NAPOLÉON III

I — L'ENFANCE. - L'ADOLESCENCE. - LE PRÉTENDANT. - LE CONSPIRATEUR. - LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE - L'EMPIRE AUTORITAIRE

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Les Bonaparte à Paris pendant les Cent Jours. — Déchaînement de l'opinion royaliste contre Hortense de Beauharnais en 1815. — Elle se réfugie à Aix en Savoie. — En 1817, elle se fixe à Arenenberg (Suisse) conservant auprès d'elle son second fils. Louis (le futur Napoléon III). — Éducation de Louis-Napoléon. — En 1831, il prend part, ainsi que son frère aîné, à l'insurrection des États Pontificaux. — L'aîné des deux princes meurt à Forli, de la rougeole. — Hortense, craignant que son second fils ne tombe aux mains des armées autrichiennes, l'emmène en France, où elle obtient une audience de Louis-Philippe. Après un voyage en Angleterre, Hortense et son fils reviennent en Suisse. — Le roi Louis Bonaparte à Florence. — Son déplorable état de santé. — Depuis la mort du duc de 'Reichstadt et de son frère aîné, Louis-Napoléon est considéré par le parti bonapartiste comme l'héritier de la dynastie. — Mais sa personnalité étant peu connue en France, il ne voit d'autre moyen de se révéler à la Nation que par un coup de force dont la réalisation sera l'entreprise de Strasbourg (1836).

 

DANS la soirée du 20 mars 1815, le palais des Tuileries fut le théâtre d'un tumulte de joie délirante, Vingt-deux jours après son départ de l'île d'Elbe, Napoléon arrivait à neuf heures du soir dans la cour du Carrousel, où l'attendaient deux ou trois milliers d'officiers en demi-solde. A peine descendu de voiture, il avait été entouré, soulevé, hissé aux épaules, et dans le grondement des Vive l'Empereur, entraîné par un torrent de foule au premier étage du palais, où il était arrivé heurté, bousculé, souriant nerveusement, tendant les mains qui se couvraient de baisers, fermant par instant les yeux pour cacher ses larmes.

Peu à peu, au cours de cette soirée, on voit apparaître aux Tuileries quelques-uns des personnages marquants du règne, Cambacérès, Bassano, Davout, Fouché, Caulaincourt, Rovigo, Mollien, Decrès, Lavalette, tous à leur entrée salués d'applaudissements comme au théâtre. Dans le remous de la foule, deux femmes, deux reines détrônées, Julie, la femme de Joseph Bonaparte, et Hortense, la femme de Louis, suivent péniblement le défilé des fidèles, dont chacun s'arrête et s'incline devant l'homme prodigieux que son audace vient de ramener miraculeusement à Paris. Les deux princesses ne sont pas sans inquiétude au sujet de l'accueil qu'elles recevront de leur terrible beau-frère. Julie, l'ex-reine d'Espagne, s'est récemment installée à Paris pour solliciter du gouvernement royal la levée du séquestre sur la terre de Mortefontaine. Quant à Hortense, après la débâcle de 1814, elle a accepté la protection du Tzar Alexandre, et grâce à lui, elle a obtenu la consolidation sur sa tête et celle de ses enfants du duché de Saint-Leu, avec un apanage de quatre cent mille francs de rente. Par reconnaissance, cette Bonaparte s'est ralliée à la royauté légitime, et même, elle a fait à Louis XVIII une visite de remerciement. En outre, elle vient de plaider contre son mari, dont elle vit éloignée depuis cinq ans, et tout récemment, au début du mois de mars, le roi Louis a obtenu, du Tribunal Civil de la Seine, un jugement lui donnant la garde de son fils aillé. Le jugement n'a pas encore été exécuté, mais les débats judiciaires, les journaux, ont étalé en public la misère de ces querelles conjugales.

En effet, dès que Napoléon aperçoit les deux princesses, son visage, jusque-là souriant, redevient sévère, une lueur enflamme le regard, et brusquement, il jette quelques paroles, d'un ton qui révèle l'irritation.

— Vous ici, Julie ? Par quel hasard êtes-vous à Paris en ce moment ? Et vous, Hortense, pourquoi y êtes-vous restée depuis un an ? Comment avez-vous pu accepter les bienfaits de mes ennemis ?

