COURS D'HISTOIRE MODERNE

PREMIER COURS - 1828.

Histoire générale de la civilisation en Europe, depuis le chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française.

Troisième leçon — 2 mai.

 

 

Messieurs,

J’ai mis sous vos yeux les éléments fondamentaux de la civilisation européenne, en les retrouvant dans son berceau même, au moment de la chute de l’empire romain. J’ai essayé de vous faire entrevoir d’avance quelle avait été leur diversité, leur lutte constante, et qu’aucun d’eux n’avait réussi à dominer notre société, à la dominer du moins si pleinement qu’il s’asservît les autres ou les expulsât. Nous avons reconnu que c’était là le caractère distinctif de la civilisation européenne. Nous abordons aujourd’hui son histoire, à son début, dans les siècles qu’on est convenu d’appeler barbares. Il est impossible, au premier regard qu’on porte sur cette époque, de ne pas être frappé d’un fait qui semble en contradiction avec ce que nous venons de dire. Dès que vous cherchez quelles notions on s’est formées sur les antiquités de l’Europe moderne, vous vous apercevez que les éléments divers de notre civilisation, les principes monarchique, théocratique, aristocratique, démocratique, prétendent tous qu’originairement la société européenne leur appartenait, et qu’ils n’en ont perdu l’empire que par les usurpations de principes contraires. Interrogez tout ce qui a été écrit, tout ce qui a été dit à ce sujet ; vous verrez que tous les systèmes, par lesquels on a tenté de représenter ou d’expliquer nos origines, soutiennent la prédominance exclusive de l’un ou de l’autre des éléments de la civilisation européenne.

Ainsi il y a une école des publicistes féodaux, dont le plus célèbre est M De Boulainvilliers, qui prétend qu’après la chute de l’empire romain, c’était la nation conquérante, devenue ensuite la noblesse, qui possédait tous les pouvoirs, tous les droits ; que la société était son domaine ; que les rois et les peuples l’en ont dépouillée ; que l’organisation aristocratique est la forme primitive et véritable de l’Europe. à côté de cette école, vous trouverez celle des publicistes monarchiques, l’abbé Dubos, par exemple, qui soutiennent qu’au contraire c’était à la royauté qu’appartenait la société européenne. Les rois germains avaient, disent-ils, hérité de tous les droits des empereurs romains ; ils avaient même été appelés par les anciens peuples, par les gaulois entre autres ; eux seuls dominaient légitimement ; toutes les conquêtes de l’aristocratie ne sont que des empiétements sur la monarchie.

Une troisième école se présente, celle des publicistes libéraux, républicains, démocrates, comme on voudra les appeler : consultez l’abbé de Mably ; selon lui, c’était à un système d’institutions libres, à l’assemblée des hommes libres, au peuple proprement dit, qu’était dévolu, dès le cinquième siècle, le gouvernement de la société ; nobles et rois se sont enrichis des dépouilles de la liberté primitive ; elle a succombé sous leurs attaques, mais elle régnait avant eux.

Et au-dessus de toutes ces prétentions monarchiques, aristocratiques, populaires, s’élève la prétention théocratique de l’église qui dit qu’en vertu de sa mission même, de son titre divin, c’était à elle qu’appartenait la société, qu’elle seule avait droit de la gouverner, qu’elle seule était reine légitime du monde européen, conquis par ses travaux à la civilisation et à la vérité.

Voici donc dans quelle situation nous nous trouvons. Nous avons cru reconnaître qu’aucun des éléments de la civilisation européenne n’a exclusivement dominé dans le cours de son histoire, qu’ils ont vécu dans un état constant de voisinage, d’amalgame, de lutte, de transaction ; et, dès nos premiers pas, nous rencontrons cette opinion directement contraire que, dans notre berceau même, au sein de l’Europe barbare, c’était tel ou tel de ces éléments qui possédait seul la société. Et ce n’est pas dans un seul pays, c’est dans tous les pays de l’Europe que, sous des formes un peu diverses, à des époques différentes, les divers principes de notre civilisation ont manifesté ces inconciliables prétentions. Les écoles historiques que nous venons de caractériser se rencontrent partout.

Ce fait est important, messieurs, non en lui-même, mais parce qu’il révèle d’autres faits qui tiennent dans notre histoire une grande place. Dans cette simultanéité des prétentions les plus opposées à la possession exclusive du pouvoir, dans le premier âge de l’Europe moderne, se révèlent deux faits considérables. Le premier, c’est le principe, l’idée de la légitimité politique ; idée qui a joué un grand rôle dans le cours de la civilisation européenne. Le second, c’est le caractère particulier, véritable, de l’état de l’Europe barbare, de cette époque dont nous avons spécialement à nous occuper aujourd’hui.

Je vais essayer de mettre ces deux faits en lumière, de les tirer successivement de cette lutte de prétentions primitives que je viens d’exposer.

