COURS D'HISTOIRE MODERNE

PREMIER COURS - 1828.

Histoire générale de la civilisation en Europe, depuis le chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française.

Sixième leçon — 23 mai.

 

 

Messieurs,

Nous n’avons pu, dans notre dernière réunion, terminer l’examen de l’état de l’église du cinquième au douzième siècle. Après avoir établi qu’elle devait être considérée sous trois aspects principaux, d’abord en elle-même, dans sa constitution intérieure, dans sa nature, comme société distincte et indépendante, ensuite dans ses rapports avec les souverains, avec le pouvoir temporel, enfin dans ses rapports avec les peuples, nous n’avons accompli que les deux premières parties de cette tâche. Il me reste aujourd’hui à vous faire connaître l’église dans ses rapports avec les peuples. J’essaierai ensuite de tirer de ce triple examen une appréciation générale de l’influence de l’église sur la civilisation européenne, du cinquième au douzième siècle. Nous vérifierons enfin nos assertions par l’examen des faits, par l’histoire même de l’église à cette époque.

Vous comprenez sans peine qu’en parlant des rapports de l’église avec les peuples, je suis obligé de m’en tenir à des termes très généraux. Je ne puis entrer dans le détail des pratiques de l’église, des rapports journaliers du clergé avec les fidèles. Ce sont les principes dominants et les grands effets du système et de la conduite de l’église envers le peuple chrétien, que je dois mettre sous vos yeux.

Le fait caractéristique, et, il faut le dire, le vice radical des relations de l’église avec les peuples, c’est la séparation des gouvernants et des gouvernés, la non influence des gouvernés sur leur gouvernement, l’indépendance du clergé chrétien à l’égard des fidèles.

Il faut que ce mal fût bien provoqué par l’état de l’homme et de la société, car il s’est introduit dans l’église chrétienne de très bonne heure. La séparation du clergé et du peuple chrétien n’était pas tout à fait consommée à l’époque qui nous occupe ; il y avait encore, en certaines occasions, dans l’élection des évêques, par exemple, quelquefois du moins, intervention directe du peuple chrétien dans son gouvernement. Mais cette intervention devenait de plus en plus faible, rare ; et c’est dès le second siècle de notre ère qu’elle avait commencé à s’affaiblir visiblement, rapidement. La tendance à l’isolement, à l’indépendance du clergé, est en quelque sorte l’histoire même de l’église, depuis son berceau.

De là, messieurs, on ne peut se le dissimuler, la plupart des abus qui, dès cette époque, et bien davantage plus tard, ont coûté si cher à l’église. Il ne faut cependant pas les lui imputer absolument, ni regarder cette tendance à l’isolement comme particulière au clergé chrétien. Il y a, dans la nature même de la société religieuse, une forte pente à élever les gouvernants fort au-dessus des gouvernés, à attribuer aux gouvernants quelque chose de distinct, de divin. C’est l’effet de la mission même dont ils sont chargés, du caractère sous lequel ils se présentent aux yeux des peuples. Un tel effet cependant est plus fâcheux dans la société religieuse que dans toute autre. De quoi s’agit-il là pour les gouvernés ? De leur raison, de leur conscience, de leur destinée à venir, c’est-à-dire, de ce qu’il y a en eux de plus intime, de plus individuel, de plus libre. On conçoit jusqu’à certain point, quoiqu’il doive en résulter un grand mal, que l’homme puisse abandonner à une autorité extérieure la direction de ses intérêts matériels, de sa destinée temporelle. On comprend ce philosophe à qui l’on vient annoncer que le feu est à la maison, et qui répond : allez le dire à ma femme ; je ne me mêle pas des affaires du ménage. Mais quand il y va de la conscience, de la pensée, de l’existence intérieure, abdiquer le gouvernement de soi-même, se livrer à un pouvoir étranger, c’est un véritable suicide moral, c’est une servitude cent fois pire que celle du corps, que celle de la glèbe.

Tel était pourtant le mal qui, sans prévaloir complètement, comme je le ferai voir tout à l’heure, envahissait de plus en plus l’église chrétienne dans ses relations avec les fidèles. Vous avez déjà vu, messieurs, que, pour les clercs eux-mêmes et dans le sein de l’église, la liberté manquait de garantie. C’était bien pis hors de l’église, et pour les laïques. Entre ecclésiastiques du moins il y avait discussion, délibération, déploiement des facultés individuelles ; le mouvement du combat suppléait en partie à la liberté. Rien de pareil entre le clergé et le peuple. Les laïques assistaient au gouvernement de l’église comme simples spectateurs. Aussi voit-on germer et prévaloir de bonne heure cette idée que la théologie, les questions et les affaires religieuses sont le domaine privilégié du clergé ; que le clergé seul a droit non seulement d’en décider, mais de s’en occuper ; qu’en aucune façon, les laïques n’y doivent intervenir. À l’époque qui nous occupe, cette théorie, messieurs, était déjà en pleine puissance ; et il a fallu des siècles et des révolutions terribles pour la vaincre, pour faire rentrer en quelque sorte les questions et les sciences religieuses dans le domaine public.

En principe donc, comme en fait, la séparation légale du clergé et du peuple chrétien était, avant le douzième siècle, à peu près consommée.

Je ne voudrais cependant pas, messieurs, que vous crussiez le peuple chrétien sans influence, même à cette époque, sur son gouvernement. L’intervention légale lui manquait, mais non l’influence. Cela est à peu près impossible dans tout gouvernement ; bien plus encore dans un gouvernement fondé sur des croyances communes aux gouvernants et aux gouvernés. Partout où cette communauté d’idées se développe, où un même mouvement intellectuel emporte le gouvernement et le peuple, il y a entre eux un lien nécessaire, et qu’aucun vice d’organisation ne saurait rompre absolument. Pour m’expliquer clairement, je prendrai un exemple près de nous et dans l’ordre politique : à aucune époque, dans l’histoire de France, le peuple français n’a eu moins d’action légale, par la voie des institutions, sur son gouvernement, que dans les dix-septième et dix-huitième siècles, sous Louis XIV et Louis XV. Personne n’ignore que presque toute intervention directe et officielle du pays dans l’exercice de l’autorité avait péri à cette époque. Nul doute, cependant, que le public, le pays, n’ait exercé alors sur le gouvernement bien plus d’influence que dans d’autres temps, dans des temps, par exemple, où les états-généraux étaient assez souvent convoqués, où les parlements se mêlaient beaucoup de politique, où la participation légale du peuple au pouvoir était bien plus grande.