Cependant, après ce premier éclat d'une colère dont il n'a pas été le maître, l'Empereur redevient plus calme. Il y a là plusieurs dames de l'ancienne société impériale, les duchesses de Bassano, de Frioul, d'Istrie, de Rovigo, la générale Lallemand. Il les embrasse, et par la même occasion, il embrasse aussi ses deux belles-sœurs, mais avec moins d'amitié qu'il n'en avait témoigné aux autres dames, note la reine Hortense, dans ses mémoires

Pendant que l'Empereur prend un léger repas, les deux  princesses vont s'asseoir dans une pièce attenante au salon, émues et mortifiées d'avoir été reçues si sévèrement. Un des secrétaires de Napoléon, qui revient avec lui de l'île d'Elbe, Fleury de Chaboulon, confie à Hortense : L'Empereur est bien prévenu contre vous. Caulaincourt confirme : On vous a nui avec de faux rapports ; j'ai essayé de ramener l'Empereur sur votre compte ; il ne voulait plus vous voir. Vous devriez lui amener vos enfants...

Son souper terminé, Napoléon rentre et, s'approchant d'Hortense, il l'interroge par quelques-unes de ces phrases dont la rapidité et la précision suffisaient souvent à troubler l'interlocuteur : J'ai vu par les journaux que vous avez perdu votre procès ; c'était à prévoir ; qui a pu vous conseiller de le soutenir ? Où sont vos enfants ?

Sire, ils sont à Paris. Puis-je vous les amener ?

Oui, demain, dans la matinée...

Dix années plus tard, Hortense, en rappelant cette soirée du 20 mars, disait à Madame Récamier : L'Empereur m'avait toujours inspiré beaucoup de crainte et le ton dont il me donnait ce rendez-vous n'était pas fait pour me rassurer.

 

De son mariage avec Louis Bonaparte, Hortense de Beauharnais avait eu trois fils, Napoléon-Charles, né en 1802, Napoléon-Louis, né en 1804, Louis-Napoléon, né en 1808 — le futur Napoléon III.

En 1807, l'aîné avait été enlevé en quelques jours d'une attaque de croup. Au temps où l'Empereur ne songeait pas encore à rompre son union avec Joséphine, il considérait que cet enfant serait l'héritier du trône, l'aîné des Bonaparte, Joseph n'ayant que des filles. Après la mort du jeune Napoléon-Charles, la pensée de l'Empereur s'était reportée sur ses deux frères, et jusqu'au mariage avec Marie-Louise, il ne cachait pas son dessein de les désigner comme successeurs.

Souvent les deux enfants étaient menés aux Tuileries, et comme on savait qu'ils étaient toujours bien accueillis, on leur remettait des placets, des suppliques. Quand le grand homme était de bonne humeur, il s'amusait à les soulever par la tête, et à les mettre debout sur une table. Corvisart avait confié à Hortense que c'était une gymnastique très dangereuse ; mais la pauvre reine n'osait rien dire.

La naissance du roi de Rome avait fait passer au second plan la postérité de Louis. Cependant, si l'héritier direct venait à manquer, c'était toujours elle qui devait assurer la permanence de la dynastie. Après ce retour de l'île d'Elbe, l'absence de l'héritier direct mettait à la pensée du souverain une inquiétude, et au cœur du père un chagrin. Sans doute, Napoléon répétait et faisait répéter autour de lui qu'il attendait l'Impératrice et son fils. Mais il savait bien qu'ils ne viendraient pas. Pendant dix mois, il les avait attendus vainement à Ille d'Elbe. Dans la mise en scène et la figuration qui entourent la restauration de l'Empire, les fils d'Hortense et de Louis vont avoir un rôle à tenir, celui de montrer à la France qu'à défaut de l'héritier légitime que l'Europe retient prisonnier, d'autres princes de sang impérial sont en réserve pour l'avenir.