Que prétendent, messieurs, les divers éléments de la civilisation européenne, théocratique, monarchique, aristocratique, populaire, lorsqu’ils veulent avoir été les premiers à posséder la société en Europe ? Qu’est-ce autre chose que la prétention d’être seuls légitimes ? La légitimité politique est évidemment un droit fondé sur l’ancienneté, sur la durée ; la priorité dans le temps est invoquée comme la source du droit, comme la preuve de la légitimité du pouvoir. Et remarquez, je vous prie, que cette prétention n’est point particulière à un système, à un élément de notre civilisation, qu’elle se retrouve dans tous. On s’est accoutumé, dans les temps modernes, à ne considérer l’idée de la légitimité que dans un système, le système monarchique. On a tort ; elle se retrouve dans tous les systèmes. Vous voyez déjà que tous les éléments de notre civilisation ont également voulu se l’approprier. Entrez plus avant dans l’histoire de
l’Europe ; vous verrez les formes sociales, les gouvernements les plus divers, également en possession de ce caractère de la légitimité. Les aristocraties et les démocraties italiennes ou suisses, la république de Saint-Marin, comme les plus grandes monarchies de l’Europe, se sont dites, et ont été tenues pour légitimes ; les unes, tout comme les autres, ont fondé sur l’ancienneté de leurs institutions, sur la priorité historique et la perpétuité de leur système de gouvernement, leur prétention à la légitimité.

Si vous sortez de l’Europe moderne, si vous portez vos regards dans d’autres temps, sur d’autres pays, vous rencontrez partout cette idée de la légitimité politique ; vous la trouvez s’attachant partout à quelque portion du gouvernement, à quelque institution, à quelque forme, à quelque maxime. Aucun pays, aucun temps où il n’y ait une certaine portion du système social, des pouvoirs publics, qui ne se soit donné, et à laquelle on n’ait reconnu ce caractère de la légitimité venant de l’ancienneté, de la durée.

Quel est ce principe ? Quels en sont les éléments ? Que veut-il dire ? Comment s’est-il introduit dans la civilisation européenne ?

À l’origine de tous les pouvoirs, je dis de tous indistinctement, on rencontre la force ; non pas que je veuille dire que la force seule les a tous fondés, et que, s’ils n’avaient eu, à leur origine, d’autre titre que la force, ils se seraient établis, évidemment il en faut d’autres ; les pouvoirs se sont établis en vertu de certaines convenances sociales, de certains rapports avec l’état de la société, avec les mœurs, les opinions. Mais il est impossible de ne pas reconnaître que la force a souillé le berceau de tous les pouvoirs du monde, quelles qu’aient été leur nature et leur forme.

Eh bien ! Messieurs, cette origine-là, personne n’en veut ; tous les pouvoirs, quels qu’ils soient, la renient ; il n’y en a aucun qui veuille être né du sein de la force. Un instinct invincible avertit les gouvernements que la force ne fonde pas un droit, et que, s’ils n’avaient pour origine que la force, le droit ne pourrait jamais en sortir. Voilà pourquoi, quand on remonte aux temps anciens, quand on y trouve les divers systèmes, les divers pouvoirs en proie à la violence, tous s’écrient : j’étais antérieur, je subsistais auparavant, je subsistais en vertu d’autres titres ; la société m’appartenait avant cet état de violence et de lutte dans lequel vous me rencontrez ; j’étais légitime ; on m’a contesté, on m’a enlevé mes droits.

Ce fait seul prouve, messieurs, que l’idée de la force n’est pas le fondement de la légitimité politique, qu’elle repose sur une toute autre base. Que font en effet tous les systèmes, par ce désaveu formel de la force ? Ils proclament eux-mêmes qu’il y a une autre légitimité, vrai fondement de toutes les autres, la légitimité de la raison, de la justice, du droit ; c’est là l’origine à laquelle ils ont besoin de se rattacher. C’est parce qu’ils ne veulent pas de la force pour berceau, qu’ils se prétendent investis, au nom de leur ancienneté, d’un titre différent. Le premier caractère de la légitimité politique, c’est donc de renier la force comme source du pouvoir, de le rattacher à une idée morale, à une force morale, à l’idée du droit, de la justice, de la raison. C’est là l’élément fondamental dont le principe de la légitimité politique est sorti. Il en est sorti à l’aide du temps, à l’aide de la durée. Voici comment.

Après que la force a présidé à la naissance de tous les gouvernements, de toutes les sociétés, le temps marche ; il change les oeuvres de la force, il les corrige, et les corrige par cela seul qu’une société dure, et qu’elle est composée d’hommes. L’homme porte en lui-même un certain nombre de notions d’ordre, de justice, de raison, un certain besoin de les faire prévaloir, de les introduire dans les faits au milieu desquels il vit ; il y travaille sans cesse ; et si l’état social où il est placé continue, son travail a un certain effet. L’homme met de la raison, de la moralité, de la légitimité dans le monde au milieu duquel il vit.

Indépendamment du travail de l’homme, par une loi de la providence qu’il est impossible de méconnaître, loi analogue à celle qui régit le monde matériel, il y a une certaine mesure d’ordre, de raison, de justice, qui est indispensable pour qu’une société dure. Du seul fait de la durée, on peut conclure qu’une société n’est pas complètement absurde, insensée, inique ; qu’elle n’est pas absolument dépourvue de cet élément de raison, de vérité, de justice, qui seul peut faire vivre les sociétés. Si de plus la société se développe, si elle devient plus forte, plus puissante, si l’état social est, de jour en jour, accepté par un plus grand nombre d’hommes, c’est qu’il s’y introduit, par l’action du temps, plus de raison, plus de justice, plus de droit ; c’est que les faits se règlent peu à peu suivant la véritable légitimité.