C’est qu’il y a, messieurs, une force qui ne s’enferme pas dans les lois, qui au besoin sait se passer d’institutions, la force des idées, de l’intelligence publique, de l’opinion. Dans la France du dix-septième et du dix-huitième siècle, il y avait une opinion publique beaucoup plus puissante qu’à aucune autre époque. Quoiqu’elle fût dépourvue de moyens légaux pour agir sur le gouvernement, elle agissait indirectement, par l’empire des idées communes aux gouvernants et aux gouvernés, par l’impossibilité où se trouvaient les gouvernants de ne pas tenir compte de l’opinion des gouvernés. Un fait semblable avait lieu dans l’église chrétienne du cinquième au douzième siècle : le peuple chrétien manquait, il est vrai, d’action légale ; mais il y avait un grand mouvement d’esprit en matière religieuse ; ce mouvement emportait les laïques et les ecclésiastiques ensemble, et par-là le peuple agissait sur le clergé.

En tout, messieurs, dans l’étude de l’histoire, il faut tenir grand compte des influences indirectes ; elles sont beaucoup plus efficaces et quelquefois plus salutaires qu’on ne se le figure communément. Il est naturel aux hommes de vouloir que leur action soit prompte, apparente, d’aspirer au plaisir d’assister à leur succès, à leur pouvoir, à leur triomphe. Cela n’est pas toujours possible, ni même toujours utile. Il y a des temps, des situations où les influences indirectes, inaperçues, sont seules bonnes et praticables. Je prendrai encore un exemple dans l’ordre politique : plus d’une fois, notamment en 1641, le parlement d’Angleterre a réclamé, comme beaucoup d’autres assemblées dans des crises analogues, le droit de nommer directement les grands officiers de la couronne, les ministres, les conseillers d’état, etc. ; il regardait cette action directe dans le gouvernement comme une immense et précieuse garantie. Il l’a quelquefois exercée, et l’épreuve a toujours mal réussi. Les choix étaient mal concertés, les affaires mal gouvernées. Qu’arrive-t-il pourtant aujourd’hui en Angleterre ? N’est-ce pas l’influence des chambres qui décide de la formation du ministère, de la nomination de tous les grands officiers de la couronne ? Oui ; mais c’est une influence indirecte, générale, au lieu d’une intervention spéciale. L’effet auquel l’Angleterre a longtemps aspiré est produit, mais par une autre voie ; la première n’avait jamais conduit à bien.

Il y en a une raison, messieurs, sur laquelle je vous demande la permission de vous arrêter un moment : l’action directe suppose, dans ceux à qui elle est confiée, beaucoup plus de lumières, de raison, de prudence ; comme ils atteindront le but sur le champ et de plein saut, il faut qu’ils soient sûrs de ne le point manquer. Les influences indirectes, au contraire, ne s’exercent qu’à travers des obstacles, après des épreuves qui les contiennent et les rectifient ; elles sont condamnées, avant de réussir, à subir la discussion, à se voir combattues, contrôlées ; elles ne triomphent que lentement, à condition, dans une certaine mesure. C’est pourquoi, lorsque les esprits ne sont pas encore assez avancés, assez mûrs pour que l’action directe leur puisse être remise avec sécurité, les influences indirectes, souvent insuffisantes, sont pourtant préférables. C’était ainsi que le peuple chrétien agissait sur son gouvernement, très incomplètement, beaucoup trop peu, j’en suis convaincu ; cependant il agissait.

Il y avait aussi, messieurs, une autre cause de rapprochement entre l’église et les laïques : c’était la dispersion pour ainsi dire, du clergé chrétien dans toutes les conditions sociales. Presque partout, quand une église s’est constituée indépendante du peuple qu’elle gouvernait, le corps des prêtres a été formé d’hommes à peu près dans la même situation : non qu’il ne se soit introduit parmi eux d’assez grandes inégalités ; cependant, à tout prendre, le pouvoir a appartenu à des collèges de prêtres vivant en commun et gouvernant, du fond d’un temple, le peuple soumis à leurs lois. L’église chrétienne était tout autrement organisée. Depuis la misérable habitation du colon, du serf, au pied du château féodal, jusqu’auprès du roi, partout il y avait un prêtre, un membre du clergé. Le clergé était associé à toutes les conditions humaines. Cette diversité dans la situation des prêtres chrétiens, ce partage de toutes les fortunes, a été un grand principe d’union entre le clergé et les laïques, principe qui a manqué à la plupart des églises investies du pouvoir. Les évêques, les chefs du clergé chrétien étaient, de plus, comme vous l’avez vu, engagés dans l’organisation féodale, membres de la hiérarchie civile en même temps que de la hiérarchie ecclésiastique. De là des intérêts, des habitudes, des moeurs communes entre l’ordre civil et l’ordre religieux. On s’est beaucoup plaint, et avec raison, des évêques qui allaient à la guerre, des prêtres qui menaient la vie des laïques. À coup sûr, c’était un grand abus ; abus bien moins fâcheux pourtant que n’a été ailleurs l’existence de ces prêtres qui ne sortaient jamais du temple, dont la vie était tout à fait séparée de la vie commune. Des évêques, associés jusqu’à un certain point aux désordres civils, valent mieux que des prêtres complètement étrangers à la population, à ses affaires, à ses moeurs. Il y a eu, sous ce rapport, entre le clergé et le peuple chrétien, une parité de destinée, de situation, qui a, sinon corrigé, du moins atténué le mal de la séparation des gouvernants et des gouvernés.

