la compétence ont d’abord été toutes personnelles et non réelles ; — droit antérieur au droit féodal.

2° Sous le droit féodal, la compétence fondée sur la qualité des personnes, — nobles, — bourgeois, — ecclésiastiques, — chacun renvoyé à son juge.

La connexité des délits et l’indivisibilité des procédures ont été le moyen dont la royauté et le pouvoir judiciaire émané d’elle se sont très habilement et très heureusement servis pour lutter contre toutes ces juridictions diverses, émanées d’autant de prétentions diverses à la souveraineté ; pour les abolir et établir parmi nous cette unité de nation, de souverain, de pouvoir et de droit qui a tant contribué à la force et à la beauté de notre civilisation.

Je ne conteste jamais à mes adversaires leur part de vérité. Je réserve la mienne et demande à la Chambre de les peser.

L’indivisibilité des procédures a été ainsi introduite dans notre droit et nos mœurs. — C’est là son origine et la cause de son empire. Ce n’est pas un principe historiquement éternel chez nous.

Argument philosophique. Ne pas entrer bien avant dans la question. — Quelques observations fondamentales.

Quand un crime est commis par plusieurs personnes, deux faits essentiels sont là :

1° L’unité du crime ;

2° La diversité des auteurs.

Quand je dis l’unité du crime, ce langage est peu exact. Il y a dans le crime autant de faits, c’est-à-dire autant de crimes que d’auteurs ou de complices.

Et ces faits, ces crimes sont divers comme les criminels.

Mais j’accorde l’unité du crime.

La législation et la procédure criminelle peuvent prendre pour point de départ, pour idée dominante, pour règle dirigeante l’un de ces deux faits, soit l’unité du crime, soit la diversité des auteurs.

De là deux systèmes différents :

1° La procédure générale et simultanée ;

2° La procédure individuelle et successive.

Et non seulement ces deux systèmes peuvent être, mais ils ont été, ils sont l’un et l’autre adoptés et suivis dans la pratique :

La procédure générale et simultanée en France ;

La procédure individuelle et successive en Angleterre, au choix des accusés, et le plus souvent adoptée par eux.

Et le choix entre les deux systèmes dépend surtout de l’idée qu’on se fait de la situation des accusés et du parti qu’on en peut tirer pour découvrir la vérité.

En France, c’est surtout des interrogatoires et des confrontations des accusés qu’on se promet la découverte de la vérité. — Les accusés sont des menteurs qu’il faut amènera confesser ou à voir éclater devant eux, et par eux-mêmes, la vérité.

De là la nécessité de la procédure générale et simultanée.

En Angleterre, on ne compte point, pour la découverte de la vérité, sur ce qu’on peut tirer des accusés, de leurs aveux ou de leurs contradictions. Ce sont des menteurs desquels il ne faut pas espérer la vérité. — On ne compte que sur les témoins.

De là la faculté et l’adoption naturelle de la procédure individuelle et successive.

Le premier système a l’avantage de mettre le crime dans un jour plus complet, plus éclatant. — Il est plus systématique et plus dramatique.

Le deuxième système a l’avantage de serrer de plus en plus chaque accusé, de l’examiner plus spécialement, et d’amener à une appréciation plus précise de sa part dans le crime et de la peine qui lui revient.

Je ne compare pas les deux systèmes ; je les rapproche, surtout pour faire pressentir leurs caractères essentiels. Je montre qu’ils peuvent découler l’un et l’autre de la nature même des choses, qu’ils sont l’un et l’autre praticables et pratiqués, avec des conséquences diverses dans l’administration de la justice, mais qui ne menacent et n’altèrent nullement la justice elle-même.

Je ne propose point d’abandonner en général le système qui a prévalu chez nous ; malgré ses graves inconvénients, il a de grands avantages. Je conclus seulement de tout ceci, mais je conclus fermement que, si des motifs puissants et d’intérêt public le conseillent, on peut, dans certains cas, s’écarter de ce système et renoncer à l’indivisibilité de la procédure sans offenser aucunement ni la raison, ni la justice, ni la Charte, ni la possibilité pratique.

Ces motifs existent-ils aujourd’hui pour nous ? L’état actuel de la société et des faits conseille-t-il, commande-t-il le projet de loi ? — Répondre à M. Teste et au reproche d’alléguer la nécessité.

Nécessité de raffermir la juridiction militaire.

Pourquoi la loi est-elle présentée à l’occasion d’un fait ?

J’ai déjà répondu à ce reproche à l’occasion des lois de septembre. Un fait manifeste un besoin social préexistant ; le public en est frappé ; — le gouvernement agit alors. — Ainsi on procède dans les pays libres. C’est un hommage à la nécessité des convictions et à la liberté des intelligences.

Affaiblissement progressif de la juridiction militaire :

1° État de siège en 1832. — Ne pas discuter le mérite de l’arrêt. — Loi proposée. — Non avenue. — Lacune restée au détriment de la juridiction militaire ;

2° Changement de jurisprudence de la Cour de cassation en matière d’embauchage ;

3° Verdict de Strasbourg.

Effroi général des chefs militaires — perte de la discipline et en effet :

1° Les délits politiques des militaires sont essentiellement mixtes, et mêlés de délits militaires, et des plus graves, lesquels se trouvent ainsi transférés au jugement du jury. — La connexité des personnes entraîne les personnes militaires devant le jury. — La connexité des faits lui livre également les délits militaires.

2° Les simples délits militaires non mêlés de délits politiques iront devant le jury, par le seul fait d’une complicité civile.

Affaiblissement évident, abolition presque complète de la juridiction militaire.

Elle n’est pas seule compromise. — Rappeler à la Chambre sa propre impression à la nouvelle du verdict. — Nécessité des longs souvenirs, des impressions profondes. — C’est la sagesse. — Danger de l’imprévoyance et de l’oubli.

Nécessité de raffermir l’esprit militaire.

On parle de méfiance envers l’armée.

Étrange preuve de méfiance que de lui demander de juger elle-même !

Dans l’armée comme partout, le gouvernement se méfie des mauvais et se confie aux bons. — C’est son devoir.

Là comme ailleurs, il sait les bons en immense majorité.

Mais il faut pénétrer plus avant, et se rendre, de l’état de l’armée dans notre société actuelle, un compte plus précis.

1°. L’armée est nationale, tirée impartialement et aveuglément du sein de la nation.

Donc les idées, les dissentiments qui existent dans la nation se retrouveront dans l’armée. Il y aura des républicains, des légitimistes, une immense majorité de juste-milieu.

L’esprit militaire atténuera, fondra, absorbera beaucoup ces nuances. Mais elles existeront. On pourra y croire et tenter de les exploiter.

Il ne faut ni s’étonner et s’inquiéter de ce fait, ni le méconnaître et n’en tenir aucun compte.

2° L’armée est oisive. — Nous sommes en paix ; — nous y resterons longtemps. — L’inaction laisse, aux tentatives du dehors, plus de prise sur l’armée, et aussi plus de place à l’activité non militaire des esprits au dedans.

3° L’armée vit dans la même atmosphère que les citoyens, — au milieu de la publicité, de la liberté de la presse — plus de cet isolement, de cette vie toute spéciale et cloîtrée, et inaccessible, des armées d’autrefois. — Tout pénètre aujourd’hui dans l’armée, — tout agit sur elle ; — elle vit sous l’empire des mêmes influences que la société.

De tous ces faits nouveaux découle l’affaiblissement de l’esprit militaire, de cet esprit spécial, puissant, qui inspire à l’armée des idées, des sentiments, des habitudes qui lui sont propres.

Je ne déplore pas absolument ce changement. Il y a du bien, mais il y a aussi du mal ; il supprime des dangers anciens, mais il crée des dangers nouveaux.

Nécessité absolue de l’esprit militaire :

1° Pour la force de l’armée au dehors et en cas de besoin.

Ce n’est pas le nombre, ce n’est pas même l’ardeur qui font seuls la force de l’armée. L’esprit militaire, le goût énergique, l’habitude profonde de l’état militaire, sont sa première force.

2° Pour l’ordre et la discipline de l’armée au dedans :

L’esprit militaire est le premier élément d’obéissance et de discipline dans l’armée ; de même que les lois pénales ne suffiraient pas, sans la moralité publique, à maintenir l’ordre dans la société, de même les salles de police et les prisons ne suffiraient pas, sans l’esprit militaire, à maintenir la discipline dans l’armée.

3° L’esprit militaire a un côté moral très beau, nécessaire à ce titre, et d’autant plus nécessaire que les vertus qu’il développe sont plus affaiblies dans la société. — Ces vertus sont surtout :

Le respect de la règle ;

La fidélité au serment. Importance de ces vertus dans l’état actuel de la société. Les laisserons-nous s’affaiblir aussi dans l’armée ? — Laisserons-nous s’affaiblir cet esprit militaire, en soi si noble et si beau, à tant de titres si utile, si nécessaire ? Non, non.

Tel serait pourtant l’inévitable effet de l’affaiblissement de la juridiction militaire. Les liens qui unissent les inférieurs aux supérieurs dans l’armée en seraient très affaiblis ; et nous ajouterions ainsi à toutes les causes qui tendent déjà à énerver l’esprit militaire, à lui enlever son empire moral et pratique.

Ainsi la loi est :

1° Conforme à la raison, au droit naturel ;

2° Conforme à la Charte, au droit constitutionnel ;

3° Praticable ;

4° Nécessaire pour raffermir : 1° La juridiction militaire ; 2° L’esprit militaire.

Fera-t-elle tous ces biens-là ?

Pas à elle seule, mais elle y concourra. Les bonnes lois ne dispensent pas les gouvernements de la bonne conduite ; mais la bonne conduite a besoin de bonnes lois.

Nous en avons déjà fait plusieurs. Elles n’ont pas tout fait. Elles ont fait beaucoup. Il y a du mal, beaucoup de mal dans notre société. — Mais bien plus de bien, assez de bien pour vaincre le mal. — Mais la lutte sera longue.

Rien ne finit vite dans les pays libres. La prolongation de la lutte est la démonstration de la liberté. — Nous ne voudrions pas, quand nous le pourrions, étouffer la liberté. Mais nous ne cesserons jamais de lutter contre ses égarements. Je la respecte, je l’aime. — Je ne la crains pas. — Nous ne pouvons promettre aux honnêtes gens, aux bons citoyens, le repos. — Nous leur promettons la victoire.

Des lois et des mesures modérées appliquées par des hommes énergiques. — C’est ce qu’il faut aujourd’hui à notre société. — C’est ce que nous essayons de lui donner.

 

XII

Projet d’adresse au Roi présenté par la commission[1].

 

Séance du 4 janvier 1839.

Sire,

La Chambre des députés se félicite avec vous de la prospérité du pays. Cette prospérité se développera de plus en plus au sein de la paix que nous avons maintenue, et dont une politique prudente et ferme peut seule nous garantir la durée.

Sous un gouvernement jaloux de notre dignité, gardien fidèle de nos alliances, la France tiendra toujours dans le monde et dans l’estime des peuples le rang qui lui appartient et dont elle ne veut pas déchoir.

Votre Majesté espère que les conférences reprises à Londres donneront de nouveaux gages au repos de l’Europe et à l’indépendance de la Belgique. Nous faisons des vœux sincères pour un peuple auquel nous lie étroitement la conformité des principes et des intérêts. La Chambre attend l’issue des négociations.

Vous nous annoncez, Sire, qu’en vertu d’engagements pris avec le saint-siège, nos troupes sont sorties d’Ancône. Nous avons donné d’éclatants témoignages de notre respect pour les traités, mais nous regrettons que cette évacuation ne se soit pas effectuée en des circonstances plus opportunes et avec les garanties que devait stipuler une politique sage et prévoyante.

Un dissentiment a éclaté entre votre gouvernement et la Suisse. Nous désirons qu’il n’ait point altéré les rapports de vieille amitié qui unissaient les deux pays, et qu’avaient encore resserrés les événements politiques de 1830.

C’est avec une profonde douleur que nous voyons l’Espagne se consumer dans les horreurs de la guerre civile. Nous souhaitons ardemment que le gouvernement de Votre Majesté, en continuant de prêter à la cause de la reine Isabelle II l’appui que comportent les intérêts de la France, emploie, de concert avec ses alliés, toute son influence pour mettre un terme à de si déplorables excès.

La Chambre, vivement émue des malheurs de la Pologne, renouvelle ses vœux constants pour un peuple dont l’antique nationalité est placée sous la protection des traités.

Les outrages et les spoliations que nos nationaux ont subis au Mexique réclamaient une satisfaction éclatante. Votre gouvernement a dû l’exiger, et le brillant fait d’armes de Saint-Jean-d’Ulloa, en couvrant notre armée d’une nouvelle gloire, est un juste sujet d’orgueil pour la France. Elle a vu avec bonheur, Sire, un de vos fils partager les dangers et les succès de nos intrépides marins.

Nous nous applaudissons avec Votre Majesté de l’état satisfaisant de nos possessions d’Afrique. Nous avons la ferme confiance que cette situation s’améliorera de jour en jour, grâce à la discipline de l’armée, à la régularité de l’administration et à l’action bienfaisante d’une religion éclairée.

Votre Majesté nous avait annoncé, dans une des précédentes sessions, que des propositions relatives au remboursement de la dette publique nous seraient présentées dès que l’état des finances le permettrait. La situation de plus en plus favorable du revenu public nous donne le droit d’espérer que le concours de votre gouvernement ne manquera pas longtemps à cette importante mesure.

Les besoins de nos colonies et de notre navigation seront l’objet de toute notre sollicitude. Nous nous appliquerons à les concilier avec les intérêts de notre agriculture, dont le développement est d’une haute importance pour la prospérité du pays.

La Chambre examinera avec le même soin les projets de loi destinés à réaliser les promesses de la Charte et à introduire de nouveaux perfectionnements dans la législation générale, ainsi que dans les diverses branches de l’administration publique. Nos vœux appellent aussi le projet de loi relatif à l’organisation de l’état-major général de l’armée.

Sire, la France entière a salué de ses acclamations la naissance du Comte de Paris. Nous entourons de nos hommages le berceau de ce jeune prince accordé à votre amour et aux vœux les plus chers de la patrie. Élevé, comme son père, dans le respect de nos institutions, il saura l’origine glorieuse de la dynastie dont vous êtes le chef, et n’oubliera jamais que le trône où il doit s’asseoir un jour est fondé sur la toute-puissance du vœu national. Nous nous associons, Sire, ainsi que tous les Français, aux sentiments de famille et de piété que cet heureux événement vous inspire comme père et comme Roi.

Pourquoi, Sire, au moment où s’élèvent nos actions de grâces, sommes-nous appelés à déplorer avec vous la perte d’une fille chérie, modèle de toutes les vertus ! Puisse l’expression des sentiments de la Chambre entière apporter quelque soulagement aux douleurs de votre auguste famille !

Nous en sommes convaincus, Sire ; l’intime union des pouvoirs, contenus dans leurs limites constitutionnelles, peut seule fonder la sécurité du pays et la force de votre gouvernement. Une administration ferme, habile, s’appuyant sur les sentiments généreux, faisant respecter au dehors la dignité de votre trône et le couvrant au dedans de sa responsabilité, est le gage le plus sûr de ce concours que nous avons tant à cœur de vous prêter. Confions-nous, Sire, dans la vertu de nos institutions ; elles assureront, n’en doutez pas, vos droits et les nôtres ; car nous tenons pour certain que la monarchie constitutionnelle garantit à la fois la liberté des peuples et cette stabilité qui fait la grandeur des États.

 

XIII

1° M. Guizot à ses commettants.

 

Paris, 6 février 1839.

Messieurs,

La Chambre des députés est dissoute.

Elle est dissoute par un cabinet qui, huit jours auparavant, après un débat solennel, s’était dissous lui-même devant elle, n’y obtenant pas, de son propre aveu, une majorité suffisante pour le soutenir.

C’est, dans l’espace de dix-huit mois, la seconde Chambre avec laquelle ce cabinet n’a pu vivre, et qu’il s’est senti obligé de dissoudre.

Pourquoi ?

Ces Chambres ont-elles poursuivi, dans la constitution intérieure de l’État, quelqu’une de ces grandes innovations, de ces grandes concessions auxquelles la couronne résiste, et résiste raisonnablement, jusqu’à ce que la nécessité en ait été longtemps sentie et clairement prouvée ?

Ou bien ont-elles poussé le gouvernement, dans ses rapports avec les autres États, à quelqu’une de ces entreprises douteuses, périlleuses, que la sagesse de la couronne doit détourner ?

Nullement.

A aucune époque de leur vie, les deux Chambres dissoutes n’ont sollicité de la couronne ni concession affaiblissante, ni entreprise compromettante. Pas un seul jour, elles ne se sont montrées possédées de l’esprit d’innovation, ni de l’esprit de guerre.

Tout au contraire.

A l’intérieur, elles ont l’une et l’autre accordé au cabinet à peu près tout ce qu’il leur a demandé, sans lui rien demander elles-mêmes.

Leur seul vœu exprimé, le vœu du remboursement des rentes, n’avait, à coup sûr, rien de dangereux pour nos institutions, rien de menaçant pour le pouvoir.

A l’extérieur, elles ont sanctionné et soutenu, dans les questions mêmes les plus épineuses, la politique adoptée en 1830.

Et dans cette session à peine ouverte, même dans ce projet d’adresse tant attaqué, la Chambre qui vient de mourir a tenu exactement la même conduite.

A l’intérieur, elle n’a formé aucune demande nouvelle.

A l’extérieur :

Quant à la Belgique, elle s’est scrupuleusement abstenue d’indiquer un dessein, de dire un mot qui pût entraver la politique du gouvernement et le compromettre avec l’Europe.

Quant à l’Espagne, elle a maintenu l’expression du sentiment si réservé, si pacifique, qu’elle avait manifesté dans sa première session.

Les faits le proclament hautement, et il faut le redire à ceux qui oublient les faits : la Chambre de 1837 a été, en 1839 comme à son début, comme la Chambre précédente, étrangère à tout esprit d’envahissement intérieur et d’aventure extérieure, favorable au système de la conservation et de la paix.

Et pourtant ces deux Chambres ont été dissoutes, dissoutes bien avant leur terme ; ni avec l’une, ni avec l’autre, pas plus avec celle qu’il avait lui-même appelée qu’avec celle qu’il avait trouvée, le cabinet actuel n’a pu vivre. Encore une fois, quelle est la cause d’un fait si étrange et si grave ?

En voici une, la principale.

Le cabinet était étranger à la Chambre des députés : le cabinet avait, dans la Chambre des députés, trop peu d’influence et d’autorité intime, naturelle. De là deux conséquences. La politique du cabinet, au dedans et au dehors, était faible et peu nationale. Même en durant, le cabinet devenait lui-même de plus en plus faible et peu national, hors d’état de maintenir et d’accréditer fortement sa politique.

Voilà le fait dans sa vérité. Voilà le mal dans sa gravité.

Ce fait, ce mal, le cabinet les a lui-même reconnus, révélés, démontrés avec éclat par ces deux dissolutions précipitées de deux Chambres si modérées et si peu exigeantes.

C’est l’impuissance parlementaire du cabinet qui a deux fois, en deux ans, condamné à mort le parlement.

Peut-être, si nous n’avions point de Charte, point de Chambres, point de tribune, point de liberté de la presse, peut-être, en pareil cas, le cabinet du 15 avril eût-il suffi au gouvernement. Il ne manque point de dextérité, de convenance, d’habileté à sauver les apparences, à traiter avec les personnes, de cet art et de ces qualités qui, sous l’ancien régime, faisaient acquérir et retenir le pouvoir.

Mais il y a cinquante ans, en 1789, un noble désir vint à nos pères, le désir de vivre dans un pays libre, c’est-à-dire de prendre part eux-mêmes au gouvernement de leur pays. Car la participation au pouvoir est la seule garantie forte et vraie de la liberté.

C’est là le but qu’à travers tant de maux et d’efforts la France poursuit depuis cinquante ans. Napoléon, avec son immense génie, son immense activité et son immense gloire, a pu seul l’en détourner un moment.

La France a bien raison. Il y va de tous ses intérêts comme de tous ses droits, de sa sûreté comme de son honneur. Quand le pays influe puissamment sur son gouvernement, quand le gouvernement accepte franchement l’influence du pays, les pouvoirs sont unis et se sentent forts. Leur force passe et paraît dans leurs actes, leur attitude, leur langage. Partout, au dedans et au dehors, loin de se retirer, ils avancent ; loin d’ajourner, ils décident. Les affaires se font ; les questions se résolvent. Il se peut que la route soit semée d’obstacles, l’horizon chargé de nuages ; mais on voit, on sent un chef qui marche sur la route, un soleil qui brille sur l’horizon.

Au lieu de cela, à quel spectacle assistons-nous ? où en sont aujourd’hui, au dire de tous, la France et son gouvernement ?

Au dedans :

On dit la couronne affaiblie et menacée dans sa prérogative ;

On dit la Chambre des députés affaiblie et menacée dans sa prérogative ;

Une lutte, sans exemple depuis 1830, est engagée entre la couronne et la Chambre ;

Pendant que les pouvoirs sont en lutte, les affaires du pays sont en souffrance. L’administration est nulle. Toutes les questions demeurent en suspens ; les sucres, les chemins de fer, les rentes, aussi bien que l’abolition de l’esclavage et l’enseignement public. Les intérêts matériels ne sont ni mieux compris, ni mieux traités que les intérêts moraux.

Au dehors :

J’écarte toute généralité ; je ne parle que des faits spéciaux, évidents, et j’en parle dans les termes les plus modérés ;

En Italie, en Suisse, l’influence de la France a baissé ;

En Belgique, en Espagne, la situation s’est aggravée ;

Là où nous ne sommes pas compromis, c’est que nous nous sommes retirés et isolés. Là où nous sommes encore présents et agissants, nous sommes plus compromis que jamais.

Voilà quelle situation le cabinet du 15 avril nous a faite ; voilà où il a conduit, en deux ans, les pouvoirs et les affaires, le gouvernement et le pays.

Et cela au sein d’une paix profonde, en présence des Chambres les plus douces, malgré les incidents les plus favorables, sans qu’il ait rencontré aucun grand obstacle, aucun vrai danger !

Je veux que cette faveur du sort continue, que les mêmes facilités s’offrent encore, dans les Chambres et en Europe, de la part des hommes et des événements ; si le cabinet demeure, qu’arrivera-t-il ?

Ce qui est arrivé depuis deux ans : le même affaiblissement simultané des pouvoirs publics, le même trouble entre eux, la même nullité de l’administration, le même ajournement des questions, le même déclin de notre influence, le même accroissement de nos embarras.

Et un jour, je ne sais quel jour, mais un jour infaillible, viendra une réaction qui relèvera brusquement les pouvoirs abaissés, les questions ajournées, les sentiments froissés, les intérêts méconnus, et qui, aux maux qu’elle voudra guérir, ajoutera, sans qu’on puisse en prévoir la portée, ses propres maux et ses propres périls.

Le sentiment de ce mal présent, la prévoyance de ce mal futur, voilà ce qui a déterminé mon opposition.

J’aime et je respecte le gouvernement de Juillet. La France l’a fondé et il a sauvé la France. C’est l’un des plaisirs les plus profonds et les plus fiers de ma pensée que de pressentir ce que dira l’avenir de cette époque glorieuse, de ce double effort national, l’un si hardi, l’autre si sage, de ces deux serpents, l’absolutisme et l’anarchie, étouffés l’un et l’autre dans un berceau. Il m’en coûte beaucoup de déplaire quand j’aime et de résister pour servir : mais je n’hésite pas. De mon Roi ou de mon pays la faveur m’est très douce ; je tiens encore plus à leur vrai bien et à mon devoir.

J’ai vu plus d’un gouvernement compromis par des amis imprévoyants ou faibles. Je n’ai jamais vu que les avertissements, la résistance même d’amis loyaux et dévoués, fussent un danger, je ne dis pas sérieux, mais seulement possible. Si je me trompe, le mal sera pour moi. Si j’ai raison, je n’aurai jamais mieux servi.

Mais la coalition ?

Ici, je l’avoue, si je ne connaissais l’empire des mots et des préventions, je ne pourrais m’étonner assez.

Quoi ! lorsque dans un grand et cher intérêt, un avertissement, un acte me paraîtront salutaires, nécessaires, si cent personnes, fort diverses d’ailleurs, veulent parler et agir comme moi, il faudra que je me taise et que je m’arrête ! Je ne pourrai faire ce que je croirai bon parce que je ne le ferai pas seul, où seulement avec mes pareils !

Car, remarquez bien, il est entendu, il est certain qu’à ces personnes qui, en agissant comme moi dans cette occasion, pensent et veulent au fond autre chose que moi, je ne fais aucune concession, je ne prête aucun appui. Les républicains et les carlistes approuvaient l’adresse : soit. L’adresse était-elle carliste ou républicaine ? Et si elle donnait à la monarchie de 1830 un utile avis, si elle la détournait d’un grave danger, la devais-je repousser parce que des carlistes et des républicains l’approuvaient ? Je vois naître l’incendie ; il couve, il éclatera ; et je ne crierai pas au feu ! de peur des malveillants épars qui crieront aussi dans un autre dessein !

Mais l’approbation, la joie des ennemis est suspecte. J’en conviens. Aussi faut-il bien regarder à ce qu’on dit, à ce qu’on fait devant eux. Qu’en elle-même et au fond, la question de l’adresse fût grave, que pour signaler ainsi le mal, pour faire ainsi acte d’opposition, on dût avoir de graves motifs, personne n’en est plus convaincu que moi. Je comprends, j’admets, je provoque le plus scrupuleux examen de la gravité des motifs. Mais que, le mal reconnu, on se refuse au remède parce que des ennemis prendront plaisir à voir constater le mal, ou même essayeront d’en profiter, qu’on me permette de le dire, ce n’est pas une conduite sensée et virile.

Prenons-y garde : nous avons voulu un régime de publicité, de discussion, de liberté. Nous y vivons. Il a ses épreuves, ses déplaisirs. Si nous ne savons pas les accepter, si nous hésitons dès que nous rencontrons un effort à faire, un ennui à subir, si la mêlée nous trouble, si le bruit nous effraye, si le mouvement, le croisement rapide et un peu confus des opinions, des intérêts, des prétentions, des passions, nous glacent et nous paralysent, ne parlons plus de liberté ; laissons-là le gouvernement représentatif : qu’on nous ramène aux carrières.

Y a-t-on bien pensé ? s’est-on bien rendu compte de la situation ? Je ne saurais trop le redire : le projet d’adresse, juste, selon moi, dans sa sévérité envers le cabinet, était, envers la monarchie de Juillet, loyal, respectueux, affectueux même. N’est-ce donc rien que d’avoir amené tous les partis, je dirai, si l’on veut, toutes les factions à se placer sur un tel terrain, à se contenter d’un tel langage ? On le relira un jour ce projet d’adresse, et l’on sera un peu étonné que les républicains et les carlistes y aient applaudi avec nous. Pour mai, je ne m’en étonne ni ne m’en afflige. Je ne crois point à la conversion de tous les ennemis du gouvernement de Juillet. Il en aura longtemps encore, et qui, malgré le vœu du pays, malgré leur propre expérience, s’obstineront dans leur hostilité. Mais je sais aussi que, même en s’obstinant, les partis les plus hostiles n’échappent pas tout à fait à l’action du temps, au progrès des choses ; et j’accepte, j’accepte avec empressement toute attitude, toute conduite nouvelle pour eux et qui peut, jusqu’à un certain point, détourner leur inimitié. Donnez un bon but, un bon emploi aux passions, même dangereuses ; elles s’y laisseront attirer et y perdront quelque chose de leur danger. Pour mon compte, quand je vois des républicains et des carlistes s’engager au service d’une cause nationale, d’un grief légitime, je les observe avec grand soin, mais au fond je me félicite. Le bien aussi est contagieux ; quiconque y touche en prend quelque chose ; on ne met pas le pied dans la bonne voie sans y faire un pas ; et quand on a soutenu des desseins sages et modérés, on en garde toujours quelque impression de sagesse et de modération.

