NAPOLÉON III

I — L'ENFANCE. - L'ADOLESCENCE. - LE PRÉTENDANT. - LE CONSPIRATEUR. - LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE - L'EMPIRE AUTORITAIRE

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Après un voyage triomphal du Prince Président dans le Midi et le Sud de la France, le Sénat adopte un sénatus-consulte rétablissant la dignité impériale. — Sauf l'hérédité au profit de sa descendance, le nouvel Empereur n'obtient guère du changement de régime un accroissement d'autorité. Mais la création des charges de cour, le rétablissement de la Garde Impériale, les cérémonies, les costumes, entourent le nouvel Empire d'un magnifique décor.
Mariage de l'Empereur (Janvier 1853). — Quelques traits de caractère de l'Impératrice. — Énergie, ambition, désir de laisser un nom dans l'histoire. — Comment Napoléon III envisage le devoir social d'un souverain. — Les grands travaux de Paris. — Les traités de commerce. — La liste civile. — Aide donnée aux inventeurs et aux savants. — Bonté et générosité de l'Empereur.

 

EN apparence, la Constitution de 1852 ne modifiait pas le régime, qui était toujours la République. Mais il n'était pas difficile de comprendre qu'elle préparait l'Empire. Le Sénat constituait la seconde Chambre. Les maréchaux, amiraux, cardinaux en faisaient partie de droit. Les autres membres étaient désignés par le Président de la République. En principe, les fonctions de sénateur n'étaient pas rémunérées ; mais le Président avait la faculté d'accorder à des sénateurs, en raison des services rendus ou de leur position de fortune, une dotation ne pouvant excéder trente mille francs. Personne n'acceptera de dotation, avait dit Montalembert au Prince. — Croyez-vous, Monsieur de Montalembert, croyez-vous ? avait répliqué le Prince en souriant. En effet, il n'y eut pas d'exemple de refus et bientôt un décret de décembre 1852 généralisa le principe de la dotation, en l'accordant à tous les sénateurs.

Les attributions du Sénat étaient vagues ; mais son mode de recrutement en faisait une Assemblée docile, à laquelle le chef de l'État pouvait suggérer des décisions, donnant à sa propre pensée une apparence de consécration parlementaire. L'article 31 de la Constitution stipulait Le Sénat peut proposer des modifications à la Constitution. L'Empire était en germe dans ces quelques mots.

Cependant, aux premiers mois de 1852, Louis-Napoléon estimait qu'il y aurait de graves inconvénients à brusquer les étapes. En échangeant son titre de Président contre celui d'Empereur, il n'ajouterait pas grand'chose au pouvoir considérable qu'il tenait de la Constitution ; en outre, il risquait de provoquer des difficultés d'ordre diplomatique. Les traités de 1815 existaient toujours. Ils excluaient à perpétuité la famille Bonaparte de l'exercice de toute souveraineté, soit en France, soit en Europe. On pouvait, à la rigueur, soutenir qu'un Président de la République, exerçant une magistrature temporaire, n'était pas un souverain. S'il prenait le titre d'Empereur, l'équivoque n'était plus possible et c'était une raison pour que Louis-Napoléon ne le prit qu'après avoir eu le temps de donner des gages de sagesse et de modération, permettant de dissiper les préventions que pouvaient conserver certains souverains d'Europe.

Mais autour du Prince Président, il y avait, soit parmi sa famille, soit parmi ses amis, des ambitions impatientes qui attendaient places, dotations, charges de cour, noblesse, comme il y en avait eu sous le premier Empire. De ces impatients, le plus ardent était Persigny, moins par ambition peut-être que par besoin d'agir, d'oser, de donner aux événements l'impulsion de son tempérament audacieux et autoritaire. Il avait remplacé, au ministère de l'Intérieur, Morny, démissionnaire à la suite du décret relatif aux biens de la famille d'Orléans.

Lorsqu'il s'était attaché à la fortune de Louis-Napoléon, Persigny avait pris comme devise : Je sers. Mais il servait à sa manière, en prenant des initiatives dont la hardiesse déplaisait souvent au Président, et qui, aux dernières années du règne, devaient amener sa disgrâce. Vif, emporté, dénué du sens des nuances, il poursuivait un dessein sans nul souci des ménagements nécessaires. Lui-même, dans ses Mémoires, reconnaît que devant le souverain, il conservait une franchise brutale, dont il ne lui était pas toujours facile de contenir l'expression, et qui lui a été bien nuisible au cours de sa vie. C'est lui encore qui raconte que l'Empereur lui disait un jour : Quel malheur, Persigny, que vous soyez si colère... — Hélas, lui répondis-je, c'est en effet bien malheureux pour moi, mais ce qui est encore plus malheureux, Sire, c'est que vous ne soyez pas colère vous-même... Cette généreuse colère des Princes qui épouvante les méchants et rassure les bons, pourquoi Dieu ne vous l'a-t-il pas donnée ?...

On conçoit qu'avec ce caractère, Persigny fut de ceux qui ne pouvaient comprendre les hésitations de Louis-Napoléon, et dans sa passion de servir, il risqua le coup d'audace qui devait hâter la marche des événements.

En septembre 1852, le Prince Président fit un voyage officiel dans le Centre et le Midi de la France. Au Conseil des Ministres, où l'on avait arrêté les dernières dispositions, Persigny demanda : Que devons-nous recommander aux Préfets si, sur le Passage du président, on crie : Vive l'Empereur... ?

A ces mots, raconte Persigny dans ses Mémoires, il se passa une scène inouïe... De toutes parts, on m'interpellait. Les membres du Conseil se levaient, quittaient leur place, causant, gesticulant. Ils se groupaient dans les embrasures des fenêtres, causant entre eux avec animation, puis revenaient sur moi comme des furieux, en me demandant si je voulais la guerre civile... Quant au Prince Président, dont le calme habituel avait été quelque peu altéré par cette scène, il profitait des instants de silence pour me reprocher les insinuations que j'avais paru faire. Je me retirai seul, sous les regards irrités de mes collègues, me demandant si je n'allais pas recevoir de suite l'invitation de donner ma démission... Je passai un jour ou deux dans une sorte de stupeur et d'abattement. Et cependant, le temps passait, le moment fatal approchait lorsque, pendant une nuit sans sommeil, la solution apparut, tout à coup, à mon esprit fatigué. C'était le cinquième jour avant le départ. Je descendis à quatre heures du matin dans mon cabinet et télégraphiai pour mander auprès de moi les préfets des départements, par lesquels devait commencer le voyage... 

Quelques minutes suffirent à Persigny pour donner aux préfets des instructions précises : Faites crier : — Vive l'Empereur ! Faites même crier — Vive Napoléon III, car bien que Napoléon II n'ait pas régné, cela vieillira la dynastie. Mieux encore, faites fabriquer des drapeaux, avec l'inscription : Vive Napoléon III. Distribuez-les aux municipalités qui défileront devant le Président. Et maintenant, regagnez vos Préfectures par le premier train, sans voir ni le Président, ni les Ministres, personne...

Des réceptions ainsi préparées ne pouvaient manquer d'être enthousiastes. Au départ de Paris, Persigny n'accompagnait pas le cortège officiel, mais il devait le rejoindre au bout de quelques jours, à Roanne. L'accueil que me fit le Prince fut glacial, dit-il en rappelant ce voyage. Jamais il ne m'avait traité avec autant de froideur.

En arrivant à Lyon, il y eut une explication assez vive. Louis-Napoléon n'aimait pas les excès de zèle. Cependant le voyage devait durer plus d'un mois et à mesure qu'il s'accoutumait aux cris, aux défilés, aux arcs de triomphe, dont quelques-uns étaient décorés d'inscriptions d'une ferveur d'expression toute méridionale : Ave Cæsar ImperatorAve Ludovice ImperatorFiat Imperium, etc., le Président se familiarisait avec la pensée que le moment était venu de prendre une décision. Ce fut à Bordeaux, le 9 octobre 1852, que pour la première fois, il dit clairement en public ce qu'un mois plus tôt il n'eût pas osé dire, que la France semblait vouloir revenir à l'Empire, puis après avoir exposé en termes excellents un programme de grand style, dont malheureusement il devait s'éloigner souvent : Voilà comment je comprendrais l'Empire, si l'Empire doit se rétablir... Huit jours près, le Prince était rentré à Paris en terminant sa tournée triomphale par Angoulême, Rochefort, La Rochelle, Cours, trouvant partout une émulation de dévouement et même, ce qui parfois prend le même aspect, une émulation de servilité.