Maintenant, messieurs, cette séparation une fois admise, et ses limites déterminées, comme je viens d’essayer de le faire, cherchons comment l’église chrétienne gouvernait, de quelle manière elle agissait sur les peuples soumis à son empire. Que faisait-elle, d’une part, pour le développement de l’homme, le progrès intérieur de l’individu ; de l’autre, pour l’amélioration de l’état social ?

Quant au développement de l’individu, je ne crois pas, à vrai dire, qu’à l’époque qui nous occupe, l’église s’en inquiétât beaucoup : elle tâchait d’inspirer aux puissants du monde des sentiments plus doux, plus de justice dans leurs relations avec les faibles ; elle entretenait, dans les faibles, la vie morale, des sentiments, des espérances d’un ordre plus élevé que ceux auxquels les condamnait leur destinée de tous les jours. Je ne crois pas cependant que, pour le développement individuel proprement dit, pour mettre en valeur la nature personnelle des hommes, l’église fît beaucoup à cette époque, du moins pour les laïques. Ce qu’elle faisait se renfermait dans le sein de la société ecclésiastique ; elle s’inquiétait fort du développement du clergé, de  l’instruction des prêtres ; elle avait pour eux des écoles et toutes les institutions que permettait le déplorable état de la société. Mais c’étaient des écoles ecclésiastiques, destinées à l’instruction du seul clergé ; hors de là l’église agissait indirectement et par des voies fort lentes, pour le progrès des idées et des moeurs. Sans doute elle provoquait l’activité générale des esprits par la carrière qu’elle ouvrait à tous ceux qu’elle jugeait capables de la servir ; mais c’était là à peu près tout ce qu’elle faisait, à cette époque, pour le développement intellectuel des laïques.

Elle agissait, je crois, davantage et d’une manière plus efficace pour l’amélioration de l’état social. Nul doute qu’elle ne luttât obstinément contre les grands vices de l’état social, par exemple contre l’esclavage. On a beaucoup répété que l’abolition de l’esclavage dans le monde moderne était due complètement au christianisme. Je crois que c’est trop dire : l’esclavage a subsisté longtemps au sein de la société chrétienne, sans qu’elle s’en soit beaucoup étonnée, beaucoup irritée. Il a fallu une multitude de causes, un grand développement d’autres idées, d’autres principes de civilisation pour abolir ce mal des maux, cette iniquité des iniquités. Cependant, on ne peut douter que l’église n’employât son influence à la restreindre. Il y en a une preuve irrécusable : la plupart des formules d’affranchissement, à diverses époques, se fondent sur un motif religieux ; c’est au nom des idées religieuses, des espérances de l’avenir, de l’égalité religieuse des hommes, que l’affranchissement est presque toujours prononcé.

L’église travaillait également à la suppression d’une foule de pratiques barbares, à l’amélioration de la législation criminelle et civile. Vous savez à quel point, malgré quelques principes de liberté, elle était alors absurde et funeste ; vous savez que de folles épreuves, le combat judiciaire, le simple serment de quelques hommes, étaient considérés comme les seuls moyens d’arriver à la découverte de la vérité. L’église s’efforçait d’y substituer des moyens plus rationnels, plus légitimes. J’ai déjà parlé de la différence qu’on remarque entre les lois des Visigoths, issues en grande partie des conciles de Tolède, et les autres lois barbares. Il est impossible de les comparer sans être frappé de l’immense supériorité des idées de l’église en matière de législation, de justice, dans tout ce qui intéresse la recherche de la vérité et la destinée des hommes. Sans doute la plupart de ces idées étaient empruntées à la législation romaine ; mais si l’église ne les avait pas gardées et défendues, si elle n’avait pas travaillé à les propager, elles auraient péri. S’agit-il par exemple de l’emploi du serment dans la procédure ? Ouvrez la loi des Visigoths, vous verrez avec quelle sagesse elle en use : que le juge, pour bien connaître la cause, interroge d’abord les témoins, et examine ensuite les écritures, afin que la vérité se découvre avec plus de certitude, et qu’on n’en vienne pas facilement au serment. La recherche de la vérité et de la justice veut que les écritures de part et d'autre soient bien examinées, et que la nécessité du serment, suspendue sur la tête des parties, n'arrive qu'inopinément. Que le serment soit déféré seulement dans les causes où le juge ne sera parvenu à découvrir aucune écriture, aucune preuve ni aucun indice certain de la vérité. (For. Jud., L II, tit. I, I, 21).

En matière criminelle, le rapport des peines aux délits est déterminé d’après des notions philosophiques et morales assez justes. On y reconnaît les efforts d’un législateur éclairé qui lutte contre la violence et l’irréflexion des moeurs barbares. Le titre de caede et morte hominum, comparé aux lois correspondantes des autres peuples, en est un exemple très remarquable. Ailleurs, c’est le dommage presque seul qui semble constituer le crime, et la peine est cherchée dans cette réparation matérielle qui résulte de la composition. Ici le crime est ramené à son élément moral et véritable, l’intention. Les diverses nuances de criminalité, l’homicide absolument involontaire, l’homicide par inadvertance, l’homicide provoqué, l’homicide avec ou sans préméditation, sont distingués et définis à peu près aussi bien que dans nos codes, et les peines varient dans une proportion assez équitable. La justice du législateur a été plus loin. Il a essayé, sinon d’abolir, du moins d’atténuer cette diversité de valeur légale établie entre les hommes par les autres lois barbares. La seule distinction qu’il ait maintenue, est celle de l’homme libre et de l’esclave. À l’égard des hommes libres, la peine ne varie ni selon l’origine, ni selon le rang du mort, mais uniquement selon les divers degrés de culpabilité morale du meurtrier. À l’égard des esclaves, n’osant retirer complètement aux maîtres le droit de vie et de mort, on a du moins tenté de le restreindre, en l’assujettissant à une procédure publique et régulière. Le texte de la loi mérite d’être cité :