Ainsi pénètre dans le monde, et du monde dans les esprits, l’idée de la légitimité politique. Elle a pour fondement, pour première origine, en une certaine mesure du moins, la légitimité morale, la justice, la raison, la vérité ; et puis la sanction du temps, qui donne lieu de croire que la raison est entrée dans les faits, que la légitimité véritable s’est introduite dans le monde extérieur. à l’époque que nous allons étudier, vous trouverez la force et le mensonge planant sur le berceau de la royauté, de l’aristocratie, de la démocratie, de l’église même ; partout vous verrez la force et le mensonge se réformant peu à peu sous la main du temps ; le droit et la vérité prenant place dans la civilisation. C’est cette introduction du droit et de la vérité, dans l’état social, qui a développé peu à peu l’idée de la légitimité politique ; c’est ainsi qu’elle s’est établie dans la civilisation moderne.

Quand donc on a essayé, à diverses époques, de faire de cette idée la bannière du pouvoir absolu, on l’a détournée de son origine véritable. Elle est si peu la bannière du pouvoir absolu, que c’est au nom du droit et de la justice qu’elle a pénétré et pris pied dans le monde. Elle n’est pas non plus exclusive ; elle n’appartient à personne en particulier, elle naît partout où se développe le droit. La légitimité politique s’attache à la liberté comme au pouvoir, aux droits individuels comme aux formes suivant lesquelles s’exercent les fonctions publiques. Nous la rencontrerons en avançant, je le répète, dans les systèmes les plus contraires, dans le système féodal, dans les communes de Flandre et d’Allemagne, dans les républiques d’Italie, comme dans la monarchie. C’est un caractère répandu sur les divers éléments de la civilisation moderne, et qu’il est nécessaire de bien comprendre en abordant son histoire.

Le second fait qui se révèle clairement dans la simultanéité des prétentions dont j’ai parlé en commençant, c’est le véritable caractère de l’époque dite barbare. Tous les éléments de la civilisation européenne prétendent qu’à cette époque ils possédaient l’Europe : donc, aucun d’eux n’y dominait. Quand une forme sociale domine dans le monde, il n’est pas si difficile de la reconnaître. En arrivant au dixième siècle, nous reconnaîtrons sans hésiter la prépondérance de la féodalité ; au dix-septième, nous n’hésiterons pas à affirmer que c’est le principe monarchique qui prévaut ; si nous regardons aux communes de Flandre, aux républiques italiennes, nous déclarerons sur-le-champ l’empire du principe démocratique. Quand il y a réellement un principe dominant dans la société, il n’y a pas moyen de s’y méprendre.

Le débat qui s’élève entre les divers systèmes qui se sont partagé la civilisation européenne, sur la question de savoir lequel y dominait à son origine, prouve donc qu’ils y coexistaient tous, sans qu’aucun prévalût assez généralement, assez sûrement, pour donner à la société sa forme et son nom.

Tel est, en effet, le caractère de l’époque barbare : c’est le chaos de tous les éléments, l’enfance de tous les systèmes, un pêle-mêle universel, où la lutte même n’était ni permanente, ni systématique. Je pourrais, en examinant sous toutes ses faces l’état social à cette époque, vous montrer qu’il est impossible d’y découvrir nulle part aucun fait, aucun principe un peu général, un peu établi. Je me bornerai à deux points essentiels : l’état des personnes, et l’état des institutions. C’en sera assez pour peindre la société tout entière.

On rencontre à cette époque quatre classes de personnes : 1) les hommes libres, c’est-à-dire ceux qui ne dépendaient d’aucun supérieur, d’aucun patron, possédaient leurs biens et gouvernaient leur vie en toute liberté, sans aucun lien qui les obligeât envers un autre homme ; 2) les leudes, fidèles, antrustions,  etc., liés par une relation d’abord du compagnon au chef, puis du vassal au suzerain, à un autre homme envers qui, par suite d’une concession de terres, ou d’autres dons, ils avaient contracté l’obligation d’un service ; 3) les affranchis ; 4) les esclaves.

Ces classes diverses sont-elles fixes ? Les hommes, une fois casés dans leurs limites, y demeurent-ils ? Les relations des diverses classes sont-elles un peu régulières, permanentes ? Nullement. Vous voyez sans cesse des hommes libres qui sortent de leur situation pour se mettre au service de quelqu’un, reçoivent de lui un don quelconque, et passent dans la classe des leudes ; d’autres qui tombent dans celle des esclaves. Ailleurs, des leudes travaillent à se détacher de leur patron, à redevenir indépendants, à rentrer dans la classe des hommes libres. Partout un mouvement, un passage continuel d’une classe à l’autre ; une incertitude, une instabilité générale dans les rapports des classes ; aucun homme ne demeure dans sa situation ; aucune situation ne demeure la même.