Au cours du voyage, deux particularités firent entrer Louis-Napoléon plus avant dans le rôle d'un souverain ; à Marseille, la veille de son arrivée, la découverte d'une machine infernale, à Amboise la mise en liberté d'Abd-el-Kader, prisonnier depuis quatre ans. L'exercice du droit de grâce, la menace de l'attentat, sont deux attributs de la souveraineté.

Il arriva ce qui devait arriver. Le 7 novembre, à l'unanimité, moins une voix, le Sénat adoptait un sénatus-consulte rétablissant la dignité impériale au profit de Louis-Napoléon et de sa descendance. Le seul sénateur ayant refusé de voter était Vieillard, l'ami du Prince. Ses opinions républicaines ne lui permettaient pas de donner son approbation au rétablissement de l'Empire. Mais les sentiments affectueux de Louis-Napoléon à l'égard de l'ancien précepteur de son frère n'en furent nullement altérés. Cinq années plus tard, Napoléon III était à Fontainebleau lorsqu'il apprit que Vieillard était mourant. Il monta dans le premier train pour Paris. A l'arrivée, aucun service d'équipages n'ayant été prévu, il prit bourgeoisement un fiacre stationnant devant la gare et se fit conduire au modeste appartement de l'ami qu'il voulait revoir avant la séparation suprême.

Le Sénatus-consulte rétablissant l'Empire fut ratifié par un plébiscite groupant sur le nom de Napoléon III 7.824.000 voix. Sauf l'hérédité au profit de sa descendance, on peut dire que le nouvel Empereur n'obtenait aucun accroissement d'autorité. Mais la nomination de grands dignitaires, la création de la Garde Impériale, les uniformes, les fêtes, les chasses, les revues, allaient entourer l'Empire d'une splendeur incomparable. Le régime n'en était pas consolidé, car si le décor était brillant, il était fragile. Aux dernières années du règne, les charges de cour, le luxe, les dépenses somptuaires, devinrent pour l'opposition un sujet de déclamations faciles. Il est très certain que la prospérité matérielle, l'afflux de population dans les grandes villes, la multiplication des entreprises financières de la Société capitaliste, et la hausse des salaires de la classe ouvrière, avaient développé le goût de la dépense, du bien-être et aussi du plaisir. Dans les études historiques sur le règne de Napoléon III, il est une expression qu'on retrouve assez souvent : La Fête Impériale. Au cours des années qui suivirent la chute de l'Empire, on disait même volontiers : La Corruption Impériale. Un jour, en pleine Chambre des  Députés, Gambetta criait à Rouher, qui occupait la tribune : Vous n'étiez pas des gouvernants, vous étiez des jouisseurs. (Séance du ter février 1878.)

Ces exagérations font sourire, et s'il fallait faire une comparaison entre l'époque où nous vivons et celle à laquelle correspond l'Empire, si l'on recherchait dans laquelle des deux périodes se révéleraient plus de scandales, plus de criminalité juvénile, plus de champs de courses, d'établissements de nuit, de dancings, exhibitions obscènes, en un mot plus de symptômes et d'éléments de démoralisation, il n'est pas certain que la période impériale tiendrait le premier rang. Pour rester dans la note juste, nous reconnaîtrons que l'Empire correspond à une époque de vie facile, dépensière, et que, par la pompe de ses cérémonies officielles, ses expositions universelles, la mise en scène somptueuse des réceptions de la Cour, le Gouvernement Impérial semblait s'associer à la fièvre de jouissance qui, dans la vie des peuples, accompagne toujours le progrès purement matériel.

Il faut remonter, soit à l'ancien régime, soit au premier Empire, pour trouver une organisation ayant quelque analogie avec celle de la Maison de l'Empereur. Sous la direction au moins nominale du Ministre de la Maison étaient groupés six grands services, ceux du Grand Aumônier, du Grand Maréchal du Palais, du Grand Chambellan, du Grand Écuyer, du Grand Veneur, du Grand Maître des Cérémonies. Chaque service comprenait un nombreux personnel, par exemple, dans la Grande Aumônerie, l'Archevêque de Paris, un vicaire-général, cinq chapelains ; dans le service du Grand Maréchal, un adjoint général, un surintendant du Palais, cinq préfets du Palais, trois maréchaux des logis du Palais, un gouverneur des Tuileries, un gouverneur de Saint-Cloud. Une douzaine de chambellans, une douzaine d'écuyers, des capitaines et lieutenants de chasse à courre et à tir, des Maîtres de Cérémonies, des aides de cérémonies, etc., étaient attachés aux services du Grand Chambellan, du Grand Écuyer, du Grand Veneur, du Grand Maître des Cérémonies. Chacun de ces dignitaires ou fonctionnaires avait de riches costumes. Citons à titre d'exemple celui du Grand Chambellan : Habit écarlate brodé d'or sur la poitrine, au collet, aux parements ; clef d'or surmontée de l'aigle couronné sur la basque gauche, gilet et culotte de casimir blanc, bas de soie, souliers à boucles d'or, épée, chapeau à cornes à plumes blanches.

Est-ce tout ? Non, car il y avait encore la Maison Militaire de l'Empereur, environ quinze généraux, aides de camp, quinze officiers d'ordonnance, etc. La Maison de l'Impératrice : une grande maîtresse, une dame d'honneur, douze dames du Palais, une dame lectrice, des demoiselles d'honneur, un secrétaire des commandements, un bibliothécaire ; et plus tard la Maison du Prince Impérial. Enfin, il y avait encore la Maison du Prince et de la Princesse Jérôme Napoléon, celle de la Princesse Mathilde... Artiste et lettrée, la princesse avait eu la généreuse attention de confier au grand écrivain, Théophile Gautier, qui n'était pas riche et vivait au jour le jour, la sinécure de bibliothécaire.

Le grand public qui ne fréquentait ni les Tuileries, ni Saint-Cloud, ni Compiègne, ni Fontainebleau, n'avait sur les services de la Maison de l'Empereur que des notions assez vagues et le prestige dont ils pouvaient entourer la dynastie ne lui apparaissait pas très clairement. Au contraire, les cérémonies militaires, revues, parades, carrousels, les magnifiques costumes de la Garde Impériale, faisaient une profonde impression sur l'imagination populaire, et pendant longtemps dissimulèrent l'affaiblissement du régime. Rien n'était plus beau que l'escadron des Cent Gardes, — casque à crinière blanche, tunique azur, cuirasse étincelante, sabres adaptés aux mousquetons faisant planer sur la chevauchée une lueur de lances. Immobiles comme des statues en faction, soit à l'intérieur, soit aux postes extérieurs des palais, ils ne devaient rendre les honneurs qu'aux souverains, et lorsque l'Empereur passait, ils avaient un geste rituel, le bras étendu frappant la terre du mousqueton, puis un redressement de poitrine, d'épaules, comme pour offrir le dévouement, le corps, la vie.

L'architecture et l'ameublement du Second Empire n'ont laissé que le souvenir d'un style banal et sans caractère. Même la mode du vêtement, avec l'énorme chapeau haut de forme des hommes et la ridicule crinoline des dames, manquait de simplicité élégante. Par contre, il semble que les créateurs de modèles aient réservé leur ingéniosité et leur imagination pour les costumes de l'armée. Les uniformes de la Garde Impériale, notamment, étaient agrémentés de plumets, brandebourgs, buffleteries, sabretaches, d'une étonnante variété. Dragons au casque en peau de panthère, lanciers coiffés du schapska, carabiniers au casque grec des héros d'Homère, artilleurs, chasseurs, hussards, guides, coiffés de kolbacks, surmontés de la flamme des aigrettes et drapés de la pelisse hongroise à manche flottante, rivalisaient d'élégance et de crânerie. Même dans l'infanterie où la variété est plus difficile à obtenir que dans la tenue du cavalier, les grenadiers, zouaves, voltigeurs de la garde, obtenaient un succès de curiosité par leurs cantinières à culottes bouffantes, les tambours majors chamarrés — celui du 1er régiment de grenadiers mesurait 2 mètres 12 — les têtes de colonne des sapeurs, les tabliers de peau blanche, les haches, et sous la cadence des fanfares, le balancement rythmé des bonnets à poil.