Si nul coupable ou complice d’un crime ne doit demeurer impuni, à combien plus forte raison ne doit-on pas réprimer celui qui a commis un homicide méchamment et avec légèreté ! Ainsi, comme des maîtres, dans leur orgueil, mettent souvent à mort leurs esclaves, sans aucune faute de ceux-ci, il convient d'extirper tout à fait cette licence, et d'ordonner que la présente loi soit éternellement observée de tous. Nul maître ou maîtresse ne pourra mettre à mort, sans jugement public, aucun de ses esclaves mâles ou femelles, ni aucune personne dépendante de lui. Si un esclave, ou tout autre serviteur, commet un crime qui puisse attirer sur lui une condamnation capitale, son maître, ou son accusateur, en informera sur le champ le juge du lieu où l'action a été commise, ou le comte, ou le duc. Après la discussion de l'affaire, si le crime est prouvé, soit que le coupable subisse, soit par le juge, soit par son propre maître, la sentence de mort qu'il a méritée ; de telle sorte, cependant, que si le juge ne veut pas mettre à mort l'accusé, il dressera par écrit contre lui une sentence capitale, et alors, il sera au pouvoir du maître de le tuer ou de lui laisser la vie. À la vérité, si l'esclave, par une fatale audace, résistant à son maître, l'a frappé ou tenté de le frapper d'une arme, d'une pierre, ou de tout autre coup ; et si le maître, en voulant se défendre, a tué l'esclave dans sa colère, le maître ne sera nullement tenu de la peine d'homicide. Mais il faudra prouver que le fait s'est passé ainsi ; et cela, par le témoignage ou le serment des esclaves, mâles ou femelles, qui se seront trouvés présents, et par le serment de l'auteur du même fait. Quiconque, par pure méchanceté, et de sa propre main ou par celle d'un autre, aura tué son esclave sns jugement public, sera noté d'infamie, déclaré incapable de paraître en témoignage, tenu de passer le reste de sa vie dans l'exil et la pénitence, et ses biens iront aux plus proches parents, à qui la loi en accorde héritage. (For. Jud., l. VI, tit. V, I, 12).

Il y a, messieurs, dans les institutions de l’église un fait en général trop peu remarqué : c’est son système pénitentiaire, système d’autant plus curieux à étudier aujourd’hui qu’il est, quant aux principes et aux applications du droit pénal, presque complètement d’accord avec les idées de la philosophie moderne. Si vous étudiez la nature des peines de l’église, des pénitences publiques qui étaient son principal mode de châtiment, vous verrez qu’elles ont surtout pour objet d’exciter dans l’âme du coupable le repentir ; dans celle des assistants, la terreur morale de l’exemple. Il y a bien une autre idée qui s’y mêle, une idée d’expiation. Je ne sais, en thèse générale, s’il est possible de séparer l’idée de l’expiation de celle de peine, et s’il n’y a pas dans toute peine, indépendamment du besoin de provoquer le repentir du coupable, et de détourner ceux qui pourraient être tentés de le devenir, un secret et impérieux besoin d’expier le tort commis. Mais, laissant de côté cette question, il est évident que le repentir et l’exemple sont le but que se propose l’église dans tout son système pénitentiaire. N’est-ce pas là aussi, messieurs, le but d’une législation vraiment philosophique ? N’est-ce pas au nom de ces principes que, dans le dernier siècle et de nos jours, les publicistes les plus éclairés ont réclamé la réforme de la législation pénale européenne ? Aussi, ouvrez leurs livres, ceux de M Bentham, par exemple, vous serez étonnés de toutes les ressemblances que vous rencontrerez entre les moyens pénaux qu’ils proposent et ceux qu’employait l’église. Ils ne les lui ont, à coup sûr, point empruntés ; et l’église ne prévoyait guères qu’un jour son exemple serait invoqué à l’appui des plans des moins dévots philosophes.

Enfin, elle essayait également, par toutes sortes de voies, de réprimer dans la société le recours à la violence, les guerres continuelles. Il n’y a personne qui ne sache ce que c’était que la trêve de Dieu, et une foule de mesures du même genre, par lesquelles l’église luttait contre l’emploi de la force, et s’appliquait à introduire dans la société plus d’ordre, plus de douceur. Les faits sont ici tellement connus que je puis me dispenser d’entrer dans aucun détail.

Tels sont, messieurs, les points principaux que j’ai à mettre sous vos yeux quant aux rapports de l’église avec les peuples. Nous l’avons considérée sous les trois aspects que je vous avais annoncés ; nous la connaissons maintenant au dedans et au dehors, dans sa constitution intérieure et dans sa double situation. Il nous reste à tirer de ce que nous savons, par voie d’induction, de conjecture, son influence générale sur la civilisation européenne. C’est là, si je ne me trompe, un travail à peu près fait, ou du moins fort avancé ; le simple énoncé des faits, des principes dominants dans l’église, révèle et explique son influence ; les résultats ont en quelque sorte passé déjà sous vos yeux avec les causes. Cependant, si nous essayons de les résumer, nous serons conduits, je crois, à deux assertions générales.

La première, c’est que l’église a dû exercer une très grande influence sur l’ordre moral et intellectuel dans l’Europe moderne, sur les idées, les sentiments et les moeurs publiques. Le fait est évident ; le développement moral et intellectuel de l’Europe a été essentiellement théologique. Parcourez l’histoire du cinquième au seizième siècle ; c’est la théologie qui possède et dirige l’esprit humain ; toutes les opinions sont empreintes de théologie ; les questions philosophiques, politiques, historiques, sont toujours considérées sous un point de vue théologique.

L’église est tellement souveraine dans l’ordre intellectuel, que même les sciences mathématiques et physiques sont tenues de se soumettre à ses doctrines. L’esprit théologique est en quelque sorte le sang qui a coulé dans les veines du monde européen, jusqu’à Bacon et Descartes. Pour la première fois, Bacon en Angleterre, et Descartes en France, ont jeté l’intelligence hors des voies de la théologie.

Le même fait se retrouve dans toutes les branches de la littérature ; les habitudes, les sentiments, le langage théologiques y éclatent à chaque instant.