A bien plus forte raison et bien plus vivement, je me suis félicité de voir des opinions, des personnes, amies sincères du gouvernement de Juillet, et qui se contiennent dans le cercle de nos institutions, se rencontrer sur ce terrain de l’adresse et agir là de concert. Je puis parler de la conciliation vraie et honorable, car je me suis toujours refusé à la conciliation fausse et lâche, à celle par laquelle on sacrifie, de part et d’autre, quelque chose de ce qu’on pense et de ce qu’on veut, dans l’espoir de se tromper réciproquement. Je tiens de telles combinaisons pour honteuses et indignes du gouvernement représentatif. Mais quand le rapprochement est sincère, quand on ne met en commun que ce qu’on a de sentiments, d’idées, d’intentions réellement semblables, je voudrais bien savoir qui aurait le droit, qui aurait l’audace de trouver là quelque chose à redire. Cela est non seulement légitime, mais excellent. C’est l’un des meilleurs résultats de nos belles institutions qui, en tenant sans cesse en présence les idées et les hommes, les amènent à se comprendre, à s’épurer, et tôt ou tard à transiger au sein de la raison et de l’intérêt public. Le régime représentatif est un régime de transaction et de conciliation continuelle. La liberté divise d’abord et rapproche ensuite. Qui ne serait frappé aujourd’hui de ce progrès des sentiments équitables, des idées modérées, qui tend à s’accomplir et à se manifester partout ? Et il ne serait pas permis de le faire passer dans la pratique des affaires ! Les camps politiques seraient des prisons où les hommes demeureraient éternellement enfermés et farouches, inabordables les uns pour les autres, comme au jour du plus vif combat ! Une, telle prétention, de tout temps fausse et nuisible, ne peut être de nos jours, après toutes nos révolutions, qu’un mensonge intéressé ou une absurdité palpable. Quant à moi, sûr de n’avoir jamais déserté mon drapeau, fier de l’avoir quelquefois tenu moi-même à l’heure du péril, je me prête sans embarras à tout rapprochement vrai, à toute coalition loyale ; je regarde celle qui s’est accomplie sur le terrain de l’adresse comme un triomphe du gouvernement représentatif ; et je ne crains pas plus de perdre dans l’avenir ma liberté que je n’ai craint d’en user en ce moment.

Un mot en passant, à propos de la coalition, sur deux mots dont on s’est beaucoup servi, l’ambition et l’intrigue.

Je crois pouvoir le dire sans présomption ; si j’avais voulu tenir peu de compte de mes idées et de mes amis, ce qu’on appelle de l’ambition eût été pour moi aisément satisfait. Je répète ici ce que j’ai dit ailleurs : j’ai une ambition, mais ce n’est pas celle-là.

Quant à l’intrigue, en vérité, de toutes les accusations, c’est la plus étrange. Tout ceci s’est passé au plus grand jour, sous l’œil du pays. Ce que j’ai dit, je l’ai fait : ce que j’ai fait, je l’ai dit. J’ai été plus loin, j’ai rappelé ce que j’avais fait, ce que j’avais dit autrefois. J’ai recherché avec scrupule la publicité dans le présent, la fidélité pour le passé. À ces deux conditions, qui font ma loi, je n’hésiterai jamais à agir et à poursuivre mon dessein.

Une dernière question demeure ; je l’ai réservée parce qu’elle me tient fortement au cœur. On a parlé de la couronne, de son inviolabilité et du respect qui lui est dû. On dit que le projet d’adresse et ses défenseurs y ont manqué.

Ceci est un spectacle sans exemple. Voilà une opposition qui déclare, qui soutient imperturbablement qu’elle s’adresse au cabinet seul, que c’est du cabinet seul qu’elle parle ; elle ne veut voir, elle ne veut montrer que le cabinet. Et le cabinet se retire, s’efface, place la couronne devant lui, affirme, répète que c’est à la couronne qu’on en veut ! En vain l’opposition persiste ; le cabinet persiste à son tour. Il veut absolument que la couronne descende dans l’arène et lui serve de bouclier.

Mais quand vous vous permettriez la plus injurieuse supposition, quand vous croiriez qu’en s’adressant à vous seuls, l’opposition ment et cache sa vraie pensée, ministres du Roi, votre premier, votre plus simple devoir serait d’accepter le mensonge de l’opposition et d’écarter la royauté du combat. C’est à vous de défendre que la moindre allusion l’atteigne, que son nom soit seulement prononcé ; c’est vous qui devez la couvrir de votre corps. Et au moment même où vous soutenez que vous en êtes capables, que vous y suffisez pleinement, vous prouvez le contraire par votre empressement à l’attirer sur la scène, à vous couvrir, vous, sous le respect qu’on lui porte, à réclamer en son nom des suffrages que vous devriez obtenir par vous seuls, pour vous seuls, et qui ne sont refusés qu’à vous !

Sous la monarchie constitutionnelle, je ne connais rien de plus antimonarchique et de plus inconstitutionnel à la fois que l’attitude et le langage du cabinet dans ce débat.

Non, ce n’est point la royauté que nous y avons appelée. Nous lui portons le plus profond respect ; nous savons combien sa présence et sa force sont nécessaires à la France, quels services elle lui a rendus et doit lui rendre encore. Qu’elle déploie donc librement, pleinement, ses prérogatives ; que, dans ses conseils, elle éclaire, elle persuade ses conseillers, et exerce sur eux toute son influence. C’est son droit. Vous, c’est votre devoir de l’éclairer aussi, de la persuader, de faire pénétrer auprès d’elle l’influence du pays. Et puis vous viendrez répondre au pays de tout ce qu’elle aura fait, par votre conseil ou de votre aveu.

Voilà ce que le pays demande, ce que la Charte commande aux conseillers de la couronne. Voilà de quoi nous ne vous trouvons pas suffisamment capables. Vous êtes trop étrangers au pays et à ses représentants les plus immédiats ; vous ne le représentez pas vous-mêmes assez véridiquement, assez fermement auprès de la couronne. Les intérêts, les sentiments, toute la vie morale et politique du pays n’arrivent pas, fidèles et entiers, par votre organe, auprès du trône. Et lorsqu’ensuite vous paraissez devant les Chambres comme conseillers de la couronne, nous trouvons, nous, d’une part, que la couronne a été par vous mal conseillée, et le pays mal représenté auprès d’elle ; d’autre part que vous la représentez et que vous la défendez mal devant les Chambres. Car, à notre avis, votre faiblesse est double, votre insuffisance est double ; et la couronne en souffre dans le pays et dans les Chambres, aussi bien que les Chambres et le pays dans les conseils de la couronne.

Et de là vient, à notre avis, cette impossibilité où vous êtes de vivre avec les Chambres les plus sages, les mieux disposées. De là ces dissolutions répétées, soudaines, qui révèlent le trouble du pouvoir et l’aggravent quand elles ne le guérissent pas.

Or, déjà deux fois vous avez essayé du remède, et le mal n’a pas été guéri. Et il reparaîtra dès le début ou bientôt après, sous de nouvelles Chambres comme dans celles que vous avez dissoutes, car il est en vous, en vous seuls, dans votre insuffisance pour les Chambres auprès de la couronne, pour la couronne auprès des Chambres.

Voilà notre pensée, toute notre pensée dans cette grande circonstance. Elle s’adresse au cabinet, au cabinet seul, et rien ne nous fera dépasser cette limite de notre droit comme de notre devoir. Mais nous accomplirons tout notre devoir ; nous userons de tout notre droit. C’est là le gouvernement représentatif, notre conquête : c’est la Charte, notre vérité. Nous n’en pouvons rien laisser perdre. L’honneur de la France y est engagé ; l’honneur de son nom et de sa vie depuis 1789 ; surtout depuis 1814 ; surtout depuis 1830.

Et son repos n’y est pas moins engagé que son honneur. Tant que le cabinet actuel subsistera, tenez ceci pour certain, Messieurs ; toutes choses resteront ou seront remises en suspens et en question ; la dignité et la sécurité du pays chancelleront également ; vous verrez régner, dans les affaires du dedans et du dehors, dans la gestion des intérêts matériels et moraux, la même imprévoyance, la même légèreté, la même faiblesse ; et pour terme à tout cela, vous rencontrerez les mêmes épreuves auxquelles vous êtes appelés aujourd’hui.

C’est là le mal ; Messieurs, vous disposez du remède.

GUIZOT.

 

2° M. Guizot à M. Leroy-Beaulieu, maire de Lisieux.

 

Paris, le 18 février 1839.

Mon cher monsieur, le cabinet fait dire partout que voter pour lui, c’est voter pour la paix ; voter pour l’opposition, c’est voter pour la guerre.

Le 16 janvier dernier, dans le débat de l’adresse, je disais à la tribune :

Il y a huit ans, la France et son gouvernement se sont engagés dans la politique de la paix. Ils ont eu raison. J’ai soutenu cette politique ; je l’ai soutenue ministre et non ministre, sur tous les bancs de cette chambre. Je suis convaincu, convaincu aujourd’hui comme alors, que la moralité comme la prospérité de notre révolution la conseillait, la commandait. Je lui suis et lui serai éternellement fidèle.

Répétez, je vous prie, répétez partout ce que je disais il y a un mois, ce que je répète aujourd’hui. Oui, nous avons voulu, nous voulons toujours la paix. Et la paix n’est sûre qu’avec notre politique. Le ministère, qui en parle tant, la compromet.

Quel homme sensé voudrait aujourd’hui la guerre ?

Nous l’avons faite vingt ans, pour nous affranchir, pour nous établir. Nous avions besoin, nous France nouvelle, d’abord d’être maîtres chez nous, puis de prouver à l’Europe notre force et d’y prendre notre rang.

Le but est atteint, bien atteint. Nous sommes maîtres chez nous. En 1830 nous l’avons bien fait voir. L’Europe l’a reconnu. Et quant à la gloire, ce baptême des peuples, quel vieil État, quelle antique race a plus à raconter que nous n’avons fait ?

A nos fiers combats pour notre indépendance et notre rang parmi les nations, deux esprits se sont mêlés, l’esprit de propagande et l’esprit de conquête. De cela nous avons reconnu le mal ; nous n’en voulons plus aujourd’hui.

La propagande de la vérité par la force, c’est la corruption de la vérité ; la violence au nom de la liberté, c’est la ruine de la liberté, d’abord pour les vaincus, puis pour les vainqueurs. Nous ne sommes pas les fils du Coran. Nous respectons les idées, les sentiments, les institutions, les droits d’autrui, comme nous voulons qu’on respecte les nôtres. Nous avons foi dans l’intelligence et dans le temps. Nous aspirons à donner au monde le spectacle de la civilisation libre, vraie, générale, de cette civilisation vers laquelle l’Europe marche depuis tant de siècles. Nous croyons que ce spectacle est un grand exemple et suffit à notre grandeur.

La paix nous est chère dans l’intérêt de la moralité nationale. Nous souhaitons passionnément de voir régner parmi nous l’esprit d’ordre, l’esprit de famille, le respect du droit, la confiance dans l’avenir. Nous honorons surtout l’intelligence, le travail, les bonnes mœurs. Nous voulons que les ambitions se règlent, que les âmes s’apaisent, que les esprits s’éclairent, qu’il y ait dans la vie sociale beaucoup d’activité et peu de hasard.

Nous entrons seulement dans la carrière de la prospérité publique. Grâce à Dieu, elle est déjà grande et grandit chaque jour. Notre agriculture se perfectionne, notre industrie se développe, notre commerce s’étend ; mais que nous sommes encore loin de ce que nous pouvons, de ce que nous devons être ! Les capitaux ne suffisent pas au travail ; les lumières ne suffisent pas au bon emploi des capitaux. En tout genre, et soit qu’il s’agisse de moyens matériels ou intellectuels, d’administration publique ou d’affaires privées, que de lacunes à combler, que de progrès à faire ! Progrès qui doivent pénétrer partout, se répandre sur toutes les conditions, qui ne seront vraiment satisfaisants que lorsque la société tout entière y aura pris part, et pour le travail et pour les fruits.

A tout cela il faut la paix, la paix longue, la paix assurée. C’est aujourd’hui la conviction de tous, le désir de tous. L’Europe veut la paix comme la France. En France, le pays la veut comme le gouvernement du Roi. C’est l’un des plus beaux titres de notre monarchie à la reconnaissance publique que sa constance dans la politique de la paix. Et s’il est permis de parler de soi en de si grandes choses, moi aussi je me suis constamment associé à cette politique ; moi aussi j’ai proclamé et mis en pratique à cet égard, et dans les plus difficiles épreuves, la plus ferme conviction.

Mais il ne suffit pas de désirer, il ne suffit même pas de vouloir. Telle est la faiblesse de l’homme que, contre sa pensée, contre son vœu, il peut être conduit par ses propres actes, par ses propres fautes, au résultat même qu’il redoute le plus et s’efforce le plus d’éviter.

C’est ce péril que nous fait courir le cabinet du 15 avril. C’est la conséquence de sa politique. Il compromet la paix au lieu de l’affermir.

La paix peut être compromise de deux manières :

Par une politique faible, peu digne et qui blesserait l’honneur national ;

Par une politique imprévoyante, malhabile, et qui conduirait mal les affaires.

La France est susceptible, très susceptible pour la dignité de sa vie nationale et de son attitude dans le monde. Grâces lui en soient rendues ! La susceptibilité publique, populaire, ce sentiment soudain, électrique, un peu aveugle, mais puissant et dévoué, c’est l’honneur, c’est la grandeur des sociétés démocratiques ; c’est par là que, malgré leurs inconséquences et leurs faiblesses, elles se relèvent et retentissent avec éclat dès que cette noble fibre est émue. Et que le gouvernement le sache bien : elle peut paraître molle, inerte, et tout à coup s’émouvoir, s’ébranler, et tout agiter par son ébranlement. Vous aimez la paix ; vous voulez la paix. Prenez soin, grand soin de la dignité nationale ; donnez-lui satisfaction et sécurité. Si elle doute, si elle s’inquiète, inquiétez-vous aussi pour la paix. Ses biens sont grands et doux ; mais un pays libre ne les achètera pas longtemps au prix d’une souffrance morale et d’un malaise offensant.

C’est d’ailleurs une situation si commode, une si grande force pour le gouvernement que de se mettre en sympathie avec la fierté nationale et de s’en faire un bouclier ! Que d’embarras il peut s’épargner, que de questions il peut résoudre par ce seul moyen ! En toute occasion, à chaque instant, ces étrangers, à qui vous avez à faire, vous observent, vous tâtent. Qu’ils vous sachent fiers et fermes, ils mesureront, ils contiendront leurs paroles, leurs actes ; ils y regarderont à deux fois avant d’engager une question et de courir une chance contre vous. Mais s’ils vous trouvent, s’ils vous sentent un peu timides, irrésolus, enclins à éluder, à céder, croyez-vous qu’ils vous feront des conditions meilleures, qu’ils vous traiteront avec plus de ménagement ? Tout au contraire : ils insisteront, ils presseront, ils inquiéteront ; ils se soucieront peu de vous susciter des affaires, ils compteront peu avec vous. Et la paix, chargée d’embarras, de questions, d’ennuis, de dégoûts, deviendra de plus en plus incommode, difficile, et se trouvera enfin en péril, quoi que vous ayez fait pour la maintenir.

Que sera-ce si les affaires sont conduites d’ailleurs avec légèreté, imprévoyance, sous l’empire des premières impressions, dans le seul but d’échapper aux embarras du moment, de se ménager une réponse évasive, de sauver passagèrement les apparences ; sans cette puissance d’attention et de mémoire qui tient compte de tous les faits, sans cette prudence et cette maturité de dessein qui préviennent les démarches inconsidérées, et ne sacrifient jamais à la commodité du présent la sécurité de l’avenir ?

Croyez-vous, mon cher monsieur, qu’à de telles conditions, avec une telle conduite, en présence de la dignité nationale attristée et froissée, au milieu d’affaires étourdiment entamées et de plus en plus compliquées, la paix soit bien forte et bien sûre ? Croyez-vous que ce soit là vraiment la politique de la paix ?

Interrogez les faits, les faits récents, avérés. Ils parlent bien plus haut que moi. Ils étalent partout, dans nos relations au dehors, la faiblesse, l’imprévoyance, la légèreté du cabinet, et leurs périlleuses conséquences. Ils montrent la paix par lui sans cesse compromise et près de nous échapper.

En Suisse, pour éloigner de notre frontière un jeune insensé, il a fallu mettre en mouvement un corps d’armée ; et nous nous sommes vus à la merci de Louis Bonaparte et des radicaux de Thurgovie, qui étaient, avec quinze jours d’obstination, parfaitement maîtres de nous contraindre à faire la guerre à un peuple ami, et très utile ami.

Pourquoi ?

Parce que le cabinet n’avait pas maintenu, dans nos rapports avec ce peuple, notre bonne, notre naturelle politique, la politique adoptée par ses prédécesseurs. Parce qu’il avait entamé et conduit ses réclamations contre le séjour de Louis Bonaparte en Suisse, étourdiment, confusément, sans discernement ni prévoyance, d’une façon offensante pour la Suisse, et qui ne laissait, à la Suisse ni à nous-mêmes, aucune voie pacifique et honorable pour sortir d’embarras.

En Belgique, les choses en sont venues aux dernières extrémités. Les passions révolutionnaires ont été mises en mouvement. Le peuple belge et son roi se trouvent engagés, compromis, placés entre une résistance impossible et une retraite.... peu digne.

Pourquoi ?

Parce que le cabinet n’a pas osé prendre, dès le début de l’affaire, une résolution nette et ferme ; parce qu’il n’a pas su influer sur l’Europe, si cela se pouvait, pour obtenir, quant au territoire, des modifications favorables à la Belgique ; et si cela ne se pouvait pas, sur la Belgique, pour la décider promptement à l’exécution du traité, et épargner ainsi aux Belges la déplorable alternative où ils sont aujourd’hui, à nous la triste attitude que nous tenons, à nous et aux Belges des inconvénients graves et peut-être de graves périls.

Au Mexique, nous avons eu un succès, de la gloire. Le succès et la gloire n’ont rien fini. Nos compatriotes sont maltraités, opprimés, proscrits, chassés par le gouvernement mexicain plus violemment que jamais. La lutte est devenue plus âpre et l’issue plus obscure. Nous sommes entraînés là dans une entreprise infiniment plus grande que son motif et son but, où les moyens, les sacrifices, le terme sont également difficiles à prévoir. Nous sommes en guerre à plus de deux mille lieues de notre pays, en face des déserts et des Barbares, également en peine d’avancer et de revenir.

Pourquoi ?

Parce que le cabinet n’a point prévu les difficultés de l’entreprise ; parce que, au début, il l’a laissé languir, faute de moyens suffisants et bien combinés ; parce qu’il n’a pas su engager là, dans notre cause, les grandes nations commerçantes qui y avaient pourtant des intérêts analogues, l’Angleterre et les États-Unis, par exemple ; et qu’il nous a placés au contraire envers elles dans une situation très épineuse, et qui le devient beaucoup plus en se prolongeant.

Ainsi, partout où nous avons eu des affaires, elles se sont compliquées, aggravées. La paix y a été compromise : la guerre en est sortie, ou bien a été ou bien est encore sur le point d’en sortir.

Et pour un grand peuple, pour la France, il n’y a pas moyen de n’avoir point d’affaires. Il n’y a pas moyen de se retirer de toutes parts comme d’Ancône, et de s’isoler comme la république de Saint-Marin. La France est partout présente, partout intéressée ; partout, quand une question survient, quand un événement éclate, il faut rester, il faut agir. Partout et toujours vous voulez la paix : vous avez raison, la paix est excellente ; il faudrait aujourd’hui, pour la rompre, des raisons énormes, des raisons de sûreté et d’honneur national. Mais la paix, la paix qui convient à la France, est une œuvre laborieuse, élevée, qui exige beaucoup d’activité, de courage, de prévoyance, d’ascendant, qui a ses luttes et veut avoir sa gloire, comme la guerre. Si vous êtes faibles et imprudents, peu dignes et peu habiles, si vous ne savez pas plus résoudre les questions par les négociations que par les armes, si vous les laissez s’élever légèrement ou s’engager profondément en vous montrant également incapables de les soutenir ou de les prévenir, de les trancher ou de les dénouer, ne parlez pas de la paix ; ne vous dites pas les ministres de la paix. Vous ne convenez pas plus à la paix qu’à la guerre. Vous profanez le nom de la paix. Vous compromettez sa durée. Loin qu’elle vous doive rien, c’est par vous, à cause de vous qu’elle s’abaisse et dépérit.

Je m’arrête, mon cher monsieur, car notre pays, dans le trouble bien naturel qui lui reste après tant et de si rudes secousses, redoute l’expression énergique des sentiments même les plus modérés, et croit voir de l’exagération dans le langage de toute conviction forte. Mais tenez pour certain que la politique légère et pusillanime n’est point la politique de la paix, et qu’entre les mains du cabinet du 15 avril la paix n’est pas plus en sûreté que l’honneur national.

GUIZOT.

 

3° Discours prononcé par M. Guizot dans le collège électoral de Lisieux, le 3 mars 1839, immédiatement après son élection[2].

 

Messieurs,

Vous venez de me faire un grand honneur : je vous en remercie avec une profonde reconnaissance. J’y vois bien autre chose qu’un succès personnel ; j’y vois la sanction de la conduite que j’ai tenue dans ces derniers temps, la preuve que j’ai bien jugé et bien agi.

Et ne croyez pas, Messieurs, que j’aie agi légèrement ; j’ai beaucoup délibéré, beaucoup attendu. Ce n’est point à plaisir que je me suis mis en dissidence avec le gouvernement que j’aime, que j’ai servi, que j’entends servir encore, aujourd’hui et toujours. Je pressentais les conséquences de cette dissidence, les mauvaises interprétations, les injures, les calomnies, et, ce qui me touche bien davantage, peut-être la désapprobation sincère de quelques-uns de mes anciens amis, gens de bien avec qui je m’honore d’avoir longtemps marché, et dont la sympathie me sera toujours chère.

Pourtant, je n’ai pas hésité : je voyais deux choses pressantes, décisives.

Je voyais au dedans l’affaiblissement du gouvernement représentatif, spécialement de la Chambre des députés, c’est-à-dire de l’influence de la France dans ses propres affaires ;

Au dehors l’affaiblissement de notre attitude, de nos actes, de nos alliances ; c’est-à-dire l’affaiblissement de l’influence de la France dans les affaires de l’Europe.

Et à la suite de cette altération prolongée de la politique nationale, j’entrevoyais une réaction déplorable, dangereuse peut-être.

L’expérience ne nous manque pas, Messieurs ; nous savons comment les gouvernements s’engagent dans une mauvaise voie, et se compromettent de plus en plus, et finissent par se perdre, toujours entourés d’amis, mais d’amis aveugles et faibles, qui ne savent ni les avertir, ni les retenir. Ce n’est point là pour nous une idée générale, un souvenir vague. Nous l’avons vu. Nous ne le reverrons point. Nous en avons une double garantie, la sagesse du roi et la sagesse du pays. Mais la sagesse consiste précisément à remarquer, à signaler de bonne heure la déviation et le péril. C’est au bord de la pente qu’il faut et qu’on peut s’arrêter. C’est le mérite des gouvernements libres, c’est le devoir des bons citoyens dans les gouvernements libres de combattre le mal dès qu’il paraît, de le repousser avant qu’il s’aggrave. Notre promptitude à nous inquiéter, à nous prémunir dans le présent, fait notre sécurité dans l’avenir.

Savez-vous d’ailleurs, Messieurs, qui aurait le plus à souffrir de la réaction qu’amèneraient nécessairement l’affaiblissement de nos institutions et l’altération de la politique nationale ? le gouvernement, le pouvoir lui-même. C’est à lui qu’on s’en prendrait, à lui qu’on en ferait payer le prix. Vous verriez les principes et les moyens de gouvernement s’affaiblir à leur tour ; vous verriez renaître dans le pays le désir des garanties excessives, des précautions qui énervent et désarment le pouvoir. Nous avons besoin qu’il soit fort, et je crains ses fautes au moins autant pour les méfiances qu’elles inspirent que pour le mal immédiat qu’elles font.

Voilà ce qui m’a décidé, Messieurs ; voilà les motifs de ma dissidence avec le cabinet. Comme j’avais l’honneur de vous le dire tout à l’heure, je ne me dissimulais point les difficultés d’une telle situation. Je ne me flattais point qu’elle fût sur-le-champ comprise et universellement approuvée. Mais j’espérais qu’une longue session, des débats nombreux et divers répandraient partout la lumière. Il n’en a point été ainsi. Une dissolution brusque, inattendue, est venue porter tout à coup devant vous, Messieurs, devant le pays tout entier, des questions à peine posées et encore mal éclaircies. J’en ai craint, je l’avoue, de fâcheuses conséquences. J’ai craint l’un ou l’autre de deux maux, tous deux bien graves, l’irritation du pays ou sa faiblesse. J’ai craint qu’il ne s’emportât au delà du but ou qu’il ne méconnût le péril.

Je suis rassuré, Messieurs, car ce qui se passe dans cet arrondissement, ce que vous venez de faire ne saurait être un fait isolé ; c’est, à coup sûr, le symptôme, l’image de ce qui se passe, de ce qui se fait dans toute la France. Une majorité vient de se déclarer, décidée, forte, plus forte qu’elle n’avait jamais été. Jamais, Messieurs, depuis neuf ans, et permettez-moi d’en être fier, je n’ai reçu de vous un aussi grand nombre de suffrages. Et cette majorité si forte n’est point une majorité passionnée, l’œuvre d’un ardent esprit de parti ; elle est, au contraire, aussi conciliante que décidée ; elle rallie presque tous, je dirais, si j’osais, tous les amis sincères de notre révolution de 1830, de notre monarchie de 1830, de la charte et de la dynastie de 1830. Séparés plusieurs années, ils viennent aujourd’hui de se rapprocher et de s’unir.

Messieurs, il y a là bien autre chose que ce qui me touche. Quel est le besoin pressant, évident de notre époque ? Quel est le moyen, le seul moyen de mettre un terme aux embarras et aux dangers de notre situation ? Précisément ce qui se forme, ce qui apparaît en ce moment parmi vous, une majorité à la fois décidée et point exclusive, forte et conciliante.

Une majorité décidée est indispensable à la force et à la moralité de nos institutions, à la force et à la moralité du gouvernement lui-même. Nous souffrons, nous dépérissons depuis cinq ans, chambres et cabinets, pouvoir et liberté, par ces majorités étroites, flottantes, qui ôtent au gouvernement toute fixité, toute élévation, tout ascendant, pour donner à de misérables intrigues et à de chétifs intérêts une déplorable et ridicule importance.

Depuis cinq ans aussi on a beaucoup parlé de conciliation. C’est un mot puissant et doux que de toutes parts on a essayé de s’approprier. Moi aussi, Messieurs, j’aime et je désire la conciliation. C’est pour une politique modérée, pour une politique qui ménage, qui concilie tous les droits et tous les intérêts, que j’ai toujours combattu. Et quand je rentre en moi-même, je n’y trouve rien, absolument rien qui me rende la conciliation difficile. Je ne porte en moi nul sentiment violent ou amer. Je n’ai de haine pour personne ; je n’ai fait de mal à personne. Je défie qui que ce soit en France de dire que je l’aie poursuivi de quelque mauvais vouloir, de quelque ressentiment personnel. J’ai appris de la vie à beaucoup comprendre, à beaucoup expliquer, et j’ose croire que l’énergie de la conviction n’exclut point un peu d’impartialité dans l’esprit et de bienveillance dans le cœur.

Mais, Messieurs, toutes les fois que j’ai entendu parler de conciliation, j’ai regardé à deux choses, à la sûreté publique et à ma dignité personnelle.

Tant que l’État m’a paru en danger, tant que j’ai vu le Roi et la charte menacés, attaqués, et aussi tant qu’on a semblé mettre la conciliation au prix du désaveu de cette politique de résistance qui les avait sauvés dans les mauvais jours, je n’ai pas voulu, je n’ai pas dû m’y prêter.

Tel était l’état des choses, Messieurs, en 1834, 1835, 1836. C’est le temps de Fieschi, d’Alibaud, de Meunier, du complot de Strasbourg ; temps de lutte et de péril, à coup sûr ; temps qui commandait une politique vigilante et forte, la politique du 13 mars et du 11 octobre. Je ne l’ai point abandonnée. Vous ne me l’auriez pas conseillé, Messieurs. Que dis-je ? vous ne me l’auriez pas pardonné. Vous êtes vigilants pour la sûreté du gouvernement de Juillet ; vous êtes jaloux de l’honneur de votre député. Je les ai gardés l’un et l’autre. Je suis sûr que vous m’en approuvez.