Parfois, l'on retrouve dans une vitrine d'exposition rétrospective, pelisses, fourragères, aiguillettes, chabraques, brandebourgs qui évoquent quelques-unes de ces élégances lointaines. Les galons sont ternis, les étoffes éraillées, les couleurs éteintes, et néanmoins, à la vue de ces reliques défraîchies, on comprend quel effet pouvaient produire sur l'âme des foules la mise en scène et le décor théâtral de certaines cérémonies militaires retour des troupes de Crimée, d'Italie, manœuvres de Châlons, revues de Longchamp, splendeur des carrousels évoluant sous la lumière joyeuse du soleil.

  

LE MARIAGE

 

Lors de la proclamation de l'Empire, Napoléon III était dans sa quarante-cinquième année. Ce n'était pas par éloignement du mariage qu'il était resté célibataire. En 1831, après la mort de son frère aîné, il écrivait à son père : J'ai tellement besoin d'affection que si je trouvais une femme qui me plût et qui convînt à ma famille, je ne balancerais pas à l'épouser. Ainsi, mon cher Papa, donnez-moi là-dessus vos conseils...

Nous ne connaissons pas la réponse du roi Louis, mais trois ans plus tard, encore à propos de mariage, il écrivait à son fils une lettre où se retrouve le pessimisme inquiet qui lui était habituel. Tu me consoles en me disant que tu n'es pas amoureux. C'est une chose essentielle, pour bien choisir quand on veut se marier, c'est-à-dire pour éviter les malheurs trop communs de cet état...

En 1836, Louis-Napoléon était fort épris de sa cousine Mathilde, mais le mariage, décidé en principe, était retardé par d'interminables discussions d'intérêt entre Louis et Jérôme : J'espère que mon Oncle et mon Père ne se brouilleront pas pour moi, écrivait Louis-Napoléon à sa mère. Si mon oncle me trouve trop pauvre, j'attendrai... A ce moment, des amis de la famille Bonaparte, restés en France, avaient entrepris de faire restituer à Hortense huit mille arpents de bois du duché de Saint-Leu, confisqués après les Cent Jours par Louis XVIII. Mais l'espoir de restitution était bien vague, le temps s'écoulait, et par moments Louis-Napoléon se montrait anxieux de l'avenir. Il écrivait à sa belle-sœur. Ma chère Charlotte, je voudrais bien te revoir, je voudrais bien me promener avec toi dans les boutiques de Regent Street, je voudrais bien être à Florence, je voudrais bien être à Stuttgart, je voudrais bien être à Paris, je voudrais bien serrer dans ma main les doigts de ma cousine, ou la poignée d'un sabre, et de tous ces vœux lequel sera exaucé ? Probablement aucun...

L'aventure de Strasbourg rompit projet de mariage et relations entre Louis-Napoléon et ses oncles. L'exil en Amérique, Boulogne, la captivité, engagèrent le Prince dans une vie aventureuse, peu favorable à des projets matrimoniaux. Cependant, une année après son évasion de Ham, en avril 1847, il écrivait à son jeune cousin Jérôme une lettre qui semble indiquer qu'il avait demandé la main d'une princesse allemande : Il est bien triste de penser que toi ni moi n'avons d'enfant. Il n'y aura plus de Bonaparte que la mauvaise branche de Lucien. Aussi, voudrais-je bien me marier. De Dresde, il n'y a plus aucune réponse. Cette dame est vraiment extraordinaire...

Lorsque, après la révolution de 1848, le Prince rentra en France, il était accompagné d'une fort jolie Anglaise, Miss Howard, avec laquelle il vivait depuis plusieurs années. Avant et après l'élection à la Présidence, Miss Howard, qui disposait d'une fortune indépendante, avait largement subventionné la propagande bonapartiste. Le Prince allait-il l'épouser ? Elle le suivait dans les voyages officiels, elle assistait aux revues, elle avait même un appartement au château de Saint-Cloud. Mais de son passé, les gens bien informés rappelaient un souvenir, qui était un obstacle au mariage. Sa fortune lui venait, disait-on, d'un riche Anglais, dont elle avait été la maîtresse et qui l'avait instituée légataire universelle. Lorsque, après la réussite du coup d'État, on put entrevoir dans un avenir assez proche la restauration de l'Empire, il devint évident que la liaison avec Miss Howard, tolérable chez un Président de la République, dont le pouvoir n'était que viager, deviendrait scandaleuse chez un Empereur pour lequel la nouvelle Constitution ferait revivre le principe d'hérédité. Il y eut rupture, non sans regrets ni sans larmes, auxquels d'ailleurs un titre de Comtesse — Comtesse de Beauregard —, et le don d'un important domaine apportèrent quelques consolations.

Tout en laissant quelques personnes de sa famille ou de son entourage ébaucher pour lui des projets d'union avec des princesses de sang royal — une nièce de la reine d'Angleterre, une princesse Vasa de Suède, une Hohenzollern, etc. Louis-Napoléon poursuivait silencieusement un autre dessein. Peu de temps après son élection à la Présidence, il assistait à une soirée chez la princesse Mathilde, lorsqu'il remarqua une jeune fille qui lui parut charmante :

Qui est-ce ? demanda-t-il à sa cousine.

Une Espagnole, Mademoiselle de Montijo, sœur de la duchesse d'Albe.

Dès ce jour, Madame de Montijo et sa fille furent inscrites sur la liste des invités aux soirées de l'Élysée. Très sensible au charme féminin, Louis-Napoléon était pour la jeune fille d'une prévenance qui fut remarquée, et bientôt, une de ces rumeurs dont la médisance alimente si souvent les conversations d'une société oisive et frivole fut mise en circulation. Mademoiselle de Montijo ? Une nouvelle favorite... Aujourd'hui encore, dans certaines publications qui participent à la fois de l'histoire et du roman, et plus encore du roman que de l'histoire, la rumeur se retrouve, persistante comme toute tradition qui porte avec elle l'attrait du scandale. Tout d'abord, Napoléon III aurait songé à faire de Mlle de Montijo sa maîtresse, et ne l'aurait épousée que parce qu'il aurait rencontré chez la jeune fille une vertu et une résistance inattendues. A l'appui de ce racontar, on n'apporte aucune preuve. Cependant, il faut reconnaître qu'avant le mariage, Louis-Napoléon par ses assiduités, Madame de Montijo par le désir d'encourager une passion pouvant faire de sa fille une impératrice, Mlle de Montijo elle-même par sa franchise enjouée, la vivacité de sa conversation dans une langue dont elle ne saisissait pas toutes les nuances, se laissèrent entraîner à quelques imprudences pouvant prêter à l'équivoque. Dans ses mémoires, Augustin Filon rapporte un récit que lui fit l'impératrice Eugénie et dans lequel la souveraine détrônée, mûrie par l'âge et le malheur, évoquait avec une mélancolie souriante le souvenir de ses imprudences de jeune fille.

Vers l'année 1840, disait l'Impératrice, nous allions souvent aux eaux dans les Pyrénées. Un soir, à Pau, chez la marquise de Castelbajac, nous entendîmes une artiste appelée Madame Gordon. Nous ne savions rien d'elle sinon qu'elle avait joué un rôle dans la conspiration de Strasbourg, trois ou quatre ans auparavant, et c'était assez pour exciter en nous une vive curiosité. Elle parlait sans cesse de son Prince et je buvais ses paroles. Un conspirateur, un prisonnier, un prince, un Napoléon ! il y avait tout ce qu'il fallait pour me monter la tête. Je rêvai de faire un pèlerinage à la prison de Ham. Ma mère se laissa convertir à cette idée folle. A ce moment, une révolution en Espagne — je ne me rappelle plus laquelle, il y en a eu tant : — nous rappela brusquement à Madrid, et nous laissâmes Madame Gordon exécuter seule le projet de voyage fait en commun. A son retour, elle vint nous voir à Madrid et tout ce qu'elle nous raconta du Prince augmenta ma sympathie... Après la révolution de Février et quand le Prince eut été nommé président, nous fûmes présentées à l'Élysée par Bacciochi que ma mère connaissait. Un de mes premiers mots fut : — Monseigneur, nous avons bien souvent parlé de vous avec une dame qui vous est bien dévouée. — Et qui donc ? — Madame Gordon —. Le Prince me regarda bord d'un air singulier. Il savait ce que je ne savais pas : quel métier avait fait Madame Gordon avant de se faire accepter comme artiste dans les sociétés les plus collet-monté ; qu'elle était à l'époque de la conspiration de Strasbourg la maîtresse du colonel Vaudrey. On a même dit qu'elle avait eu des relations avec le Prince lui-même, mais ce n'est pas vrai...