À tout prendre, cette influence a été salutaire ; non seulement elle a entretenu, fécondé le mouvement intellectuel en Europe ; mais le système de doctrines et de préceptes, au nom desquels elle imprimait le mouvement, était très supérieur à tout ce que le monde ancien avait jamais connu. Il y avait à la fois mouvement et progrès.

La situation de l’église a de plus donné, au développement de l’esprit humain dans le monde moderne, une étendue, une variété qu’il n’avait point eues jusqu’alors. En orient, l’intelligence est toute religieuse ; dans la société grecque, elle est presque exclusivement humaine : là, l’humanité proprement dite, sa nature et sa destinée actuelle disparaissent ; ici, c’est l’homme, ce sont ses passions, ses sentiments, ses intérêts actuels qui occupent tout le terrain. Dans le monde moderne, l’esprit religieux s’est mêlé à tout, mais sans rien exclure. L’intelligence moderne est empreinte à la fois d’humanité et de divinité. Les sentiments, les intérêts humains tiennent une grande place dans nos littératures ; et cependant le caractère religieux de l’homme, la portion de son existence qui se rattache à un autre monde, y paraissent à chaque pas : en sorte que les deux grandes sources du développement de l’homme, l’humanité et la religion, ont coulé en même temps et avec abondance ; et que, malgré tout le mal, tous les abus qui s’y sont mêlés, malgré tant d’actes de tyrannie, sous le point de vue intellectuel, l’influence de l’église a plus développé que comprimé, plus étendu que resserré.

Sous le point de vue politique, c’est autre chose. Nul doute qu’en adoucissant les sentiments et les moeurs, en décriant, en expulsant un grand nombre de pratiques barbares, l’église n’ait puissamment contribué à l’amélioration de l’état social ; mais dans l’ordre politique proprement dit, quant à ce qui touche les relations du gouvernement avec les sujets, du pouvoir avec la liberté, je ne crois pas qu’à tout prendre son influence ait été bonne. Sous ce rapport, l’église s’est toujours présentée comme l’interprète, le défenseur de deux systèmes, du système théocratique ou du système impérial romain, c’est-à-dire du despotisme, tantôt sous la forme religieuse, tantôt sous la forme civile. Prenez toutes ses institutions, toute sa législation ; prenez ses canons, sa procédure, vous retrouverez toujours comme principe dominant la théocratie ou l’empire. Faible, l’église se mettait à couvert sous le pouvoir absolu des empereurs ; forte, elle le revendiquait pour son propre compte, au nom de son pouvoir spirituel. Il ne faut pas s’arrêter à quelques faits, à certains cas particuliers. Sans doute l’église a souvent invoqué les droits des peuples contre le mauvais gouvernement des souverains ; souvent même elle a approuvé et provoqué l’insurrection. Souvent aussi elle a soutenu auprès des souverains les droits et les intérêts des peuples. Mais quand la question des garanties politiques s’est posée entre le pouvoir et la liberté, quand il s’est agi d’établir un système d’institutions permanentes, qui missent véritablement la liberté à l’abri des invasions du pouvoir, en général, l’église s’est rangée du côté du despotisme.

Il ne faut pas trop s’en étonner, ni s’en prendre trop à la faiblesse humaine dans le clergé, ou à quelque vice particulier de l’église chrétienne. Il y en a une cause plus profonde et plus puissante.

À quoi prétend une religion, messieurs, quelle qu’elle soit ? Elle prétend à gouverner les passions humaines, la volonté humaine. Toute religion est un frein, un pouvoir, un gouvernement. Elle vient au nom de la loi divine, pour dompter la nature humaine. C’est donc à la liberté humaine qu’elle a surtout affaire. C’est la liberté humaine qui lui résiste et qu’elle veut vaincre. Telle est l’entreprise de la religion, sa mission, son espoir.

À la vérité, en même temps que c’est à la liberté humaine que les religions ont affaire, en même temps qu’elles aspirent à réformer la volonté de l’homme, elles n’ont, pour agir sur l’homme, d’autre moyen moral que lui-même, sa volonté, sa liberté. Quand elles agissent par des moyens extérieurs, par la force, la séduction, par des moyens, en un mot, étrangers au libre concours de l’homme, elles le traitent comme on traite l’eau, le vent, comme une force toute matérielle ; elles ne vont point à leur but ; elles n’atteignent et ne gouvernent point la volonté. Pour que les religions accomplissent réellement leur tâche, il faut qu’elles se fassent accepter de la liberté même ; il faut que l’homme se soumette, mais volontairement, librement, et qu’il conserve sa liberté au sein de sa soumission. C’est là le double problème que les religions sont appelées à résoudre.

Elles l’ont trop souvent méconnu ; elles ont considéré la liberté comme obstacle et non comme moyen ; elles ont oublié la nature de la force à laquelle elles s’adressaient, et se sont conduites avec l’âme humaine comme avec une force matérielle. C’est par suite de cette erreur qu’elles ont été amenées à se ranger presque toujours du côté du pouvoir, du despotisme, contre la liberté humaine, la considérant uniquement comme un adversaire, et s’inquiétant beaucoup plus de la dompter que de la garantir. Si les religions s’étaient bien rendu compte de leurs moyens d’action, si elles ne s’étaient pas laissé entraîner à une pente naturelle, mais trompeuse, elles auraient vu qu’il faut garantir la liberté pour la régler moralement ; que la religion ne peut, ne doit agir que par des moyens moraux ; elles auraient respecté la volonté de l’homme en s’appliquant à la gouverner. Elles l’ont trop oublié, et le pouvoir religieux a fini par en souffrir lui-même aussi bien que la liberté. (applaudissements.)