Les temps sont changés. La sûreté de l’État n’est plus menacée. La résistance a porté ses fruits. Le Roi et la charte respirent à l’abri des lois et du sentiment public. Des questions se sont élevées, étrangères à nos anciens débats, relatives à la réalité de nos institutions, à la dignité de notre politique extérieure, à la bonne conduite de nos affaires : questions qui ne me donnent rien à désavouer ; terrain libre et élevé sur lequel peut s’accomplir une conciliation vraie et honorable. Je m’y prête avec empressement. Là est le principe d’une majorité large et conciliante, qui peut rallier les amis sincères du gouvernement de Juillet, sans imposer à aucun d’eux ni faiblesse ni mensonge. On parle beaucoup de la coalition : Messieurs, regardez ce qui se passe au milieu de vous, dans cet arrondissement, dans ce collège. Quelqu’un de vous a-t-il renié ses opinions, ses antécédents, ses amis ? Vous sentez-vous coupables de défection ou d’hypocrisie ? Non, certes, vous êtes conséquents avec vous-mêmes, fidèles à tout ce que vous avez pensé, fait, aimé, servi. Et pourtant, vous vous êtes rapprochés les uns des autres ; vous pensez, vous votez ensemble sous l’empire d’une même idée, d’un même sentiment, l’attachement au gouvernement représentatif, à sa dignité, à sa vigueur, le désir de le voir vrai et efficace. Voilà la coalition, Messieurs ; il n’y en a pas d’autre ; celle qui s’accomplit parmi vous, naturellement, utilement et moralement, c’est la même qui s’est accomplie dans la Chambre. Partout également légitime et honorable, elle sera partout, je l’espère, également salutaire ; elle rendra partout à nos institutions leur vérité et leur énergie ; elle deviendra partout la source de vraies majorités parlementaires, en nous laissant à tous l’honneur de notre passé, la liberté de notre avenir.

Messieurs, dans ce que je fais et demande aujourd’hui, il n’y a rien d’étrange, rien de nouveau pour moi. Je suis fidèle, étroitement fidèle à ce que j’ai fait et demandé de tout temps. Il y a bientôt trois ans, en août 1836, dans cette même enceinte, beaucoup d’entre vous me firent l’honneur de m’inviter à un banquet. J’y prononçai un discours dont la presse et la tribune ont bien voulu s’occuper souvent. Je saisis avec bonheur cette occasion de rendre hommage à la sagesse du Roi, de rappeler les services éminents, immenses, que le Roi a rendus à la France, à la cause de l’ordre et de la paix. Ce que j’ai dit alors, je le répéterais, je le répète encore avec la même conviction, la même reconnaissance. Et alors je disais aussi :

Soutenir le Roi, ce n’est pas lui laisser tout à faire. Notre adhésion ne doit pas être une adhésion passive, inefficace, une adhésion de spectateurs. Le Roi ne peut rien sans le pays ; sa fermeté a besoin de notre fermeté ; sa sagesse puise sa force dans notre sagesse. Que la majorité nationale, qui a si bien soutenu le Roi dans la politique du juste-milieu, ne se laisse donc jamais ralentir, ni décourager, ni désunir ; qu’elle manifeste hautement sa pensée, qu’elle exerce fermement son influence. La clairvoyance, la vigilance, la persévérance, l’énergie, sont pour elle d’impérieux devoirs : qu’elle les accomplisse. Les périls du Roi s’éloigneront de plus en plus comme ceux de la France. La liberté, la liberté réelle et générale ira toujours se développant, et nous verrons s’affermir ensemble la sécurité du peuple et du trône, la dignité du pays et du pouvoir.

Que faisais-je par ces paroles, Messieurs, sinon réclamer la réalité, l’énergie du gouvernement représentatif, l’influence de la Chambre des députés dans les affaires du pays, l’influence d’une majorité forte, active, digne, dans la Chambre des députés ? Jamais, Messieurs, pas une minute, je n’ai déserté cette grande cause ; jamais je n’ai accepté que nos institutions fussent énervées, éludées, abaissées, qu’une administration sans principes, sans vigueur, fût le vrai gouvernement du pays. Je ne reconnais point à de tels traits ce gouvernement libre et fier que nous avons conquis en 1830. Je le veux complet, aussi complet que régulier. Je crois que sa sûreté comme son honneur résident dans le développement énergique, dans le constant équilibre de tous ses éléments. Je veux les voir grandir et se fortifier tous, et tous ensemble. Aujourd’hui, Messieurs, comme en 1836, comme toujours, je crie : Vive le Roi ! vive la Charte ! c’est le cri du pays.

 

XIV

Le roi Louis-Philippe à M. Guizot.

 

Dimanche à 2 heures, 24 mars 1839.

Au moment où je croyais que tout était prêt à se conclure, tout est rompu, et le maréchal vient m’annoncer qu’il se retire. Je désire vivement vous voir, vous entendre et en causer avec vous. Venez donc chez moi le plus tôt que vous pourrez.

 

XV

 Lettre adressée à M. Guizot par vingt-cinq citoyens américains, le 1er février 1841.

 

Sir,

The undersigned, citizens of the United States of America, sojourners in Paris, being deeply impressed with the friendly spirit and generai excellence of the introduction to your valuable edition of the Life and Writings of Washington, have united for the purpose of soliciting you to sit for your picture to an American artist who has earned a high réputation in his profession. Our ulterior purpose is to transmit the portrait to the speakers of our Congress, and to request for it place in the library of that body, as a permanent memorial of the profound respect which we entertain for your personal character and intellectual trophies, and, in particular, of the gratitude which all Americans should feel for your liberal agency in exhibiting anew to Europe the true nature of their Revolution and the distinctive preeminence of its hero.

Signatures : E. S. Burd. — Tho. van Zandt. — Jared Sparks. — Matthew Morgan. — Eugène Avail. — M. Brimmer. — F. P. Corbin. — Robert Walsh. — Andrew Ritchie. — Herman Thorn. — Robert Baird. — Gas. M. Gibbs. — Léonard Hoods, profes. of Brunswick collège, Maine. — Henry Seybert. — R. N. Gibbes. — H. L. Preston. — M. Smiller. — H. G. Dyar. — Charles J. Biddle. — E. C. Biddle. — J. Randolph. — J. Archer. — W. van Reusslaer. — Tho. Warner. — Alex. van Reusselaer.

 

XVI

1° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, le 25 mai 1839.

Monsieur le maréchal,

Ainsi que je l’annonçais hier à Votre Excellence, lord Palmerston a communiqué sans retard à tous les membres du conseil la nouvelle de la reprise des hostilités entre l’armée turque et l’armée égyptienne. Le soir, au bal qui a eu lieu chez la reine, lord Melbourne, lord Lansdowne, lord Normanby, m’ont, tous les trois, à diverses reprises, exposé l’aspect sérieux sous lequel ils envisageaient cet événement ; ils cherchaient néanmoins à se persuader encore que la nouvelle pouvait ne pas être parfaitement exacte, et ils se fondaient sur le contraste qu’elle présente avec celles qui la précédaient, soit de Constantinople, soit d’Alexandrie. Quoique j’eusse entouré de tout le secret possible ma communication, elle avait déjà transpiré. Dans la soirée Reschid-Pacha, qui devait prendre aujourd’hui congé de la reine, informé directement par lord Palmerston, annonçait tout haut qu’il avait suspendu son départ ; le comte Orloff savait aussi la nouvelle, et sans la commenter dans ses conséquences, il en proclamait la gravité avec affectation.

Lord Palmerston a désiré me revoir aujourd’hui. Nous avons eu une nouvelle conférence qui a duré deux heures. Le temps me manque pour en rendre un compte détaillé à Votre Excellence ; mais j’aime mieux me borner aux points principaux de la conversation que d’en ajourner une analyse plus complète.

Lord Palmerston venait de recevoir la dépêche de lord Granville qui confirme entièrement celle que je lui ai communiquée hier, et qui ajoute même que la nouvelle est arrivée à Malte de deux points différents, de Syra et d’Alexandrie Nous avons laissé les doutes d’hier de côté, et le mal admis, il ne s’est plus agi que du remède.

Lord Palmerston a commencé par me déclarer qu’il allait me soumettre ses vues personnelles sur l’état de la question, que lundi il les proposerait au conseil, mais que rien n’y serait arrêté d’une manière définitive avant les réponses de Paris. Je n’ai pas besoin d’ajouter que, dans cette longue conversation, j’ai toujours eu soin de me présenter comme dépourvu de toute instruction, de manière qu’aucune de mes paroles ne passât pour l’expression, même la plus affaiblie, de la pensée de mon gouvernement.

Lord Palmerston, monsieur le maréchal, a posé d’abord une hypothèse de laquelle découle tout l’ordre d’idées dans lequel il s’est placé :

Je prends pour point de départ, m’a-t-il dit, que le but de notre politique commune est la conservation de l’empire ottoman, comme la moins mauvaise garantie du maintien de l’équilibre européen ; il y a chez nous, comme en France, une certaine opinion favorable au développement de la puissance égyptienne. Cette opinion, le cabinet anglais ne la partage pas, mais c’est une des difficultés nombreuses qu’il rencontre sur sa route dans les affaires d’Orient.

La conservation de l’empire ottoman admise comme but, nous avons à le défendre de ses amis et de ses ennemis.

L’événement actuel nous surprend et nous laisse dans l’ignorance de ce que nous avons à craindre des amis de l’empire ottoman ; c’est une éventualité à laquelle nous aurons à parer plus tard ; commençons par les ennemis. Le fait d’agression (attribué par la nouvelle télégraphique aux Turcs) a son importance morale, car il y a un principe de justice, dont nous ne pouvons méconnaître la puissance, dans une première disposition à faire retomber les conséquences de la guerre sur l’agresseur ; mais nous devons en même temps nous rappeler que nous ne nous sommes jamais portés garants des arrangements de Kutaièh, que nous n’avons jamais, par un acte quelconque, oblitéré la qualité de vassal dans le vainqueur et de souverain dans le vaincu ; nous avons cédé à la force des choses ; ces choses venant à changer, il y aurait à examiner jusqu’à quel point le souverain a le droit de ressaisir par les armes ce que les armes du vassal lui ont enlevé.

Passons encore sur le fait d’agression et supposons-le résolu en faveur de l’Egypte ; nous ne pouvons vouloir ni que le pacha victorieux de nouveau remette l’empire ottoman au bord de sa ruine et le force à se jeter dans les bras de la Russie, ni que le sultan, excité par de premiers succès (succès bien douteux !), laisse la paix de l’Europe en péril tout le temps qu’il lui plaira de disputer au pacha ses dernières conquêtes et peut-être ses anciennes possessions.

Notre premier devoir est donc d’arrêter le plus tôt possible la collision si malheureusement entamée : avec quels moyens d’action ? dans quelles limites ?

Les moyens d’action peuvent être de deux sortes : des vaisseaux et des troupes de débarquement. J’ignore s’il entrerait dans les vues du gouvernement français d’envoyer sur le théâtre des événements un corps expéditionnaire ; occupés comme nous le sommes dans l’Inde et en Amérique, nous ne pourrions y paraître nous-mêmes avec une force suffisante en temps utile. Cette dernière condition s’appliquerait aussi à l’intervention militaire de la France, car un corps expéditionnaire devrait être au moins de quinze mille hommes, et le temps de le réunir et de l’embarquer ne saurait être moins de deux à trois mois. Restent donc les escadres. Celles-là sont sur les lieux, et peuvent même être rapidement accrues. Nous avons huit vaisseaux dans l’Archipel et deux dans le Tage. Nos escadres réunies suffisent à tous les événements de mer.

Les instructions de nos amiraux devraient prévoir deux cas : celui où, en se présentant sur la côte de Syrie, ils trouveraient le pacha victorieux, celui où ils arriveraient pour assister à sa défaite.

Si l’avantage est resté aux armes du pacha, nos amiraux auraient à lui intimer l’ordre de s’arrêter dans la situation où il serait à leur arrivée, sous menace de voir ses communications coupées avec Alexandrie et tout ravitaillement par mer rendu désormais impossible. Un nombre suffisant de vaisseaux paraîtrait en même temps devant Alexandrie, déclarerait le port en état de blocus jusqu’à ce qu’Ibrahim eût reçu l’ordre de son père de suspendre sa marche victorieuse, empêcherait la sortie de la flotte égyptienne, si elle était dans le port, et ne permettrait sa rentrée, si elle était en mer, qu’après l’acceptation des conditions proposées.

Si l’armée ottomane a commencé par des succès, la même intimation sera faite au pacha qui la commande ; nos amiraux auraient à user de toute leur influence pour le déterminer à ne pas pousser ses avantages au delà d’une portion de territoire (qu’il s’agirait de fixer en commun), et ils lui annonceraient qu’ils demanderont sans retard les instructions de leur gouvernement pour le cas éventuel où leur conseil resterait sans effet. Pendant ce temps, les efforts de nos deux missions à Constantinople s’exerceraient sans relâche pour ramener et contenir le sultan dans les bornes d’une sage modération.

Telle est en peu de mots, Monsieur le maréchal, l’action navale des deux puissances, telle que la comprend lord Palmerston, telle qu’il la proposera lundi au conseil, telle qu’il la soumet au gouvernement du Roi. Il a ajouté, comme de raison, que cette action, pour être efficace, doit être immédiate et qu’il n’y a pas un moment à perdre pour combiner les mouvements de nos flottes, et préparer les instructions de nos amiraux.

Je passe à l’action diplomatique.

Lord Palmerston est d’avis que nous nous présentions sans retard à Vienne unis d’intentions et d’efforts pour la conservation de l’empire ottoman, que nous y exposions franchement le but que nous nous proposons d’atteindre, et que nous pressions l’Autriche d’y concourir par tous les moyens en son pouvoir. Une démarche de même nature aurait lieu en même temps à Berlin.

Ici, encore, a repris lord Palmerston, nous avons deux cas différents à prévoir. La Porte peut avoir déjà imploré et reçu les secours de la Russie en hommes et en vaisseaux ; elle peut les avoir demandés et la Russie hésitera les accorder.

Dans le premier cas, nous devons proposer au cabinet autrichien de s’unir à nous pour déclarer que l’Europe occidentale exige, au nom de l’équilibre européen, que les troupes auxiliaires russes rentrent immédiatement sur leur territoire après avoir accompli l’objet de leur mission, et sans qu’il puisse en résulter pour le gouvernement russe ni conquêtes, ni stipulation d’avantages commerciaux ou politiques. Cette déclaration, quelle que fût sa forme, devrait être péremptoire au fond, et ne laisser à la Russie aucune incertitude sur les conséquences auxquelles une conduite opposée à celle de ses alliés l’exposerait inévitablement.

Dans le second cas, nous presserions la cour de Vienne de proposer avec nous à Pétersbourg un concert préalable entre les cinq grandes puissances, concert dont le but serait le maintien de l’indépendance de l’empire ottoman, et dont l’action se fixerait en commun. Nous réglerions alors le rôle auxiliaire de la Russie, et nous l’enfermerions dans les limites d’une entente commune.

Dans ces deux hypothèses, nous atténuerions, autant qu’il est en nous, le désastreux effet des destinées de l’empire ottoman commises uniquement à la Russie.

Tel est, Monsieur le maréchal, le résumé le plus fidèle que ma mémoire a pu reproduire de mes deux conférences avec lord Palmerston. Je crois avoir rendu sa pensée exacte. J’ose supplier Votre Excellence de vouloir bien me mettre le plus promptement possible à même de lui faire connaître le jugement qu’en portera le gouvernement du Roi.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

2° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, 13 juin 1839.

Monsieur, nous n’avons pas encore reçu les lettres arrivées par le dernier paquebot de l’Orient, mais une dépêche télégraphique de Marseille, insérée dans le Moniteur, prouve qu’à la date la plus récente, malgré une rixe entre les soldats turcs et égyptiens, les craintes d’une collision entre les armées ne s’étaient pas encore réalisées. Le temps qui s’écoule fortifiera inévitablement l’espoir qu’il est permis de fonder, pour le maintien de la paix, sur l’accord de toutes les grandes puissances européennes.

L’accueil qu’ont reçu à Berlin et surtout à Vienne nos premières ouvertures pour arriver à un concert propre à assurer ce résultat est de la nature la plus satisfaisante. Le cabinet prussien, appelé par sa situation à un rôle secondaire dans tout ce qui se rapporte à l’Orient, n’a pu naturellement que se montrer disposé à appuyer, dans la mesure de ses moyens, les efforts de ses alliés ; mais celui de Vienne, dont la situation est toute différente, n’a pas hésité à se prononcer franchement, catégoriquement, sur les dispositions à prendre dans cette grave circonstance, et M. le comte Appony a reçu l’ordre de me communiquer une dépêche fort développée dans laquelle M. de Metternich avoue, avec les formes diplomatiques qui lui sont habituelles, sa manière de voir sur cet objet important. Il commence par reconnaître que, au point où les choses en sont venues, un statu quo, source de tant d’inquiétudes et presque également odieux aux deux parties, est bien difficile à maintenir. Si l’on devait en sortir par la rentrée de la Syrie sous l’autorité de la Porte, au moyen du seul effort des armes turques, il applaudirait à cette solution ; mais il la regarde comme plus qu’invraisemblable, et il croit que, dans la lutte qui s’engagerait, toutes les chances seraient en faveur de Méhémet-Ali. Dans cet état de choses et sans préjudice des négociations à ouvrir pour un arrangement définitif, il est comme nous d’avis que les grandes cours doivent s’entendre dans le but de prévenir les hostilités, si elles sont commencées, d’y mettre fin, si elles avaient malheureusement éclaté, de concilier, en tenant compte de la puissance des faits, les vœux raisonnables des deux parties par une transaction qui assure l’avenir, et d’arrêter ce qu’il y a d’exagéré dans leurs prétentions. Admettant comme axiomes incontestables qu’aucune des puissances ne désire le renversement du sultan, qu’aucune ne croit à la possibilité d’expulser Méhémet-Ali de l’Égypte, et qu’aucune enfin ne cherche à s’agrandir aux dépens de l’empire ottoman, il en conclut qu’il leur est facile de tomber d’accord, et il répète qu’elles ont entre les mains tout ce qui est nécessaire pour donner du poids à leur détermination. Des escadres françaises et anglaises sont dans la Méditerranée, les troupes de terre et de mer ne manquent pas à la Russie ; un langage ferme et uniforme à Alexandrie et à Constantinople, secondé par les attitudes également sérieuses, mais expectantes que prendraient les forces maritimes, suffirait probablement, suivant M. de Metternich, pour assurer le succès de la médiation des puissances. Tel est le résumé de la dépêche que m’a communiquée M. le comte Appony. Elle se termine par une observation qui m’a frappé, parce que j’y ai vu l’apparition timide d’une pensée toujours caressée par le cabinet autrichien et toujours repoussée par la Russie, celle d’établir dans la capitale de l’Autriche une conférence des affaires d’Orient ; Vienne, dit M. de Metternich, est, relativement à la grande question dont il s’agit, un point tellement central que les réponses peuvent y parvenir pour ainsi dire en même temps. Des communications semblables à celle que contenait la dépêche écrite par M. le comte Appony ont été transmises à Saint-Pétersbourg, à Vienne et à Berlin.

Aussitôt que je saurai quelque chose de plus, je m’empresserai de vous en informer pour que vous puissiez en entretenir lord Palmerston.

 

3° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, 17 juin 1839.

Ma précédente expédition vous a fait connaître la réponse du cabinet de Vienne à nos premières communications...

Les nouvelles arrivées il y a trois jours par le paquebot de l’Orient ne nous ont appris aucune nouvelle tant soit peu importante ; les armées étaient toujours en présence sur les bords de l’Euphrate, mais rien n’annonçait de la part des chefs la volonté d’en venir aux mains... Les Turcs seraient peu en mesure de commencer les hostilités ; leur armée, dit-on, ne s’élèverait pas au-dessus de 36.000 hommes, affaiblis même par le défaut d’approvisionnements et par la désertion.

L’état des choses, tel qu’il se présente dans ce moment, est propre à justifier de sérieuses inquiétudes. Je vais maintenant vous mettre à même de répondre aux questions que vous a adressées lord Palmerston sur l’opinion que s’est formée le gouvernement du Roi des dispositions à prendre dans le but de pourvoir aux nécessités du moment.

Le gouvernement du Roi comprend l’utilité et la convenance d’un concert entre les grandes puissances pour aviser aux moyens d’assurer, par une attitude et un langage communs le maintien de l’empire ottoman, et il pense que c’est à Vienne que pourrait être établi, de la manière la plus avantageuse, le siège des délibérations qui s’ouvriraient à cet effet.

Il croit que pour empêcher les hostilités, si elles n’ont point encore existé, ou pour y mettre fin, si malheureusement elles avaient déjà commencé, les escadres anglaise et française seraient une sorte de médiation armée maîtresse de la mer, à imposer aux forces de l’Egypte et de la Porte ; et les obliger de rentrer dans leurs ports, si elles en étaient sorties.

L’escadre anglaise paraît être forte de six vaisseaux de ligne, sans compter les autres bâtiments ; la nôtre sera portée aussi à six vaisseaux et comptera de plus quatre ou cinq frégates avec quatre bateaux à vapeur au moins et d’autres bâtiments plus légers. Déjà six vaisseaux sont réunis à Smyrne, ou en route pour s’y rendre ; les trois autres partiront très prochainement. Il importe que des instructions, non pas communes, mais inspirées par une idée identique et que les deux cours se communiqueraient au préalable, soient envoyées sans retard aux commandants des deux escadres pour diriger leurs opérations.

Lorsqu’on saura dans l’Orient que de telles forces agissent dans le même esprit et tendent vers un même but, il n’est pas possible de supposer que, soit la flotte du sultan, soit celle du pacha, veuillent s’exposer à lutter contre elles. Je dis plus ; leur déploiement, en rendant la guerre presque impossible, ôtera à la Russie tout prétexte de mettre en mouvement sa flotte de Sébastopol ou même son armée de terre.

Pour mieux atteindre le résultat que nous avons en vue, peut-être serait-il à propos que le pavillon autrichien se montrât au milieu de l’escadre combinée française et anglaise. Une ou deux frégates, avec quelques bâtiments légers, seraient suffisantes pour cela. Il est à remarquer au surplus que M. de Metternich en a déjà exprimé la pensée.

Telles sont, Monsieur, les mesures qui me paraissent devoir être adoptées sans retard si l’on ne veut se laisser surprendre par les événements. J’arrive à celles qui, lorsque des délibérations formelles seraient ouvertes entre les cabinets, pourraient être prises pour terminer la crise actuelle et en prévenir à jamais le renouvellement.

Dans le cas où nos délibérations et l’attitude de nos escadres n’auraient point empêché les deux parties de prendre les armes, la nécessité d’une action commune deviendrait évidente ; et il n’y a pas lieu d’espérer qu’on pût alors décider la Russie à ne pas intervenir matériellement dans une question où ses intérêts seraient si directement engagés. Ce qu’il faudrait obtenir, c’est que son action fût déterminée et limitée, de concert avec les autres cours ; c’est qu’elle se tînt à celle que la France et l’Angleterre auraient de leur côté à exercer ; c’est qu’enfin, par le fait, une convention européenne remplaçât les stipulations d’Unkiar-Skelessi. Je n’ignore pas tout ce qu’un pareil projet rencontrerait d’obstacles de la part du cabinet de Saint-Pétersbourg ; cependant, il aurait peu d’arguments tant soit peu spécieux à faire valoir, pour repousser des combinaisons évidemment inspirées par le désir de la paix et appuyées de tous les alliés.

Il me reste à parler du but final de cette négociation, de l’arrangement par lequel il serait possible de placer le sultan et son puissant vassal dans une situation plus satisfaisante pour l’un et pour l’autre, plus rassurante pour la tranquillité de l’Orient.

La nécessité de concéder à Méhémet-Ali l’investiture d’une partie au moins de ses possessions actuelles paraît maintenant admise d’une manière à peu près générale. On a compris qu’au point de grandeur où il est parvenu, le besoin d’assurer l’avenir de sa famille et de la mettre, après sa mort, à l’abri des vengeances de la Porte, se fasse sentir trop impérieusement à son esprit pour qu’il puisse se livrer à des pensées pacifiques tant qu’il n’a pas obtenu quelque satisfaction à cet égard.

D’un autre côté, on ne peut pas se flatter de l’espoir que la Porte consente à lui accorder ce surcroît de force morale si, par compensation, on ne lui donne pas à elle-même quelque avantage qui lui fournisse une garantie matérielle contre les entreprises éventuelles d’un ennemi dont elle aurait ainsi accru la puissance. La nature et l’étendue de cet avantage ne sont certes pas faciles à déterminer. Lord Palmerston pense qu’il ne faudrait pas moins que la rétrocession de la Syrie tout entière.

A Berlin, on semble admettre que le sultan pourrait se contenter d’une partie seulement de cette province. Quant à nous, Monsieur, nous reconnaissons que la Porte aurait droit à une compensation réelle, mais nous croyons que l’instant d’en fixer la proportion n’est pas arrivé, qu’une question pareille ne peut être résolue que d’après des données sérieuses et compliquées, dont l’appréciation ne peut être l’œuvre d’un moment, et que ce point doit être renvoyé au concert qui, si nos vues viennent à prévaloir, s’établira entre les puissances.

Veuillez, Monsieur, donner lecture à lord Palmerston de la présente dépêche. En exposant ainsi au cabinet de Londres l’ensemble de notre manière de voir sur les graves circonstances du moment, nous lui donnons un gage non équivoque de la confiance qu’il nous inspire et du désir que nous avons de marcher avec lui dans le plus parfait accord.

 

4° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 17 juin 1839.

Monsieur le maréchal,

Hier lord Palmerston m’a écrit pour me prier de passer chez lui, m’annonçant qu’il désirait m’entretenir des affaires d’Orient. Je m’y suis rendu sans retard. J’avais évité depuis quelques jours de presser trop vivement la réponse aux ouvertures que Votre Excellence m’avait chargé de faire au cabinet anglais ; mais la réponse annoncée, j’ai cru devoir témoigner le plus vif empressement de la recevoir de la bouche de lord Palmerston.

Lord Palmerston m’a annoncé que le Conseil avait enfin délibéré samedi sur les affaires d’Orient, et qu’il était à même de me communiquer le résultat de cette délibération. Il a eu soin d’ajouter que le prince Esterhazy ne la connaîtrait qu’après moi.

Vous n’avez eu jusqu’ici, a commencé lord Palmerston, que mes propres impressions sur la question d’Orient ; je vais vous donner aujourd’hui l’opinion arrêtée du Conseil ; cette opinion, je vous prie de la porter à la connaissance de votre gouvernement, mais d’ajouter, en la transmettant, que nous attendrons, pour agir, le jugement qu’il en portera lui-même.

Je vais, Monsieur le maréchal, résumer, aussi sommairement et aussi fidèlement qu’il me sera possible, tout ce que ma mémoire a retenu et ma raison classé du résultat des délibérations du Conseil :

Le Conseil a décidé :

Que l’Angleterre devait marcher dans un accord intime avec la France ; que tout était impossible sans cet accord : tout facile, possible au moins, avec lui.

Le Conseil a divisé la question en deux parties : 1° L’action immédiate pour l’éventualité d’un conflit déjà commencé entre les armées turque et égyptienne ; 2° la négociation de l’arrangement destiné à rendre le retour de ce conflit impossible.

L’envoi immédiat de nos deux escadres sur la côte de Syrie a été jugé indispensable.

Nos amiraux auraient l’ordre, s’ils trouvaient les hostilités commencées, de sommer les deux généraux d’arrêter sans délai la marche de leurs armées et même d’augmenter le rayon de distance qui séparait encore il y a six semaines les deux avant-gardes. Leur sommation serait accompagnée de la déclaration, au nom de leurs gouvernements, qu’à Constantinople et à Alexandrie les grandes puissances de l’Europe traitent d’un arrangement qui doit satisfaire les justes prétentions des deux parties.

Si les Turcs refusaient de s’arrêter, nos amiraux expédieraient sans retard à Constantinople deux officiers de nos escadres pour annoncer à nos ambassadeurs le refus du commandant de l’armée ottomane d’obtempérer à nos conseils et ils le rendraient responsable d’une aussi grave atteinte portée aux relations de la Porte avec toutes les puissances de l’Europe. Nos escadres conserveraient une attitude expectante sur la côte de Syrie.

Si les Égyptiens méprisaient notre sommation, nos amiraux auraient l’ordre d’empêcher tout ravitaillement par mer, et ils détacheraient une partie considérable de l’escadre sur Alexandrie où nous paraîtrions en force imposante et la menace du blocus à la bouche, dans le cas où Méhémet-Ali refuserait d’arrêter la marche de son fils.

Le Conseil a pensé que cette démonstration suffirait pour empêcher les hostilités d’éclater si elles n’avaient pas eu lieu, — pour les arrêter, si elles avaient déjà commencé.

Pendant ce temps, nous ouvririons à Constantinople et à Alexandrie une négociation sur la double base de la constitution de l’hérédité de l’Egypte dans la famille de Méhémet-Ali et de l’évacuation de la Syrie par les troupes égyptiennes. L’opinion du Conseil est que nous ne rencontrerions aucune difficulté sérieuse à Constantinople, et que, s’il s’en présentait à Alexandrie, il suffirait d’y convaincre le pacha de notre union pour en triompher. Le Conseil n’a fixé ni le lieu ni la forme de la négociation ; il n’en a que posé la base et reconnu l’indispensable nécessité pour rasseoir la paix du monde sur un fondement solide.