Les propriétés sont dans le même état : vous savez qu’on distinguait les propriétés allodiales, ou entièrement libres, et les propriétés bénéficiaires, ou soumises à certaines obligations envers un supérieur ; vous savez comment on a tenté d’établir, dans cette dernière classe de propriétés, un système précis et arrêté : on a dit que les bénéfices avaient d’abord été donnés pour un nombre d’années déterminé, puis à vie, et qu’ils étaient enfin devenus héréditaires. Vaine tentative : toutes ces espèces de propriétés existent pêle-mêle, et simultanément ; on rencontre à la même époque des bénéfices à temps, à vie, héréditaires ; la même terre passe en quelques années par ces différents états. Rien n’est plus stable ni plus général dans l’état des terres que dans l’état des personnes. Partout se fait sentir la transition laborieuse de la vie errante à la vie sédentaire, des relations personnelles aux relations combinées des hommes et des propriétés, ou relations réelles : dans cette transition, tout est confus, local, désordonné. Dans les institutions, même instabilité, même

chaos. Trois systèmes d’institutions sont en présence : la royauté, les institutions aristocratiques, ou le patronage des hommes et des terres les uns sur les autres, les institutions libres, c’est-à-dire les assemblées d’hommes libres délibérant en commun. Aucun de ces systèmes n’est en possession de la société, aucun ne prévaut. Les institutions libres existent ; mais les hommes qui devraient faire partie des assemblées n’y vont guères. La juridiction seigneuriale n’est pas plus régulièrement exercée. La royauté, qui est l’institution la plus simple, la plus facile à déterminer, n’a aucun caractère fixe ; elle est mêlée d’élection et d’hérédité : tantôt le fils succède à son père ; tantôt l’élection se joue dans la famille ; tantôt c’est une élection pure et simple qui va choisir un parent éloigné, quelquefois un étranger. Vous ne trouvez à aucun système rien de fixe ; toutes les institutions, comme toutes les situations sociales, existent ensemble, et se confondent et changent continuellement.

Dans les états règne la même mobilité : on les crée, on les supprime ; on les réunit, on les divise ; point de frontières, point de gouvernements, point de peuples ; une confusion générale des situations, des principes, des faits, des races, des langues : telle est l’Europe barbare.

Dans quelles limites est renfermée cette étrange époque ? Son origine est bien marquée, elle commence à la chute de l’empire romain. Mais où a-t-elle fini ? Pour répondre à cette question, il faut savoir à quoi tenait cet état de la société, quelles étaient les causes de la barbarie.

J’en crois reconnaître deux principales : l’une matérielle, prise au dehors, dans le cours des événements ; l’autre morale, prise au dedans, dans l’intérieur de l’homme lui-même.

La cause matérielle, c’était la continuation de l’invasion. Il ne faut pas croire que l’invasion des barbares se soit arrêtée au cinquième siècle ; il ne faut pas croire, parce que l’empire romain est tombé, et qu’on trouve des royaumes barbares fondés sur ses ruines, que le mouvement des peuples soit à son terme. Ce mouvement a duré longtemps après la chute de l’empire ; les preuves en sont évidentes.

Voyez, sous la première race même, les rois francs continuellement appelés à faire la guerre au-delà du Rhin ; voyez Clotaire, Dagobert, sans cesse engagés dans des expéditions en Germanie, luttant contre les Thuringiens, les danois, les saxons qui occupaient la rive droite du Rhin. Pourquoi ? C’est que ces nations voulaient franchir le fleuve, et venir prendre leur part des dépouilles de l’empire. D’où viennent, vers le même temps, ces grandes invasions en Italie des francs établis dans la Gaule, et principalement des francs orientaux ou d’Austrasie ? Ils se jettent sur la Suisse, passent les Alpes, entrent en Italie ; pourquoi ? Ils sont poussés au nord-est par des populations nouvelles ; leurs expéditions ne sont pas simplement des courses de pillage : il y a nécessité ; on les dérange dans leurs établissements, ils vont chercher fortune ailleurs. Une nouvelle nation germanique paraît sur la scène et fonde en Italie le royaume des lombards. En Gaule, la dynastie franque change ; les carolingiens succèdent aux mérovingiens : il est reconnu maintenant que ce changement de dynastie fut, à vrai dire, une nouvelle invasion des francs dans la Gaule, un mouvement de peuples qui substitua les francs d’orient à ceux d’occident. Le changement est consommé ; c’est la seconde race qui gouverne : Charlemagne recommence contre les saxons ce que les mérovingiens faisaient contre les Thuringiens ; il est sans cesse en guerre avec ces peuples d’outre-Rhin. Qui les précipite ? Ce sont les Obotrites, les Wiltzes, les Sorabes, les Bohêmes, toute la race slave qui pèse sur la race germaine, et du sixième au neuvième siècle la contraint à s’avancer vers l’occident. Partout au nord-est le mouvement d’invasion continue et détermine les événements.

Au midi, un mouvement de même nature se déclare : les arabes musulmans paraissent ; tandis que les peuples germaniques et slaves se pressent le long du Rhin et du Danube, les arabes, sur toutes les côtes de la Méditerranée, commencent leurs courses et leurs conquêtes.