 

Que de monde autour des Tuileries, en cette matinée du 21 mars ! De tous les quartiers de Paris la foule afflue et se presse dans les jardins, sur les terrasses et dans les escaliers du Palais. Sur le Carrousel, les maisons qui enserrent la place sont garnies de curieux, même sur les toits, et par les quais, les guichets, arrivent incessamment des détachements de troupes que, tout à l'heure, l'Empereur doit passer en revue. On se montre les huit cents hommes du bataillon de l'île d'Elbe qui sont arrivés cette nuit et ont bivouaqué sur la place. Ils ont fait 240 lieues en vingt jours et dans cette poignée d'hommes, brûlés de soleil, l'uniforme en lambeaux, noirs de poussière, on ne se lasse pas d'admirer les héros qui, sans tirer un coup de fusil, viennent de reconquérir un empire.

Le cœur me battait fortement en entrant dans le salon de l'Empereur, a dit plus tard la reine Hortense. Napoléon était seul à une fenêtre, saluant de la main la foule encombrant les jardins. Il embrassa les petits princes, s'inquiéta de leur santé, les mena à la fenêtre ouverte sous laquelle les acclamations redoublèrent ; puis laissant les enfants trop occupés et trop ravis du spectacle pour prêter attention à ce qui se passait derrière eux, il revient vers Hortense, se promène pendant quelques instants en gardant un silence qui n'avait rien de rassurant. Enfin, s'arrêtant tout à coup, il laisse éclater l'orage, qui couvait depuis la veille.

Je n'aurais jamais pensé, Hortense, que vous eussiez renoncé à ma cause. Vous n'aviez pas le droit de disposer de mes neveux sans ma permission...

Hortense balbutie des excuses. Ne devait-elle pas assurer le sort de ses enfants ? L'Empereur de Russie leur offrait sa protection. Pouvait-elle la refuser ? Mais de cette voix âpre, saccadée, qui tant de fois a glacé d'effroi son entourage, Napoléon démolit ces faibles explications.

Vos enfants ? Mais pour eux le pain noir de l'exil eût été préférable... Quand on a partagé l'élévation d'une famille, on doit partager son malheur...

Alors Hortense a recours au grand argument féminin. Elle pleure. Cependant, à travers ses larmes, elle murmure une excuse qui ne manquait pas d'à-propos.

Mais, Sire, vous-même, n'aviez-vous pas autorisé l'Impératrice et le Roi de Rome à recevoir des Alliés le duché de Parme ?

C'était bien différent, réplique Napoléon. Le duché de Parme était indépendant du Roi de France.

L'Empereur comprend bien que cet argument n'a qu'une valeur relative, et maintenant qu'il consent à s'expliquer, sa voix devient plus douce, et son attitude moins menaçante. Quand Hortense veut donner les raisons qui l'ont déterminée à soutenir le procès contre son mari, Napoléon l'interrompt : Sans doute, vous êtes mère, c'est tout simple. Hortense sent que la partie est gagnée, surtout quand la conversation amène le souvenir de Joséphine.

Pauvre Joséphine, vous l'avez donc vu mourir ! Dans mon exil cette mort m'a apporté une grande douleur. Allons, Hortense, je vous pardonne. Que tout soit oublié. Vous savez que je suis un bon père.

A l'heure fixée pour la revue du Carrousel, l'Empereur était descendu sur la place. Hortense voulait rentrer à son hôtel, mais les deux enfants la supplient de leur laisser voir la parade. D'une fenêtre, ils aperçoivent le cheval blanc, la redingote, le petit chapeau ; ils entendent les acclamations qui répondent à la harangue. Tandis que des gestes furieux brandissent r casques et shakos au bout des sabres et des baïonnettes, l'immense clameur monte : Oui, oui, nous le jurons. Vive l'Empereur !

Sur ces jeunes cerveaux — onze ans, sept ans — la scène laisse une empreinte ineffaçable et désormais ils emportent le germe de l'idée fixe, la passion des grands desseins qui orienteront leurs efforts et leur destinée.

 

Dès le lendemain, Napoléon pria Hortense d'écrire à l'Impératrice Marie-Louise. Elle devait dire avec quel enthousiasme la France l'accueillait, quel était son désir sincère de la paix, et aussi la joie qu'il aurait de revoir près de lui sa femme et son fils. Hortense écrivit la lettre, bien que d'avance, elle fût persuadée par les informations qu'elle avait reçues soit de son frère, soit de quelques amis en correspondance avec Vienne, que la démarche serait inutile.