Le Prince me regarda d'un air singulier. Ces quelques mots jettent une lueur sur les sentiments divers dont Louis-Napoléon éprouvait un certain trouble. Entre le jour où il avait vu pour la première fois la jeune fille dont la beauté pure avait attiré son attention, et celui où il devait demander sa main, près de quatre années s'écoulèrent et cette lenteur dans la décision semble révéler bien des oscillations de volonté. Quelles étaient ces étrangères sans domicile fixe, et dont on signalait la présence tantôt à Madrid tantôt à Paris, et souvent sans les villes d'eaux ? Des aventurières ou des dames de haute noblesse espagnole ? Leurs noms, et ils étaient nombreux, car on les appelait tour à tour Porto carrero, Guzman, Palafox, Teba, Ardalès, Montijo, etc., leurs noms indiquaient bien une lignée d'ancêtres dont quelques-uns remontaient à Charles-Quint. Mais Louis-Napoléon savait que dans cette noblesse espagnole, à de grands noms s'associent souvent bien des déchéances, et déjà depuis que la belle Eugénie de Montijo semblait avoir été remarquée par le Prince Président, des racontars méchants, dont on retrouve la mention dans ces brochures, libelles, pamphlets anonymes qu'on pourrait appeler la sentine de l'histoire, étaient mis en circulation. Madame de Montijo, disait-on, n'était pas la mère de la duchesse d'Albe, ni de sa sœur cadette Eugénie. Elle n'avait fait que leur attribuer l'état civil de deux de ses filles mortes en bas âge. La véritable mère était la reine Christine d'Espagne qui, avant son mariage, avait eu deux enfants dont il avait bien fait dissimuler la naissance. Qu'inventait-on encore ? Que Madame de Montijo, pendant son mariage et après son veuvage, avait eu plusieurs amants, duc d'Ossuna, comte de Vieil Castel, Mérimée. Que son père, William Kirpatrick, qui faisait remonter sa généalogie aux barons écossais de Closeburn et même à un personnage de légende, le géant Fin Mac Cual, roi des Fenians, avait peut-être des ancêtres illustres, mais qu'il avait singulièrement dérogé puisqu'on l'avait connu à Malaga, négociant en vins, liqueurs, fruits confits et même banqueroutier.

Tels étaient les méchants propos, qui circulaient sous le manteau et expliquent les hésitations de Louis-Napoléon. Cependant, il était toujours sous le charme de l'étrange jeune fille au profil de camée, au regard bleu, hardi et espiègle, aux cheveux blonds entourant le front virginal d'une auréole de lumière. Tout en restant comme toujours d'une amabilité énigmatique, lui aussi se laissait entraîner à des imprudences.

En exil, l'une d'elles faisait encore l'objet de souvenirs rappelés par l'Impératrice Eugénie. Un jour, ce devait être au cours de l'été de 1849, arrive une invitation à dîner à Saint-Cloud. A plusieurs reprises déjà Madame de Montijo et sa fille avaient été conviées aux dîners de l'Élysée, dont les invités étaient toujours nombreux. Mais ce soir-là elles ne trouvent à Saint-Cloud que Bacciochi et apprennent que le Prince les attend dans une petite villa sise aux confins du parc, et dont il s'était rendu acquéreur peu de temps après son élection à la Présidence. Le dîner — quatre convives en tout, — prend un caractère d'intimité gênante. En se levant de table, disait l'Impératrice, le Prince m'offrit son bras pour faire un tour de parc, mais je le prévins en disant : — Monseigneur, mère est là —. Le Prince, sans mot dire, offre le bras à mère et je prends celui de Bacciochi... Ce souvenir lointain faisait sourire l'Impératrice détrônée : Je ne crois pas que le Prince se soit beaucoup amusé ce soir-là... Mais le lendemain de cette escapade, ma sœur nous gronda bien fort. Pour faire oublier notre imprudence, il fut décidé que nous quitterions Paris. Si je m'en souviens bien, nous allâmes sur les bords du Rhin...

Deux années passèrent, et ce fut le Coup d'État. Pendant l'automne de 1852, aux grandes réceptions de Fontainebleau et de Compiègne, dont le cérémonial, le luxe, les chasses, faisaient pressentir que l'Empire était proche, Eugénie de Montijo était admirée pour sa hardiesse d'amazone, sa grâce fière de Diane chasseresse. Lors du dernier séjour à Compiègne — décembre 1852 — Napoléon III venait d'être proclamé empereur. Pour la première fois, disait l'Impératrice, il me parla d'amour, mais je tournai la chose en plaisanterie. A ceux qui la félicitaient, lui faisaient entrevoir de hautes destinées, elle répondait gaîment, avec un joli haussement d'épaules : Tout cela, comme nous disons en Espagne, ce sont des tonterias, des tonterias... A ce séjour à Compiègne se rattachent deux épisodes gracieux. Un jour, dans le parc, le nouvel empereur avait noué une liane flexible en forme de couronne, puis, souriant, il l'avait posée aux cheveux blonds de la jeune fille. Cette couronne, en attendant l'autre... Au cours d'une promenade matinale, Eugénie de Montijo avait fait remarquer un dessin délicat d'une feuille de trèfle où scintillaient trois gouttes de rosée. Deux ou trois jours plus tard, au tirage d'une loterie dont le hasard était guidé par une galante attention du maître de maison, elle gagnait un bijou que le Prince avait gait fabriquer en hâte à Paris. C'était un trèfle d'or, serti de diamants.

Cependant, s'il était visible que l'Empereur était profanent épris, il n'avait pas encore prononcé la parole décisive. Madame de Montijo s'inquiétait, et avec elle s'inquiétaient deux conseillers habituels : Ferdinand de Lesseps, son cousin germain, et Mérimée, l'ami de jeunesse. Que faire ? s'éloigner ? C'était peut-être mettre fin au roman d'amour. C'était peut-être aussi en hâter la conclusion. Un voyage en Italie était presque décidé, lorsqu'un incident, quoique pénible pour la jeune fille, eut l'heureux résultat de hâter le dénouement. Ici encore, laissons la parole à l'Impératrice :

Le premier Janvier 1853 — l'Empire avait tout juste deux mois d'existence — nous étions, ma mère et moi, à la réception officielle des Tuileries, et nous fîmes une profonde révérence au nouvel Empereur. Tout le monde me regardait. Au bal qui eut lieu le soir ou le lendemain, je me rencontrait près d'une porte avec Madame Fortoul — femme du ministre de l'Instruction Publique —. Au moment où l'on se rendait à souper, Madame Fortoul m'insulta à haute voix, en s'étonna que j'eusse la prétention de passer avant elle. Je devins très pâle et je me rangeai, en disant : — Passez, Madame... Je devais prendre place à la table impériale, et le trouble affreux où j'étais ne pouvait échapper à l'Empereur. Il se leva à deux reprises et vint se placer derrière moi. — Qu'avez-vous ? me dit-il —. Je lui répondis — Sire, je vous en prie, tout monde nous regarde. — Je veux le savoir, qu'y a-t-il ? — Il y Sire, qu'on m'a insultée ce soir, et qu'on ne m'insultera pas une seconde fois. — Demain, dit l'Empereur, on ne vous insultera plus... — Rentrées chez nous, nous fîmes, à la hâte, nos préparatifs de départ. Nous voulions aller en Italie, mais mère reçut ce jour-là une lettre de l'Empereur qui lui demandait ma main, et avant la fin de ce même mois de Janvier 1853, nous fûmes mariés à Notre-Dame...