L’invasion des arabes a un caractère particulier. L’esprit de conquête et l’esprit de prosélytisme y sont réunis. L’invasion est faite pour conquérir du territoire et pour répandre une foi. La différence est grande entre ce mouvement et celui des germains. Dans le monde chrétien la force spirituelle et la force temporelle sont distinctes. Le besoin de propager une croyance n’est pas dans les mêmes hommes que le désir de la conquête. Les germains, en se convertissant, avaient conservé leurs mœurs, leurs sentiments, leurs goûts ; les intérêts et les passions terrestres continuaient de les dominer ; ils étaient devenus chrétiens, mais non missionnaires.

Les arabes, au contraire, étaient conquérants et missionnaires ; la force de la parole et celle de l’épée étaient chez eux dans les mêmes mains. Plus tard ce caractère a déterminé le tour fâcheux de la civilisation musulmane ; c’est dans l’unité des pouvoirs temporel et spirituel, dans la confusion de l’autorité morale et de la force matérielle, que la tyrannie, qui paraît inhérente à cette civilisation, a pris naissance ; telle est, je crois, la principale cause de l’état stationnaire où elle est partout tombée. Mais cela n’a point paru au premier moment ; de là est résultée, au contraire, pour l’invasion arabe, une force prodigieuse. Faite avec des idées et des passions morales, elle a eu sur-le-champ un éclat, une grandeur qui avaient manqué à l’invasion germaine ; elle s’est déployée avec plus d’énergie et d’enthousiasme ; elle a frappé bien autrement l’esprit des hommes.

Telle était, messieurs, du cinquième au neuvième siècle, la situation de l’Europe ; pressée au midi par les mahométans, au nord par les germains et les slaves, il était impossible que la réaction de cette double invasion ne tînt pas dans un désordre continuel l’intérieur du territoire européen. Les populations étaient sans cesse déplacées, refoulées les unes sur les autres ; rien de fixe ne pouvait s’établir ; la vie errante recommençait sans cesse partout. Il y avait sans doute quelque différence à cet égard entre les différents états : le chaos était plus grand en Allemagne que dans le reste de l’Europe ; c’était le foyer du mouvement ; la France était plus agitée que l’Italie. Mais nulle part la société ne pouvait s’asseoir ni se régler ; la barbarie se prolongeait partout, et par la même cause qui l’avait fait commencer.

Voilà pour la cause matérielle, celle qui se prend dans le cours des événements ; j’en viens à la cause morale, prise dans l’état intérieur de l’homme, et qui n’était pas moins puissante.

Après tout, messieurs, quels que soient les événements extérieurs, c’est l’homme lui-même qui fait le monde ; c’est en raison des idées, des sentiments, des dispositions morales et intellectuelles de l’homme que le monde se règle et marche ; c’est de l’état intérieur de l’homme que dépend l’état visible de la société.

Que faut-il pour que les hommes puissent fonder une société un peu durable, un peu régulière ? Il faut évidemment qu’ils aient un certain nombre d’idées assez étendues pour convenir à cette société, pour s’appliquer à ses besoins, à ses rapports. Il faut de plus que ces idées soient communes à la plupart des membres de la société ; enfin qu’elles exercent quelque empire sur leurs volontés et leurs actions.

Il est clair que si les hommes n’ont pas des idées qui s’étendent au-delà de leur propre existence, si leur horizon intellectuel est borné à eux-mêmes, s’ils sont livrés au vent de leurs passions, de leurs volontés, s’ils n’ont pas entre eux un certain nombre de notions et de sentiments communs, autour desquels ils se rallient ; il est clair, dis-je, qu’il n’y aura point entre eux de société possible ; que chaque individu sera, dans l’association où il entrera, un principe de trouble et de dissolution.

Partout où l’individualité domine presque absolument, où l’homme ne considère que lui-même, où ses idées ne s’étendent pas au-delà de lui-même, où il n’obéit qu’à sa propre passion, la société, j’entends une société un peu étendue et permanente, lui devient à peu près impossible. Or, tel était à l’époque qui nous occupe, l’état moral des conquérants de l’Europe. J’ai fait remarquer, dans la dernière séance, que nous devions aux germains le sentiment énergique de la liberté individuelle, de l’individualité humaine. Or, dans un état d’extrême grossièreté et d’ignorance, ce sentiment, c’est l’égoïsme dans toute sa brutalité, dans toute son insociabilité. Du cinquième au huitième siècle, il en était à ce point parmi les germains. Ils ne s’inquiétaient que de leur propre intérêt, de leur propre passion, de leur propre volonté ; comment se seraient-ils accommodés à un état un peu social ? On essayait de les y faire entrer, ils l’essayaient eux-mêmes. Ils en sortaient aussitôt par un acte d’imprévoyance, par un éclat de passion, par un défaut d’intelligence. On voit à chaque instant la société tenter de se former ; à chaque instant on la voit rompue par le fait de l’homme, par l’absence des conditions morales dont elle a besoin pour subsister.

Telles étaient, messieurs, les deux causes déterminantes de l’état de barbarie. Tant qu’elles se sont prolongées, la barbarie a duré. Cherchons comment et quand elles sont enfin venues à cesser.