A ce moment, les ambassadeurs étrangers quittaient Paris sur l'injonction de leurs souverains. M. Boutiaguine, secrétaire de l'ambassade russe, qui avait été fréquemment reçu par la reine, vint prendre congé d'elle, et il accepta de se charger d'une lettre pour l'empereur Alexandre. Depuis un an, M. Boutiaguine avait été à plusieurs reprises l'intermédiaire d'une correspondance secrète entre la reine Hortense et le Tzar, soit pour l'obtention du duché de Saint-Leu, soit relativement aux intérêts de son frère et de ses enfants. Dans les notes qu'il échangeait avec la reine, on appelait Alexandre l'ange, notre ange et cette expression tendre et gracieuse flattait le prince, très sensible aux louanges de la société parisienne, qui, en 1814, avait été surprise de trouver, dans ce chef d'un peuple encore à demi barbare, le plus généreux des vainqueurs et le plus accueillant des souverains. Cette fois encore Hortense faisait appel à la grandeur d'âme et à la sagesse politique du Tzar.

Dès son arrivée à Vienne, Boutiaguine avait rempli sa mission. Il avait trouvé Alexandre fortement courroucé, non seulement contre Napoléon, mais même contre la reine Hortense qui, pensait-il, avait encouragé et favorisé le retour de l'île d'Elbe. Un billet sans signature, mais dont l'écriture était reconnaissable, parvint à la reine sous le couvert d'une de ses femmes de chambre : J'ai trouvé en notre ange des principes invariables. Il aime votre nation, il la plaint et la sépare de l'homme qui de nouveau veut devenir son chef. Ni paix ni trêve. Plus de réconciliation avec cet homme.

Hortense crut de son devoir d'avertir Napoléon. L'Empereur lut sans émotion apparente le billet de Boutiaguine, et il se contenta de dire : Oui, Caulaincourt en a reçu un semblable.

Quant à la lettre adressée à Marie-Louise, on apprit bientôt qu'elle avait été saisie avant son arrivée à Vienne et remise au Congrès qui décida de ne pas la faire parvenir à l'Impératrice. Lorsque Hortense, en exprimant son indignation de ce que les souverains eussent fait intercepter une lettre qui ne leur était pas adressée, en informa Napoléon, il se mit à souci rire. Ces pratiques de cabinet noir ne lui apprenaient rien de nouveau, et d'ailleurs, malgré le chagrin qu'il éprouvait, cette saisie de correspondance ne lui déplaisait pas, car elle confirmait la version que depuis un an il donnait à son entourage. Si l'Impératrice ni son fils n'étaient auprès de lui à l'île d'Elbe, s'il n'avait reçu d'eux aucune nouvelle directe, aucun témoignage d'affection, c'est qu'ils étaient prisonniers de l'Europe, surveillés et gardés à vue. Cette explication, il la maintint à Sainte-Hélène jusqu'aux derniers jours de sa vie, et cependant il n'était ni assez crédule, ni assez naïf, pour ne pas savoir qu'elle était fausse. Lorsqu'on cherche à reconstituer la psychologie de Napoléon, d'après ses écrits ou ses conversations, il faut toujours distinguer ce qu'il croyait de ce qu'il voulait qu'on crût. Dès longtemps, il connaissait l'insignifiance de Marie-Louise ; mais sa sécheresse de cœur i ; était une révélation cruelle. L'Empereur ne cachait pas sa douleur d'être séparé des siens ; il dissimulait son humiliation de ce que la femme de Napoléon le Grand fût devenue la compagne de Neipperg.

Au cours du mois d'avril, l'Empereur s'était installé à l'Élysée, dont les jardins interdits au public lui permettaient plus facilement qu'aux Tuileries d'interrompre par de courtes promenades le labeur écrasant que lui imposait la réorganisation politique, militaire et administrative de l'Empire. Pourquoi n'amenez-vous pas plus souvent les enfants ? demanda-t-il un jour à Hortense ; et dès le lendemain les jeunes princes vinrent jouer sous les ombrages. Presque chaque soir, pendant ou après le dîner, Hortense arrivait à l'Elysée, recevait les invités, s'acquittait avec une grâce parfaite des devoirs d'une maîtresse de maison.