Je ne pousserai pas plus loin, messieurs, l’examen des conséquences générales de l’influence de l’église sur la civilisation européenne ; je les ai résumées dans ce double résultat ; grande et salutaire influence sur l’ordre intellectuel et moral ; influence plutôt fâcheuse qu’utile sur l’ordre politique proprement dit. Nous avons maintenant à contrôler nos assertions par les faits, à vérifier par l’histoire ce que nous avons déduit de la nature même et de la situation de la société ecclésiastique. Voyons quelle a été, du cinquième au douzième siècle, la destinée de l’église chrétienne, et si, en effet, les principes que j’ai mis sous vos yeux, les résultats que j’ai essayé d’en tirer, se sont développés tels que j’ai cru les pressentir.

Gardez-vous de croire, messieurs, que ces principes, ces conséquences, aient apparu à la fois et aussi clairement que je les ai présentés. C’est une grande et trop commune erreur, quand on considère le passé à des siècles de distance, d’oublier la chronologie morale, d’oublier, singulier oubli, que l’histoire est essentiellement successive. Prenez la vie d’un homme, de Cromwell, de Gustave-Adolphe, du cardinal De Richelieu. Il entre dans la carrière, il marche, il avance ; de grands évènements agissent sur lui, il agit sur de grands évènements ; il arrive au terme ; nous le connaissons alors, mais dans son ensemble, tel qu’il est sorti en quelque sorte, après un long travail, de l’atelier de la providence. Or, en commençant, il n’était point ce qu’il est ainsi devenu ; il n’a pas été complet, achevé un seul moment de sa vie ; il s’est fait successivement. Les hommes se font moralement comme physiquement ; ils changent tous les jours ; leur être se modifie sans cesse. Le Cromwell de 1650 n’était pas le Cromwell de 1640. Il y a bien toujours un fond d’individualité, le même homme qui persiste ; mais que d’idées, que de sentiments, que de volontés ont changé en lui ! Que de choses il a perdues et acquises ! à quelque moment que nous considérions la vie de l’homme, il n’y en a aucun où il ait été tel que nous le voyons quand le terme est atteint.

C’est pourtant là, messieurs, l’erreur où sont tombés la plupart des historiens ; parce qu’ils ont acquis une idée complète de l’homme, ils le voient tel dans tout le cours de sa carrière ; pour eux, c’est le même Cromwell qui entre en 1628 dans le parlement, et qui meurt trente ans après dans le palais de White-Hall. Et en fait d’institutions, d’influences générales, on commet sans cesse la même méprise. Prenons soin de nous en défendre, messieurs ; je vous ai présenté dans leur ensemble les principes de l’église, et le développement des conséquences. Sachez bien qu’historiquement ce tableau n’est pas vrai. Tout cela a été partiel, successif, jeté çà et là dans l’espace et le temps. Ne vous attendez pas à retrouver, dans le récit des faits, cet ensemble, cet enchaînement prompt et systématique. Nous verrons poindre ici tel principe, là tel autre ; tout sera incomplet, inégal, épars ; il faudra arriver aux temps modernes, au bout de la carrière, pour retrouver l’ensemble. Je vais mettre sous vos yeux les divers états par lesquels l’église a passé du cinquième au douzième siècle ; nous n’y puiserons pas la démonstration complète des assertions que je vous ai présentées ; cependant, nous en verrons assez, je crois, pour pressentir leur légitimité.

Le premier état dans lequel l’église se montre au cinquième siècle, c’est l’état d’église impériale, d’église de l’empire romain. Quand l’empire romain est tombé, l’église se croyait au terme de sa carrière, à son triomphe définitif. Elle avait enfin complètement vaincu le paganisme. Le dernier empereur qui ait pris la qualité de souverain pontife, dignité païenne, c’est l’empereur Gratien, mort à la fin du quatrième siècle. Gratien était encore appelé souverain pontife, comme Auguste et Tibère. L’église se croyait également au bout de sa lutte contre les hérétiques, contre les ariens surtout, la principale des hérésies du temps. L’empereur Théodose instituait contre eux, à la fin du quatrième siècle, une législation complète et rigoureuse. L’église était donc en possession du gouvernement et de la victoire sur ses deux plus grands ennemis. C’est à ce moment qu’elle vit l’empire romain lui manquer, et se trouva en présence d’autres païens, d’autres hérétiques, en présence des barbares, des goths, des vandales, des bourguignons, des francs. La chute était immense. Vous concevez sans peine qu’un vif attachement pour l’empire dut se conserver dans le sein de l’église. Aussi la voit-on adhérer fortement à ce qui en reste, au régime municipal et au pouvoir absolu. Et quand elle a réussi à convertir les barbares, elle essaye de ressusciter l’empire ; elle s’adresse aux rois barbares, elle les conjure de se faire empereurs romains, de prendre tous les droits des empereurs romains, d’entrer avec l’église dans les mêmes relations où elle était avec l’empire romain. C’est là le travail des évêques du cinquième et du sixième siècles. C’est l’état général de l’église.

La tentative ne pouvait réussir ; il n’y avait pas moyen de refaire la société romaine avec des barbares. Comme le monde civil, l’église elle-même tomba dans la barbarie. C’est son second état. Quand on compare les écrits des chroniqueurs ecclésiastiques du huitième siècle, avec ceux des siècles précédents, la différence est immense. Tout débris de civilisation romaine a disparu, même le langage ; on se sent enfoncer, pour ainsi dire, dans la barbarie. D’une part, des barbares entrent dans le clergé, deviennent prêtres, évêques ; de l’autre, des évêques adoptent la vie barbare, et, sans quitter leur évêché, se font chefs de bandes, et errent dans le pays, pillant, guerroyant comme les compagnons de Clovis. Vous voyez dans Grégoire de Tours plusieurs évêques, entre autres Salone et Sagittaire, qui passent ainsi leur vie.

Deux faits importants se sont développés au sein de cette église barbare. Le premier, c’est la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. C’est à cette époque que ce principe a pris son développement. Rien de plus naturel. L’église n’ayant pas réussi à ressusciter le pouvoir absolu de l’empire romain, pour le partager, il a bien fallu qu’elle cherchât son salut dans l’indépendance. Il a fallu qu’elle se défendît par elle-même partout, car elle était à chaque instant menacée. Chaque évêque, chaque prêtre, voyait ses voisins barbares intervenir sans cesse dans les affaires de l’église pour envahir ses richesses, ses domaines, son pouvoir ; il n’avait d’autre moyen de se défendre que de dire : l’ordre spirituel est complètement séparé de l’ordre temporel ; vous n’avez pas le droit de vous en mêler. Ce principe est devenu, sur tous les points, l’arme défensive de l’église contre la barbarie.