Mais que de commentaires, que d'étonnements, que d'indignations sincères ou feintes se déchaînèrent autour de ce mariage ! Même dans la famille impériale, et l'on pourrait dire surtout dans la famille impériale, on paraissait humilié de la mésalliance. Dans la société légitimiste du faubourg Saint-Germain, on disait couramment : Il avilit la France. Thiers ironisait : Il songe à l'avenir. Il se réserve une grandesse d'Espagne pour quand il sera détrôné. Prévost-Paradol, qui plus tard devait accepter une ambassade de l'Empereur, déclarait : Ce mariage ? Fantaisie d'érotomane. Pour marquer sa désapprobation, le Ministre des Affaires Étrangères, Drouhin de Lhuis, offrit sa démission. D'autres ministres se préparaient à présenter des observations. Mais, d'un ton de maître, qui fit d'autant plus impression qu'il ne te prenait pas souvent, Napoléon III arrêta net tout commentaire et toute discussion. Messieurs, dit-il au Conseil des Ministres, ce n'est pas un avis que je vous demande, c'est une résolution que je vous fais connaître. Devant les grands corps d'État, réunis le 22 janvier, dans la salle du Trône, il tint un langage dont l'élévation, la franchise et l'originalité font songer à certaines harangues d'Henri IV : L'union que je contracte n'est pas en accord avec les traditions de l'ancienne politique. C'est là son avantage... Quand, en face de la vieille Europe, on est porté par la force d'un nouveau principe à la hauteur des anciennes dynasties, ce n'est pas en vieillissant son blason et en cherchant à tout prix à s'introduire dans la famille des rois qu'on se fait accepter. C'est plutôt en se souvenant toujours de son origine et en prenant franchement, devant l'Europe, le titre de parvenu, titre glorieux, quand on parvient par le suffrage d'un grand peuple... Je viens donc dire à la France : J'ai préféré une femme que j'aime et que je respecte à une femme inconnue, dont l'alliance eût eu des avantages, mêlés de sacrifices.

Ce discours fit un grand effet et atténua la première impression de surprise et de désapprobation. Dans l'entourage immédiat, Morny, le colonel Fleury, le colonel Ney et en général les brillants officiers de la maison militaire, qu'on appelait parfois en plaisantant le clan des chevaliers français et des amoureux, étaient d'avis qu'entre une jolie femme et les traditions désuètes de la diplomatie, l'Empereur avait été bien inspiré en choisissant la jolie femme. C'était aussi l'opinion que le vieux Président Dupin, qui cependant n'avait aucune prétention à figurer parmi les chevaliers et les amoureux, exprimait avec son cynisme amusant d'Auvergnat goguenard : L'Empereur a pris le bon parti. Fallait-il donc qu'il se laissât marier avec quelque princesse, laide, scrofuleuse, aux pieds larges comme les miens ? Au moins, en suivant son inclination, quand il... ce sera par plaisir et non par devoir...

Pour cette fraction du peuple parisien, dont la fibre émotive et sentimentale est développée par la fréquentation du théâtre et la lecture des feuilletons, le mariage d'amour du souverain rappelait le charme romanesque des vieilles histoires où figurent les rois de légende et les princesses de contes de fées. Et le 30 janvier, tandis qu'au son des cloches de toutes les églises et du canon des Invalides, le magnifique cortège renouvelé du sacre de Napoléon Ier se dirigeait lentement vers Notre-Dame, au passage du carrosse éblouissant de dorures, traîné par huit chevaux tenus en mains, montait de la foule une longue rumeur où il n'y avait pas seulement de la curiosité, mais aussi de la sympathie, de la joie et de l'admiration, rumeur des paroles qui étaient aux lèvres de tous : Comme il est heureux ! Comme elle est belle !

 

Une cousine de l'Empereur, la comtesse Stéphanie Tascher de La Pagerie, essayant de définir l'impression laissée par ses premières visites à l'Impératrice, a écrit dans ses souvenirs : Ce qui me plaisait, c'était l'espèce de timidité et de doute d'elle-même, avec cette triomphante beauté. L'impression avait été semblable chez certains personnages ayant assisté au mariage civil et à la cérémonie de Notre-Dame. L'impératrice elle-même, au lendemain du mariage civil, écrivait à sa sœur, la duchesse d'Albe : La cérémonie d'hier était superbe ; mais j'ai manqué de me trouver mal avant d'entrer dans le salon, où nous avons signé. Je ne puis te peindre tout ce que j'ai souffert pendant trois quarts d'heure, assise sur un trône un peu élevé, avec tout ce monde en face. J'étais plus pâle que les jasmins que j'avais sur la tête. Depuis hier, on me donne le titre de Majesté. Il me semble que nous jouons la comédie...

Mais sous cette apparence modeste, timide, presque craintive, il y avait des réserves insoupçonnées de force vitale, d'énergie, d'ambition aussi, en prenant ce mot dans le sens le plus élevé, celui où se retrouve le désir de ne pas se montrer inférieur aux possibilités attachées à la puissance souveraine. La force vitale devait se maintenir jusqu'à la quatre-vingt-quinzième année. A la souveraine détrônée, l'énergie fit supporter sans faiblir les plus cruelles épreuves. Elle avait près de soixante ans lorsqu'elle entreprit le voyage du Zoulouland pour se rendre en pèlerinage au Kraal où avait été tué son fils Elle passait les jours à cheval et les nuits sous la tente. Quant à l'ambition, elle se révélait dans les lettres qu'à la

veille de son mariage elle adressait à sa sœur : Je tremble, non de peur des assassins, mais de paraître dans l'histoire, moindre que Blanche de Castille ou Anne d'Autriche....

Cependant, aux premières années du règne, l'ambition n'était pas encore apparente et la participation de l'Impératrice aux œuvres se rattachant à un intérêt général, se limitait à la présidence ou au patronage de nombreuses institutions de bienfaisance, dont la création et le développement étaient considérés par Napoléon III comme un des devoirs les plus impérieux de la souveraineté. A l'occasion de son mariage, la ville de Paris avait offert à la nouvelle impératrice une parure de 600.000 francs. Elle demanda que la valeur du bijou fût consacrée à la création d'un orphelinat de jeunes filles et telle fut l'origine de l'Orphelinat Eugène-Napoléon qui existe encore de nos jours.

 

Plusieurs années après la chute de l'Empire, en 1878, au cours d'une de ces séances où les assemblées parlementaires tombent à la vulgarité des réunions publiques, Gambetta interrompit l'ancien ministre Roulier qui occupait la tribune, en lui criant : Vous n'étiez pas des gouvernants ; vous étiez des jouisseurs. Le mot visait l'ensemble du parti bonapartiste ; mais si on l'appliquait particulièrement à Napoléon III, il serait d'une étrange injustice. Si dans sa vie privée on peut la relever bien des faiblesses, sa bonté, sa générosité, sa compassion pour la misère humaine et ses efforts constants pour la soulager, doivent préserver sa mémoire de la flétrissure qui s'attache à la qualification de jouisseur. Suivons sa destinée, de l'enfance à la vieillesse, nous trouverons de nombreux exemples, dénotant une conception très élevée des devoirs de l'homme et du souverain.

Un jour qu'il s'était échappé, raconte dans ses mémoires Mlle Cochelet, lectrice de la reine Hortense, je fus la première à le voir revenir de sa petite fuite. Il arrivait en manches de chemise, les pieds nus dans la boue et dans la neige. Il fut un peu embarrassé de me trouver sur son passage... Je voulus savoir pourquoi il était dans cet accoutrement. Il me conta qu'en jouant à l'entrée du jardin, il avait vu passer une pauvre famille, si misérable que cela faisait peine à voir et que, n'ayant pas d'argent à leur donner, il avait chaussé un des enfants de ses souliers et habillé l'autre de sa redingote...

Le jeune prince avait alors huit ans. A quinze ans, il était au collège d'Augsbourg, lorsqu'il écrivit à sa mère pour la prier de conserver à son service une aide de cuisine qui allait être congédiée : Elle m'a dit en sanglotant que son père qui est infirme et incapable de travailler ne vit que de ce qu'elle lui donne. Je n'ai pu m'empêcher d'être touché de son malheur. J'espère qu'il vous touchera aussi, ma chère Maman, et que vous ne serez pas fâchée de ce que je me sois mêlé de ce qui ne me regarde pas pour soulager quelqu'un...

Après les malheureuses tentatives de Strasbourg et Boulogne, il épuisa ses ressources, contracta même des emprunts, pour venir en aide aux compagnons de l'aventure. La veille de son évasion de Ham, obsédé des mille préoccupations du départ, il prit des dispositions pour qu'un semestre de pension fût payé d'avance au général de Montholon qu'il craignait de laisser dans l'embarras.