Jamais Napoléon n'avait trouvé dans sa famille le tact, le bon goût, l'aisance aimable des femmes de l'ancien régime. A sa mère, dont le caractère était un ensemble de rudesse paysanne et de grandeur de matrone romaine, à ses sœurs, belles, intelligentes, mais gardant sous les parures et manteaux de cour quelque chose d'un peu barbare, il manquait pour savoir tenir un salon des éléments qui ne s'improvisent pas et que rien ne remplace, la tradition, l'hérédité, l'éducation première. Ces éléments, l'Empereur les trouvait en Hortense, et il les appréciait d'autant plus qu'ils lui rappelaient la grâce de Joséphine, le charme de la compagne des jours heureux.

A ces qualités de maîtresse de maison, Hortense joignait une bonté qu'on retrouvera plus tard chez son fils, Napoléon III. Pour le moment, elle usait de son influence pour transmettre des requêtes, obtenir des audiences. Grâce en grande partie à la recommandation d'Hortense, la duchesse d'Orléans, veuve de Philippe-Égalité, obtint une pension de 400.000 francs, la duchesse de Bourbon, une pension de 250.00o francs. Les brutales convulsions politiques amènent des rapprochements déconcertants et de tragiques ironies. La duchesse de Bourbon, bénéficiaire d'une des dernières libéralités de Napoléon, était la mère du duc d'Enghien.

Cependant les semaines s'écoulaient, et avec le temps s'atténuait singulièrement l'enthousiasme des premiers jours. Les troupes quittaient Paris pour s'acheminer vers la frontière du Nord, où grossissait la menace d'une concentration anglo-prussienne. Napoléon était trop perspicace pour se dissimuler ce qu'avait de factice et de fragile le mouvement qui l'avait ramené de l'île d'Elbe à Paris. C'était une sédition militaire qui avait réussi, un magnifique dénouement de théâtre qui avait exalté les imaginations. Le peuple avait suivi le mouvement par passivité, et il eût accepté aussi passivement un dénouement contraire. Plus tard, dans ses dictées de Sainte-Hélène, l'Empereur a avoué les anxiétés et les inquiétudes de son règne des Cent Jours. Je n'avais plus en moi le sentiment du succès définitif... Ce n'était plus cette fortune qui se plaisait à me combler, c'était le destin auquel j'arrachais encore quelques faveurs, dont il se vengerait aussitôt... (Mémorial)

Il rappelait encore ce que lui avait dit le maire d'une bourgade du midi, quelques heures après son débarquement au golfe Jouan : Pourquoi êtes-vous revenu ? On commençait à être tranquille. Et cette parole, disait-il, lui avait fait bien du mal.

Même parmi quelques-uns de ceux qui avaient joué un rôle dans le retour de l'île d'Elbe, ou avaient paru s'en réjouir, il y avait un flottement, un recul, et le sentiment que l'avenir était incertain et menaçant. Fouché conseillait à l'Empereur d'abdiquer en faveur du roi de Rome, avant d'être encerclé par l'Europe coalisée. Quant au malheureux maréchal Ney, dont l'adhésion avait été décisive, il ne parvenait pas encore à comprendre exactement ce qui lui était arrivé. A ses amis, à sa femme, qui lui reprochaient de s'être compromis dans cette aventure, il opposait des paroles banales et confuses qui dénotaient le trouble de son esprit. — Les femmes n'entendent rien à la politique... C'était arrangé d'avance... Se rallier à l'Empereur, c'était le seul d'éviter la guerre civile... Mais il était inquiet, mécontent de lui-même et des autres et pour éviter de figurer auprès de l'Empereur, il ne quittait guère sa terre des Coudreaux. Il ne réapparut qu'à la cérémonie du Champ de Mai, où Napoléon lui dit avec un peu d'humeur : En ne vous voyant plus, je croyais que vous aviez émigré.