Un second fait important appartient à la même époque : c’est le développement de l’ordre monastique en occident. Ce fut, comme on sait, au commencement du sixième siècle que saint Benoît donna sa règle aux moines d’occident, encore peu nombreux, et qui se sont dès lors prodigieusement étendus. Les moines, à cette époque, n’étaient pas encore membres du clergé ; on les regardait encore comme des laïques. On allait bien chercher parmi eux des prêtres, des évêques même ; mais c’est seulement à la fin du cinquième siècle et au commencement du sixième que les moines en général ont été considérés comme faisant partie du clergé proprement dit. On a vu alors des prêtres et des évêques se faire moines, croyant faire un nouveau progrès dans la vie religieuse. Aussi l’ordre monastique prit-il tout à coup en Europe un extrême développement. Les moines frappaient davantage l’imagination des barbares que le clergé séculier ; leur nombre imposait, ainsi que la singularité de leur vie. Le clergé séculier, l’évêque, le simple prêtre étaient un peu usés pour l’imagination des barbares accoutumés à les voir, à les maltraiter, à les piller. C’était une plus grande affaire de s’attaquer à un monastère, à tant de saints hommes réunis dans un saint lieu. Les monastères ont été, pendant l’époque barbare, un lieu d’asile pour l’église, comme l’église était un lieu d’asile pour les laïques. Les hommes pieux s’y sont réfugiés, comme, en orient, ils s’étaient réfugiés dans la thébaïde, pour échapper à la vie mondaine et à la corruption de Constantinople.

Tels sont, dans l’histoire de l’église, les deux grands faits qui appartiennent à l’époque barbare : d’une part, le développement du principe de la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, de l’autre, le développement du système monastique dans l’occident.

Vers la fin de l’époque barbare, il y eut une nouvelle tentative de ressusciter l’empire romain, c’est la tentative de Charlemagne. L’église et le souverain civil contractèrent de nouveau une étroite alliance. Ce fut une époque de grande docilité, et aussi de grand progrès pour la papauté. La tentative échoua encore une fois ; l’empire de Charlemagne tomba ; mais les avantages que l’église avait retirés de son alliance lui restèrent. La papauté se vit définitivement à la tête de la chrétienté.

À la mort de Charlemagne, le chaos recommence ; l’église y retombe comme la société civile : elle en sort de même en entrant dans les cadres de la féodalité. C’est son troisième état. Il arriva, par la dissolution de l’empire de Charlemagne, dans l’ordre ecclésiastique, à peu près la même chose que dans l’ordre civil : toute unité disparut, tout devint local, partiel, individuel. On voit commencer alors, dans la situation du clergé, une lutte qu’on n’a guère rencontrée jusqu’à cette époque : c’est la lutte des sentiments et de l’intérêt du possesseur de fief avec les sentiments et l’intérêt du prêtre. Les chefs de l’église sont placés entre ces deux situations : l’une tend à prévaloir sur l’autre ; l’esprit ecclésiastique n’est plus si puissant, si universel ; l’intérêt individuel tient plus de place ; le goût de l’indépendance, les habitudes de la vie féodale relâchent les liens de la hiérarchie ecclésiastique. Il se fait alors dans le sein de l’église une tentative pour prévenir les effets de ce relâchement. On essaie sur divers points, par un système de fédération, par les assemblées et les délibérations communes, d’organiser des églises nationales. C’est à cette époque, c’est sous le régime féodal qu’on rencontre la plus grande quantité de conciles, de convocations, d’assemblées ecclésiastiques, provinciales, nationales. C’est en France surtout que cet essai d’unité paraît suivi avec le plus d’ardeur. L’archevêque Hincmar de Reims, peut être considéré comme le représentant de cette idée ; il a constamment travaillé à organiser l’église française ; il a cherché, employé tous les moyens de correspondance et d’union qui pouvaient ramener dans l’église féodale un peu d’unité. On voit Hincmar maintenir, d’un côté, l’indépendance de l’église à l’égard du pouvoir temporel, de l’autre, son indépendance à l’égard de la papauté ; c’est lui qui, sachant que le pape veut venir en France, et menace d’excommunier des évêques, dit : si excommunicaturus venerit, excommunicatus abibit.

Mais la tentative d’organiser ainsi l’église féodale ne réussit pas mieux que n’avait réussi la réorganisation de l’église impériale. Il n’y eut pas moyen de rétablir quelque unité dans cette église. La dissolution allait toujours augmentant. Chaque évêque, chaque prélat, chaque abbé, s’isolait de plus en plus dans son diocèse, ou dans son monastère. Le désordre croissait par la même cause. C’est le temps des plus grands abus de la simonie, de la disposition tout à fait arbitraire des bénéfices ecclésiastiques, du plus grand désordre de moeurs parmi les prêtres.

Ce désordre choquait extrêmement et le peuple et la meilleure portion du clergé. Aussi voit-on de bonne heure poindre un esprit de réforme dans l’église, un besoin de chercher quelque autorité qui rallie tous ces éléments, et leur impose la règle. Claude, évêque de Turin, Agobard, archevêque de Lyon, font dans leurs diocèses quelques essais de ce genre ; mais ils n’étaient pas en état d’accomplir une telle oeuvre ; il n’y avait dans le sein de l’église qu’une seule force qui pût y réussir : c’était la cour de Rome, la papauté. Aussi ne tarda-t-elle pas à prévaloir. L’église passa, dans le courant du onzième siècle, à son quatrième état, à l’état d’église théocratique et monastique. Le créateur de cette nouvelle forme de l’église, autant qu’il appartient à un homme de créer, c’est Grégoire VII.