Pour le succès de cette négociation, le Conseil compte sur l’efficacité de la coopération de l’Autriche ; mais cette coopération doit être, selon lui, dominée, entraînée par l’union de nos deux cabinets. Un seul doute à Vienne sur cette union, et nous n’y aurons plus que des paroles.

Enfin. Monsieur le maréchal, le Conseil a examiné le cas où, désavoués par les événements au delà même des bornes d’une prévision raisonnable, nous trouverions les Russes établis à Constantinople, ou en marche vers la capitale de l’empire ottoman. Cette immense question a été discutée sous la profonde impression qu’a causée ici la phrase de là dépêche n° 16 de Votre Excellence : Je crains qu’on n’ait pris à Londres bien facilement son parti d’une nouvelle expédition russe. Le Conseil a pensé que, dans ce cas, nos escadres devraient paraître devant Constantinople, en amies, si le sultan acceptait nos secours, de force s’il les refusait. On a même discuté militairement la question du passage des Dardanelles ; on le croit possible, mais dangereux, pendant les six mois d’hiver où le vent souffle de la Méditerranée. On le regarde comme facile pendant les six autres, mais avec des troupes de débarquement. Je n’ai pas besoin d’ajouter, Monsieur le maréchal, que ce dernier parti n’est, si je puis m’exprimer ainsi, qu’une conjecture extrême, mais devant la réalisation de laquelle ma conviction est qu’il ne tiendrait qu’à nous d’empêcher l’Angleterre de reculer.

Voilà, Monsieur le maréchal, l’analyse exacte des décisions arrêtées par le conseil de cabinet qui s’est tenu avant-hier. Ma dépêche les portera à Votre Excellence avant une communication plus directe et plus détaillée que prépare en ce moment lord Palmerston. J’ai insisté sur la rédaction d’un projet d’instructions aux amiraux ; de semblables questions ne sauraient être trop précisées. Le projet sera communiqué par lord Granville à Votre Excellence.

Le prince Esterhazy m’a remplacé chez lord Palmerston. Il aura reçu les mêmes ouvertures que celles qui venaient de m’être faites (à certaines réticences près). Le prince est plein d’espoir dans le succès de la négociation turco-égyptienne.

L’ambassade russe écoute, regarde, mais hésite dans son action comme dans son langage. Nous avons eu bien des Russes depuis un mois à Londres, Monsieur le maréchal, et des plus haut placés dans la confiance de l’empereur. Je hasarde timidement une opinion formée à la hâte ; mais il me semble évident que de ce côté-là on n’est pas prêt non plus pour les partis extrêmes.

J’ose supplier Votre Excellence, Monsieur le maréchal, de vouloir bien me faire connaître aussitôt qu’il lui sera possible l’opinion que se sera formée le gouvernement du Roi du plan proposé par le gouvernement britannique. Cette opinion sera décisive sur la marche des événements.

Il y a longtemps que je n’avais aussi bien senti qu’aujourd’hui de quel poids la France pèse dans la balance de l’Europe.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

5° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, le 20 juin 1839.

Monsieur le maréchal,

J’ai reçu hier la dépêche n° 23 que Votre Excellence m’a fait l’honneur de m’adresser sous la date du 17 juin, avec les extraits des dernières correspondances de Pétersbourg, Vienne, Berlin, Constantinople et Alexandrie. J’ai annoncé à lord Palmerston que j’avais à lui faire une communication, au nom du gouvernement du Roi, sur les affaires d’Orient. Lord Palmerston m’avait fixé un rendez-vous le jour même ; mais la séance de la chambre des Communes ayant commencé par un vote important auquel il ne pouvait s’empêcher de prendre part, ma visite a été forcément remise au lendemain.

Ma dépêche n° 53, qui s’est croisée avec celle de Votre Excellence, contenait déjà une réponse à la plupart des questions sur lesquelles Votre Excellence me charge de provoquer une décision du cabinet anglais ; ma conférence d’aujourd’hui me permettra de compléter mes informations.

J’ai remis à lord Palmerston la dépêche de Votre Excellence et je l’ai prié de la lire lui-même et d’en bien peser le fond et la forme.

Lord Palmerston, après avoir lu la dépêche, m’a dit ces propres paroles : Nous nous entendons sur tout ; notre accord sera complet. Principe, but, moyens d’exécution, tout est plein de raison, de simplicité et de clairvoyance. Ce n’est pas la communication d’un gouvernement à un autre gouvernement ; on dirait plutôt qu’elle a lieu entre collègues, entre les membres d’un même cabinet.

J’ai prié alors lord Palmerston de me permettre de reprendre successivement les points sur lesquels j’apercevais quelques différences, légères à la vérité, mais réelles, entre l’exposé des vues du gouvernement du Roi et l’opinion du cabinet anglais telle qu’il me l’avait développée dans sa dernière conversation.

J’ai commencé par les instructions aux amiraux : Lord Palmerston m’a dit que lord Granville avait été chargé de communiquer à Votre Excellence un projet d’instructions qui se rapprochait tellement de l’esprit et de la lettre de la dépêche dont il venait de prendre lecture qu’il regardait la question d’identité comme résolue. Je lui ai fait observer que notre action navale était proposée sous la forme de médiation et par conséquent avec le caractère d’impartialité qui convient à ce rôle ; c’est-à-dire que nous parlerions le même langage au commandant de la flotte ottomane et à celui de la flotte égyptienne. Lord Palmerston ne s’est plus montré, comme le premier jour, opposé à ce plan ; il m’a ajouté que dans le projet d’instructions transmis à lord Granville pour être communiqué à Votre Excellence, on proposait même de séparer les deux flottes et de leur faire prendre, à l’une la route de Constantinople, à l’autre celle d’Alexandrie. Lord Palmerston a partagé de plus l’opinion émise par Votre Excellence sur l’avantage de réunir ainsi l’effet moral que ne manquera pas de produire en Orient et ailleurs ce vaste et imposant développement de nos forces maritimes.

Passant des instructions aux amiraux à la force respective des escadres, lord Palmerston a appris avec une véritable satisfaction l’accroissement que nous nous apprêtions à donner à la nôtre, et il m’a confirmé que la flotte anglaise, déjà de huit vaisseaux de ligne, serait incessamment portée à dix, qu’il s’y joindrait quatre ou cinq frégates, trois bâtiments à vapeur et un nombre assez considérable de bâtiments légers.

Revenant ensuite au cas peu vraisemblable où nos escadres, en arrivant sur les côtes de Syrie, trouveraient déjà les Russes en marche vers le théâtre de l’événement, lord Palmerston m’a répété que le cabinet anglais proposait que nos amiraux, après avoir fait aux deux parties belligérantes la sommation de cesser les hostilités, s’adressassent à nos ambassadeurs à Constantinople pour demander à la Porte l’entrée de nos flottes dans le Bosphore. Il a ajouté qu’il ne concevait pas quel prétexte le sultan pourrait invoquer pour refuser nos secours, sans démasquer une soumission telle à l’influence russe que cette manifestation nous forcerait à aviser à d’autres moyens pour la combattre ou la partager.

Du reste, Monsieur le maréchal, j’ai trouvé à cet égard lord Palmerston très disposé à admettre, comme Votre Excellence (et se fondant aussi sur les correspondances de Pétersbourg et de Vienne) que la Russie craindrait en ce moment d’être mise en demeure d’exécuter le traité d’Unkiar-Skelessi, et qu’elle n’est nullement prête pour une rupture avec l’Europe occidentale.

Nous avons passé ensuite à la négociation dont Votre Excellence propose de fixer le siège à Vienne et dont sa dépêche expose à la fois les principes et le but.

Lord Palmerston, sur la première question, celle de la fixation du siège de la négociation, m’a demandé la permission de m’exposer franchement les doutes qui s’élevaient dans son esprit. Il m’a dit qu’il redoutait que l’influence russe ne s’exerçât plus efficacement à Vienne sur le prince de Metternich que sur le comte Appony à Paris, ou sur le prince Esterhazy à Londres. Je lui ai fait quelques-unes des objections qui se présentaient tout naturellement à mon esprit ; je lui ai dit que le prince de Metternich serait vraisemblablement flatté du choix de Vienne comme lieu de la négociation ; que ce sentiment le disposerait mieux au concours que nous cherchons ; que, dans une question étrangère à la politique de principe, et où l’intérêt autrichien apparaissait dans toute son évidence en opposition à l’intérêt russe, le prince de Metternich serait lui-même contrôlé à Vienne plus qu’ailleurs par une opinion autrichienne très prononcée. Enfin je lui ai parlé de la position centrale de Vienne comme d’un argument décisif en faveur du choix proposé. Lord Palmerston, Monsieur le Maréchal, a fini par me dire : J’ai pensé tout haut devant vous, je vois le pour et le contre, et à tout prendre, je crois que le pour l’emportera ; mais je suis obligé de consulter le cabinet, je vous donnerai sa décision. Je pense, Monsieur le Maréchal, qu’elle sera favorable.

Quant à la donnée générale de la négociation, c’est-à-dire la concession de l’hérédité à la famille de Méhémet-Ali et la compensation territoriale du sultan, lord Palmerston m’a répété que le cabinet anglais entrait complètement dans les vues du gouvernement du Roi. La fixation des limites de cette compensation territoriale sera sans doute matière à négociation ; mais lord Palmerston a voulu que j’affirmasse à Votre Excellence que, du point de départ au but de la négociation, du principe à l’exécution, l’accord et le concert le plus intime ne cesseraient de régner entre nos deux cabinets.

Voilà, Monsieur le maréchal, l’analyse exacte de la conversation que j’ai eue ce matin avec lord Palmerston.

Lord Palmerston m’a demandé la permission de communiquer à lord Melbourne la dépêche de Votre Excellence ; j’ai cru ne pas devoir refuser cette marque de confiance.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

6° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, le 27 juin 1839.

L’approbation donnée par le cabinet britannique au plan que vous aviez été chargé de communiquer à lord Palmerston pour l’arrangement des affaires d’Orient, plan qui se rapproche tellement, dans toutes ses parties, des idées dont ce ministre nous avait lui-même entretenus, a causé une vive satisfaction au gouvernement du Roi. Nous trouvons un nouveau gage de cet accord dans les instructions destinées à l’amiral Stopford et dont lord Granville m’a fait connaître la substance. L’esprit dans lequel elles sont conçues est généralement en rapport avec notre manière de voir sur les moyens de résoudre la crise qui menace la paix du monde. Vous en jugerez par la conformité de ces instructions avec celles que le ministre de la marine a expédiées aujourd’hui même à M. l’amiral Lalande. Je vous en envoie copie pour que vous puissiez les mettre sous les yeux de lord Palmerston. Nous n’avons pas cru devoir y toucher un point bien important, qui eût embarrassé les prévisions de l’amirauté britannique, l’hypothèse de l’arrivée des forces russes à Constantinople. Cela tient à des considérations que je vais vous expliquer et que je vous prie de présenter à l’examen de lord Palmerston.

Il nous a paru qu’en se préoccupant uniquement de la prolongation du séjour des Russes après la retraite de l’armée égyptienne, en renvoyant à cette époque, en réservant pour ce seul cas les mesures à prendre à l’effet d’obtenir le passage des Dardanelles pour les escadres alliées, le cabinet de Londres n’a pas suffisamment pourvu aux nécessités de la situation ; nous pensons qu’au moment même où les Russes arriveraient à Constantinople, les grands intérêts sur l’équilibre européen, et plus encore peut-être les susceptibilités de l’opinion publique justement exigeante, demanderaient que les pavillons anglais et français s’y montrassent aussi. Nous croyons donc qu’au lieu d’attendre les événements et de laisser aux ambassadeurs et aux amiraux eux-mêmes l’initiative et la responsabilité des actes si graves qui peuvent prendre naissance, la France et l’Angleterre doivent, sans perdre un moment et en obtenant, s’il se peut, pour cette démarche l’assentiment de l’Autriche, faire demander à la Porte que leurs vaisseaux soient admis à passer les Dardanelles en même temps que les forces russes pénétreraient dans le Bosphore, et à concourir avec elles à la protection du trône du sultan. Il est certain que la Porte livrée à elle-même ne saurait manquer d’accepter avec joie les garanties nouvelles qui lui seraient ainsi offertes contre les dangers de diverse nature auxquels sont exposées son indépendance et sa sûreté. Si une influence extérieure l’engageait au contraire à les refuser, un tel refus serait significatif, et l’Angleterre et la France auraient alors à s’entendre sur les résolutions qu’il appellerait de leur part ; mais je crois que, d’après les données positives que nous avons sur ce point, il serait prématuré de confier aux amiraux des pouvoirs éventuels et en quelque sorte hypothétiques qui, dans des circonstances faciles à concevoir, pourraient entraîner de sérieuses et irrémédiables complications.

Faites-moi savoir, je vous prie, le plus tôt possible ce que lord Palmerston pense de cette proposition. Si le cabinet britannique juge à propos de l’adopter, je crois qu’il importe d’y donner suite immédiatement ; le moindre retard pourrait lui ôter toute sa valeur.

Vous avez déjà appris le commencement des hostilités entre les Turcs elles Égyptiens ; voici l’extrait de la dépêche de M. Cochelet qui annonce cette déplorable nouvelle. Elle contient de plus la réfutation complète et péremptoire des griefs prétendus par lesquels la Porte s’efforçait de mettre du côté du vice-roi le tort de la provocation.

A Constantinople on ignorait encore le 7 de ce mois ce qui venait de se passer en Syrie, mais on s’y attendait. La flotte ottomane se préparait à prendre la mer. Je ne dois pas vous cacher que tous les rapports confirment les assertions de notre ambassadeur sur l’influence exercée par lord Ponsonby.

 

7° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, 6 juillet 1839.

...Le gouvernement du Roi a appris avec une vive satisfaction l’adhésion du cabinet de Londres à la proposition d’une démarche à faire auprès de la Porte, à l’effet d’obtenir le passage des Dardanelles pour les escadres de France et d’Angleterre dans le cas où les forces d’une autre puissance seraient appelées au secours de Constantinople. L’empressement que ce cabinet met à y donner suite en se préparant à faire passer à lord Ponsonby les instructions nécessaires est un gage non équivoque de la sincérité et de la vivacité de cette adhésion. Cependant je ne sais si à Londres on s’est bien rendu compte d’un accord parfait pour la forme aussi bien que pour le fond, dans une négociation aussi grave, aussi délicate, et qui va se trouver confiée à deux ambassadeurs que leurs antécédents réciproques disposent malheureusement assez mal à un pareil accord. Pour parer autant que possible à ce dernier inconvénient, j’avais fait préparer le projet de note ci-joint, dans l’intention de le communiquer préalablement au cabinet britannique pour en concerter avec lui la rédaction commune et définitive. Comme vous le verrez, la pensée qui y domine est de donner, à la démarche dont il s’agit, un caractère européen. Veuillez le mettre sous les yeux de lord Palmerston. Il pourra se faire qu’il arrive lorsque les instructions destinées à lord Ponsonby seront parties ; mais, si le gouvernement britannique approuvait la rédaction, il pourrait envoyer à son ambassadeur des instructions supplémentaires.... M. de Sainte-Aulaire donnera connaissance à M. de Metternich de la mission confiée aux deux ambassadeurs, et il essayera d’y associer l’internonce dans une mesure quelconque.

Ce que vous m’avez fait connaître de la substance des instructions que recevra lord Ponsonby m’a suggéré une réflexion sur laquelle il ne serait peut-être pas hors de propos d’appeler l’attention de lord Palmerston. Demander à la Porte d’appeler, dans un cas donné, le secours de nos escadres, n’est-ce pas en quelque sorte lui ménager la facilité de les éloigner des Dardanelles en éludant ou en retardant cette invitation, au moyen de quelque prétexte plus ou moins spécieux ? Ne vaudrait-il pas mieux lui demander simplement de donner les ordres nécessaires pour que ces escadres fussent reçues dans le détroit, au moment même où elles s’y présenteraient, après l’accomplissement de la condition qui leur permettrait de s’y montrer ? Je crois qu’il y aurait un avantage réel à nous réserver ainsi l’initiative, et c’est dans ce sens qu’est rédigé le projet que je vous envoie.

Les nouvelles d’Alexandrie vont jusqu’au 19 juin. Le vice-roi, informé du progrès de l’invasion de l’armée ottomane en Syrie, venait de faire parvenir à Ibrahim-pacha l’ordre de la repousser et de la poursuivre au delà de la frontière, lorsque mon officier d’ordonnance, M. Callier, dont je vous avais annoncé la mission, est arrivé à Alexandrie. Le vice-roi, après avoir écouté les représentations que M. Callier, de concert avec M. Cochelet, lui a fait entendre de ma part, a consenti, non sans une répugnance facile à concevoir, à révoquer l’autorisation qu’il avait donnée à Ibrahim, et à lui enjoindre de se borner à repousser l’invasion, et, ce résultat obtenu, de s’arrêter là où il se trouverait. C’est M. Callier lui-même qui a dû porter cet ordre à Ibrahim-Pacha....... Il serait difficile de ne pas reconnaître que les Turcs, dans toute la suite de cette affaire, semblent se plaire à laisser à leurs adversaires l’avantage de la sincérité et de la modération.

Cette observation prend un caractère d’évidence bien plus incontestable encore lorsque l’on compare l’accueil que le vice-roi a fait à nos conseils à celui qu’ont obtenu à Constantinople les avertissements de M. l’amiral Roussin. Vainement cet ambassadeur, sans se laisser décourager par le peu de succès de ses précédentes démarches, a-t-il cru devoir demander des explications sur la sortie de la flotte ; vainement, après avoir reçu les instructions nouvelles qu’on lui a portées de ma part, est-il encore revenu à la charge pour ouvrir les yeux du sultan sur les dangers dans lesquels il se précipite ainsi de gaieté de cœur...... la Porte a complètement jeté le masque dont elle se couvrait encore peu de jours auparavant ; elle avoue maintenant ses projets hostiles et que la flotte est destinée à opérer un débarquement.

C’est une chose déplorable que le refus fait par lord Ponsonby d’appuyer les représentations de son collègue ; le silence seul de l’ambassadeur d’Angleterre, dans de telles conjonctures, a été un encouragement donné aux projets téméraires de la Porte. Malheureusement cet encouragement résulte bien plus directement encore d’une circonstance étrange à laquelle fait allusion la correspondance de M. l’amiral Roussin, celle de la promesse d’un envoi de forces anglaises à Bassora, dans le but de prévenir les prétendus projets agressifs des Égyptiens. Ce ne serait pas un des moindres dangers d’une pareille mesure que le prétexte ou plutôt la justification qu’elle préparerait à une occupation de Constantinople par une armée russe. J’en ai parlé à lord Granville avec une grande franchisse, tout en évitant ce qui eût pu donner à mon langage l’apparence d’une plainte officielle. Quant à vous, Monsieur, vous vous bornerez à mettre sous les yeux de lord Palmerston les documents que je vous envoie et à m’informer des éclaircissements qu’il jugera à propos de vous donner.

 

8º Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 9 juillet 1839.

Monsieur le maréchal,

En entrant hier chez lord Palmerston, j’ai commencé par m’informer si le courrier, porteur des instructions pour lord Ponsonby, était en route pour sa destination ; lord Palmerston m’a répondu que l’expédition n’était pas encore complètement prête et qu’elle ne pouvait l’être avant vingt-quatre heures. — Je m’en félicite, ai-je repris, car je viens, par ordre de mon gouvernement, vous proposer, dans la forme de votre démarche auprès du sultan, une modification dont je ne doute pas que vous n’appréciiez la haute convenance ; et j’ai commencé la lecture de la dépêche de Votre Excellence. Je me suis arrêté au troisième paragraphe, me réservant de revenir plus tard à ceux qui terminent la dépêche, mais insistant pour traiter et résoudre séparément la question des instructions à nos ambassadeurs. J’ai remis ensuite à lord Palmerston le projet de note préparé pour l’amiral Roussin.

Lord Palmerston, Monsieur le maréchal, qui avait écouté avec la plus sérieuse attention la dépêche de Votre Excellence et lu lui-même, en en pesant chaque terme, le projet de note de l’ambassadeur du Roi à Constantinople, a rendu complètement justice à la pensée politique sous l’influence de laquelle cette note avait été rédigée. Au fond il reconnaît, avec Votre Excellence, qu’il y a pour les deux cabinets un avantage réel à se réserver l’initiative de la démarche en demandant immédiatement à la Porte de donner les ordres nécessaires pour l’admission de nos escadres, après l’accomplissement de la condition à laquelle nous subordonnons nous-mêmes cette admission. Dans la forme, lord Palmerston croit que la première partie de la note, malgré toutes les précautions de langage dont elle, s’entoure, fait peut-être au sultan un tableau trop fidèle, mais aussi trop sombre de sa situation ; il craint que l’expression aussi franche de la vérité ne le dispose pas à adhérer à notre démarche ; il ne doute pas que ces documents ne soient communiqués par la Porte à la Russie le jour même où ils arriveront à Constantinople, et il redoute l’abus que la Russie ferait, sur l’esprit hautain et aveugle du sultan, d’un langage qu’elle pourrait lui présenter comme humiliant pour sa couronne. La seconde partie de la note et toutes les considérations sur lesquelles elle fonde l’accord européen lui semblent excellentes. Du reste, lord Palmerston n’insiste pas même sur la première observation ; il se contente de la soumettre aux lumières du gouvernement du Roi. Seulement il nous prévient que la note de lord Ponsonby présentera dans cette partie de sa rédaction une légère différence avec celle de l’amiral Roussin.

Je n’ai pas pu m’empêcher, Monsieur le maréchal, de faire observer à lord Palmerston qu’il n’y avait pas moyen d’échapper à la nécessité de pressentir et de faire pressentir une catastrophe dans la rédaction d’une note qui avait pour but d’offrir les moyens de la prévenir et qui ne fondait l’opportunité de la démarche que sur les préliminaires mêmes de cette catastrophe. J’ai ajouté que notre action sur la Porte, depuis les événements de Syrie, avait toujours consisté à effrayer le sultan pour le contenir dans les bornes de la modération, à lui dire enfin la vérité pour le rendre sage : Vous avez raison, a repris lord Palmerston ; je reconnais qu’il y a là une nécessité qui nous domine ; aussi, je ne repousse pas l’idée ; je vais même jusqu’au mot ; seulement, je crois qu’il faut être sobre au développement.

J’ai promis à lord Palmerston, Monsieur le maréchal, de faire connaître cette observation à Votre Excellence.

J’ai offert à lord Palmerston de rendre porteur de la dépêche de lord Ponsonby le courrier que Votre Excellence se dispose à envoyer par la voie de terre à l’amiral Roussin. Lord Palmerston m’a remercié ; il se servira naturellement de celui qui devait partir hier et dont le départ est retardé de quarante-huit heures, pour faire subir aux instructions destinées à lord Ponsonby les modifications proposées par le gouvernement du Roi.

Le courrier anglais passera comme le vôtre, Monsieur le maréchal, par Vienne, et lord Beauvale, comme M. de Sainte-Aulaire, aura ordre de faire tous ses efforts pour engager le cabinet autrichien à s’associer à notre démarche.

Cette première question réglée, j’ai repris la dépêche de Votre Excellence et j’en ai achevé la lecture. J’ai ensuite placé sous les yeux de lord Palmerston les extraits des dernières dépêches de l’ambassadeur du Roi à Constantinople ; puis j’ai ajouté : Je ne suis chargé d’aucune plainte officielle ; quelques faits étranges ont eu lieu ; j’ai l’ordre de porter à votre connaissance les pièces qui les constatent et d’attendre les éclaircissements que vous croirez devoir donner à la mutuelle confiance de nos deux cabinets.

Lord Palmerston a sonné et s’est fait apporter les quatre derniers mois de la correspondance de lord Ponsonby, et les deux dernières années de celle du colonel Campbell.

Occupons-nous d’abord, m’a-t-il dit, de ce qui concerne lord Ponsonby ; nous reviendrons ensuite à l’affaire de Bassora. Je tiens d’abord à vous prouver que mes instructions n’ont jamais varié sur ce point fondamental que le rôle de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople devait être de contenir les penchants guerriers du sultan. Sur le fond même de la question, nulle divergence entre vous et nous : que nous nous soyons un peu plus préoccupés de la qualité du souverain que de celle du vassal, que nous ayons fait pencher la balance du côté du principe, cela est vrai ; mais c’est que pour nous le fait était à côté du principe ; l’indépendance et la stabilité du trône du sultan nous semblaient exiger cette partialité, et nous avons toujours craint, en blessant l’orgueil du souverain à Constantinople, de donner une arme contre nous à la Russie. Mais je vous l’affirme, nous avons constamment répété à lord Ponsonby : Empêchez la guerre d’éclater.

Lord Palmerston m’a fait lire alors sept ou huit dépêches écrites par lui à lord Ponsonby, depuis la fin de janvier jusqu’au milieu de juin, et toutes fondées sur cette donnée générale.

Maintenant, a repris lord Palmerston, je ne saurais vous nier que l’opinion personnelle de lord Ponsonby, opinion que je ne partage pas, a toujours été opposée au maintien du statu quo de Kutaièh ; il préférait même les partis extrêmes comme susceptibles au moins d’un dénouement favorable ; mais je suis fondé à croire que, dans les rapports officiels à Constantinople, l’ambassadeur a fait passer ses opinions personnelles après ses instructions. C’est du moins ce que je dois inférer de sa correspondance. — Et lord Palmerston m’a lu au hasard toutes les dernières dépêches de lord Ponsonby qui constataient ses efforts pacifiques auprès de la Porte.

J’ai fait observer à lord Palmerston qu’il me semblait bien difficile que l’opinion personnelle de l’ambassadeur, facilement pénétrée sur les lieux et transparente même à travers les dépêches que je venais de lire, n’eût pas ôté quelque chose à l’efficacité de son action pacifique à Constantinople. Lord Palmerston, sans abonder dans mon sens, m’a répondu de manière à me prouver qu’il le craignait comme moi.

Dans tout autre pays, Monsieur le maréchal, la conclusion de cette conversation eût été le changement probable de lord Ponsonby ; ici les choses se passent autrement : les affaires extérieures ne passent qu’après les influences intérieures.

A propos du refus qu’avait fait lord Ponsonby de s’associer à la démarche dont l’amiral Roussin rend compte dans sa dépêche du 14 juin, j’ai demandé à lord Palmerston si une pareille circonstance se renouvellerait encore, après l’étroite union qui venait de se manifester entre les deux cabinets sur les affaires d’Orient. Lord Palmerston m’a dit que lord Ponsonby avait déjà reçu et recevrait encore prochainement des instructions officielles et confidentielles, qui donneraient un tout autre caractère à son langage et à sa conduite.

Je viens, m’a dit lord Palmerston, à l’affaire de Bassora. Voici plus de deux ans que nous avons engagé Méhémet-Ali à ne pas étendre son occupation vers le golfe Persique ; à nos représentations à Alexandrie il a toujours été répondu par une dénégation des faits. Les rapports de nos agents n’ont pas tardé à nous prouver que l’occupation avait réellement eu lieu, et que des officiers égyptiens étaient entrés à Bassora, à Lalesa et à Katif, et menaçaient la petite île de Baleraie, sous prétexte d’empêcher qu’elle ne devînt, contre eux-mêmes, un foyer d’insurrection. Nous avions menacé à Alexandrie d’employer la force pour empêcher tout établissement égyptien sur la côte du golfe Persique ; mais, avant d’y avoir recours, nous avons cru devoir nous adresser au souverain de droit pour demander s’il avait donné son adhésion à cette extension de la puissance égyptienne ; sans doute, nous savions que la réponse serait négative, mais nous pensions devoir régulariser ainsi notre action. Voilà la démarche dont il est question dans les dépêches que vous venez de me lire. Après cela, je vous ajouterai qu’il ne s’est jamais agi que de l’envoi d’un bâtiment de guerre et nullement de troupes de débarquement. Cette seule démonstration nous a paru devoir être plus que suffisante. Je dois vous ajouter aussi que cette question, toute spéciale pour nous, du golfe Persique, n’a rien de commun avec les  événements de Syrie, et n’influera en quoi que ce soit sur notre marche dans la négociation générale.

J’ai demandé à lord Palmerston s’il ne craignait pas qu’à Constantinople on n’eût traduit la démarche récente de lord Ponsonby en un encouragement donné aux propensions belliqueuses du sultan. A cela, lord Palmerston m’a répondu que, si on l’avait fait, c’est qu’on avait voulu s’aveugler sur sa portée, parce que depuis un an au moins on savait que cette affaire se suivait entre le gouvernement anglais et le pacha d’Egypte.