Pendant sa détention, alors même qu'il avait de cruels soucis d'argent, il donnait des secours aux pauvres de la ville et le maire le rappelait lorsque, au cours d'un de ses voyages présidentiels, Louis-Napoléon s'était arrêté à Ham : Prince, notre ville se souvient avec complaisance de votre bonté inépuisable, à laquelle les malheureux n'ont jamais fait en vain appel... Et le curé apportait également son témoignage : Vous avez conquis l'amour des habitants de cette paroisse. Ils aiment à se rappeler les œuvres de charité et de bienfaisance que votre main généreuse a répandues de toutes parts...

L'accession au pouvoir, même au pouvoir très limité du Président de la République de 1848, élargit l'horizon et le champ d'action de Louis-Napoléon et substitua aux actes de bienfaisance de l'homme privé, les conceptions sociales de l'homme d'État. Par quelques-uns de ses discours, de ses écrits ou de ses projets, on voit que Louis-Napoléon était bien de cette génération qui, arrivée à l'âge d'homme aux environ de 1848, apportait aux réformes sociales, une foi, un zèle, des illusions dont l'inexpérience ne doit pas faire oublier la générosité.

En novembre 1849, recevant à l'Élysée une promotion de nouveaux préfets, il leur disait : Employez toutes vos forces, toutes les ressources que met en vos mains le pouvoir que je vous ai confié, à l'accroissement du bien-être populaire... Les actes dont l'effet sera d'améliorer la condition des classes ouvrières des villes et des campagnes sont ceux auxquels j'attache la plus grande importance. Ne craignez pas de faire appel à ma sollicitude. Je vous demande, au contraire, de multiplier les communications, les instances, de fatiguer le Ministre de l'Intérieur...

A Lyon, en présidant à la création d'une société de Secours Mutuels, il terminait son allocution par ces paroles : Plus de pauvreté pour l'ouvrier malade ni pour celui que l'âge a condamné au repos... Et à Metz, il disait encore : Je n'ai qu'un regret, c'est que mes moyens soient toujours au-dessous des désirs de mon cœur...

Parfois même, les conceptions généreuses de Louis-Napoléon confinaient à l'utopie. Le 26 février 1850, il faisait annoncer par une note au Moniteur la création d'une Banque de Prêts d'Honneur : Son capital se forme avec des mises volontaires, qui ne sont que le placement des épargnes du riche, sur la probité et le travail des classes nécessiteuses. L'emprunteur se rend devant le Conseil, accompagné de sa femme et de ses enfants ou de ses père et mère, afin de donner à son engagement les témoins qui peuvent le graver le plus profondément dans son cœur... Deux registres sont ouverts devant l'emprunteur. L'un est le grand livre de l'estime publique de la commune. Là s'inscrivent les noms de ceux qui ont rempli leurs engagements. Dans l'autre figurent les noms des débiteurs de mauvaise foi qui n'ont pas acquitté leur dette. Il n'y a pas d'autre sanction...

Cette conception de la Banque des Prêts d'honneur, correspondait bien au mouvement d'idées contemporain de l'effervescence sociale de 1848. L'année précédente, Balzac en avait fait la trame d'un de ses romans — Madame de la Chanterie — dans lequel il met en scène une association de personnes, âgées, pieuses et fortunées, appliquant la communauté de leurs ressources à rechercher, consoler et secourir les détresses cachées, de qui sont la rançon des luttes, des fièvres, des ambitions, dont 06, est faite la vie haletante des énormes cités modernes. Dans le roman, des avances d'argent n'ayant d'autres garanties que la bonne foi des emprunteurs sauvent d'honnêtes commerçants de la faillite, relèvent des âmes désemparées, ramènent la santé et la joie dans d'humbles foyers.

Malheureusement, ces merveilles de la bienfaisance sont moins faciles à réaliser dans la vie qu'en littérature. Quelques essais de banques de prêts d'honneur furent ébauchés, surtout dans les départements ; mais ils amenèrent des déceptions qui les firent abandonner. Cependant, sous l'Empire, l'idée fut reprise et perfectionnée sous la forme d'une société dite du Prince Impérial. Entourée de précautions qui n'avaient pas été prises à l'origine, s'adressant à des familles sélectionnées, dont une enquête sérieuse avait démontré l'honorabilité, elle rendit de réels services. Les prêts étaient au maximum de cinq cents francs. La plupart furent consacrés à l'acquisition de machines à coudre dont l'invention était récente. Mais si intéressante qu'ait été la tentative, elle n'avait que la valeur de ces expériences de laboratoire qui réussissent dans des proportions restreintes, mais dont l'application pratique ne peut dépasser certaines limites.

En outre de la Société du Prince Impérial, plusieurs autres institutions de bienfaisance, dotées par la liste civile, étaient sous le patronage de l'Impératrice : orphelinats, caisses de chômage, asiles de Vincennes et du Vésinet, hôpitaux d'enfants, crèches, salles d'asile, etc.

Assez fréquemment, la souveraine visitait à domicile des familles nécessiteuses. Bien souvent, a écrit plus tard sa lectrice, l'Impératrice sortait seule avec moi... Sa Majesté montait dans un grand landau brun, presque noir, doublé de drap gris, qu'elle appelait sa voiture couleur de muraille. Un griffon peint sur chaque portière remplaçait les armoiries. Le cocher et le groom portaient la livrée noire à l'anglaise, sans cocarde, et nous allions ainsi dans les plus pauvres quartiers...

Il faudra, disait un jour l'Impératrice, que lorsqu'il sera en âge de comprendre, le Prince Impérial voie ce qu'est véritablement la misère. Et elle ajoutait assez finement : Je crois bien qu'actuellement, il s'imagine que la misère, cela consiste à ne pas avoir de voiture.

Un jour même, la souveraine tint à visiter la prison de Saint-Lazare. Elle fut vivement émue au spectacle des misères morales, qui cependant laissaient survivre quelques bons sentiments chez des créatures victimes de l'immoralité des grandes villes, plus encore que de leurs propres fautes. En s'entretenant avec de malheureuses filles arrêtées par mesure de police, elle trouva des paroles consolatrices et compatissantes. Dans ces  occasions, écrit encore sa lectrice, l'Impératrice avait une éloquence élevée et touchante... Lorsqu'en sortant elle parut sur le seuil de la prison, un concert de bénédictions l'accueillit, et c'est au milieu de femmes agenouillées, qui cherchaient à saisir ses mains et ses vêtements, qu'elle put regagner sa voiture...

En 1865, pendant une épidémie de choléra, elle visita Beaujon, Lariboisière, Saint-Antoine... Lorsque nous rentrâmes à Saint-Cloud, l'Impératrice eut la douce émotion de s'apercevoir que sa robe était coupée par larges morceaux. Les femmes du peuple s'étaient distribué ces lambeaux pour les conserver comme des reliques...

Sans doute, on peut admettre que, dans ces anecdotes, la vérité a été un peu embellie. Cependant il est certain que l'Impératrice, vive, impulsive, facilement vibrante d'émotivité, avait de beaux élans de cœur et de générosité.

En 1865, une visite à la Petite Roquette, où elle avait vu de jeunes détenus de moins de seize ans, soumis jour et nuit à l'isolement cellulaire, l'avait bouleversée. Elle avait interrogé de pauvres enfants de huit à dix ans : — Qu'est-ce que tu as fait ? — J'ai couché sous les ponts. — Où est ta mère ? — Je n'en ai pas. — Qui est-ce qui t'a élevé ? — C'est la bonne amie de Papa. — Pourquoi l'as-tu quittée ? — Elle me battait...

N'était-il pas inhumain que jour et nuit, ces enfants fussent enfermés comme des malfaiteurs dangereux ? N'était-ce pas leur imposer une souffrance qui en ferait des révoltés et des criminels ? A la demande de l'Impératrice, l'Empereur, qui partageait son opinion, lui donna la présidence d'une commission qui étudierait les modifications législatives permettant d'envoyer ces enfants dans des colonies agricoles. Le préfet de police, le préfet de la Seine, des conseillers d'État, qui faisaient partie de cette commission, prémunis soit par leur expérience administrative, soit par déformation professionnelle contre les entraînements irréfléchis, estimaient qu'on ne fait pas de la répression avec du sentiment, que le bon cœur de Sa Majesté lui faisait méconnaître ce qu'étaient ces natures vicieuses et rebelles, que seule la force pouvait maîtriser, et sans doute en eux-mêmes, ils n'étaient pas éloignés de penser que Sa Majesté s'occupait de ce qui ne la regardait pas. A certains moments, la discussion devint assez vive. Haussmann, le préfet de la Seine, fut grossier, a raconté Emile Ollivier, l'un des Commissaires. Ce fut certainement l'intervention personnelle de l'Impératrice qui fit décider que, sauf exception, l'internement cellulaire serait remplacé par l'envoi des jeunes détenus dans des colonies agricoles.