Tous les dimanches soir, un dîner de famille réunissait à l'Elysée les Bonaparte. Il y avait en ce moment à Paris Madame Mère, la princesse Pauline, Joseph, Lucien, Jérôme. Louis avait refusé de venir tant que l'Empereur ne lui donnerait pas l'autorisation de divorcer. Un sentiment sur lequel ces Bonaparte s'entendaient facilement, c'était l'éloignement et presque l'aversion pour Hortense, surtout depuis que Napoléon la traitait comme sa fille. Joseph, Lucien, Jérôme, n'avaient rendu visite à leur-belle sœur que sur l'injonction de Napoléon, et c'était également après intervention de l'Empereur que Madame Mère avait fait à Hortense une réception convenable.

Mais même entre les frères, les rapports étaient souvent tendus et difficiles. Ainsi, lorsque l'Empereur, en échange de leurs couronnes perdues, leur avait conféré la dignité de Princes français, il avait décidé que les grands corps de l'État leur rendraient visite dans un ordre déterminé. Les délégations seraient reçues d'abord par Joseph, puis par Hortense comme représentant son mari, et enfin par Lucien et Jérôme. Lucien réclama, prétendant qu'étant l'aîné de Louis, il devait passer avant sa femme. Jérôme, ancien roi, reconnu prince français avant Lucien resté longtemps en disgrâce, avait la prétention de prendre rang sur lui. Il fallut que les préséances fussent réglées en Conseil des Ministres, et qu'au temps où de l'aube à la nuit toutes les heures étaient prises par les préparatifs de la lutte gigantesque dont l'enjeu était la France, l'Empire et sa propre vie, Napoléon s'occupât des misérables querelles de ses frères et de leur sotte vanité.

L'Empereur quitta Paris pour rejoindre l'armée le lundi 12 juin, à quatre heures du matin. La veille, la famille s'était réunie comme d'habitude à l'Elysée. Pendant le dîner, Napoléon affecta une gaîté un peu forcée. Avec sa puissante faculté de s'abstraire des préoccupations les plus obsédantes, il disserta sur l'art, la littérature, évitant de faire allusion aux événements tout proches de la guerre. Un mot cependant, qui fut vite répété, laissa dans l'entourage une impression de frayeur et de découragement. Au moment des adieux, Napoléon dit à la maréchale Bertrand : Pourvu que nous ne regrettions pas un jour l'île d'Elbe !

En cette même journée du dimanche, Hortense avait amené ses deux enfants à l'Elysée. Plus tard, Napoléon III, devenu empereur, contait qu'il se rappelait certains détails de cette visite d'adieux. Mais peut-être, comme il arrive souvent à l'enfant, avait-il mêlé dans sa mémoire ce qu'il avait vu et ce qu'après coup, il avait entendu raconter. Quoi qu'il en soit, il prétendait qu'en voyant l'Empereur, il s'était mis à pleurer : Sire, je ne veux pas que vous alliez à la guerre ; les méchants Alliés vous tueront... L'Empereur aurait dit au maréchal Bertrand présent à la scène : Embrassez cet enfant, maréchal ; il a bon cœur. Peut-être sera-t-il un jour l'espoir de ma race...

Cette dernière phrase laisse soupçonner que la scène a été un peu arrangée, et que, sur un fond de vérité, la légende et la flatterie ont ajouté une vision d'avenir du grand homme, la parole prophétique sacrant l'enfant pour une grande destinée. Six jours passèrent. On était anxieux de nouvelles lorsque le i8 juin, les vitres de Paris frissonnèrent aux salves des Invalides. Une note de quelques lignes, insérée au Moniteur, annonçait que l'Empereur avait remporté une grande victoire sur les Prussiens.

Le 19 juin, aucune nouvelle. Le 20, Joseph reçut une lettre de l'Empereur annonçant le désastre de Waterloo. Les Ministres consternés décidèrent, avant de faire une communication officielle, d'attendre Napoléon qui devait arriver dans la nuit. Mais si les bouches se taisaient, les visages désolés laissaient pressentir que la vérité était terrible. Dans la soirée, Carnot, ministre de l'Intérieur, recevait quelques amis. Pour échapper aux questions embarrassantes, il s'assied à une table de jeu, prend en main les cartes. Mais bientôt ceux qui l'entourent s'aperçoivent qu'il a les yeux pleins de larmes. Alors il se lève, jette les cartes et laisse éclater la douleur et le secret qui l'étouffent : Oui, la bataille est perdue !