L’Europe travaillait à sortir de cet état. Il est dans la nature de l’homme, même quand il y est plongé par sa propre faute, de ne pas vouloir y rester. Quelque grossier, quelque ignorant, quelque adonné qu’il soit à son propre intérêt, à sa propre passion, il y a en lui une voix, un instinct qui lui dit qu’il est fait pour autre chose, qu’il a une autre puissance, une autre destinée. Au milieu de son désordre, le goût de l’ordre et du progrès le poursuit et le vient tourmenter. Des besoins de justice, de prévoyance, de développement, l’agitent jusque sous le joug du plus brutal égoïsme. Il se sent poussé à réformer le monde matériel, et la société et lui-même ; il y travaille même sans se rendre compte du besoin qui l’y pousse. Les barbares aspiraient à la civilisation, tout en en étant incapables ; que dis-je, tout en la détestant dès que sa loi se faisait sentir.

Il restait, de plus, d’assez grands débris de la civilisation romaine. Le nom de l’empire, le souvenir de cette grande et glorieuse société, agitait la mémoire des hommes, des sénateurs de villes surtout, des évêques, des prêtres, de tous ceux qui avaient leur origine dans le monde romain.

Parmi les barbares eux-mêmes, ou leurs ancêtres barbares, beaucoup avaient été témoins de la grandeur de l’empire ; ils avaient servi dans ses armées, ils l’avaient conquis. L’image, le nom de la civilisation romaine leur imposait, ils éprouvaient le besoin de l’imiter, de la reproduire, d’en conserver quelque chose. Nouvelle cause qui les devait pousser hors de l’état de barbarie que je viens de décrire.

Il y en avait une troisième, qui est présente à tous les esprits ; je veux dire l’église chrétienne. L’église était une société régulièrement constituée, ayant ses principes, ses règles, sa discipline, et qui éprouvait un ardent besoin d’étendre son influence, de conquérir ses conquérants. Parmi les chrétiens de cette époque, messieurs, dans le clergé chrétien, il y avait des hommes qui avaient pensé à tout, à toutes les questions morales, politiques, qui avaient sur toutes choses des opinions arrêtées, des sentiments énergiques, et un vif désir de les propager, de les faire régner. Jamais société n’a fait, pour agir autour d’elle et s’assimiler le monde extérieur, de tels efforts que l’église chrétienne du cinquième au dixième siècle. Quand nous étudierons en particulier son histoire, nous verrons tout ce qu’elle a tenté. Elle a en quelque sorte attaqué la barbarie par tous les bouts, pour la civiliser en la dominant.

Enfin une quatrième cause de civilisation, cause qu’il est impossible d’apprécier, mais qui n’en est pas moins réelle, c’est l’apparition des grands hommes. Dire pourquoi un grand homme vient à une certaine époque, et ce qu’il met du sien dans le développement du monde, nul ne le peut ; c’est là le secret de la providence ; mais le fait n’en est pas moins certain. Il y a des hommes que le spectacle de l’anarchie ou de l’immobilité sociale frappe et révolte, qui en sont choqués intellectuellement comme d’un fait qui ne doit pas être, et sont invinciblement possédés du besoin de le changer, du besoin de mettre quelque règle, quelque chose de général, de régulier, de permanent, dans le monde soumis à leurs regards. Puissance terrible, souvent tyrannique, et qui commet mille iniquités, mille erreurs, car la faiblesse humaine l’accompagne ; puissance glorieuse pourtant et salutaire, car elle imprime à l’humanité, et de la main de l’homme, une forte secousse, un grand mouvement.

Ces diverses causes, messieurs, ces forces diverses, amenèrent, du cinquième au neuvième siècle, diverses tentatives pour tirer la société européenne de la barbarie.

La première, et quoiqu’elle ait été de peu d’effet, il est impossible de ne pas la remarquer, car elle émane des barbares eux-mêmes, c’est la rédaction des lois barbares ; du sixième au huitième siècle, les lois de presque tous les peuples barbares furent écrites. Elles ne l’étaient pas auparavant ; c’étaient de pures coutumes qui régissaient les barbares, avant qu’ils fussent venus s’établir sur les ruines de l’empire romain. On compte les lois des bourguignons, des Francs-saliens, des Francs-ripuaires, des Visigoths, des Lombards, des Saxons, des Frisons, des Bavarois, des Allemands, etc. C’était là évidemment un commencement de civilisation, une tentative pour faire passer la société sous l’empire de principes généraux et réguliers. Son succès ne pouvait être grand : elle écrivait les lois d’une société qui n’existait plus, les lois de l’état social des barbares avant leur établissement sur le territoire romain, avant qu’ils eussent échangé la vie errante contre la vie sédentaire, la condition de guerriers nomades contre celle de propriétaires. On trouve bien çà et là quelques articles sur les terres que les barbares ont conquises, sur leurs rapports avec les anciens habitants du pays ; ils ont bien tenté de régler quelques-uns des faits nouveaux où ils étaient mêlés ; mais le fond de la plupart de ces lois, c’est l’ancienne vie, l’ancienne situation germaine ; elles sont inapplicables à la société nouvelle, et n’ont tenu que peu de place dans son développement.