Lord Palmerston m’a mis sous les yeux toute la correspondance du colonel Campbell depuis novembre 1837, et j’avoue qu’elle établit la question sur les données qu’il venait de m’exposer.

Ce n’est pas à moi qu’il appartient de décider si le gouvernement du Roi se contentera de ces explications ; mais ce que je puis affirmer à Votre Excellence, c’est qu’ici on a voulu les donner satisfaisantes.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

9° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 11 juillet 1839.

Monsieur le maréchal,

....Lord Palmerston donne son assentiment le plus absolu au projet de déclarations par lesquelles les puissances s’engageraient à maintenir l’intégrité de l’empire ottoman et à n’accepter aucune part de son territoire. Lord Palmerston est prêt à faire cette déclaration au nom du gouvernement britannique, et il propose de plus au gouvernement du Roi, quand toutes les déclarations seront parvenues à Vienne, de les y réunir sous la forme la plus solennelle d’un engagement général...

 

10° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 12 juillet 1839.

Monsieur le maréchal,

Lord Palmerston venait de recevoir son courrier de Vienne au moment où je lui ai apporté la dépêche n° 27 de Votre Excellence et les extraits de la correspondance de M. le comte de Sainte-Aulaire. A la lecture que je lui en ai donnée, lord Palmerston a répondu par celle des dépêches et des lettres confidentielles de lord Beauvale : il n’en a pas omis une syllabe.

Même jugement de nos deux ambassadeurs, Monsieur le maréchal, sur les dispositions du prince de Metternich ; même espoir d’entraîner le cabinet autrichien dans notre action politique à Constantinople ; même prévision de la mort du sultan et même approbation du projet de déclarations par lesquelles les puissances européennes s’engageraient solennellement au maintien de l’intégrité de l’empire ottoman, projet dont l’initiative a été prise par M. de Metternich dans ses conférences successives avec M. de Sainte-Aulaire et avec lord Beauvale.

Ainsi que j’ai eu l’honneur de l’annoncer hier par ma dépêche n° 62, lord Palmerston a ratifié sans réserve l’opinion favorable que Votre Excellence exprimait sur la proposition du prince de Metternich de toutes les mesures à prendre. Partant toujours de cette donnée générale que la Russie ne peut pas en ce moment, lord Palmerston croit que nous obtiendrons son concours. Un refus nous placerait dans un autre ordre de faits.

Lord Palmerston m’a demandé si le gouvernement du Roi, favorable, comme il se montrait, à la pensée de M. de Metternich, avait déjà eu le temps d’arrêter la forme même de la déclaration par laquelle il répondrait à celle du cabinet autrichien. J’ai dit a lord Palmerston que je ne savais encore rien à cet égard. C’est alors qu’il m’a chargé de consulter le gouvernement du Roi sur le projet de réunir à Vienne, en un acte européen, toutes les déclarations individuelles des puissances aussitôt qu’elles seraient parvenues au siége de la négociation. Depuis que lord Palmerston s’est rendu à l’avantage de laisser prendre à la négociation la route de Vienne, je lui dois la justice de reconnaître qu’il ne s’est pas manifesté en lui la plus petite arrière-pensée d’en rien conserver à Londres, au delà de la part de direction qui appartient naturellement à tout cabinet dans ses rapports avec son ambassadeur.

Lord Palmerston ne sera pas moins empressé de connaître, Monsieur le maréchal, si le gouvernement partage l’opinion qu’il m’a exprimée hier, et que j’ai déjà eu l’honneur de transmettre à Votre Excellence, sur la nécessité de faire de la mort présumée du sultan un cas d’admission de nos escadres dans la mer de Marmara. Ce projet entraîne un peu plus de latitude et de responsabilité dans les instructions à donner à nos ambassadeurs à Constantinople ; car pour une semblable éventualité, il faut nécessairement les laisser juges de circonstances dont la prévision échappe à la distance où nous sommes du théâtre de l’événement.

Dans sa dépêche du 1er juillet, lord Beauvale appuie vivement auprès de lord Palmerston le projet d’adjoindre à nos escadres sur la côte de Syrie quelques bâtiments russes de la flotte de la mer Noire. Les arguments sont habilement présentés : Nous flattons la Russie et nous l’enchaînons dans le concert européen ; nous lui enlevons tout prétexte d’user de son influence à Constantinople pour faire fermer les Dardanelles à nos flottes ; enfin, nous lui faisons donner un gage, car c’en est un que son escadre entre les deux nôtres. Ce raisonnement n’a point ébranlé jusqu’ici l’opinion que lord Palmerston m’avait déjà exprimée sur la fermeture de la mer de Marmara par le Bosphore et par le détroit des Dardanelles. La manière générale d’envisager cette question demeure la même, moins, bien entendu, l’exception à laquelle nous avons recours en ce moment, puisque nous avons sur la route de Constantinople les courriers porteurs de la demande de l’admission de nos escadres dans un cas donné, et que la prévision de la mort du sultan vient s’ajouter de plus aux éventualités qui peuvent la rendre nécessaire. Mais, m’a dit lord Palmerston, l’avantage de la présence des bâtiments russes sur la côte de Syrie ne me semble pas assez démontrée pour en faire un cas de déviation de principe ; et il a ajouté ce fait curieux : Lorsqu’en 1835 nous revînmes au pouvoir, je me rendis chez le duc de Wellington ; mes rapports avec lui me permettaient une démarche de confiance, et je dis au duc que l’Orient étant appelé à jouer un grand rôle dans les affaires de l’Europe, je tenais essentiellement à connaître son opinion sur les deux systèmes qui se présentaient à notre politique, travailler à ouvrir la mer de Marmara à nos flottes et conséquemment à celles des autres puissances, ou la fermer à toutes, y compris les nôtres. Le duc me répondit sans hésitation : à la fermer ; nous sommes dans ces parages trop loin de nos ressources et la Russie touche aux siennes. Ce mot, a continué lord Palmerston, m’a frappé comme plein de sens et de raison.

Lord Palmerston m’a lu la dépêche qu’il adresse à lord Clanricarde, en réponse à la dernière communication du comte de Nesselrode. Le cabinet anglais remercie le cabinet de Pétersbourg de l’empressement avec lequel il offre de coopérer à restreindre le théâtre de la lutte entre les deux parties belligérantes ; mais il insiste sur la nécessité de rendre impossible le retour des événements qui pourraient encore compromettre la paix du monde ; et il considère un arrangement permanent entre la Porte et Méhémet-Ali comme le moyen le plus sûr d’atteindre le but que se proposent les puissances de l’Europe. La dépêche revient à plusieurs reprises sur l’étroite union qui se manifeste entre les cabinets de Londres et de Paris, union qui a dicté les instructions envoyées aux amiraux commandant nos escadres dans la Méditerranée.

Lord Beauvale avait joint à sa dépêche du 2 juillet à lord Palmerston une lettre particulière de lord Ponsonby que venait de lui apporter la dernière poste de Constantinople. Lord Palmerston a voulu que j’en prisse lecture. Je crois qu’il tenait à prouver que lord Ponsonby ne ménage pas toujours son propre cabinet. C’était un appel à l’indulgence de ses collègues et des cabinets qu’ils représentent. Dans cette lettre, lord Ponsonby raisonne sur la mort du sultan comme sur un fait réalisé ; il s’emporte contre la politique du statu quo qui a perdu, selon lui, l’Orient depuis 1832. Il dit qu’il n’y a pas un moment à perdre pour réparer ses fautes. Il faut que nos pavillons flottent devant Constantinople, que l’Autriche se montre déterminée à pousser au besoin une armée en avant, etc. Constantinople aux Russes, et il ne reste pas une seule puissance de premier ordre en Europe, l’Angleterre exceptée, si elle veut entrer dans un honteux marché avec le cabinet de Pétersbourg. Tout cela, Monsieur le maréchal, est mêlée d’idées bonnes et mauvaises, ingénieuses presque toujours, mais souvent inapplicables. Je croyais savoir que lord Ponsonby n’est pas l’organe bien scrupuleux de la politique de son cabinet ; aujourd’hui j’en suis sûr. J’ose supplier Votre Excellence de conserver secrète la communication que je ne dois qu’à la confiance de lord Palmerston.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

11° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, 17 juillet 1839.

Monsieur le baron,

Dans la crise si grave où la mort du sultan Mahmoud, survenant au milieu des événements qui ont marqué les derniers mois de son règne, vient de jeter l’empire ottoman, l’union des grandes puissances de l’Europe pouvait seule offrir une garantie suffisante pour rassurer les amis de la paix. Les communications échangées depuis quelques semaines ont heureusement prouvé que cette union est aussi complète qu’il était possible de le désirer. Tous les cabinets veulent l’intégrité et l’indépendance de la Porte ottomane sous la dynastie actuellement régnante ; tous sont disposés à faire usage de leurs moyens d’action et d’influence pour assurer le maintien de cet élément essentiel de l’équilibre politique, et ils n’hésiteraient pas à se déclarer contre une combinaison quelconque qui y porterait atteinte. Un pareil accord de sentiments et de résolutions devant suffire lorsque personne ne pourra plus en douter, non seulement pour prévenir toute tentative contraire à ce grand intérêt, mais encore pour dissiper des inquiétudes dont la seule exigence constitue un danger véritable, par suite de l’agitation qu’elles jettent dans les esprits ; le gouvernement du Roi croit que les cabinets feraient quelque chose d’important pour l’affermissement de la paix, en constatant, dans des documents écrits, qu’ils se communiqueraient réciproquement et qui nécessairement ne tarderaient pas d’avoir une publicité plus ou moins complète, l’exposé des intentions que je viens de rappeler. En ce qui nous concerne, Monsieur le baron, je déclare formellement que ce sont, que ce seront invariablement les nôtres et je vous autorise à laisser à lord Palmerston une copie de la présente dépêche, après lui en avoir donné lecture. Je ne doute pas que le gouvernement britannique, dans la réponse qu’il croira sans doute devoir faire à la lettre par laquelle vous lui transmettez cette dépêche, n’adhère, de son côté, de la manière la plus formelle, à cette profession de foi si parfaitement conforme à l’expression, souvent reproduite, de sa politique. Si, comme j’ai lieu de l’espérer, les cabinets de Vienne, de Berlin et de Pétersbourg répondent de même aux communications semblables que je vais leur faire parvenir, le but que se propose le gouvernement du Roi se trouvera atteint.

Sa Majesté, voulant donner un témoignage non équivoque des dispositions dont elle est animée à l’égard de la Porte, m’a ordonné d’envoyer à l’amiral Roussin, sans attendre l’avis officiel ni même la confirmation directe de la mort du sultan Mahmoud, les lettres de créance qui l’accréditent auprès du nouvel empereur.

 

12° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, 17 juillet 1839.

Monsieur, je vous ai fait connaître par le télégraphe la mort du sultan Mahmoud, dont la nouvelle nous était parvenue par la même voie, et que les dernières dépêches de Constantinople annonçaient déjà comme imminente. Il est à craindre que l’ordre envoyé à Hafiz-Pacha d’arrêter les hostilités ne lui soit arrivé trop tard pour empêcher la bataille à laquelle on s’attendait. Bien qu’il soit difficile de prévoir dès à présent le genre d’influence que ce changement de règne exercera sur les destinées de l’Orient, il est évident qu’on est arrivé à un moment de crise qui réclame de plus en plus le concours loyal et sincère de tous les cabinets pour assurer le maintien de la paix. Il m’a paru que le moment était venu de donner suite à l’idée mise en avant par M. de Metternich, de garantir, au moyen d’un échange de déclarations diplomatiques, le maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman, et pour éviter tout retard, je me suis déterminé à prendre moi-même l’initiative des démarches à faire à cet effet. La dépêche ci-jointe formule, en ce qui nous concerne, rengagement dont il est question. Lord Palmerston répondra sans doute à la communication que vous lui en donnerez en termes assez précis pour atteindre le but que nous avons en vue.

 

13° Le baron de Bourqueney à lord Palmerston.

 

Londres, 19 juillet 1839.

Milord,

Je m’acquitte des ordres de mon gouvernement en transmettant sans retard à Votre Excellence copie de la dépêche que je viens de recevoir de M. le maréchal duc de Dalmatie, sous la date du 17 juillet.

Le gouvernement du Roi, Milord, sait d’avance qu’il trouvera, dans le cabinet de S.M. Britannique, des principes et des sentiments conformes à ceux qui dirigent et qui continueront invariablement à diriger sa politique dans les affaires d’Orient ; mais il attache un véritable prix à recevoir un nouveau témoignage de cette heureuse conformité.

Je prie Votre Excellence de vouloir bien m’accuser réception de cette lettre, etc.

BOURQUENEY.

 

14° Lord Palmerston au baron de Bourqueney.

 

Foreign office. — July 22, 1839.

Monsieur le Baron,

I have the honour to acknowledge the receipt of your note of the 19th. instant, inclosing, by order of your Government, a copy of a despatch dated the 17th. instant, which you have received from the duc de Dalmatie, relative to the present posture of affairs in Turkey.

I have to express to you in reply the great satisfaction with which Her Majesty’s Government have received this communication, and lose no time in authorizing you to assure your Government that the British cabinet, like that of France, desires to uphold the integrity and independence of the Ottoman empire under its existing dynasty ; and is ready to use its influence and its means of action for the purpose of maintaining this essential element of the balance of power in Europe ; and like that of France, would not hesitate to declare itself openly against any combination which might be be conceived in a spirit of hostility to the principles above mentioned.

I have the honour to be with high consideration, Monsieur le Baron, Your most obedient, humble servant,

PALMERSTON.

 

TRADUCTION.

 

Monsieur le Baron,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre billet du 19 de ce mois, renfermant, par ordre de votre gouvernement, copie d’une dépêche du 17 que vous avez reçue du duc de Dalmatie, et qui a trait à l’état des affaires en Turquie.

Je dois vous témoigner en réponse la grande satisfaction avec laquelle le gouvernement de Sa Majesté a reçu cette communication, et je ne perds pas un moment pour vous autoriser à assurer votre gouvernement que le cabinet britannique désire, comme celui de France, de maintenir l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman, sous la dynastie actuellement régnante, et qu’il est prêt à employer toute son influence et tous ses moyens d’action pour conserver cet élément essentiel de l’équilibre européen, et qu’ainsi que le cabinet français, il n’hésiterait pas à se déclarer ouvertement contre toute combinaison conçue dans un esprit d’hostilité aux principes ci-dessus mentionnés.

J’ai l’honneur d’être avec la plus haute considération, Monsieur le baron, votre humble et obéissant serviteur.

PALMERSTON.

 

15° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 23 juillet 1839.

Monsieur le maréchal,

Je viens de communiquer à lord Palmerston les deux dépêches télégraphiques que Votre Excellence m’a fait l’honneur de m’adresser sous la date d’hier ; elles ont naturellement produit une très pénible impression sur son esprit, et il n’a pas été maître de contenir une exclamation de dépit contre l’aveuglement qui a jeté Mahmoud et son empire au-devant d’un événement aussi désastreux.

Toutefois, Monsieur le maréchal, en reportant plus froidement ses regards sur la situation générale, et partant de la donnée qu’Ibrahim-Pacha n’aura pas suivi ses succès jusqu’à une extrémité inquiétante pour le salut même de l’empire ottoman, lord Palmerston a été peu à peu ramené à une conclusion analogue à celle de ses premiers raisonnements au moment où je lui portai la nouvelle de la mort du sultan. Le second événement, comme le premier, trouve, selon lui, les grandes puissances à peu près fixées sur les moyens de prévenir toute complication européenne ; l’échange entre nos deux cabinets des déclarations relatives au maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman est même un pas de plus dans cette voie salutaire ; en y persévérant, lord Palmerston espère qu’on préviendra toute catastrophe.

Ce n’est pas certes que son esprit ne soit en même temps frappé du déplorable abaissement de la puissance ottomane, au moment où elle vient de passer dans les mains d’un prince de seize ans ; et cet abaissement ne saurait être qu’une cause sérieuse de regrets et d’alarmes pour les puissances protectrices désintéressées de la Porte. Cette réflexion est même accompagnée chez lord Palmerston d’un penchant naturel au soupçon que la Russie, qui ne veut pas d’une complication européenne actuelle, mais qui juge l’affaiblissement de la puissance ottomane favorable à sa politique d’avenir, a poussé sous main la Porte et l’Égypte à la dernière collision ; et ce soupçon est confirmé chez lui par les efforts récents du cabinet russe pour enfermer la lutte dans de certaines limites, et tracer au vainqueur présumé, à Ibrahim-Pacha, la route vers le Diarbekir, c’est-à-dire dans une direction qui ne forcerait pas la Porte à réclamer l’exécution du traité d’Unkiar-Skelessi, exécution pour laquelle la Russie ne se croit pas prête.

Passant de ces considérations générales au côté pratique de la question, j’ai demandé à lord Palmerston si la nouvelle de la défaite de l’armée turque lui semblait devoir apporter quelque modification aux mesures déjà adoptées par nos deux cabinets dans la prévision seule de l’événement qui vient de se réaliser. Lord Palmerston m’a répondu qu’il n’y voyait jusqu’ici aucune nécessité : Nos amiraux, m’a-t-il dit, ont dans leurs instructions de quoi faire face à l’événement du 24 juin ; Ibrahim-Pacha aura vraisemblablement arrêté de lui-même ses premiers succès ; s’il les poursuivait, les commandants de nos escadres ont leur conduite tracée ; si, d’un autre côté, la terreur avait jeté de nouveau la Porte dans les bras de la Russie, nos premières instructions aux ambassadeurs leur indiquent péremptoirement la demande qu’ils auront à adresser à la Porte pour l’admission de nos escadres dans la mer de Marmara. C’est à Vienne qu’il faut redoubler d’efforts et d’activité pour presser la conclusion de l’arrangement permanent dont les bases générales ont déjà été mises en avant par les autres puissances comme limites entre lesquelles devra se mouvoir la négociation. L’Égypte sera devenue sans doute plus exigeante ; mais un concert européen saura triompher de tous ces obstacles.

Tel est, Monsieur le maréchal, le résumé des points principaux de la conversation de lord Palmerston....... Je puis ajouter en toute confiance que, si le gouvernement du Roi entrevoyait la nécessité d’une modification à la marche suivie jusqu’à ce jour, toute ouverture de lui à ce sujet sera reçue ici avec une véritable déférence.

Lord Palmerston a voulu que je remerciasse en son nom Votre Excellence de l’activité et de l’exactitude de ses communications.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

16° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, 26 juillet 1839.

La réponse faite par lord Palmerston à la déclaration dont je vous avais chargé de lui remettre copie est de tout point satisfaisante.

Les importantes nouvelles arrivées depuis quelques jours de l’Orient ont donné à l’état des choses un aspect tout nouveau. Quelque inquiétude qu’ait fait concevoir sur l’avenir la gravité des périls auxquels la politique adoptée en dernier lieu par le sultan Mahmoud exposait l’empire ottoman, l’événement a dépassé toutes les conjectures. La mort du sultan, la défaite complète de l’armée turque en Syrie, la défection de la flotte, ont mis cet empire dans une telle situation que désormais la protection de l’Europe et la prudence de Méhémet-Ali sont les seules garanties qui restent au trône du jeune Abdul-Medjid.

.....La Porte, peu de jours après la mort du sultan Mahmoud, lorsqu’elle ignorait encore la défection de la flotte, mais lorsque sans doute elle était déjà informée de la défaite d’Hafiz-Pacha, a annoncé officiellement aux représentants des grandes puissances l’intention de se réconcilier avec le vice-roi et de lui faire des concessions à ce sujet, Méhémet, exalté par le sentiment de la supériorité que lui donnent les circonstances nouvellement survenues, se montrait disposé à de grandes exigences.

La rapidité avec laquelle marchent les événements peut sans doute faire craindre que la crise ne se dénoue par quelque arrangement dans lequel les puissances européennes n’auront pas le temps d’intervenir et où par conséquent les intérêts essentiels de la politique générale ne seraient pas pris en considération suffisante. Ce danger est une conséquence inévitable de la distance où nous sommes de Constantinople, et il n’y a pas moyen d’y remédier d’une manière absolue. Je pense néanmoins qu’il convient de persister dans la marche suivie jusqu’à présent et qui consiste à subordonner, à un concert aussi intime et aussi soutenu que possible entre les cabinets, l’action que plusieurs d’eux sont en mesure d’exercer dans la question d’Orient. Pour l’Angleterre comme pour la France, pour l’Autriche aussi, bien qu’elle ne le proclame pas ouvertement, le principal, le véritable objet de ce concert, c’est de contenir la Russie et de l’habituer à traiter en commun les affaires orientales. C’est assez dire que dans les conjonctures actuelles il y a lieu plus que jamais de travailler à se resserrer, et Vienne en pense absolument de même. M. de Metternich laisse même voir à ce sujet une extrême préoccupation.

Cela posé, je crois que les puissances, tout en donnant une pleine approbation aux sentiments conciliants manifestés par la Porte, doivent l’engager à ne rien précipiter, et à ne traiter avec le vice-roi que moyennant l’intermédiaire et le concours de ses alliés, dont la coopération serait sans doute le meilleur moyen de lui ménager des conditions moins désavantageuses et mieux garanties.

Je crois qu’à Alexandrie ces mêmes puissances doivent tenir au vice-roi un langage propre à lui faire sentir que, quels que soient les avantages qu’il croit obtenir, il risquerait de les compromettre en voulant les pousser trop loin, et que s’il prétendait, sous quelque forme ou quelque prétexte que ce fût, arracher au sultan des conditions incompatibles avec la dignité et la sûreté de son trône, l’Europe entière interviendrait pour s’y opposer. Pour qu’un tel langage ait l’efficacité désirable, il faut que les consuls soient mis en mesure de le tenir simultanément et en termes qui prouvent leur parfait accord. Il faut aussi que la fermeté, j’ai presque dit la sévérité des conseils qu’il exprimera, soit tempérée par un ton de modération et de bienveillance qui, tout en arrêtant la hardiesse de Méhémet-Ali, ne blesse pas trop fortement son orgueil et son ambition. Il y aurait certainement de l’affectation à paraître croire qu’après les succès que vient de lui procurer la folle agression de la Porte, il n’a rien à attendre de plus que ce qu’il était en droit de demander auparavant. Ce serait méconnaître l’empire des faits, les nécessités de la situation. Si le vice-roi acquérait la conviction qu’il ne doit rien espérer de l’équité des puissances, il se révolterait contre leurs représentations impérieuses, et son irritation pourrait amener d’un moment à l’autre des conséquences dont la seule possibilité est de nature à effrayer tout esprit prévoyant.

Voilà, Monsieur, les premières impressions que le gouvernement du Roi a reçues des dernières nouvelles de l’Orient. Veuillez en faire part à lord Palmerston et lui demander si elles sont conformes à la manière de voir du cabinet britannique.

Vous remarquerez dans la dépêche de l’amiral Roussin, où il rend compte des propositions adressées par la Porte à Méhémet-Ali, celle qui concéderait à ce pacha l’investiture, seulement viagère, de l’Egypte. Notre ambassadeur avait mal saisi la pensée de Nourri-effendi. Il s’agissait d’une investiture héréditaire, comme cela résulte évidemment de deux documents joints au rapport de l’internonce autrichien sur la conférence où ces rapports ont été communiqués aux représentants des puissances, et de la lettre même par laquelle le grand vizir les a transmises au vice-roi.

 

17° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, le 27 juillet 1839.

Monsieur le maréchal,

J’ai reçu ce matin la dépêche télégraphique par laquelle Votre Excellence m’annonce la défection du capitan pacha. J’ai écrit sans retard à lord Palmerston pour lui communiquer cette importante nouvelle. Il m’a répondu en me priant de me rendre à deux heures au Foreign office ; il devait y avoir conseil de cabinet, et je crois qu’il était bien aise de consulter ses collègues séance tenante.

Lord Palmerston est sorti du conseil pour prendre lecture de la dépêche télégraphique ; il est rentré pour la communiquer aux autres membres du cabinet. Le résultat de leur délibération a été qu’avant de connaître le développement de ce nouvel événement, il n’y avait rien à modifier aux précédentes instructions.

Un courrier de Vienne, parti le 17 juillet, est arrivé ce matin à Londres. Il apporte des nouvelles de Constantinople jusqu’au 8. La trahison du capitan pacha était déjà connue à cette date. Le prince Esterhazy m’a donné à lire la dépêche de M. de Metternich et les extraits de correspondance du baron de Sturmer. Le tableau de l’internonce est bien sombre. Le prince de Metternich écrit au prince Esterhazy qu’il ne faut pas perdre de temps à gémir et que c’est le moment de resserrer plus fortement que jamais l’union des cinq cours dans la négociation projetée à Vienne.

Lord Palmerston m’a parlé ce matin dans le même sens ; il est d’avis de presser autant que possible la conclusion de l’arrangement sous le patronage des cinq cours. Il dit que lord Beauvale est suffisamment pourvu d’instructions et de pouvoirs à cet effet ; ces instructions sont, comme Votre Excellence le sait, l’hérédité dans la famille de Méhémet-Ali et une compensation territoriale pour la Porte ottomane. Je sais que, dans la pensée du cabinet anglais, cette compensation va jusqu’à la rétrocession complète de la Syrie ; mais je ne crois pas qu’il en fasse une condition sine qua non.

Lord Palmerston est très frappé de la crainte que le cabinet russe ne pousse à Constantinople à un arrangement direct entre le sultan et Méhémet-Ali, qui fasse échouer, en les rendant inutiles, les négociations de Vienne et les garanties qui en découleront ; mais il pense que, même dans le cas de l’arrangement direct admis, nous devrons continuer nos efforts pour faire sortir du concours moral des quatre cours un acte auquel la cinquième ne pourra s’empêcher de souscrire.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

18° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 31 juillet 1859.

Monsieur le maréchal.

Hier, au moment où je me disposais à expédier le portefeuille de l’ambassade, lord Palmerston m’a écrit pour me prier de passer chez lui. Il venait de recevoir son courrier de Paris et il voulait mettre sous mes yeux la correspondance de lord Granville, frappé de quelques différences de rédaction entre sa dépêche et celle que je lui avais communiquée la veille.

Lord Granville, Monsieur le maréchal, écrit le 26 au soir que Votre Excellence lui a déclaré que dans l’opinion du gouvernement du Roi :

Ni la désastreuse défaite de l’armée turque, ni la trahison du capitan pacha, ni l’attitude abattue du divan, ne doivent modifier la marche que les grandes puissances de l’Europe se proposent de suivre ; que tout arrangement fait entre le sultan et Méhémet-Ali, au moment où les conseillers de l’empire étaient ou paralysés par la crainte, ou traîtreusement occupés à satisfaire leur ambition, au mépris des droits de leur souverain, devait être considéré comme nul et qu’une déclaration dans ce sens devait être faite à Méhémet-Ali. — Enfin, Votre Excellence aurait ajouté qu’elle écrivait le jour même à Vienne à l’ambassadeur de France pour lui transmettre cette opinion du gouvernement du Roi, et l’engager à la faire partager au cabinet autrichien.

Je cite textuellement la dépêche de lord Granville.

Lord Palmerston répond à lord Granville que le cabinet anglais adhère à chaque syllabe de la déclaration de Votre Excellence ; que, sans s’être concertés, les deux cabinets sont arrivés d’eux-mêmes à une conclusion parfaitement identique, et que rien ne prouve mieux la communauté du but qu’ils se proposent et la solidarité du sentiment qui les anime.

Mais lord Palmerston avait remarqué avec inquiétude quelques divergences entre la déclaration de Votre Excellence rapportée par lord Granville et les phrases suivantes de la dépêche n° 31 qu’elle m’a fait l’honneur de m’adresser :

Il faut faire sentir au vice-roi que quels que soient les avantages qu’il vient d’obtenir, il risquerait de les compromettre en voulant les pousser trop loin.....

Il y aurait de l’affectation à paraître croire qu’après les succès que vient de procurer à Méhémet-Ali la folle agression de la Porte, il n’a rien à attendre de plus que ce qu’il était en droit de demander auparavant ; ce serait méconnaître l’empire des faits et les nécessités de la situation.....