Nous sommes accoutumés, messieurs, à nous représenter Grégoire VII comme un homme qui a voulu rendre toutes choses immobiles, comme un adversaire du développement intellectuel, du progrès social, comme un homme qui prétendait retenir le monde dans un système stationnaire ou rétrograde. Rien n’est moins vrai, messieurs ; Grégoire VII était un réformateur par la voie du despotisme, comme Charlemagne et Pierre Le Grand. Il a été à peu près, dans l’ordre ecclésiastique, ce que Charlemagne, en France, et Pierre Le Grand, en Russie, ont été dans l’ordre civil. Il a voulu réformer l’église, et par l’église la société civile, y introduire plus de moralité, plus de justice, plus de règle ; il a voulu le faire par le saint-siège et à son profit.

En même temps qu’il tentait de soumettre le monde civil à l’église, et l’église à la papauté, dans un but de réforme, de progrès, non dans un but stationnaire et rétrograde, une tentative de même nature, un mouvement pareil se produisait dans le sein des monastères. Le besoin de l’ordre, de la discipline, de la rigidité morale y éclatait avec ardeur. C’est le temps où Robert de Molène introduisait une règle sévère à Cîteaux ; le temps de saint Norbert et de la réforme des chanoines ; le temps de la réforme de Cluny, enfin de la grande réforme de saint Bernard. Une fermentation générale règne dans les monastères ; les vieux moines se défendent, trouvent cela très mauvais, disent qu’on attente à leur liberté, qu’il faut s’accommoder aux mœurs du temps, qu’il est impossible de revenir à la primitive église, et traitent tous ces réformateurs d’insensés, de rêveurs, de tyrans. Ouvrez l’histoire de Normandie, d’Orderic Vital, vous y rencontrerez sans cesse ces plaintes.

Tout semblait donc tourner au profit de l’église, de son unité, de son pouvoir. Mais pendant que la papauté cherchait à s’emparer du gouvernement du monde, pendant que les monastères se réformaient sous le point de vue moral, quelques hommes puissants, bien qu’isolés, réclamaient pour la raison humaine le droit d’être quelque chose dans l’homme, le droit d’intervenir dans ses opinions. La plupart d’entre eux n’attaquaient pas les opinions reçues, les croyances religieuses ; ils disaient seulement que la raison avait le droit de les prouver, qu’il ne suffisait pas qu’elles fussent affirmées par l’autorité. Jean Érigène, Roscelin, Abailard, voilà par quels interprètes la raison individuelle a recommencé à réclamer son héritage ; voilà les premiers auteurs du mouvement de liberté qui s’est associé au mouvement de réforme d’Hildebrand et de saint Bernard. Quand on cherche le caractère dominant de ce mouvement, on voit que ce n’était pas un changement d’opinion, une révolte contre le système des croyances publiques ; c’était simplement le droit de raisonner revendiqué pour la raison. Les élèves d’Abailard lui demandaient, nous dit-il lui-même dans son introduction à la théologie, des arguments philosophiques et propres à satisfaire la raison, le suppliant de les instruire, non à répéter ce qu’il leur apprenait, mais à le comprendre ; car nul ne saurait croire sans avoir compris, et il est ridicule d’aller prêcher aux autres des choses que ne peuvent entendre ni celui qui professe, ni ceux qu’il enseigne... Quel peut être le but de l'étude de la philosophie, sinon de conduire à celle de Dieu, auquel tout doit se rapporter ? Dans quel but permet-on aux fidèles la lecture des écrits traitant des choses du siècle, et celle des livres des Gentils, sinon pour les former à l'intelligence des vérités de la Sainte Écriture, et à l'habilité nécessaire pour les défendre ?... C'est dans ce but surtout qu'il faut s'aider de toutes les forces de la raison, afin d'empêcher que, sur des questions aussi difficiles et aussi compliquées que celles qui font l'objet de la foi chrétienne, les subtilités de ses ennemis ne parviennent trop aisément à altérer la pureté de notre foi.

L’importance de ce premier essai de liberté, de cette renaissance de l’esprit d’examen, fut bientôt sentie. Occupée de se réformer elle-même, l’église n’en prit pas moins l’alarme ; elle déclara sur-le-champ la guerre à ces réformateurs nouveaux, dont les méthodes la menaçaient bien plus que leurs doctrines. C’est là le grand fait qui éclate à la fin du onzième et au commencement du douzième siècle, au moment où l’église se présente à l’état théocratique et monastique. Pour la première fois, à cette époque, une lutte sérieuse s’est engagée entre le clergé et les libres penseurs. Les querelles d’Abailard et de saint Bernard, les conciles de Soissons et de Sens, où Abailard fut condamné, ne sont pas autre chose que l’expression de ce fait, qui a tenu dans l’histoire de la civilisation moderne une si grande place. C’est la principale circonstance de l’état de l’église au douzième siècle, au point où nous la laisserons aujourd’hui.

Au même moment, messieurs, se produisait un mouvement d’une autre nature, le mouvement d’affranchissement des communes. Singulière inconséquence des moeurs ignorantes et grossières ! Si on eût dit à ces bourgeois qui conquéraient avec passion leur liberté, qu’il y avait des hommes qui réclamaient le droit de la raison humaine, le droit d’examen, des hommes que l’église traitait d’hérétiques, ils les auraient lapidés ou brûlés à l’instant. Plus d’une fois Abailard et ses amis coururent ce péril. D’un autre côté, ces mêmes écrivains, qui réclamaient le droit de la raison humaine, parlaient des efforts d’affranchissement des communes comme d’un désordre abominable, du renversement de la société. Entre le mouvement philosophique et le mouvement communal, entre l’affranchissement politique et l’affranchissement rationnel, la guerre semblait déclarée. Il a fallu des siècles pour réconcilier ces deux grandes puissances, pour leur faire comprendre la communauté de leurs intérêts. Au douzième siècle, elles n’avaient rien de commun. En traitant, dans notre prochaine réunion, de l’affranchissement des communes, nous en serons bientôt convaincus.