En Italie et dans le midi de la Gaule, commençait dès lors une tentative d’une autre nature. Là, la société romaine avait moins péri qu’ailleurs ; il restait dans les cités un peu plus d’ordre et de vie. La civilisation essaya de s’y relever. Quand on regarde, par exemple, au royaume des ostrogoths en Italie, sous Théodoric, on voit, même sous cette domination d’un roi et d’une nation barbares, le régime municipal reprendre pour ainsi dire haleine, et influer sur le cours général des événements. La société romaine avait agi sur les Goths, et se les était jusqu’à un certain point assimilés. Le même fait se laisse entrevoir dans le midi de la Gaule. C’est au commencement du sixième siècle qu’un roi Visigoth de Toulouse, Alaric, fait recueillir les lois romaines, et sous le nom de breviarium aniani, publie un code pour ses sujets romains.

En Espagne, c’est une autre force, celle de l’église, qui essaye de recommencer la civilisation. Au lieu des anciennes assemblées germaines, des mâls de guerriers, l’assemblée qui prévaut en Espagne, c’est le concile de Tolède ; et dans le concile, quoique les laïques considérables s’y rendent, ce sont les évêques qui dominent. Ouvrez la loi des Visigoths ; ce n’est pas une loi barbare ; évidemment celle-ci est rédigée par les philosophes du temps, par le clergé. Elle abonde en idées générales, en théories, et en théories pleinement étrangères aux mœurs barbares. Ainsi, vous savez que la législation des barbares était une législation personnelle ; c’est-à-dire, que la même loi ne s’appliquait qu’aux hommes de même race. La loi romaine gouvernait les romains, la loi franque gouvernait les francs ; chaque peuple avait sa loi, quoiqu’ils fussent réunis sous le même gouvernement, et habitassent le même territoire. C’est là ce qu’on appelle le système de la législation personnelle, par opposition au système de la législation réelle fondée sur le territoire. Eh bien ! La législation des Visigoths n’est point personnelle, elle est fondée sur le territoire. Tous les habitants de l’Espagne, Romains ou Visigoths, sont soumis à la même loi. Continuez votre lecture ; vous rencontrerez des traces de philosophie encore plus évidentes. Chez les barbares, les hommes avaient, selon leur situation, une valeur déterminée ; le barbare, le romain, l’homme libre, le leude, etc., n’étaient pas estimés au même prix ; il y avait un tarif de leurs vies. Le principe de l’égale valeur des hommes devant la loi est établi dans la loi des visigoths. Regardez au système de procédure ; au lieu du serment des compurgatores, ou du combat judiciaire, vous trouverez la preuve par témoins, l’examen rationnel du fait tel qu’il peut se faire dans une société civilisée. En un mot, la loi wisigothe tout entière porte un caractère savant, systématique, social. On y sent l’ouvrage de ce même clergé qui prévalait dans les conciles de Tolède, et influait si puissamment sur le gouvernement du pays.

En Espagne, et jusqu’à la grande invasion des arabes, ce fut donc le principe théocratique qui tenta de relever la civilisation. En France, la même tentative fut l’œuvre d’une autre force ; elle vint des grands hommes, surtout de Charlemagne. Examinez son règne sous ses divers aspects ; vous verrez que son idée dominante a été le dessein de civiliser ses peuples. Prenons d’abord ses guerres ; il est continuellement en campagne, du midi au nord-est, de l’Èbre à l’Elbe ou au Weser. Croyez-vous que ce soient là des expéditions arbitraires, un pur désir de conquêtes ? Nullement : je ne dis pas qu’il se rende un compte bien systématique de ce qu’il fait, qu’il y ait dans ses plans beaucoup de diplomatie ni de stratégie ; mais c’est à une grande nécessité, au désir de réprimer la barbarie, qu’il obéit ; il est occupé tout le temps de son règne à arrêter la double invasion, l’invasion musulmane au midi, l’invasion germaine et slave au nord. C’est là le caractère militaire du règne de Charlemagne ; ses expéditions contre les saxons, je l’ai déjà dit, n’ont pas une autre cause, un autre dessein.

Des guerres, si vous passez à son gouvernement intérieur, vous y reconnaîtrez un fait de même nature, la tentative d’introduire de l’ordre, de l’unité dans l’administration de tous les pays qu’il possède. Je ne voudrais pas me servir du mot royaume, ni du mot état ; expressions trop régulières et qui réveillent des idées peu en accord avec la société à laquelle présidait Charlemagne. Ce qui est certain, c’est que, maître d’un immense territoire, il s’indignait d’y voir toutes choses incohérentes, anarchiques, grossières, et voulait changer ce hideux état. Il y travaillait d’abord par ses missi dominici qu’il envoyait dans les diverses parties du territoire pour observer les faits et les réformer, ou lui en rendre compte ; ensuite par les assemblées générales qu’il tenait avec beaucoup plus de régularité que ses prédécesseurs ; assemblées où il faisait venir presque tous les hommes considérables du territoire. Ce n’étaient pas des assemblées de liberté ; il n’y avait rien qui ressemblât à la délibération que nous connaissons. C’était pour Charlemagne une manière d’être bien informé des faits, et de porter quelque règle, quelque unité dans ces populations désordonnées.