Je me suis attaché, Monsieur le maréchal, à affaiblir autant qu’il était en moi le contraste que me signalait lord Palmerston ; je l’ai même réduit à une simple nuance de rédaction ; j’ai montré la pensée qui dominait à la fois et la déclaration de Votre Excellence à lord Granville, et la dépêche qu’elle m’a fait l’honneur de m’écrire ; pensée qui consiste à empêcher un arrangement direct entre le sultan et le pacha, dans lequel les intérêts de l’empire ottoman seraient sacrifiés à un ensemble de circonstances désastreuses, et les intérêts de l’Europe privés de la garantie qu’ils cherchent dans une transaction conclue sous l’influence des grandes puissances. Mais privé d’informations positives sur les bases mêmes que le gouvernement du Roi veut donner à cet arrangement, je ne me suis point laissé attirer sur ce terrain de discussion. Lord Palmerston n’a cependant pas laissé échapper l’occasion de me formuler plus nettement la pensée du cabinet anglais, et il m’a dit :

Plus je réfléchis à cette question d’Orient (et je vous affirme qu’il n’y a pas dans mon esprit une seule préoccupation anglaise exclusive), plus j’arrive à cette conclusion que la France et l’Angleterre ne peuvent que vouloir identiquement la même chose, la sécurité, la force de l’empire ottoman, ou si ces mots sont trop ambitieux, son retour à un état qui laisse le moins de chances possible à une intervention étrangère. Eh bien, cet objet nous ne l’obtiendrons qu’en séparant le sultan et son vassal par le désert ; que Méhémet-Ali reste maître de son Egypte, qu’il y obtienne l’hérédité qui a fait le but constant de ses efforts, mais qu’il n’y ait plus de collision possible et par conséquent pas de voisinage entre ces deux puissances rivales. La Russie convoite (d’avenir) les provinces d’Europe, et au fond de son cœur elle voit avec joie les provinces d’Asie se séparer du corps ottoman. Pouvons-nous servir cet intérêt ? Évidemment non. On parle des difficultés matérielles que nous rencontrerons pour arriver à notre but ; je pense que Méhémet-Ali ne résistera pas à une volonté sincère exprimée en commun par les grandes puissances ; mais le fît-il, ses droits n’auront pas augmenté par le mépris qu’il aura fait des conseils de l’Europe, tout en sauvant les apparences ; et si la force devenait nécessaire, le résultat ne serait ni long ni douteux.

Telle est, a continué lord Palmerston, l’opinion bien arrêtée du cabinet anglais ; si nous pensions que Méhémet-Ali pût s’asseoir fort et respecté sur le trône ottoman et posséder l’empire dans son indépendance et son intégrité, nous dirions : soit. Mais convaincus que, s’il reste encore quelque chose en Turquie, c’est le respect religieux pour la famille impériale, et que jamais l’empire tout entier ne consentira à traiter Méhémet-Ali comme un descendant du prophète, Dieu nous garde de nous embarquer dans une semblable politique ! Nous aurions une seconde Amérique du Sud en Orient, et celle-là aurait des voisins qui ne la laisseraient pas éternellement se consumer en luttes intérieures.

J’ai reproduit, Monsieur le maréchal, l’opinion de lord Palmerston avec le style même de conversation avec lequel il la développait ; je n’ai pas besoin d’ajouter qu’elle ne répondait nullement à une pensée, même présumée, du gouvernement du Roi ; mais les dernières publications de la presse, dans les deux pays, ont mis récemment en circulation quelques idées que lord Palmerston saisissait l’occasion de réfuter.

J’ai promis à lord Palmerston, en le quittant, Monsieur le maréchal, que j’appellerais votre attention sur la légère nuance de divergence qu’il m’avait signalée entre la correspondance de lord Granville et la dernière dépêche de Votre Excellence.

D’après les instances de lord Palmerston, le chargé d’affaires de Prusse avait prié le cabinet prussien de s’expliquer sur les bases de l’arrangement projeté entre le sultan et Méhémet-Ali. M. de Werther est venu me lire la réponse confidentielle qu’il a reçue de son père. Le baron de Werther établit dans cette lettre que le cabinet prussien ne voulant prendre aucune initiative dans la question d’Orient, ce n’est point l’opinion de son gouvernement, mais la sienne propre qu’il transmet à Londres, et cette opinion est que les bases de l’arrangement doivent être l’hérédité dans la famille de Méhémet-Ali, et la rétrocession complète de la Syrie au sultan. M. de Werther a communiqué la lettre de son père à lord Palmerston.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

19° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, le 1er août 1839.

Monsieur, je vous envoie la copie d’une dépêche télégraphique que je viens de recevoir du consul général de France à Alexandrie. Il en résulte que la flotte ottomane est venue le 14 juillet se mettre à la disposition de Méhémet-Ali, qui a déclaré l’intention formelle de ne la rendre à la Porte qu’après que le grand vizir aurait été destitué et qu’on lui aurait accordé pour lui-même l’investiture héréditaire du pays qu’il gouverne. En faisant part à lord Palmerston de cette information, veuillez lui demander quelle est l’opinion du cabinet de Londres sur l’attitude nouvelle que la France et l’Angleterre peuvent se trouver appelées à prendre par suite de cette grave complication.

M. de Metternich a fait une réponse convenable à notre déclaration en faveur de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman. D’après ce que m’écrit M. de Sainte-Aulaire, le chancelier d’Autriche, qui se montrait naguère fort satisfait des intentions manifestées par la Russie, en est maintenant assez inquiet. Il paraît que le cabinet de Saint-Pétersbourg, loin de continuer les assurances, d’ailleurs assez vagues, qu’il avait d’abord données de sa volonté d’agir de concert avec les autres puissances, se refuse, sous d’assez frivoles prétextes, à tout ce qui pourrait les préciser ou les traduire en actes formels. Ce qui me surprend, c’est l’étonnement que M. de Metternich paraît en éprouver. Je n’ai jamais pensé que l’on pût, dans la question actuelle, amener la Russie à s’associer franchement aux autres cabinets dont la politique est si différente de la sienne ; j’ai cru que tout en paraissant y travailler, tout en employant les formes les plus conciliantes, on devait se proposer pour unique but de la contenir, de l’intimider jusqu’à un certain point, par la démonstration de l’accord des autres grandes puissances, unies dans un même intérêt. Il importerait pour cela que les puissances, et surtout la France et l’Angleterre, tinssent au cabinet de Pétersbourg un langage absolument uniforme et ne fissent auprès de lui que des démarches concertées. Aussi n’ai-je pas vu sans quelque regret celle que lord Clanricarde a été chargé de faire auprès de M. de Nesselrode.

Le gouvernement russe a dû naturellement en induire que, sur un point au moins, celui des limites à imposer à Méhémet-Ali, l’Angleterre s’attendait à trouver plus de sympathie en lui que dans les autres cabinets ; il en aura conclu, bien à tort sans doute, qu’une alliance où se manifestaient de semblables divergences n’avait rien de bien homogène, ni de bien imposant.

Ce n’est pas seulement à Pétersbourg qu’il est essentiel, je crois, de ne rien négliger pour faire croire à l’union intime des cours de Londres et de Paris ; à Vienne aussi, malgré le grand intérêt qui semblerait, au moins momentanément, devoir imposer silence aux préventions étroites d’une politique surannée, à Vienne on n’est que trop porté à accueillir, avec une sorte de satisfaction, ce qui peut faire croire que cette union n’existe pas ou n’a existé qu’incomplètement. M. de Metternich affecte sans cesse, je ne sais trop dans quel but, de faire entendre à notre ambassadeur qu’à Paris et à Londres on n’est pas d’accord et qu’il en sait là-dessus plus qu’il ne veut en dire ; il relève avec un soin minutieux les moindres circonstances qui peuvent venir à l’appui de cette assertion. C’est ainsi qu’en dernier lieu il faisait remarquer que lord Beauvale n’avait pas été chargé, comme M. de Sainte-Aulaire, d’engager la cour de Vienne à réclamer avec nous la libre admission des escadres alliées dans la mer de Marmara. C’est ainsi encore qu’il signalait avec exagération les différences des instructions données aux deux amiraux.

Veuillez, Monsieur, appeler l’attention de lord Palmerston sur les considérations que je viens de vous indiquer. Dans la franchise de notre langage, il verra sans doute un témoignage éclatant du désir que nous avons de maintenir à nos relations avec le cabinet anglais le caractère d’intimité si impérieusement réclamé par tous les grands intérêts européens.

 

20° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 3 août 1830, 9 h. du soir.

Monsieur le maréchal,

J’ai écrit immédiatement à lord Palmerston que Votre Excellence m’avait chargé à la fois et de lui annoncer l’entrée de la flotte ottomane à Alexandrie et de consulter le cabinet anglais sur l’attitude nouvelle que la France et l’Angleterre pourraient se trouver appelées à prendre par suite de cette grave complication.

Lord Palmerston m’a engagé à me rendre à quatre heures au Foreign-Office. Un conseil avait été convoqué pour deux heures ; l’importante nouvelle que je venais de transmettre devait être l’objet de ses délibérations.

Lord Palmerston est sorti du conseil accompagné de lord Minto ; il m’a dit en entrant dans son cabinet que le premier lord de l’Amirauté assisterait à notre conférence.

Le conseil, m’a dit lord Palmerston, vient de délibérer sur la nouvelle que le gouvernement français a bien voulu vous charger de porter à notre connaissance. Son premier soin a été de relire les instructions adressées à l’amiral Stopford ; il n’y a rien trouvé qui pût servir de direction au chef de notre escadre dans la circonstance actuelle, et il a décidé qu’il serait envoyé à l’amiral Stopford des instructions plus spéciales.

Le conseil a pensé que la défection consommée du capitan-pacha ne pouvait modifier la pensée politique qui a dirigé votre marche et la nôtre depuis six semaines ; il y a vu au contraire un motif de plus de persévérance et de progrès dans cette même ligne.

Ce principe posé, le conseil a été d’avis que nous devions employer les moyens de coercition pour obtenir la restitution de la flotte ottomane. Ces moyens de coercition doivent être l’objet même des instructions à l’amiral Stopford et ce sont ces instructions que lord Minto et moi nous allons rédiger en votre présence.

J’ai répondu à lord Palmerston que le gouvernement du Roi apprécierait beaucoup cette marque de confiance ; mais j’ai ajouté que j’étais moi-même sans instructions, que je n’avais été chargé que de consulter et non de délibérer ; que par conséquent aucune de mes paroles n’engagerait en quoi que ce soit le gouvernement du Roi. Lord Palmerston a dit que cela était parfaitement entendu, et il a pris la plume.

Votre Excellence trouvera joint à ma dépêche le projet d’instructions rédigé séance tenante par lord Palmerston et lord Minto.

Le but est la restitution de la flotte ottomane au sultan ; les moyens de coercition sont gradués sur le degré de résistance que la sommation des amiraux rencontrera de la part de Méhémet-Ali, depuis l’apparition des flottes alliées devant Alexandrie jusqu’à la prise de possession de la flotte égyptienne et au blocus du port, sauf réserve du droit des neutres. Lord Palmerston et lord Minto sont partis du principe que la flotte égyptienne serait en mer, parce que, comme elle ne peut rentrer à Alexandrie sans s’alléger, cette opération équivaut à un désarmement, et Méhémet ne doit pas pouvoir se passer de sa flotte en ce moment, même pour les besoins de son armée en Syrie. On laisse aux amiraux beaucoup de latitude dans le choix des points sur lesquels ils auront à se diriger dans telle ou telle éventualité.

Enfin, Monsieur le maréchal, une instruction supplémentaire prévoit le cas où le cours des événements amènerait les ambassadeurs à requérir, conformément aux ordres de leurs cours, la présence de nos flottes dans le Bosphore, au moment même ou nos amiraux recevront les nouvelles instructions ; dans cette hypothèse, les amiraux auraient à se rendre sans retard à cet appel, et ils réserveraient, pour une époque plus éloignée, l’exécution des présentes instructions.

Tel est le résumé du document que je joins à ma dépêche.

Pénétrés de l’avantage de ne pas perdre un moment dans ces graves circonstances, mais plus encore de la nécessité de n’agir que de concert avec nous, lord Palmerston et lord Minto m’ont prié avec instance de transmettre ce soir même le projet d’instructions à Votre Excellence. Un courrier de l’Amirauté anglaise partira demain pour Paris et se mettra lundi soir à la disposition de lord Granville. Si le gouvernement du Roi approuve le projet et croit devoir adresser des instructions analogues à l’amiral Lalande, Votre Excellence voudra bien l’annoncer à lord Granville, et le courrier anglais continuera sa route vers Marseille ; dans le cas contraire, Votre Excellence aura également la bonté de prévenir lord Granville, et le courrier attendra à Paris de nouvelles instructions de Londres. Les objections du gouvernement du Roi, s’il croit devoir en élever, seront pesées ici avec le désir sincère d’arriver à une entente complète entre les deux cabinets.

Je n’ai pas cru devoir laisser se terminer cette conférence sans appeler la plus sérieuse attention de lord Palmerston sur les considérations développées dans la dernière dépêche de Votre Excellence. La présence de lord Minto ne m’a paru qu’un encouragement de plus à signaler au gouvernement anglais l’abus que l’on fait en Europe des divergences qui se manifestent entre nos agents extérieurs et les conclusions qu’on en tire contre la solidité de l’alliance des deux cours. J’ai insisté avec une certaine vivacité sur la nécessité de concerter préalablement leurs démarches, surtout à Pétersbourg ; j’ai cité celle de lord Clanricarde comme de nature à créer de fausses impressions en accréditant l’idée que le cabinet anglais cherchait un point d’appui auprès du cabinet russe dans la question des limites de la rétrocession égyptienne, question si secondaire comparée au but que nous nous proposons tous, l’établissement du principe que les affaires d’Orient ne se traitent plus que de concert entre les grandes puissances de l’Europe.

Lord Palmerston et lord Minto ont pris ces observations en très bonne part. Lord Palmerston m’a affirmé que lord Clanricarde avait manqué à ses instructions s’il avait donné à sa démarche un caractère quelconque qui ne fût pas l’expression de la parfaite union de nos deux cabinets.

Je n’ai point voulu étendre davantage, Monsieur le maréchal, le cercle des récriminations ; mais la sincérité de notre désir d’entente avec le cabinet anglais nous donne bien parfois le droit d’être francs avec ses organes ; cette franchise même est un gage de plus de notre loyauté, et je puis vous assurer que c’est l’impression qu’a laissée sur lord Palmerston et sur lord Minto la lecture que j’ai faite à haute voix de la dernière dépêche de Votre Excellence.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

21° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, le 6 août 1839.

Monsieur, j’ai reçu hier la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser avec le projet d’instructions aux amiraux qui vous a été remis par lord Palmerston pour être présenté à l’approbation du gouvernement du Roi. Le conseil, qui vient d’en délibérer, n’a pas jugé qu’il fût possible d’adhérer complètement à ce projet. Je crains que le cabinet britannique, sous la première impression des fâcheuses nouvelles arrivées d’Alexandrie, ne se soit pas rendu compte suffisamment de l’ensemble de la situation. Les hostilités sont évidemment terminées en Orient. Ni par terre ni par mer, personne n’annonce l’intention de les continuer ou plutôt de les reprendre. D’un côté, on n’en a plus le moyen, à supposer, ce qui est douteux, qu’on en eut la volonté ; de l’autre, on n’y voit aucun intérêt, et l’on sait assez qu’on ne pourrait le faire sans s’exposer à de très graves conséquences, sans compromettre gratuitement une fort belle position. Dans cet état de choses, la défection de la flotte ottomane est une chose fâcheuse et très regrettable, à laquelle nous devons essayer de remédier ; mais elle ne constitue pas un de ces dangers imminents propres à justifier des mesures aussi extrêmes que celles qu’on nous propose. Cette flotte, dans les mains de Méhémet-Ali, n’est aujourd’hui qu’un dépôt, un gage à l’aide duquel il se propose d’obtenir l’investiture héréditaire de tout ce qu’il possède. La France et l’Angleterre, tout en insistant fortement sur l’invitation que nous avons déjà fait parvenir à Méhémet-Ali par nos consuls, de restituer les vaisseaux turcs, doivent sans doute prendre des mesures pour que, dans le cas peu probable où il recommencerait la guerre, il ne pût s’en faire un instrument d’attaque contre la Porte ; et le meilleur moyen peut-être de lui en ôter l’envie, c’est de lui déclarer formellement que désormais les escadres anglaise et française agiront uniquement dans le but de protéger le sultan contre des agressions ou des envahissements quelconques. Toute démarche, toute démonstration faite dans le sens que je viens d’indiquer, aurait notre approbation entière, parce que nous y voyons une utilité réelle et de grandes chances d’efficacité ; mais, je le répète, la mesure d’hostilité contre Méhémet-Ali ne faciliterait pas le plan que l’Angleterre et la France se sont proposé de concert. En détruisant l’escadre égyptienne, non seulement nous n’en donnerions pas plus de force à la Porte, mais nous n’amènerions pas le vice-roi à se désister de la moindre de ses prétentions. La puissance matérielle et morale qu’il exerce aujourd’hui sur terre rend son action bien moins dépendante qu’on ne le suppose de ses forces maritimes. L’attaquer lorsqu’il n’attaque pas, ce serait risquer de le pousser à quelque parti extrême. Certain, lorsqu’on lui aurait enlevé ses vaisseaux, de n’avoir plus rien à craindre de l’Europe qui, en effet, aurait épuisé contre lui, dans un but comparativement bien secondaire, tous ses moyens coercitifs, il en conclurait naturellement qu’il n’a plus rien à ménager avec elle ; et, en supposant qu’il ne se décidât pas à faire marcher Ibrahim sur Constantinople même,il lui suffirait, pour susciter une diversion terrible, de provoquer dans l’Asie Mineure, en Macédoine, en Albanie, quelque soulèvement de nature à ramener la question de l’intervention russe. On sait malheureusement que les instruments ne lui manqueraient pas à cet effet, et qu’il n’aurait peut-être pas besoin, pour y parvenir, de remuer un seul de ses soldats. De telles éventualités valent certainement la peine qu’on les pèse mûrement avant de se décider à les braver. J’ajouterai, Monsieur, qu’à Londres on semble trop se préoccuper de Méhémet-Ali, c’est-à-dire de son agrandissement, parce qu’on veut toujours considérer le côté de la question sous l’aspect qu’il aurait s’il s’agissait d’un État européen. Sans doute, entre les mains d’un homme tel que le pacha d’Egypte, la possession de territoires trop considérables peut avoir des dangers qui expliquent et justifient les efforts des puissances pour mettre un terme à ses empiétements. La France est la première à le reconnaître, et elle n’a cessé de travailler à contenir les projets, à modérer les prétentions de ce pacha. Mais il ne faut pas s’exagérer le mal : l’empire ottoman, même divisé administrativement par des stipulations auxquelles la clause de l’hérédité, quelque expresse qu’elle fût, pourrait bien d’ailleurs ne pas donner un caractère de permanence définitive, l’empire ottoman, uni, malgré ce partage plus ou moins durable, par le lien puissant des mœurs et de là religion, n’en continuera pas moins à former, en face des puissances européennes, ce grand corps dont l’existence a toujours été indispensable au maintien de l’équilibre politique. Les forces qu’il possède dans l’une et dans l’autre de ses divisions actuelles concourent également à ce but, et je ne crains pas de dire qu’en ruinant le pacha d’Egypte, on travaillera à la destruction de l’empire ottoman. Notre politique aujourd’hui, comme dès le commencement de cette crise, doit veiller avant tout à ce que Constantinople ne reçoive de protection extérieure qu’avec notre commun concours.

Telles sont, Monsieur, les objections qu’a suggérées au gouvernement du Roi la proposition du cabinet de Londres et qui ne lui ont pas permis d’y adhérer entièrement. Veuillez les faire connaître à lord Palmerston en lui indiquant la marche que nous croyons préférable. Elle consiste, vous le voyez, à réclamer de nouveau la restitution de la flotte ottomane et, dans le cas où Méhémet-Ali s’y refuserait, à lui déclarer qu’il doit dorénavant considérer les escadres alliées comme uniquement et spécialement chargées de repousser toute tentative dirigée contre le territoire ou l’autorité de la Porte. Le cabinet anglais, en y réfléchissant, reconnaîtra, je n’en doute pas, qu’une telle attitude suffit aux besoins du moment ; que, sans rien compromettre, elle atteindra, suivant toute apparence, le but que la France et l’Angleterre ont en vue ; et que, placés, à notre grand regret, dans l’impossibilité d’accéder sans réserve au projet du gouvernement britannique, nous ne pourrions mieux lui prouver notre confiance absolue et l’intime accord de notre politique avec la sienne.

 

22° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 9 août 1839.

Monsieur le maréchal,

Lord Palmerston m’avait annoncé hier que, d’après les nouvelles de Berlin (les informations par lord Clanricarde sont lentes et rares), la Russie se retirait des négociations projetées de Vienne. M. de Kisséleff, qui m’a succédé chez lord Palmerston, était chargé d’une communication dans ce sens. C’est au nom du respect pour l’indépendance des États souverains que le cabinet russe décline toute intervention dans les affaires intérieures de la Turquie. Avant les événements de Syrie, avant la mort du sultan, quand il n’y avait d’autre issue possible que la guerre aux différends de la Porte et de l’Égypte, le cabinet russe avait pu partager l’opinion des autres puissances de l’Europe sur l’ouverture d’une négociation conduite en dehors des parties mêmes intéressées ; mais aujourd’hui que la Porte va elle-même au-devant d’un rapprochement et adresse à l’Égypte des propositions d’accommodement acceptables, il faut laisser marcher la négociation à Constantinople, et la seconder uniquement de ses bons offices ; autrement il n’y a plus de puissance ottomane indépendante. Tel est, Monsieur le maréchal, l’esprit de la démarche de M. de Nesselrode.

Ce n’est pas le gouvernement du Roi qui s’étonnera de cette ouverture du cabinet de Pétersbourg ; la correspondance de Votre Excellence l’avait dix fois annoncée.

Ici, où l’on prend facilement ce qu’on désire pour ce qu’on croit, on avait été plus confiant, non pas dans la sincérité des intentions de la Russie, mais dans les nécessités de sa situation européenne. On a donc été plus surpris qu’on ne le sera à Paris, mais enfin on a compris les motifs qui ont dicté la dernière dépêche de M. de Nesselrode, et on y voit la preuve évidente que si le cabinet impérial ne croit pas le moment arrivé de se commettre ouvertement avec l’Europe sur les affaires d’Orient, il est au moins décidé à lutter diplomatiquement contre les garanties écrites qui menaceraient d’enchaîner l’avenir.

Lord Palmerston a reçu poliment la communication de M. de Kisseleff ; mais celui-ci n’a pas dû se faire illusion sur le jugement qu’il en portait.

Tout en déférant hier au vœu manifesté par le gouvernement du Roi relativement au projet d’instructions aux amiraux, lord Palmerston est entré plus avant que de coutume dans la discussion de la question générale. En réponse à cette partie de la dépêche de Votre Excellence qui combat la disposition du cabinet anglais à se préoccuper trop exclusivement de réduire les limites de la possession égyptienne, lord Palmerston m’a dit, en effet, que c’était chez lui et chez beaucoup de ses collègues un point très arrêté qu’on ne ferait quelque chose d’utile et de durable en Orient que si l’on parvenait à rendre à la Porte ottomane les provinces que lui ont enlevées les conquêtes de Méhémet-Ali : Je ne puis assez vous répéter, a repris lord Palmerston, combien cette conviction est chez moi indépendante de toute considération politique exclusivement anglaise ; mais je suppose l’Égypte et la Syrie héréditairement investies dans la famille de Méhémet-Ali, et je me demande comment l’Europe peut se flatter que le moindre incident ne viendra pas briser le dernier et faible lien qui unira ces provinces à l’empire ottoman. L’indépendance viendra comme est venue l’hérédité ; et savez-vous alors ce qu’on dira en Europe quand la Russie reprendra son œuvre de convoitise sur les provinces européennes ? C’est que l’empire ottoman, démembré par la séparation d’une partie de ses provinces d’Asie, ne vaut plus la peine qu’on risque la guerre pour le maintenir.

Voilà, a continué lord Palmerston, l’ordre d’idées dans lequel je me place pour juger cette grande question ; après cela, je ne crois nullement à l’infaillibilité de mon opinion ; je conçois parfaitement qu’on en ait une autre, et je ne cherche aucune préoccupation française dans l’opinion exprimée par le maréchal Soult. Je crois si bien à la bonne foi de cette politique que voici un raisonnement qui la confirmerait pour moi si j’étais tenté d’en douter. La France a besoin d’exercer de l’influence en Égypte, cela est et cela doit être ; c’est une de ces données qu’il faut accepter dans la politique générale. Eh bien ! vous voulez faire l’Égypte plus forte que nous ne le voulons nous-mêmes ; et cependant votre influence sur le souverain, quel qu’il soit, d’Alexandrie croîtrait en raison de sa faiblesse ! Vous voyez si je cherche une arrière-pensée sous la divergence de nos deux points de vue.

J’ai répondu à lord Palmerston que ses raisonnements supposaient résolue une question au moins controversable, celle de savoir si, dans un avenir plus ou moins éloigné, il n’y aurait pas pour le corps ottoman à recueillir, en Égypte et en Syrie, des éléments de force et de vitalité, éléments que ce serait une bien grande erreur de disperser s’ils devaient un jour tourner au profit du corps que nous voulons sauver.

Cela est vrai, a repris lord Palmerston, et je conviens avec vous que la question est là. Eh ! mon Dieu ! mon esprit la résout par la négative ; mais le cabinet anglais lui-même a compté parmi ses membres des hommes qui la décidaient affirmativement.

Votre Excellence reconnaîtra sans doute qu’il y a divergence entre les deux cabinets sur un point grave ; mais telle est l’identité du but qu’ils se proposent, telle est l’absence de toute défiance, de toute arrière-pensée que, dans ma conviction intime, de légères concessions mutuelles sur les moyens suffiront pour maintenir entre les deux gouvernements l’entente qui a jusqu’ici présidé à leurs démarches el qui peut seule les rendre efficaces.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

23° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 17 août 1839.

Monsieur le maréchal,

Hier soir lord Palmerston a reçu des nouvelles de Constantinople du 29 juillet, et de Vienne du 10 août. Les premières annoncent la remise de la note collective signée par les ambassadeurs des cinq cours, et la suspension immédiate de la négociation directe entre la Porte et Méhémet-Ali.

Celles de Vienne présentent le prince de Metternich comme s’avançant de plus en plus dans la voie où il est entré et confiant dans l’espoir d’y entraîner la Russie, ou plutôt de l’empêcher d’en sortir avec éclat.

C’est sous l’impression de ces nouvelles que le conseil a discuté ce matin le projet d’instructions à l’amiral Stopford pour le cas spécial de la restitution de la flotte ottomane.

Le conseil a approuvé toute la portion des instructions de l’amiral Lalande pour le cas où la flotte turque serait sous voile.

Pour celui où elle serait entrée dans le port d’Alexandrie, il a pensé que nos consuls devraient sommer le vice-roi de la restituer sous peine de leur retraite ; mais d’après l’accord qui vient de se manifester à Constantinople par la démarche du 29 juillet et d’après les dispositions de plus en plus satisfaisantes du cabinet autrichien, il a émis le vœu que le cabinet français et le cabinet anglais envoyassent leurs instructions pour les amiraux à Vienne et proposassent au cabinet autrichien d’unir son escadre à celles de la France et de l’Angleterre pour l’hypothèse où la flotte ottomane serait en mer, dans les limites d’action tracées par le projet d’instructions à l’amiral Lalande, et d’associer son consul général aux nôtres pour la démarche proposée dans le cas où la flotte turque serait entrée dans le port d’Alexandrie.

Enfin, le conseil, examinant le projet mis en avant par lord Palmerston de travailler à un acte de garantie de l’intégrité de l’empire ottoman, entre la France, l’Autriche et l’Angleterre (à défaut de l’espoir d’y associer les deux autres cours), a donné la plus complète approbation à cette proposition, et reconnu en même temps que la négociation devait en être conduite avec une grande réserve pour ne pas effaroucher la Russie et lui donner les moyens de l’entraver. Le conseil a pensé que ce serait véritablement là le commencement de l’œuvre de paix et d’équilibre dont la France et l’Angleterre poursuivent l’accomplissement.

Depuis le commencement de la crise d’Orient, je n’avais point vu lord Palmerston aussi satisfait de la face des affaires.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

24° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, ce 18 août 1839.

Monsieur le maréchal.

....Je n’ai pu rendre qu’un compte bien sommaire à Votre Excellence des dernières nouvelles de Vienne ; mais je tenais à l’informer sans délai de l’impression profonde qu’elles avaient produite sur le cabinet anglais.

Les deux faits qui dominent tout, Monsieur le maréchal, sont : 1° La signature de M. de Bouteneff apposée à une note collective et déclarant que dans l’accord des cinq grandes puissances sur les affaires d’Orient, la Porte ottomane trouve, contre les dangers de sa situation, une garantie assez puissante pour interrompre toute négociation directe avec le vice-roi ; 2° l’interruption immédiate de cette même négociation.