En cette même soirée du 20 juin, le salon d'Hortense réunissait quelques personnes, auxquelles Benjamin Constant lisait son roman d'Adolphe encore en manuscrit. On en était au dénouement qui avait ému tout le monde jusqu'aux larmes, même l'auteur, lorsque la duchesse de Rovigo et le général Sébastiani firent demander la reine. Ils apportaient la nouvelle sinistre : La bataille est perdue. L'Empereur arrivera cette nuit.

Enfant ou adolescent, c'est surtout dans la personnalité de sa mère, que le prince Louis[1] a puisé les éléments qui plus tard constitueront sa propre personnalité. La plus douce de mes occupations, a écrit la reine, c'était l'éducation de mon fils cadet resté plus habituellement avec moi tandis que mon fils aîné était en Italie avec son père. Je me chargeai du soin de former surtout son moral... C'est pourquoi dans les premières pages de ce récit, nous donnons une plus grande place à la reine Hortense qu'au futur Napoléon III ; car le caractère de la mère nous aidera à mieux comprendre le caractère du fils. Bonté, avec tendance à la faiblesse, générosité parfois un peu irréfléchie, telles étaient les deux qualités dominantes qui donnaient à Hortense la séduction d'une âme charmante. Malheureusement, certaines qualités d'ordre privé sont souvent des imperfections chez un chef d'État, et cette bonté, cette générosité que Napoléon III tenait de sa mère, suffiront souvent à expliquer les fautes politiques de son règne.

La tristesse des quelques jours qui précédèrent le départ de Napoléon pour Rochefort fut adoucie par la tendresse filiale d'Hortense. Dans ses mémoires, elle a fixé plusieurs traits de l'attitude de Napoléon au cours de ces derniers jours. Celle qu'on retrouve le plus souvent, c'est le détachement de toutes choses, l'indifférence, une sorte de paralysie de la volonté. Lorsqu'elle le revit pour la première fois après le désastre, il se promenait seul dans le jardin de l'Elysée. Ah Sire, lui dit-elle, vous avez été bien malheureux ! Il parut surpris de sa douleur et lui fit cette réponse singulière : Qu'est-ce donc qu'on vous a dit ? Puis, après un long silence, il rentra avec elle au Palais, s'assit devant son bureau, décacheta un paquet de lettres qu'il repoussa sans les lire. Quand on vint l'avertir qu'il était servi, ce fut alors seulement qu'il parut s'apercevoir que j'étais làVous avez sans doute dîné, me dit-il. Voulez-vous me tenir compagnie ? Je le suivis, et il ne proféra que quelques mots insignifiants pendant son dîner. Il paraissait absorbé par une méditation profonde. (Mémoires.)

Cependant l'ennemi approchait de Paris. La mère et les frères de Napoléon, les ministres, les uns par affection, les autres par intérêt politique, s'alarmaient de le voir prolonger son séjour dans la capitale. Quand on le pressait de prendre une résolution, il trouvait des objections à toutes celles qu'on lui proposait, discutait sans conclure ou gardait le silence. A ce moment, l'Océan était encore libre. Mais chaque jour écoulé, chaque heure perdue, diminuaient les chances d'une heureuse traversée. Lui seul ne paraissait pas apercevoir le péril.

Un jour, encouragée par Madame Mère, Hortense, malgré le sentiment de crainte qu'elle éprouvait toujours en présence de Napoléon, se décida à entrer dans son cabinet pour une suprême supplication. Le cœur me battait fortement, a-t-elle écrit dans ses mémoires. J'étais tout intimidée de venir donner des conseils à Celui qui n'en avait jamais reçu de personne ; mais l'idée du péril m'anima tout à coup et je lui dis vivement :

— ... Sire, ne perdez pas un moment pour mettre vos jours en sûreté. Si c'est l'Amérique que vous choisissez, hâtez-vous de vous rendre à un port avant que les Anglais soient instruits des événements... L'Empereur de Russie fut votre ancien ami. Il est loyal et généreux. Ecrivez-lui ; il y sera sensible... A tout cela, il ne répondait pas un mot, m'écoutait avec un calme qui contrastait beaucoup avec ma vivacité et me dit : — Et vous, que comptez-vous faire ? Irez-vous à votre campagne de Genève ? Je ne pus me défendre d'un mouvement d'humeur de me voir traiter encore comme un enfant. — Ah ! je ne m'occupe pas de moi, Sire, m'écriai-je, mais de vous seul. Le plus mauvais de tous les partis que je conseille est préférable à l'inaction où je vous vois.