 

Un jour, pendant sa captivité en Allemagne, Napoléon III détrôné disait à un journaliste : Cette guerre [celle de 1870], comme toute guerre moderne, avancera de dix ans la question sociale, qui, dans notre Europe si vieille et si peuplée, ne peut manquer de prendre une importance extrême. A ce qu'il parait, Monsieur de Bismarck ne s'en est jamais occupé. Et d'ailleurs, qui donc sur les trônes ou dans les Conseils Souverains, s'est jamais occupé de l'ouvrier ? Moi seul ; et si je revenais au pouvoir, ce serait encore la question qui m'intéresserait le plus...

Dans ce témoignage que Napoléon III se rendait à lui-même, il n'y a ni vantardise, ni exagération. Il est certain pie pendant tout son règne, il fut dominé par la préoccupation d'améliorer le sort de la classe ouvrière, soit en favorisant l'augmentation des salaires par de grands travaux, soit en abaissant le coût de la vie par des traités de commerce inspirés des théories libre-échangistes.

Nous avons peine aujourd'hui à nous représenter ce qu'étaient certains quartiers de Paris avant le percement des larges voies, qui, sous le Second Empire, firent pénétrer dans la capitale l'air, la lumière, l'eau, la vie. On retrouve, dans certaines descriptions de Balzac, l'évocation de ces ruelles fétides, où les siècles précédents avaient accumulé cloaques et taudis. Quelques vieux Parisiens, bien rares aujourd'hui, peuvent se rappeler les rues éclairées aux quinquets, les maisons desservies par le porteur d'eau, le ruisseau malodorant coupant par le travers certaines rues sans trottoirs et parfois sans pavage. Sans doute, dans cette transformation de la capitale, Haussmann, le grand préfet, fut un exécutant incomparable ; mais la conception première, l'impulsion originaire vinrent bien de l'Empereur. Au cours de sa présidence, donc avant l'entrée d'Haussmann aux affaires, Louis-Napoléon avait tracé, sur un plan de Paris, le parcours de grandes avenues, qu'il avait teintées de rouge ou de bleu selon le degré d'urgence. La transformation en jardins anglais des bois de Boulogne et de Vincennes, avait été faite en partie sur ses indications et sur ses dessins. Il est juste, disait-il en parlant du bois de Vincennes, que le Faubourg Saint-Antoine ait aussi son Hyde-Park. La création de Montsouris, des Buttes-Chaumont, de nombreux squares, avait été inspirée des méthodes d'urbanisme, dont Napoléon III avait vu l'application pendant ses séjours en Angleterre, et à propos de l'ensemble de ces grands travaux, on peut signaler à quel point l'exercice du pouvoir personnel en a hâté et facilité l'exécution, en réduisant au minimum les formalités administratives. Avec le temps, on a multiplié les rapports de commissions, études préparatoires, concours, délibérations et votes. Est-ce vraiment un progrès ? Il est permis d'en douter.

Si les dépenses nécessitées par la transformation de Paris furent élevées, elles n'étaient pas hors de proportion avec le résultat obtenu. Si les expropriations, ventes de terrains, etc., furent l'occasion de spéculations inévitables, il n'y eut de la part de l'administration ni gaspillages, ni gains illicites. Ce que l'opposition appelait les comptes fantastiques d'Haussmann, fut géré très honnêtement. Haussmann lui-même mourut pauvre. En prononçant son éloge à l'Académie des Sciences Morales, son ancien collaborateur, Alphand, rappelait que lorsque, après dix-sept ans d'administration Haussmann avait quitté la Préfecture, sa pension de retraite n'était que de six mille francs. L'Empereur le nomma sénateur, mais il n'occupa le siège que pendant quelques mois. Après la chute de l'Empire, il était dans une situation très modeste et dut rechercher une occupation dans une société financière.

 

Ce fut également dans le dessein d'améliorer la condition matérielle de la classe ouvrière, que Napoléon III conclut avec l'Angleterre les traités de commerce de 1860. Au cours d'une conversation, l'économiste Cobden lui ayant rappelé l'inscription placée au socle de la statue de Robert Peel : Il mérita la reconnaissance du pauvre en abaissant le prix des denrées de première nécessité. — Ah ! dit l'Empereur avec émotion, voilà un éloge que je voudrais mériter.

Sachant qu'il rencontrerait une vive opposition dans le Corps législatif où siégeaient un certain nombre d'industriels, il avait usé du droit que lui donnait la Constitution de négocier les traités sans les soumettre à la sanction parlementaire. Cependant, lors de la discussion du budget, la suppression de certaines taxes résultant des nouveaux tarifs, avait été l'occasion d'un débat devant la Chambre, et le défenseur du système protectionniste, Pouyer-Quertier, avait fait entendre de vives critiques. Abaisser les barrières douanières devant une nation dont l'organisation industrielle était aussi puissante que celle de l'Angleterre, ce serait en France la ruine de plusieurs industries, la baisse des salaires, le chômage.

Avant la signature des traités, une délégation de quatre cents industriels s'était rendue à Paris, et avait demandé une audience, que l'Empereur, résolu à rester sourd à toutes les doléances, n'avait pas accordée. En 1846, pendant qu'il résidait en Angleterre, il avait été témoin d'une agitation similaire, lorsque Robert Peel avait fait abaisser les droits sur les céréales. Il savait, par l'exemple de l'Angleterre encore, que la libre concurrence est un stimulant, bien autrement efficace que la solution paresseuse de la protection, et la prospérité industrielle de la fin de l'Empire devait une fois de plus confirmer cette loi économique, que les gouvernements modernes oublient trop souvent. Au mois d'avril 1878, Léon Say, ministre de la République, disait : La politique commerciale inaugurée en 1860 et qui a été si féconde en heureux résultats, nous a fait un bien dont nous jouissons comme on jouit de la santé, pour ainsi dire sans nous en apercevoir.

 

La liste civile de Napoléon III était de vingt-cinq millions. En réalité, elle était grevée de moitié par l'entretien des manufactures, musées, palais nationaux, etc., dont un document officiel publié en 1869 évaluait la dépense annuelle à une douzaine de millions. Ainsi, la réfection presque complète de l'Élysée, et la construction d'une rue l'isolant des constructions voisines, avait coûté à la liste civile 4.200.000 francs. La réparation et le dégagement du Palais-Royal, 3.400.000 francs. La réfection de la machine de Marly, 4.200.000 francs. Pendant les dix-huit années du règne, la liste civile versa plus de vingt-trois millions aux hospices, bureaux de bienfaisance, Sociétés de Secours Mutuels, Maisons Ouvrières, etc. Des expériences agricoles et la création de fermes modèles en Algérie, en Champagne, en Sologne, dans les Landes, représentèrent sept à huit millions de dépenses. Seize millions passèrent en subventions aux artistes, littérateurs, inventeurs, etc. Quatorze millions furent distribués en indemnités pour inondations, grêles, incendies, etc. Ainsi, cette première moitié de la liste civile peut être considérée comme une annexe du budget de l'État. Quant à l'autre, elle était largement ouverte à tous les solliciteurs, si largement même, que le trésorier de Napoléon III répondait parfois : Attendez le mois prochain ; pour celui-ci, nous n'avons plus rien. Cette gêne des fins de mois d'un souverain disposant annuellement de vingt-cinq millions, met bien en relief un aspect de la physionomie morale de Napoléon III, la générosité poussée parfois jusqu'à l'imprévoyance. Il considérait que ce qu'un chef d'État reçoit de la Nation, doit faire retour à la Nation, et ce fut un principe de conduite auquel il resta toujours fidèle.