Ni les dépêches de M. de Barante à Votre Excellence, ni celles de lord Clanricarde à lord Palmerston, ni même les dernières communications du prince de Metternich ne préparaient nos cours à cette soudaine adhésion du ministre de Russie à une démarche de cette importance. A Londres, comme à Paris sans doute, on raisonnait sur la donnée générale que le cabinet russe, non seulement déclinait la négociation de Vienne, mais travaillait à la rendre inutile en favorisant la conclusion d’un arrangement direct entre le souverain et le vassal, sans intervention extérieure quelconque, au moins patente.

Ici, Monsieur le maréchal, on ne s’est pas donné grand’peine pour expliquer un fait en contradiction ouverte avec des dispositions qu’on ne mettait pas même en doute la veille du jour où on l’a connu. On a bien répété : La Russie ne veut pas, la Russie ne peut pas. M. de Bouteneff a entendu prononcer le nom des Dardanelles par la France et l’Angleterre, et il a passé outre à la démarche. (Cette dernière hypothèse demandait alors qu’on attendît, pour prononcer un jugement définitif, que le ministre eût été avoué par sa cour.) Mais toutes ces considérations explicatives ont été sacrifiées au fait lui-même et on s’est dit : Voici la Russie entrée dans le concours par un acte officiel ; elle n’en sortirait qu’en provoquant des complications pour lesquelles elle n’est pas prête.

De cette première donnée, Monsieur le maréchal, le cabinet anglais, dans sa délibération d’hier, a conclu que le moment était venu de laisser un peu reposer l’attitude comminatoire et ombrageuse envers le cabinet russe, sauf à la reprendre plus tard et plus tranchée si les circonstances viennent à l’exiger.

Il a pensé de plus qu’un acte de déférence était dû au prince de Metternich pour sa persévérance dans la voie où il est entré avec la France et l’Angleterre, persévérance qui se manifestait à Vienne le 8 août quand on y avait lieu de croire que le cabinet russe déclinait tout concert avec les autres puissances, mais dont l’expression est devenue bien plus nette et bien plus péremptoire le 10, à la réception des nouvelles de Constantinople du 29 juillet.

C’est sous l’empire de cette double impression. Monsieur le maréchal, que le cabinet anglais a proposé de porter à Vienne nos projets d’instructions aux amiraux, relativement à la défection de la flotte ottomane, afin qu’il n’y eût pas un seul acte du drame qui commence à se dérouler dont la France et l’Angleterre parussent vouloir isoler en ce moment les puissances alliées, et particulièrement le cabinet autrichien.

Votre Excellence sait enfin, Monsieur le maréchal, que le cabinet anglais n’a pas trouvé suffisante l’attitude d’observation ordonnée à nos amiraux pour le cas où la flotte ottomane serait entrée dans le port d’Alexandrie et où le vice-roi refuserait sa restitution. A la demande de nos agents consulaires, il a songé à des moyens de coercition morale, tels que la retraite de nos consuls généraux ; mais cette partie même de la question, il propose également au gouvernement du Roi de la porter à Vienne et de l’y traiter en commun avec le cabinet autrichien.

Votre Excellence jugera, par ce qui précède, du changement qui s’est opéré depuis trente-huit heures dans l’esprit des membres du cabinet anglais.

On n’admettait pas la possibilité du concours de la Russie : aujourd’hui, on l’espère.

On espérait le concours de l’Autriche jusqu’au bout : on n’en doute plus.

Maintenant, Monsieur le maréchal, voici je crois les motifs sur lesquels se fonde la satisfaction, peut-être bien exagérée, qui se manifeste ici depuis la réception des nouvelles de Vienne et de Constantinople, relativement à l’ensemble de la situation.

On part du principe qu’une fois les bases de l’arrangement à intervenir entre le sultan et le vice-roi consenties par les cinq puissances, l’usage de la force ne sera pas même nécessaire pour les faire accepter à Méhémet-Ali ; une menace suffira en cas de refus. Relativement à ces bases, on croit l’Autriche plus près que la France du point de vue du cabinet anglais, et, comme on sait que des divergences officiellement manifestées entre les deux grandes puissances maritimes saperaient tous les fondements de l’œuvre de pacification qu’on poursuit, on se flatte que ces divergences se fondront plus aisément dans le concours des cinq puissances que dans une négociation directe à deux, ou même à trois.

Enfin, Monsieur le maréchal, une fois l’arrangement entre le souverain et le vassal accepté et garanti par les puissances de l’Europe, c’est-à-dire la question pratique réglée, on est sûr de trouver à Paris, et on espère rencontrer à Vienne, l’empressement qu’on éprouvera ici même à couronner cet acte de paix dans le présent, par un acte diplomatique qui assure également l’avenir.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

25° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.

 

Paris, le 22 août 1839.

Le gouvernement du Roi regarde comme une circonstance heureuse l’adhésion de la Porte à la démarche par laquelle les envoyés des cinq puissances l’ont engagée à ne rien conclure, sans leur concours, avec le pacha d’Egypte ; adhésion dont au surplus la nouvelle ne m’est pas encore parvenue. Cependant nous ne nous rendons pas bien compte de la joie si vive que cet événement paraît avoir causée à Vienne et surtout à Londres. Il y a, ce me semble, plus que de l’exagération à conclure, de ce que M. de Bouteneff s’est associé à cette démarche, que la Russie se décide à lier désormais son action, dans la question d’Orient, à celle des cours alliées. Un résultat de cette importance, une telle déviation des errements d’une politique jusqu’à présent immuable, ne se présument pas ; pour y croire, les preuves les plus formelles ne seraient pas de trop, et ces preuves je les cherche vainement. Bien loin de là, la correspondance de M. de Barante me montre le cabinet de Saint-Pétersbourg persistant plus que jamais dans ses vues d’isolement, alors même qu’il se croit obligé de faire quelques concessions de forme. Au surplus, pour apprécier la portée véritable de l’acte auquel on veut rattacher de si graves conséquences, il suffit de se rappeler que, parmi les arguments allégués par le gouvernement russe pour repousser l’idée d’une conférence établie à Vienne, figurait celui qui consistait à dire que le siège de la négociation serait plus naturellement placé à Constantinople ; c’est qu’en effet la Russie, par l’ascendant naturel que son envoyé exerce sur la Porte, y est bien mieux placée soit pour entraver, soit pour influencer les négociations.

Si j’insiste, Monsieur, sur l’exagération des espérances que semble avoir conçues le cabinet de Londres, c’est que je crains que ce malentendu n’imprime une fausse direction à sa politique, et ne lui fasse perdre de vue le but essentiel auquel doivent tendre la France et l’Angleterre, le moyen d’empêcher que la Porte ne retombe sous le patronage exclusif et dominant d’une des grandes puissances. À Londres, je crois m’apercevoir qu’on est trop rassuré sur ce point et trop enclin à concentrer toutes ses inquiétudes sur le péril, relativement bien secondaire, de l’agrandissement exclusif de Méhémet-Ali. Si l’expression du dissentiment qui existe à ce sujet entre la France et l’Angleterre ne sortait pas du cercle des communications échangées entre les deux gouvernements, il n’y aurait pas un grand inconvénient ; malheureusement j’acquiers tous les jours la certitude qu’il n’en est pas ainsi. Le cabinet de Londres, dominé par ses préoccupations, ne sait pas assez les dissimuler aux autres cabinets ; il semble quelquefois voir en eux des auxiliaires dont la coopération peut l’aider à nous ramener à sa manière de voir, et les cours auxquelles s’adressent ces confidences, se méprenant sur l’intention qui les lui dicte, y voient le principe d’un relâchement sérieux dans l’alliance anglo-française. Déjà plus d’un indice me donne lieu de penser que telle de ces cours travaille par des avances adroitement calculées, par d’apparentes concessions, à entraîner le gouvernement britannique dans une voie nouvelle. Je crains peu le résultat définitif de ces tentatives ; l’Angleterre y résistera comme nous l’avons fait nous-mêmes à d’autres époques, lorsqu’on a employé à notre égard des artifices semblables. Mais il serait fâcheux que de simples apparences pussent donner un seul moment le moindre espoir de succès aux auteurs de ces machinations. Il n’en faudrait pas davantage pour jeter une perturbation déplorable dans la marche de la politique générale.

Lord Granville ne m’a encore rien dit des nouvelles vues de sa cour par rapport aux moyens d’obtenir la restitution de la flotte ottomane. Je pense qu’à Londres on aura compris l’inopportunité du rappel éventuel des consuls au moment où la décision prise à Constantinople rend plus indispensable que jamais la présence d’agents européens auprès de Méhémet-Ali.

Ce n’est pas M. le général Baudrand qui se rendra à Constantinople comme je vous l’avais annoncé. Le Roi, en apprenant les noms des personnes chargées par les empereurs d’Autriche et de Russie d’une mission analogue, a jugé convenable d’envoyer un officier de sa maison, d’un grade moins élevé.

 

26° Le général Sébastiani au maréchal Soult.

 

Londres, 5 septembre 1839.

Monsieur le maréchal,

....J’ai à rendre compte à Votre Excellence de mon premier entretien avec lord Palmerston.

Avant de passer en revue les questions que nous avons discutées séparément, je dois déclarer à Votre Excellence que l’impression pour moi résultant de cette conférence est que le cabinet anglais veut comme nous, au même degré que nous, avec aussi peu d’arrière-pensées que nous, le maintien de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman, et que ce but il veut l’atteindre pacifiquement et sans compromettre les grandes puissances entre elles.

J’ai saisi la première occasion qui m’était offerte de discuter et de combattre les mesures proposées par le cabinet anglais et communiquées par M. Bulwer à Votre Excellence.

J’ai d’abord établi d’une manière absolue que la question de la flotte ottomane ne devait point être traitée spécialement et préalablement aux conditions de l’arrangement final à intervenir entre le sultan et le pacha. J’ai dit que nous ne devions pas user notre force contre un incident, mais la réserver tout entière pour le fait principal. J’ai même engagé lord Palmerston à réfléchir sérieusement aux conséquences d’un succès, c’est-à-dire à la rentrée de la flotte ottomane à Constantinople avec un corps d’officiers imbus d’admiration pour Méhémet-Ali et peu rassurés eux-mêmes, malgré la garantie des puissances, contre les vengeances réactionnaires de la Porte.

Ces derniers arguments, Monsieur le maréchal, ont produit de l’impression sur l’esprit de lord Palmerston. Il m’a répondu néanmoins que si les puissances, toutes également pénétrées de la nécessité de réprimer ou plutôt de réparer un acte aussi coupable de la part d’un vassal contre son souverain, s’arrêtaient devant un refus péremptoire de Méhémet-Ali, il ne pourrait à son tour que se sentir plus encouragé dans la résistance à l’acceptation d’un arrangement final.

J’ai fait valoir tous les motifs qui doivent nous détourner d’une démonstration armée contre l’île de Candie ; j’ai parlé du parti grec qui pourrait en profiter pour proclamer son indépendance, et j’ai ajouté que ce serait répandre dans le reste de l’empire l’exemple et le besoin de soulèvements intérieurs. J’espère avoir réussi à convaincre lord Palmerston qu’il n’y avait ni opportunité ni avantage réel dans l’occupation de l’île de Candie par les forces de l’Angleterre et de la France.

J’ai discuté le rappel des consuls généraux d’Alexandrie et j’ai montré les graves inconvénients qu’il offrirait en nous laissant avec le vice-roi sans organes au moment où nous aurions le plus pressant besoin d’agir sur son esprit par d’actives communications.

Lord Beauvale, Monsieur le ministre, a déjà reçu les instructions et les pouvoirs relatifs à la flotte ottomane ; je ne puis donc faire espérer à Votre Excellence que ces instructions soient rappelées ou même modifiées ; mais la question étant portée au centre même des négociations, l’influence du gouvernement du Roi pourra s’y exercer d’une manière puissante, et je crois que de Londres même on signalera à lord Beauvale les points sur lesquels il ne doit pas insister, s’il rencontre la voix de la France tout à fait opposée à celle de l’Angleterre.

Je ne puis, du reste, le dissimuler à Votre Excellence ; la disposition du cabinet anglais à l’emploi des moyens coercitifs contre Méhémet-Ali, soit pour obtenir la restitution de la flotte ottomane, soit pour lui faire accepter exclusivement l’hérédité de l’Égypte comme base de l’arrangement à intervenir avec la Porte, peut bien de temps à autre céder sur certains points aux représentations de la France, mais elle reparaît toujours, et si elle rencontre de notre part une répugnance invincible et absolue à l’emploi d’un moyen de coercition quelconque contre le vice-roi, je crains que l’on ne se persuade ici qu’il est inutile de continuer une négociation dans laquelle on a ôté d’avance à ses conseils la sanction même éventuelle de la force.

J’ai cherché à effrayer lord Palmerston sur les conséquences auxquelles exposeraient la paix du monde les partis extrêmes où le vice-roi pourrait se laisser entraîner si les puissances persistaient à lui refuser les conditions qu’il met à sa réconciliation avec la Porte. Lord Palmerston m’a répondu que sans doute la marche sur Constantinople était possible, mais qu’alors rien ne serait plus facile aux puissances de l’Europe que de préserver la capitale de l’empire ottoman, que nous y concourrions tous avec nos flottes, et la Russie avec ses soldats, mais qu’on réglerait les forces des troupes russes et qu’on fixerait la date de leur départ. Nous arriverions ensemble, a continué lord Palmerston, et nous partirions ensemble. La Russie est enchaînée en ce moment, soyez-en sûr. Je sais très bien que cela tient à ce qu’elle n’est pas prête ; mais enfin c’est un fait et nous devons en profiter. Elle n’agira pas sans nous, et si elle agit, ce ne sera qu’avec nous et comme nous.

Lord Palmerston m’a parlé des dispositions du cabinet prussien et du cabinet de Vienne comme se rapprochant entièrement de celles du  cabinet de Londres dans tout ce qui tient à la fixation des bases de l’arrangement final entre la Porte et le vice-roi.

Lord Palmerston a répondu à la dernière communication russe par une dépêche à lord Clanricarde dont il m’a donné lecture, et par laquelle il établit formellement l’union et la solidarité de la France et de l’Angleterre dans tout ce qui touche à l’entrée éventuelle de nos escadres dans la mer de Marmara.

J’ai redoublé d’efforts pour ramener le point de vue du cabinet anglais à celui du gouvernement du Roi. Lord Palmerston, à propos de la retraite de nos consuls généraux d’Alexandrie, m’a dit qu’il n’avait jamais songé à étendre cette mesure aux agents véritablement consulaires ; que ce n’était qu’à cause du caractère diplomatique de nos consuls généraux qu’il avait voulu faire de leur rappel une démonstration de mécontentement des puissances contre Méhémet-Ali ; mais que nous conserverions après leur départ, s’il s’effectuait, de véritables consuls qui pourraient encore nous servir d’organes avec le vice-roi. Lord Palmerston m’a annoncé que le colonel Campbell serait remplacé dans tous les cas par un autre agent. On n’a pas approuvé sa conduite dans les derniers événements et on lui donne un successeur. Lord Palmerston venait de recevoir des dépêches de Constantinople qui lui annoncent qu’un brick égyptien avait porté des agents du vice-roi à Salonique. Lord Ponsonby a donné ordre à l’amiral Stopford de poursuivre le brick égyptien, de s’en emparer et de faire échouer sa mission. L’amiral Roussin a donné son approbation à cette mesure.

Veuillez agréer, etc.

H. SÉBASTIANI.

 

27° Le général Sébastiani au maréchal Soult.

 

Londres, 23 septembre 1839.

Monsieur le maréchal,

Lord Palmerston a passé ce matin quelques heures à Londres. J’ai à rendre compte à Votre Excellence de l’importante conversation que je viens d’avoir avec lui.

Le baron de Brünnow propose, au nom de son gouvernement, de régler et de définir la part d’action coercitive de chacune des cinq puissances contre Méhémet-Ali pour assurer un arrangement final entre le sultan et le pacha. Dans ce but, une convention serait signée entre les cinq cours, stipulant que la France et l’Angleterre se serviront de leurs escadres contre Méhémet-Ali, s’il refuse d’accepter les conditions ; que la Russie, dans le cas où Ibrahim-Pacha marcherait sur Constantinople, emploierait son armée et sa flotte dans le Bosphore et dans l’Asie Mineure, en deçà de Taurus, pour protéger l’existence de l’empire ottoman ; mais qu’à l’avenir, la fermeture du Bosphore et du détroit des Dardanelles demeurera un principe de droit public européen, et que la Russie s’engage à ne pas renouveler le traité d’Unkiar-Skelessi. Il serait enfin entendu, quoique non écrit, que, dans la circonstance actuelle, la dérogation russe au principe de fermeture des deux détroits aura lieu sans que les puissances maritimes s’en autorisent comme d’une cause légitimant la présence de leurs propres vaisseaux dans le Bosphore.

Cette convention, la Russie la présente à l’acceptation des quatre puissances, mais elle est prête à la signer ici avec trois ; si la cinquième, si la France ne croit pas devoir en accepter les stipulations.

Telle est, Monsieur le maréchal, la substance des propositions dont le baron de Brünnow est l’organe ; je n’ai pas besoin d’en caractériser l’immense portée.

Lord Palmerston m’a dit qu’il réunirait prochainement les membres du cabinet qui se trouvent dans le voisinage de Windsor ou de Londres, et qu’il leur soumettrait l’état de la question ; mais il ne m’a pas laissé ignorer que personnellement il était favorable à l’acceptation des propositions russes ; il est probable que la détermination du cabinet sera conforme à l’opinion de lord Palmerston.

J’ai demandé quelles bases la Russie donnait à l’arrangement entre le sultan et le pacha ; lord Palmerston m’a dit que M. de Brünnow n’était chargé d’aucune proposition à cet égard, mais que le cabinet russe se prononçait, comme le cabinet anglais, en faveur de la rétrocession complète de la Syrie et de ses annexes.

Lord Palmerston voudrait ajouter au projet russe l’envoi d’un corps autrichien en Syrie en cas de résistance du vice-roi. Ce corps, réuni aux débris de l’armée ottomane, devrait opérer par la force l’évacuation des provinces occupées par l’armée égyptienne.

J’ai commencé, Monsieur le maréchal, par déclarer que j’étais sans instructions du gouvernement du Roi sur la plupart des questions qui m’étaient soumises ; mais que je me sentais néanmoins autorisé à repousser et à combattre, au moins en mon nom, presque toutes les données sur lesquelles repose le nouveau plan proposé par la Russie et presque adopté par l’Angleterre.

But, moyens, facilité d’exécution, j’ai tout contesté. J’ai appuyé sur cette considération que, possesseur héréditaire de l’Égypte et de la Syrie, Méhémet-Ali retomberait essentiellement dans la sphère d’influence et d’action des deux grandes puissances maritimes, et que ces mêmes puissances pourraient à leur tour se servir des forces égyptiennes pour imposer à la Russie dans ses projets sur Constantinople. Je ne fatiguerai pas Votre Excellence de la reproduction des arguments dont je me suis servi ; ils étaient tous puisés dans l’ordre d’idées et de faits où s’est placé le gouvernement du Roi dans sa correspondance avec l’ambassade.

Il m’est démontré, Monsieur le maréchal, que le cabinet anglais regarde l’abolition du traité d’Unkiar-Skelessi comme un succès suffisant pour sa politique actuelle en Orient. Or, ce succès il ne croit pas trop le payer par son assentiment préalable à l’apparition des forces russes dans le Bosphore ; et, d’ailleurs en la subordonnant à la marche d’Ibrahim-Pacha sur Constantinople, il espère poser une hypothèse qui ne se réalisera pas.

J’ai dit à lord Palmerston que la convention dont il venait de me développer les bases passerait en Europe pour un acte de faiblesse et de pusillanimité envers la Russie. Lord Palmerston la considère comme un acte d’habileté ; l’action russe, même à Constantinople, réglée, définie d’avance par le concours des autres puissances, lui paraît toujours l’action des cinq cours et l’abdication du protectorat russe exclusif.

La dernière dépêche de Votre Excellence me mettait en mesure de démontrer à lord Palmerston combien les divers cabinets de l’Europe sont loin jusqu’ici de s’associer à l’activité et à l’énergie des mesures actuelles contre Méhémet-Ali. Lord Palmerston m’a répondu qu’il ne mettait pas un instant en doute que les propositions dont M. de Brünnow était porteur ne reçussent le plus sincère et le plus cordial appui des cabinets de Vienne et de Berlin.

Le prince Esterhazy, qui a vu lord Palmerston aujourd’hui, a mis en avant le défaut d’instructions de sa cour, pour éviter de se prononcer sur tous les nouveaux projets qui lui étaient soumis, et particulièrement sur l’envoi d’un corps autrichien en Syrie ; mais évidemment, il est convaincu que le plan du cabinet russe sera approuvé par le cabinet de Vienne.

La restitution de la flotte ottomane est maintenant confondue avec la question générale. Lord Palmerston renonce à l’en détacher.

Lord Palmerston, à qui j’ai demandé où aurait lieu la signature de la convention qu’il venait de m’analyser, m’a répondu : Je n’y avais pas songé, mais à Londres si l’on veut.

Agréez, etc.

H. SÉBASTIANI.

 

28° Le général Sébastiani au maréchal Soult.

 

Londres, 3 octobre 1839.

Monsieur le maréchal,

Le cabinet anglais n’adhère point aux propositions du cabinet impérial présentées par M. le baron de Brünnow. Lord Palmerston a déclaré ce matin à l’envoyé russe que la France ne pouvait consentir pour sa part à l’exclusion des flottes alliées de la mer de Marmara dans l’éventualité de l’entrée des forces russes dans le Bosphore, et que l’Angleterre ne voulait point se détacher de la France avec laquelle elle avait marché avec une parfaite union depuis l’origine de la négociation.

Cela posé, au lieu de la convention originairement présentée par le cabinet impérial, lord Palmerston propose un acte entre les cinq puissances, par lequel elles régleraient leur part d’action dans la crise actuelle des affaires d’Orient, mais sans privilège acquis au pavillon russe à l’exclusion des pavillons français, anglais et autrichien. La Russie, en cas de résistance de Méhémet-Ali aux conditions qui lui seront proposées, s’engagerait à se servir de ses troupes en Asie Mineure, mais en deçà du Taurus. L’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman dans la dynastie régnante seraient stipulées pour le plus long espace de temps possible ; enfin la clôture des détroits deviendrait un principe de droit public européen.

Telle est l’importante modification apportée aux propositions russes par le cabinet britannique...

De l’acte européen que je viens d’analyser, passant aux conditions mêmes de l’arrangement à intervenir entre le sultan et le pacha, lord Palmerston, pressé à la fois et par mon argumentation et par le désir que je crois sincère de faire acte de déférence envers la France, lord Palmerston a consenti, après une longue discussion, à ajouter à l’investiture héréditaire de l’Égypte en faveur de Méhémet-Ali, la possession également héréditaire du pachalik d’Acre. La ville seule d’Acre demeurerait à la Porte et la frontière partirait du glacis de la place dans la direction du lac Tabarié. La Porte recouvrerait tout le reste de la Syrie, y compris les villes saintes, considération d’un poids énorme aux yeux du cabinet anglais. Cette seconde concession, Monsieur le maréchal, repose, je dois le dire, sur la donnée que le gouvernement du Roi, une fois d’accord avec ses alliés sur les limites territoriales de l’arrangement, acceptera sa part d’action pour y contraindre Méhémet-Ali en cas de refus.

Cette nouvelle situation est le résultat de nos efforts persévérants pour ramener le cabinet anglais au point de vue de la France sur la question d’Orient. Sans doute, le retour n’est point aussi complet que nous pourrions le désirer ; mais il y a un immense pas de fait ; je crains, je l’avoue, que ce ne soit le dernier.

J’ai demandé comment le baron de Brünnow avait reçu l’annonce d’une aussi grave modification dans les premières dispositions du cabinet britannique. Lord Palmerston m’a dit qu’il avait pris les propositions nouvelles ad referendum. Son désappointement a dû être vif.

Lord Palmerston me paraît se flatter que nous amènerons la Russie à adhérer à l’acte européen qu’il propose. Je ne vois pas les données sur lesquelles il base cette confiance ; mais quoi qu’on fasse à Saint-Pétersbourg, il n’en est pas moins de la dernière importance d’avoir arrêté ici tout arrangement en dehors de la France, et ramené le cabinet anglais à son premier sentiment du besoin de notre alliance.

Veuillez agréer, etc.

H. SÉBASTIANI.

 

29° Le général Sébastiani au maréchal Soult.

 

Londres, 10 octobre 1839.

Monsieur le maréchal,

J’ai donné lecture à lord Palmerston de la dernière dépêche de Votre Excellence. Il avait été déjà directement préparé par M. Bulwer à la nouvelle que la concession du pachalik d’Acre n’était pas jugée suffisante par le gouvernement du Roi. Cette nouvelle l’a rejeté de suite dans son ancien système d’argumentation. Je n’ai laissé aucune de ses objections sans réponse ; mais j’ai pu facilement me convaincre aujourd’hui que ce serait une tâche presque sans espoir d’essayer d’obtenir quelque chose de plus que celle dernière concession. Lord Palmerston m’a fait valoir le sacrifice fait à l’espoir de renouer ses premiers liens avec la France, et il m’a donné clairement à entendre que, si le cabinet anglais se trouvait déçu dans cette tentative, il serait nécessairement forcé de chercher ailleurs l’appui qu’il ne trouverait pas en nous.

Rien ne se fera ici avant qu’on connaisse d’une manière positive et formelle les dernières déterminations du gouvernement du Roi... Mon impression est que le cabinet anglais reviendra aux premières propositions de la Russie, si les dernières concessions sont repoussées.

Le baron de Brünnow s’embarque le 13 pour Rotterdam.

Veuillez agréer, etc.

H. SÉBASTIANI.

 

30° Le maréchal Soult au général Sébastiani.

 

Paris, le 9 décembre 1839.

La nouvelle que vous me donnez du prochain retour à Londres de M. de Brünnow, muni de pleins pouvoirs pour signer une convention qui réglerait sur un pied d’égalité les rapports de protection des puissances à l’égard de la Porte, a excité, comme vous pouvez le croire, la plus sérieuse attention du gouvernement du Roi. Nous attendons impatiemment les détails. S’ils sont tels, en effet, que doit le faire supposer le langage de lord Palmerston, si par conséquent ils emportent, de la part de la Russie, une renonciation effective à la position exceptionnelle qu’elle s’attribuait à Constantinople, si l’addition d’aucune clause secrète ou indirecte ne vient paralyser d’un autre côté les concessions que semble faire le cabinet de Saint-Pétersbourg, je n’ai pas besoin de vous dire que la détermination de ce cabinet, quel qu’en puisse avoir été le motif, nous causera une très vive satisfaction. Elle nous donnera en effet gain de cause sur le point qui nous a paru constamment le plus important dans la question d’Orient ; elle nous amènera un résultat que nous avions déjà eu en vue et que depuis quelque temps nous désespérions d’obtenir. Vous savez en effet que, dès le principe de la négociation, nous nous sommes attachés à en faire sortir l’annulation du protectorat exclusif exercé par la Russie sur le sultan, et que nous avions signalé ce but à nos alliés comme celui qu’on devait s’efforcer d’atteindre par tous les moyens. Nous avons dit et répété sans cesse que c’était surtout à Constantinople qu’il fallait garantir l’indépendance de la Porte, que le nœud de la difficulté était là. Ce n’est pas notre faute si, en s’opiniâtrant trop longtemps à le voir là où il n’était pas, dans la question, relativement secondaire pour l’Europe, des rapports du sultan avec le vice-roi, on a multiplié les complications et les embarras au point de les rendre presque insolubles. Il est enfin permis d’espérer qu’on va entrer dans la bonne voie ; certes, ce n’est pas nous qui y mettrons obstacle ; et je vous le répète, si les propositions de la Russie sont telles qu’on vous l’a dit, si elles ne contiennent rien de plus, rien au moins qui en altère la portée, je suis prêt à vous envoyer l’autorisation d’y accéder formellement. Je vais plus loin : le gouvernement du Roi, reconnaissant avec sa loyauté ordinaire qu’une convention conclue sur de telles bases changerait notablement l’état des choses, y trouverait un motif suffisant pour se livrer à un nouvel examen de l’ensemble de la question d’Orient, même dans les parties sur lesquelles chacune des puissances semblait avoir trop absolument arrêté son opinion pour qu’il fût possible de prolonger la discussion.