Sous quelque point de vue que vous considériez le règne de Charlemagne, vous y trouverez toujours le même caractère, la lutte contre l’état barbare, l’esprit de civilisation ; c’est là ce qui éclate dans son empressement à instituer des écoles, son goût pour les savants, sa faveur pour l’influence ecclésiastique, tout ce qui lui paraissait propre à agir soit sur la société entière, soit sur l’homme individuel.

Une tentative de même nature fut faite un peu plus tard, en Angleterre, par le roi Alfred.

Ainsi, du cinquième au neuvième siècle, ont été en action, sur tel ou tel point de l’Europe, les différentes causes que j’ai indiquées comme tendant à mettre un terme à la barbarie.

Aucune n’a réussi. Charlemagne n’a pu fonder son grand empire, et le système de gouvernement qu’il voulait y faire prévaloir. En Espagne, l’église n’a pas réussi davantage à fonder le principe théocratique. En Italie et dans le midi des Gaules, quoique la civilisation romaine ait plusieurs fois tenté de se relever, c’est plus tard seulement, vers la fin du dixième siècle, qu’elle a vraiment repris quelque vigueur. Jusque-là, tous les essais pour mettre fin à la barbarie ont échoué ; ils supposaient les hommes plus avancés qu’ils n’étaient réellement ; ils voulaient tous, sous des formes diverses, une société plus étendue ou plus régulière que ne le comportaient la distribution des forces et l’état des esprits. Cependant ils ne furent point perdus : au commencement du dixième siècle, il n’était plus question ni du grand empire de Charlemagne, ni des glorieux conciles de Tolède ; mais la barbarie n’en touchait pas moins à son terme ; deux grands résultats étaient obtenus :

1° Le mouvement d’invasion des peuples, au nord et au midi, était arrêté : à la suite du démembrement de l’empire de Charlemagne, des états fondés sur la rive droite du Rhin opposaient, aux peuplades qui arrivaient encore sur l’occident, une forte barrière. Les normands en sont une preuve incontestable ; jusqu’à cette époque, si l’on en excepte les tribus qui se sont jetées sur l’Angleterre, le mouvement des invasions maritimes n’avait pas été très considérable. C’est dans le cours du neuvième siècle qu’il devient constant et général. C’est que les invasions par terre sont devenues très difficiles ; la société a acquis, de ce côté, des frontières plus fixes et plus sûres. La portion de population errante qui ne peut être refoulée en arrière est contrainte de se détourner et de porter sur mer sa vie errante. Quelque mal qu’aient fait à l’occident les expéditions normandes, elles étaient bien moins fatales que les invasions par terre ; elles troublaient bien moins généralement la société naissante.

Au midi, le même fait se déclare. Les arabes se cantonnent en Espagne ; la lutte continue entre eux et les chrétiens ; mais elle n’entraîne plus le déplacement des peuples. Des bandes sarrasines infestent encore de temps en temps les côtes de la Méditerranée ; mais le grand progrès de l’islamisme a évidemment cessé.

2° On voit alors dans l’intérieur du territoire européen la vie errante cesser à son tour ; les populations s’établissent, les propriétés se fixent, les rapports des hommes ne varient plus de jour en jour, au gré de la force et du hasard. L’état intérieur et moral de l’homme lui-même commence à changer ; ses idées, ses sentiments acquièrent quelque fixité, comme sa vie ; il s’attache aux lieux qu’il habite, aux relations qu’il y contracte, à ces domaines qu’il commence à se promettre de laisser à ses enfants, à cette habitation qu’il appellera un jour son château, à ce misérable rassemblement de colons et d’esclaves qui deviendra un jour un village. Partout se forment de petites sociétés, de petits états taillés, pour ainsi dire, à la mesure des idées et de la sagesse des hommes.

Entre ces sociétés s’introduit peu à peu le lien dont les mœurs barbares contiennent le principe, le lien d’une confédération qui ne détruit point l’indépendance individuelle. D’une part, chaque homme considérable s’établit dans ses domaines, seul avec sa famille et ses serviteurs ; de l’autre, une certaine hiérarchie de services et de droits se règle entre tous ces propriétaires guerriers épars sur le territoire. Qu’est-ce donc là, messieurs ?

C’est le régime féodal qui surgit définitivement du sein de la barbarie. Des divers éléments de notre civilisation, il était naturel que l’élément germanique prévalût le premier ; à lui était la force, il avait conquis l’Europe ; c’était de lui qu’elle devait recevoir sa première forme, sa première organisation sociale. C’est ce qui arriva.

La féodalité, son caractère, le rôle qu’elle a joué dans l’histoire de la civilisation européenne, tel sera donc l’objet de notre prochaine leçon ; et dans le sein du régime féodal victorieux, nous rencontrerons à chaque pas les autres éléments de notre société, la royauté, l’église, les communes ; et nous pressentirons sans peine qu’ils ne sont point destinés à succomber sous cette forme féodale à laquelle ils s’assimilent, en luttant contre elle, et en attendant que l’heure de la victoire vienne pour eux à leur tour.