Sans doute, ce rôle de Souverain-Providence, dispensateur de bienfaits, n'était pas nouveau. Les rois d'ancien régime l'avaient tenu dans une certaine mesure à l'égard d'une caste privilégiée. Napoléon Ier lui avait donné plus d'ampleur en y apportant ce sens de la mise en scène, où l'on retrouve souvent le calcul du dominateur, cherchant à étonner, fasciner, éblouir. La manière de Napoléon III était plus simple, moins théâtrale, et partant plus humaine. Certaines anecdotes nous montrent avec quelle ingénieuse délicatesse il savait être généreux en affectant de s'acquitter d'une dette. A titre d'exemple, nous citerons celle-ci, qui nous paraît charmante :

Au temps où il écrivait la vie de César, il avait demandé à un jeune professeur de faire quelques recherches dans les bibliothèques. La rémunération convenue était de cinq cents francs par mois. En dépliant le billet que l'Empereur lui avait remis lors du premier paiement, le professeur s'aperçoit qu'il a reçu mille francs, et bien vite, il retourne aux Tuileries pour signaler l'erreur. Quelle erreur ? demande le souverain. Quand êtes-vous venu me voir pour la première fois ?Sire, c'était le 31 janvier. — Eh bien, est-ce qu'il n'est pas d'usage que tout mois commencé soit entièrement dû ? Je vous dois donc deux mois, janvier et février...

 

Le Palais des Tuileries est le paradis des inventeurs, écrivait un journal anglais, le Daily News. En effet, jamais souverain ne fut plus attentif que Napoléon III à tout ce qui pouvait amener une amélioration, un progrès, élargir le cercle des connaissances humaines. L'un des premiers, il comprit l'intérêt des travaux de Pasteur et facilita ses débuts. Le chimiste Georges Ville avait grand'peine à faire accepter par la science officielle la théorie alors toute nouvelle des engrais chimiques, dont faute de ressources, il ne pouvait démontrer l'application pratique. L'Empereur lui fit concéder un terrain à Vincennes et fournit sur sa cassette particulière les fonds nécessaires à de longues et coûteuses expériences. Qu'il s'agit d'un projet de tunnel sous la Manche ou d'un pont railway sur le détroit, ou d'une chaudière captant et condensant les rayons solaires, ou d'un chemin de fer à glissement, ou d'un autre sur un seul rail, etc., Napoléon III se montrait toujours disposé à étudier des plans ou à favoriser des essais. Le savant Sainte-Claire Devine avait construit une locomotive à pétrole, qui fut expérimentée à Châlons. L'Empereur monta sur la machine aux côtés de l'inventeur, et prenant en mains le volant, conduisit le train de Châlons à Mourmelon.

Bien qu'il dessinât agréablement, on ne peut dire qu'il fût artiste. Il n'aimait pas la musique et disait en souriant : A cet égard, je ne ressemble guère à ma mère. La musique, c'est comme la goutte : ça saute une génération... Cependant, ce fut à sa demande que l'Opéra mit à la scène le Tannhäuser de Richard Wagner, qu'aucun directeur ne voulait représenter et qui, d'ailleurs, resta incompris et scandalisa un public dont l'éducation musicale n'était pas encore très développée.

 

Par un souci constant de plaire, par des attentions délicates et d'une séduction enveloppante, Napoléon III avait désarmé et ramené vers lui bien des adversaires. A l'égard des plus haineux et des plus violents, il pratiquait volontiers l'oubli des injures, autant par scepticisme que par facilité d'humeur. Il disait un jour : Les hommes ne sont pas si coupables que l'on croit et qu'ils se l'imaginent eux-mêmes. Les événements ont plus forts qu'eux... Même après Les Châtiments, Napoléon le Petit, tous les écrits où le grand poète avait fait bouillonner sous la splendeur du verbe ou la magnificence du rythme une fureur sans mesure, il n'est pas douteux qu'il eût accueilli Victor Hugo et l'eût comblé de toutes les satisfactions dues au génie. Mais le proscrit avait pris une attitude farouche, terrible, très belle au point de vue scénique, et d'ailleurs sincère. Il n'est guère facile d'entrer en composition avec un demi-dieu irrité, inaccessible, brandissant dans la nuée des foudres vengeresses. Mais à défaut d'Hugo, l'Empereur avait rallié bien des opposants célèbres. Quoiqu'il n'aimât pas Thiers, il avait pris à son égard une attitude engageante. De Prévost-Paradol, qui, après le coup d'État, avait comparé la France à une grande dame tombée aux bras d'un palefrenier, il devait faire plus tard un ambassadeur. D'Edmond About qui, dans sa correspondance, l'avait traité d'imbécile et d'idiot, il avait réussi à faire un courtisan qui lui envoyait ses livres avec des dédicaces d'une flatterie exagérée : L'auteur du Progrès à l'auteur de tous les progrès... Le chef de son dernier ministère, Émile Ollivier, était fils d'un proscrit de Décembre 1851.

Sans doute, dans cette œuvre de séduction, il pouvait y avoir une arrière-pensée politique. Mais parfois, la largeur d'esprit de Napoléon III l'entraînait à agir délibérément da un sens contraire à son intérêt politique. Aux dernières années du règne, Jules Favre était devenu un adversaire irréconciliable du régime. Ce fut lui, d'ailleurs, après les désastres de 1870, qui le premier déposa et développa à la tribune un proposition de déchéance de l'Empereur. Il y avait dans la vi privée du grand orateur une situation pénible, que seuls con naissaient ses intimes. Jules Favre vivait depuis vingt an. avec une femme mariée. Pour donner un état-civil régulier ses deux enfants, il avait fait, dans leurs actes de naissance ou de mariage, des déclarations inexactes. Certes, au point de vue purement moral, l'affaire n'était pas bien grave et avait comme excuse l'amour paternel. Mais au point de vue juridique, la fausseté d'une déclaration dans des actes d'état civil surtout venant d'un bâtonnier de l'ordre des avocats, député membre de l'Académie Française, prenait une importance qui pouvait la rendre passible de poursuites judiciaires. Un journal impérialiste, renseigné par un ancien intime de Jules Favre devenu son ennemi acharné, était sur le point de dénoncer les irrégularités commises, de jeter dans la carrière politique de l'orateur le ridicule et le scandale. L'Empereur, mis au courant des intentions du journal, s'opposa formellement à la publication. Les faits reprochés à Jules Favre ne furent divulgués que beaucoup plus tard, après la chute de l'Empire.

Pendant la campagne du Mexique, un officier de valeur, le commandant Lewal, qui plus tard devint ministre de la Guerre de la République, ne cachait pas ses opinions anti-impérialistes. Un soir, au cours d'un repas de corps, il avait parlé de l'Empereur en l'appelant Badinguet. Le propos répété, un peu aggravé peut-être, et transmis au ministre de la Guerre, avait motivé la radiation du jeune officier, sur le tableau d'avancement. A l'époque des promotions, le tableau fut soumis à l'Empereur. Je ne vois pas le nom de Lewal, dit le souverain, et devançant l'explication que le ministre un peu embarrassé hésitait à donner : Je sais bien, dit-il avec son flegme accoutumé, qu'il m'appelle Badinguet ; ce en est pas moins un officier de valeur et je désire qu'il soit établi sur le tableau.

 

Vous étiez des jouisseurs... avait dit Gambetta. Lui-même, à la fin de sa vie, devait souffrir des injustices et des calomnies de la politique. Dans son ancienne circonscription de Belleville, il était accueilli par des huées. A la Chambre, lorsqu'il montait à la tribune, d'anciens amis criaient : Vitellius ! Sans doute, ces déconvenues personnelles étaient-elles de nature à l'orienter vers l'indulgence, et comme il était une âme compréhensive et généreuse, à lui permettre d'apprécier en Napoléon III certaines qualités qu'il avait méconnues. Par l'emploi ingénieux d'une formule littéraire, actuellement tombée en désuétude, — le Dialogue des Morts, — les auteurs anciens imaginaient que dans le séjour des bienheureux, où se rejoignaient leurs âmes immortelles, des hommes qui, au cours de leur vie terrestre, s'étaient méconnus et combattus, parvenaient, lorsqu'ils étaient affranchis des vaines passions humaines, à se comprendre et à se réconcilier.

A des degrés divers, Napoléon III et Gambetta avaient éprouvé les ivresses et les déceptions de la politique. Si le genre de littérature auquel se rattache le Dialogue des Morts était encore possible de nos jours, comme il serait facile d'imaginer entre l'Empereur et le Tribun un de ces entretiens dont la conclusion serait que, tous deux séparés par la vie, étaient parvenus dans la mort à cette sérénité suprême, qui permet comprendre, de pardonner, et de ne plus se haïr.