Telle est, Monsieur le comte, l’impression que nous avons reçue de l’importante nouvelle que vous venez de me transmettre. Je ne dois pas vous cacher au surplus que j’ai plutôt le désir que l’espoir d’en apprendre bientôt l’entière confirmation. Je crains, je l’avouerai, que les propositions confiées à M. de Brünnow ne contiennent quelque clause insidieuse dont l’existence rendrait notre adhésion impossible, et sans doute aussi déterminerait un nouveau refus de la part du cabinet de Londres. Ce qui me confirme dans cette inquiétude, c’est l’impossibilité que j’éprouve à me rendre compte des motifs qui pourraient décider le gouvernement russe à une concession juste et raisonnable sans doute, mais pour laquelle il avait jusqu’à présent manifesté une si invincible répugnance. Si l’on voulait même supposer que sa pensée est de se mettre en mesure d’accorder, de concert avec l’Angleterre, une protection plus efficace à la Porte et d’imposer au vice-roi des conditions plus rigoureuses, cette conjecture se trouverait démentie par ce qui se passe à Constantinople. Reschid-Pacha a dit en effet à M. de Pontois que le cabinet de Saint-Pétersbourg engageait la Porte à traiter directement avec Méhémet-Ali et que M. de Tatitscheff en avait donné le conseil à Vienne à l’ambassadeur ottoman. Un semblable conseil, fort raisonnable en lui-même à notre avis, tant que la situation ne changera pas, n’en est pas moins très extraordinaire de la part du gouvernement qui affecte de se placer dans des relations d’intimité avec l’Angleterre.... Lord Palmerston se prévaut, pour s’affermir dans ses idées, de l’adhésion qu’elles reçoivent du chancelier d’Autriche ; je conçois la tactique qui le porte, lorsqu’il s’entretient avec vous, à présenter les choses sous cet aspect ; mais j’ai peine à croire qu’il regarde réellement comme une adhésion les déclarations équivoques du cabinet de Vienne. L’Autriche, après avoir approuvé nos propositions, a fini par accéder en principe à celles de l’Angleterre, mais en rejetant les moyens de contrainte qui pouvaient seuls leur donner quelque réalité. Si c’est là une adhésion suffisante aux yeux de lord Palmerston, il n’est certes pas difficile à contenter, et nous serions pour le moins aussi fondés à prétendre que l’Autriche est entrée dans nos idées.

Quelques mots suffiront pour calmer les susceptibilités que lord Palmerston vous a laissé voir au sujet de la formation d’une escadre de réserve à Toulon. La nomination de M. l’amiral Rosamel n’a d’autre but que de donner éventuellement un chef supérieur à notre escadre commandée par deux officiers d’un grade égal, ce qui peut amener des inconvénients. Il n’est nullement question en ce moment d’augmenter nos forces navales, et si cela arrivait, nous ne manquerions pas d’en donner avis à nos alliés.

Les dernières nouvelles de Constantinople ont peu d’intérêt. Méhémet-Ali persiste dans toutes ses résolutions ; il proteste qu’il ne renoncera pas à Adana, à moins qu’on n’en confie le gouvernement à un de ses fils : C’est la clef de ma maison, dit-il, et je ne la remettrai qu’à un membre de ma famille.

 

31° Le général Sébastiani au maréchal Soult.

 

Londres, 5 janvier 1849.

Monsieur le maréchal,

Ainsi qu’il me l’avait promis, lord Palmerston m’a donné lecture de la rédaction laissée entre ses mains par M. de Brünnow. Après l’avoir commentée et discutée dans ses détails, il s’était engagé à m’en envoyer copie aujourd’hui assez tôt pour que je pusse l’expédier ce soir à Paris et la prendre pour base du compte rendu de notre entretien. À la communication textuelle du libellé russe, lord Palmerston substitue une espèce de résumé fort incomplet, dont je vais essayer de combler les lacunes. J’ai suivi avec assez de soin la lecture d’hier pour me croire sûr de ne rien omettre d’important.

Pour donner un corps aux idées du cabinet de Saint-Pétersbourg, tout en évitant de leur imprimer un caractère officiel, la finesse de l’envoyé russe a eu recours à un expédient étrange : il les a consignées dans une dépêche officielle adressée à un autre agent de la Russie.

C’est au sujet de sa rencontre à Calais avec M. de Neumann que M. de Brünnow exprime à M. de Tatischeff la satisfaction que lui causent l’envoi de l’agent autrichien, l’accord entre les deux cours de Pétersbourg et de Vienne, dont cette mission est le gage, et l’espoir que M. de Neumann recevra les pouvoirs nécessaires pour concourir aux grands résultats que l’empereur son maître l’a chargé de poursuivre à Londres.

Vient alors le développement détaillé de la politique et du plan russes sur la question d’Orient.

La cour de Pétersbourg propose :

Que le différend entre la Porte et le pacha soit définitivement réglé sous la garantie des puissances par un partage territorial ;

Que la part offerte au pacha avec l’investiture héréditaire soit l’Égypte et la Syrie jusqu’à la forteresse d’Acre comme limite ; que la rétrocession de toutes les autres possessions détenues par Méhémet-Ali soit effectuée immédiatement ;

Qu’en cas de résistance de la part du pacha, un choix soit fait dans les diverses mesures coercitives successivement débattues dans les communications antérieures des cabinets ;

Qu’on mette à exécution immédiate et vigoureuse toutes celles qui seront de nature à hâter la solution ; qu’on s’abstienne de celles qui sembleraient entamer le droit qu’on veut faire triompher ;

Qu’ainsi on envoie des forces maritimes à la hauteur d’Alexandrette, parce que leur objet évident sera d’inquiéter le flanc de l’armée d’Ibrahim ; mais qu’on évite de déclarer les côtes de la Syrie en état de blocus, parce que ce serait agir comme si l’on était en hostilité avec le souverain légitime de territoires occupés momentanément par un sujet révolté ;

Que l’on dirige, qu’on protège une expédition turque sur Candie, mais qu’on ne retire pas les consuls d’Alexandrie, parce que ce serait traiter trop en souverain un pacha victorieux ; ce serait d’ailleurs se priver des avantages de moyens d’influence et d’information importants à conserver, et compromettre en même temps les intérêts commerciaux des puissances ;

La partie turco-égyptienne de la question ainsi décidée, on s’occupera concurremment à Londres de la partie européenne ;

Le mode d’intervention de la Russie, au cas où elle serait appelée par la Porte, sera convenu et réglé entre les puissances ;

La Russie, dans l’éventualité de la marche d’Ibrahim sur Constantinople et de l’appel du Divan, franchira le Bosphore avec des troupes de débarquement et sera chargée de la défense de Constantinople au nom de l’Europe ;

Les autres puissances pourront alors faire passer les Dardanelles à quelques bâtiments de guerre qui croiseront dans les eaux de la mer de Marmara, de Brousse à Gallipoli ;

Le nombre de ces bâtiments sera de deux à trois pour chaque pavillon :

Une fois le but que se proposent les puissances atteint par la soumission de Méhémet-Ali, la Porte rentrera en pleine et immuable possession du droit de clôture des deux détroits à tous les pavillons européens.

Ce droit sera également et formellement consacré en principe dans la convention à intervenir à Londres, préalablement à toute action en Orient.

On est sûr de l’accord de l’Autriche, de l’Angleterre et même de la Prusse, sur tous les points ci-dessus mentionnés ; on espère que la France ne voudra pas s’isoler des autres puissances et unira son action à la leur.

C’est à tous les cabinets que s’adressent les idées de l’empereur ; c’est un intérêt européen qu’il a à cœur de consacrer, etc.

Telle est en substance, Monsieur le maréchal (et, je le répète, je crois ma mémoire fidèle), cette dépêche confidentielle, le seul document écrit qu’il y ait encore sur la négociation suivie par M. de Brünnow.

Le temps me manque pour entrer dans quelques développements. Je dois cependant consigner ici une information qui ne sera pas sans intérêt pour Votre Excellence. Hier, arrivé au paragraphe relatif à la part à faire à Méhémet-Ali, c’est-à-dire à la cession de la Syrie jusqu’à Saint-Jean d’Acre, lord Palmerston, interrompant sa lecture, m’a dit : J’ai vivement combattu cette idée dans mes entretiens avec M. de Brünnow ; elle compromettrait le principe : l’Égypte seule et le désert pour frontière, voilà le vrai. J’ai ramené M. de Brünnow et je suis sûr de l’adhésion des deux autres.

Veuillez agréer, etc.

H. SÉBASTIANI.

 

32° Le général Sébastiani au maréchal Soult.

 

Londres, 10 janvier 1840.

Monsieur le maréchal,

Je n’avais pas cru, d’après les termes où m’avait placé la dernière communication de lord Palmerston, devoir montrer d’empressement à lui faire connaître la substance de la première de vos dépêches ; l’arrivée de la seconde, qui m’a paru contenir à la fois le complément et le correctif que demandaient les circonstances présentes, m’a fourni une occasion naturelle de chercher un entretien dont elles, toutes deux successivement, font l’objet, et dont je vais avoir l’honneur de vous rapporter les traits principaux.

À l’avertissement plein de sens et de modération que donnait encore une fois Votre Excellence à son alliée sur le véritable but que cherche la Russie, lord Palmerston a répondu : Mais je n’ai jamais pensé à abandonner l’alliance et surtout à la sacrifier à la Russie. Il y a seulement entente entre la Russie et nous sur une question spéciale, celle d’Orient ; sur toutes les autres questions, l’alliance subsiste ; et encore quand je dis entente entre la Russie et nous, je m’exprime mal ; c’est entre nous et toutes les puissances qu’il faut dire.

Je lui ai alors donné connaissance des informations parvenues au gouvernement du Roi sur les intentions présumables du pacha concernant la possession de l’Arabie et des lieux saints. Lord Palmerston les a accueillies avec satisfaction.

Veuillez agréer, etc.

H. SÉBASTIANI.

 

33° Le maréchal Soult au général Sébastiani.

 

Paris, 20 janvier 1840.

Je désirerais, Monsieur le comte, que vous me fissiez connaître le langage tenu par le corps diplomatique, et particulièrement par les ambassades d’Autriche et de Russie, sur la dernière phase de la mission confiée à M. de Brünnow ; les informations que vous me donnerez à cet égard nous mettraient à même de mieux comprendre la portée de cet incident.

Je dois vous dire aussi que, dans la grave situation où paraît se trouver en ce moment le ministère de Sa Majesté Britannique, je regrette quelquefois de ne pas trouver dans votre correspondance, sur l’état intérieur du pays que vous habitez, des détails et surtout des appréciations auxquelles votre esprit judicieux donnerait tant de prix.

Vous verrez par l’extrait ci-joint que les agents russes ne tiennent pas partout le même langage par rapport aux conditions à faire à Méhémet-Ali.

 

34° Le général Sébastiani au maréchal Soult.

 

Londres, 20 janvier 1840.

Monsieur le maréchal,

Lord Palmerston m’avait annoncé qu’avant d’arrêter le projet dont la rédaction lui a été confiée et dont nous nous étions entretenus à plusieurs reprises depuis la dernière réunion du cabinet, il comptait m’en donner connaissance, ce qu’il a fait ce matin.

Ce projet n’étant encore effectivement qu’à l’état d’ébauche et lord Palmerston ayant paru vouloir consulter mon avis personnel plutôt que produire le formulé définitif des propositions britanniques, j’oserai prier Votre Excellence de réserver à cette communication tout son caractère confidentiel.

Ce projet est celui d’une convention en huit articles, précédés d’un préambule.

La convention ne se conclut pas, comme dans le plan primitif, entre les grandes puissances, mais bien entre les grandes puissances d’une part et la Porte de l’autre.

Le préambule a pour objet de poser la question dans ce sens : Les puissances, convaincues que l’intégrité et le repos de l’empire ottoman importent à l’équilibre comme à la paix de l’Europe, et prenant, d’un commun accord, en considération les circonstances où se trouve le sultan, mettent à sa disposition les secours dont il peut avoir besoin pour assurer la tranquillité de son empire et la soumission de son vassal aux conditions qu’il lui convient de lui offrir.

Le sultan déclare qu’il accorde à Méhémet l’investiture héréditaire de l’Egypte, à la condition de la rétrocession immédiate des autres territoires occupés par le pacha.

Au cas où la rétrocession serait refusée et où un mouvement de l’armée égyptienne viendrait à menacer Constantinople, le sultan appellera le secours des puissances.

Ces secours, dont la force et la composition seront déterminées de concert entre les puissances contractantes, agiront en même temps.

Le sultan demandera simultanément l’envoi à la Russie de six vaisseaux et de deux frégates portant à bord des troupes de débarquement (lord Palmerston n’en a pas encore fixé le nombre, mais il compte proposer 15.000 hommes) qui franchiront le Bosphore ;

A la France et à l’Angleterre, six vaisseaux et deux frégates (trois vaisseaux et une frégate pour chaque pavillon) qui passeront les Dardanelles et iront croiser sur les côtes d’Asie ;

A l’Autriche, un détachement de son escadre qui suivra les pavillons anglais et français dans la mer de Marmara.

Le sultan étant provisoirement privé de sa flotte par la défection du capitan-pacha, sur sa demande les escadres combinées couperont les communications, entre l’Égypte et les côtes de Syrie, aux vaisseaux du vice-roi, et arrêteront tout transport de munitions de guerre ou de bouche.

Les puissances mettront de plus à la disposition du sultan un convoi suffisant pour protéger la route et l’arrivée du gouverneur qu’il lui plaira d’envoyer à Candie ; ces forces contribueront aussi, par des moyens maritimes, à assurer le rétablissement de l’autorité de la Porte dans l’île.

Le but que se propose le sultan, en appelant le secours des puissances dans les eaux de la mer de Marmara, une fois atteint, ces secours les quitteront, comme ils auront été admis, en même temps.

La clôture des deux détroits à tous les pavillons de guerre est formellement reconnue comme droit permanent et inaliénable de la Porte, et fait désormais, comme par le passé, partie du droit public européen.

Toutefois la Porte garantit en temps de paix, à tous les pavillons marchands, le libre accès des eaux de Constantinople ; aussi à toute frégate portant à son poste un envoyé diplomatique, à la condition qu’une seule frégate à la fois, par chaque pavillon, sera admise dans la mer de Marmara.

Tel est en substance le projet dont lord Palmerston m’a donné lecture.

Votre Excellence voit que les mesures contre le pacha se bornent à l’obstacle opposé au ravitaillement de l’armée d’Ibrahim d’une part, et de l’autre à l’envoi et à la protection éventuelle d’un gouverneur turc à Candie. On ne parle plus ni de blocus ni d’aucun autre moyen de coaction quelconque. Votre Excellence remarquera aussi qu’il n’est question d’aucune communication à faire à Alexandrie ; les puissances ne reconnaissent au pacha point d’existence indépendante ; c’est à la Porte seule qu’elles s’adressent.

Le projet a été communiqué déjà à MM. de Brünnow et Neumann.

M. de Brünnow a élevé des objections sur la forme même du projet, et insiste pour qu’on revienne au plan primitif d’une convention des puissances entre elles, qui agiraient ensuite vis-à-vis de la Porte en conséquence des clauses convenues.

Il est inutile de dire à Votre Excellence que, consulté sur ce point par lord Palmerston, je n’ai rien négligé de ce que j’ai cru propre à le confirmer dans sa résolution, et que, toute réserve faite sur le fond même de la question, j’ai cru devoir, quant à la forme, indiquer la préférence pour celle qui tendait davantage à lui assurer le caractère européen.

Si je suis bien informé du reste, le dissentiment de M. de Brünnow ne se bornerait pas à la forme seule de la convention projetée. Mais jusqu’ici la manifestation de ce dissentiment a été contenue. M. de Neumann, à en croire un rapport assez digne de foi, serait moins réservé et laisserait voir le désappointement que lui cause le plan du cabinet anglais. En tout, les deux envoyés spéciaux sont évidemment mécontents et déconcertés de la tournure actuelle de la négociation qui leur a été confiée.

Lord Palmerston a aussi provoqué mon avis sur l’utilité et la convenance que pourrait avoir l’insertion d’un article complémentaire par lequel les ambassadeurs des puissances à Constantinople seraient chargés de veiller à l’exécution de la convention. J’ai cru devoir encourager cette idée qui permettrait et impliquerait même le séjour dans la mer de Marmara de vaisseaux aux ordres de nos représentants à Constantinople.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que le point de départ de toute opinion énoncée par moi dans cet entretien a été celui de l’ignorance la plus entière des intentions du gouvernement du Roi, et que je n’ai pas dit un mot qui pût avoir, pour lord Palmerston, d’autre valeur que celle de mon opinion personnelle. Je dois seulement mentionner ici l’observation faite par lord Palmerston en terminant la lecture de son projet : Qu’il en avait calculé la rédaction de manière à ce qu’il fût facile à la France de l’accepter et de se rallier à l’action commune des puissances.

Avant d’être officiellement communiqué au gouvernement du Roi, ce projet pourra recevoir, soit de lord Palmerston lui-même, soit du conseil britannique, des modifications importantes.

Quant au conseil, je crois sa majorité, sinon son unanimité, assurée aux idées de lord Palmerston. Les entretiens que j’ai eus ces jours-ci avec plusieurs de ses membres me portent à croire leur opinion arrêtée. Je n’ai rien négligé dans ces conversations pour faire bien apprécier à chacun les véritables motifs qui ont dirigé la politique du gouvernement du roi, et pour les pénétrer de la sincérité du désir et de la volonté qui l’animent, de maintenir, autant qu’on le lui rendra possible, l’accord le plus complet avec ses alliés.

Veuillez agréer, etc.

H. SÉBASTIANI.

 

35° Le maréchal Soult au général Sébastiani.

 

Paris, 26 janvier 1840.

Monsieur le comte, j’ai reçu la dépêche que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. L’importance des détails qu’elle contient a fixé la plus sérieuse attention du gouvernement du Roi. Vous comprendrez que je ne m’explique pas encore d’une manière complète sur la communication de lord Palmerston ; le caractère tout confidentiel de cette communication dont les bases mêmes, et à plus forte raison la rédaction, n’étaient pas encore définitivement arrêtées par le cabinet britannique, appelle d’autant moins de notre part une réponse immédiate et officielle que, dans une pareille matière, le fond ne peut guère être apprécié indépendamment de la forme. Quoi qu’il en soit, et sans m’arrêter à des points de détail qui pourraient demander des éclaircissements, je n’hésite pas à dire qu’en ce qui concerne le mode de la protection à accorder à la Porte contre un mouvement éventuel d’Ibrahim-Pacha sur Constantinople, les modifications proposées par lord Palmerston au plan du cabinet de Saint-Pétersbourg me paraissent constituer une amélioration très considérable. L’idée de faire intervenir la Porte dans le traité qui réglerait ce mode de protection est surtout une concession très heureuse et d’une grande portée. Je regrette de ne pouvoir approuver également, dans le projet de lord Palmerston, ce qui se rapporte aux arrangements territoriaux à conclure entre le sultan et le vice-roi. Nous persistons à croire que ce ministre ne tient pas assez compte des ressources de Méhémet-Ali, de l’énergie de son caractère et de l’impossibilité morale qu’un homme de cette trempe accepte sans résistance des conditions qui lui ôteraient, avec une grande partie de sa puissance matérielle, toute la force d’opinion dans laquelle réside son principal appui. Plutôt que de les subir, je suis convaincu qu’il s’exposerait aux plus grandes extrémités, et que, tout en s’abstenant peut-être de marcher sur Constantinople, il n’hésiterait pas à envahir la Mésopotamie, et à enlever à la Porte des provinces dont les ressources lui permettraient d’opposer aux résolutions des puissances la résistance la plus énergique. Contre de telles entreprises, que pourraient les moyens de coaction indiqués par le nouveau projet anglais ? Que pourrait même l’intervention russe, dans les limites où il tend à la contenir ? N’est-il pas évident qu’une fois entrées dans cette voie, les puissances n’auraient d’autre alternative que de reculer devant Méhémet-Ali, ou de recourir au seul moyen réel de protéger la Porte, en autorisant l’intervention russe dans le sens le plus étendu ? A moins d’abandonner le sultan à sa faiblesse, ne seraient-elles pas forcées de souffrir qu’une armée impériale traversât l’Asie Mineure et la Syrie pour refouler jusqu’en Egypte les soldats du vice-roi ? Je ne pense pas que cette extrémité pût convenir à l’Angleterre plus qu’elle ne nous conviendrait à nous-mêmes. En vous signalant l’insuffisance des voies coercitives proposées par le cabinet de Londres, j’ai voulu surtout vous faire remarquer ce qu’il y a de contradictoire entre la grandeur des concessions demandées à Méhémet-Ali et la faiblesse des moyens par lesquels on se propose de les lui arracher. Sans doute le cabinet de Londres se persuade que ce pacha cédera à la première démonstration des puissances, et que hors d’état de suffire longtemps aux charges d’un statu quo rendu plus gênant et plus onéreux pour lui par l’espèce de blocus qu’on établirait sur la côte de Syrie, il s’empressera de s’y soustraire en acceptant l’arrangement qui lui sera offert. Je crois fermement que c’est une erreur et que même en admettant, ce qui n’est guère probable, que Méhémet-Ali ne se fît pas un jeu de jeter l’Europe dans les complications les plus effrayantes plutôt que de se soumettre aux injonctions des puissances, la prolongation du statu quo actuel avec ses incertitudes et ses dangers serait tout au moins la conséquence de sa résistance passive. Il faudrait étrangement méconnaître la situation respective des deux parties pour croire que cette prolongation fût plus désavantageuse au vice-roi qu’au sultan. Dans l’état où la Porte est aujourd’hui réduite, elle a particulièrement besoin pour se remettre, pour reprendre le degré de consistance et de solidité exigé par l’intérêt général, de repos, de sécurité, d’un sentiment de confiance dans l’avenir. De tels avantages sont bien autrement importants pour elle que celui de recouvrer immédiatement la possession de quelques provinces qu’elle serait peut-être fort embarrassée d’avoir à gouverner et dont, en tout cas, la souveraineté lui serait conservée. Mais la Porte ne peut recueillir ces avantages que par une prompte réconciliation avec Méhémet-Ali, et pour que cette réconciliation ait quelque chance de succès, il faut qu’elle repose sur des bases qui soient dans une juste proportion avec la force et la puissance des parties contractantes.

Telles sont, Monsieur le comte, les raisons qui nous font considérer comme dangereuse et impraticable la proposition d’imposer à Méhémet-Ali les conditions énoncées dans la communication de lord Palmerston. Il n’y a, de notre part, ni obstination, ni prédilection aveugle, ni engagement d’aucune sorte. Nos motifs sont tous puisés dans l’intérêt général, dans la force des choses et dans des convictions profondes. Que lord Palmerston les considère surtout comme inspirées par le plus vif désir de nous entendre et d’établir entre nos deux gouvernements cette identité de vues et de tendances qui serait la meilleure garantie de la paix comme des intérêts des deux pays.

Je n’ai pas besoin de vous dire que le gouvernement du Roi s’en rapporte entièrement à vous quant au choix du moment et de la forme qui vous paraîtront les plus propres à produire avec avantage les arguments que je viens de vous suggérer.  Je reçois votre dépêche du 24. Les détails qu’elle contient sur l’attitude de MM. de Brünnow et Neumann sont d’une importance réelle. Je me rends facilement compte des difficultés que trouve lord Palmerston à rédiger son contre-projet. Je désire trop voir sortir de ces difficultés mêmes des moyens de rapprochement entre les cours vraiment intéressées à la pacification de l’Orient pour que je ne l’espère pas un peu.

 

36° Le général Sébastiani au maréchal Soult.

 

Londres, 28 janvier 1840.

Monsieur le maréchal,

Je quitte lord Palmerston. Il vient de m’annoncer que le conseil, consulté par lui sur la question de savoir si la convention projetée devait être conclue entre les cinq puissances seulement, ou bien entre les puissances et la Porte, s’était prononcé pour le dernier avis et avait décidé à l’unanimité que le sultan devait être appelé comme partie contractante.

Cette résolution, la seule qu’ait encore définitivement arrêtée, dans cette affaire, le cabinet britannique, semble ajourner forcément non seulement la conclusion, mais le débat de la négociation commencée, et en reculer la reprise de tout le temps nécessaire à l’arrivée d’un plénipotentiaire turc. Malgré la juste impatience qu’elle doit éprouver de voir se résoudre une question si remplie de difficultés et de périls, peut-être Votre Excellence trouvera-t-elle que ce délai, avec les chances de conciliation et de retour qu’il ouvre devant nous, avec les embarras nouveaux et croissants qu’il apporte à l’attitude et aux démarches des deux plénipotentiaires autrichien et russe, n’est pas sans avantage pour la politique du gouvernement du Roi, et qu’il est permis de voir un succès dans tout retard opposé par le gouvernement anglais à l’empressement et à l’activité de MM. de Brünnow et Neumann. Telle est du moins ma propre conviction, et jusqu’à nouvel ordre de Votre Excellence, elle dirigera ici ma conduite et mes paroles.

Vous ne verrez pas non plus sans quelque satisfaction, Monsieur le maréchal, la décision du cabinet britannique tendre à placer définitivement les droits de la Porte et les stipulations conclues par elle dans le droit public européen.

Votre Excellence reconnaîtra aussi que malgré les alternatives et les oscillations quotidiennes que subit forcément une négociation où tant d’intérêts opposés et puissants se trouvent en présence et en lutte (oscillations dont ma correspondance doit réfléchir les retours et même les contradictions), aucun intérêt sérieux pour nous n’a encore été compromis, aucune position importante n’a encore été prise.

Quant à la question territoriale, lord Palmerston vient de me dire qu’il tâcherait de faire la plus large part qu’il fût possible, dans ses idées, d’accorder à Méhémet-Ali, afin de ménager à la France la facilité d’accepter les bases de l’arrangement à intervenir.

Veuillez agréer, etc.

H. SÉBASTIANI.

 

37° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.

 

Londres, 14 février 1840.

Monsieur le maréchal,

J’allais me retirer lorsque lord Palmerston m’a forcé, pour ainsi dire, à lui demander s’il s’était passé quelque chose de nouveau depuis sa dernière conversation avec le général Sébastiani sur les affaires d’Orient : Rien, m’a dit lord Palmerston ; j’ai même renoncé, quant à présent, à la rédaction de ce protocole sur lequel j’avais prié le général Sébastiani de pressentir son gouvernement. Je modère l’empressement du négociateur russe, et puisque M. Guizot doit arriver prochainement à Londres, sans doute dépositaire de la dernière et complète pensée du cabinet français, je crois beaucoup plus convenable d’attendre qu’il soit ici pour rouvrir la discussion. — Ainsi, ai-je repris, non seulement il ne se fait, mais il ne se prépare rien dans l’intervalle ?Non, m’a répondu lord Palmerston, absolument rien. Je m’étais contenté de sourire au mot d’empressement appliqué par lord Palmerston au négociateur russe ; d’abord, afin qu’il vît bien que je ne confondais pas ce qui tient au rôle personnel du négociateur avec une urgence prétendue d’instructions de sa cour ; ensuite parce que le projet de protocole mis à la charge du baron de Brünnow comme initiative est répudié par lui dans ses entretiens confidentiels, et que je ne voulais pas que lord Palmerston me crût ignorant de cette circonstance. Je n’ai rien ajouté, Monsieur le maréchal, à cette courte digression ; d’abord il n’était ni dans mes instructions, ni dans mon rôle d’aborder la question dans son ensemble, et je sais par expérience combien il faut être sobre de provocation à ces axiomes échappés au premier mouvement qui lient ici, plus que partout ailleurs, et qui chargent trop souvent l’avenir de difficultés. Le terrain est net aujourd’hui ; la négociation est véritablement suspendue, et le nouvel ambassadeur du Roi y entrera avec le secret de la faiblesse de ses adversaires. Cette situation est bonne, quoique encore délicate ; je ne voudrais pas avoir à me reprocher un mot qui pût la modifier d’ici à l’arrivée de M. Guizot.

Le baron de Brünnow répond aux questions qu’on lui adresse sur son départ, qu’il n’a encore reçu aucun contre-ordre de sa cour et que ses instructions lui prescrivaient de quitter Londres pour se rendre à Darmstadt le 20 février ; mais il ajoute que le voyage du grand-duc impérial est retardé, et que cette circonstance lui semble naturellement devoir entraîner l’ajournement du sien. Au fait, il a l’air de préparer les esprits à la prolongation de son séjour.

Veuillez agréer, etc.

BOURQUENEY.

 

 

 



[1] Cette commission était composée de MM. Passy (Hippolyte), Debelleyme, Guizot, de Jussieu, Etienne, Thiers, Mathieu de la Redorte, de la Pinsonnière, Duvergier de Hauranne.

[2] M. Guizot venait d’obtenir dans ce collège 477 suffrages sur 525 votants.