Enfin, un soir — c'était le 24 juin — Napoléon dit à Hortense : La Malmaison vous appartient. Je serais bien aise d'y aller, et vous me feriez plaisir si vous vouliez y rester avec moi. Je partirai demain ; je ne veux pas occuper les appartements de l'Impératrice Joséphine.

Cette décision prise par l'Empereur de quitter Paris fut accueillie par Hortense avec joie. C'était un réveil de volonté, un effort pour échapper à la captivité menaçante. Elle-même ne se sentait plus en sûreté dans son hôtel de la rue Cerutti[2]. Dans les salons royalistes, il était avéré qu'elle avait vendu ses diamants pour soudoyer la défection des troupes. Avant de se rendre à la Malmaison, le premier souci d'Hortense fut de mettre à l'abri ses enfants. Les deux jeunes princes Napoléon et Louis furent conduits secrètement chez une brave marchande de bas du boulevard Montmartre, Madame Tessier.

A la Malmaison, l'Empereur perdit encore cinq jours dans l'irrésolution. Tantôt il se berçait de l'espoir chimérique qu'à l'approche de l'ennemi, le gouvernement provisoire lui remettrait, à défaut de pouvoir politique, une dictature militaire pour livrer sous les murs de Paris une dernière bataille qui effacerait Waterloo. Tantôt, il reprenait son masque d'indifférence, comme si, ayant épuisé toutes les sensations dont puisse vibrer l'organisme humain, il fût arrivé au point de ne plus rien espérer, rien désirer, ni rien redouter. Sa mère, ses frères, Rovigo, Bassano, Lavalette, Drouot, vinrent à la Malmaison peu de temps après lui. Quelques fidèles résidaient à demeure au château. D'autres, en raison de la proximité de Paris, allaient et venaient apportant les fièvres, les racontars, les exagérations dont était faite en ces jours de trouble la vie de la capitale. Une troupe de cinq cents royalistes était, disait-on, en marche pour enlever Napoléon ou l'assassiner. Quand cette nouvelle lui fut donnée, il n'y fit aucune attention. Un soir, on entendit une détonation dans le parc. Lui seul ne parut pas s'en apercevoir. Lorsque Hortense vint lui apprendre qu'on annonçait l'approche des Prussiens dont la fureur pourrait se porter à des excès contre sa personne, il se contenta de répondre : Eh bien ?...

Il passait une partie de la journée dans la bibliothèque. Un des généraux venant lui faire ses adieux le trouva étendu dans un fauteuil, les pieds sur la croisée, lisant Montaigne. On était alors aux plus longs jours de l'année, le temps était magnifique. Napoléon faisait de longues promenades dans le parc, s'attendrissant aux souvenirs attachés à cette résidence, où s'était levée l'aurore et où s'achevait le déclin de sa destinée. Cette pauvre Joséphine, il me semble toujours la voir sortir d'une allée, et cueillir ces plantes qu'elle aimait tant... Au reste, elle serait bien malheureuse à présent... Un soir, il dit en s'asseyant sur un banc, où se trouvaient déjà Hortense et la maréchale Bertrand : Que c'est beau la Malmaison et qu'on serait heureux d'y pouvoir rester...

Dans la matinée des 27 et 28 juin, plusieurs détachements passèrent devant la Malmaison, avec de grands cris de : Vive l'Empereur. Les jeunes officiers de service auprès de Napoléon s'efforçaient de lui persuader qu'il pouvait encore rassembler quelques troupes, rejoindre le gros de l'armée, tenter une dernière fois la chance d'une bataille. Ce ne sont pas des cris qu'il me faut, répondait-il, mais des actes. Cependant, il était plus ému de ces manifestations, qu'il ne voulait le paraître. Rentré dans son cabinet il examinait ses cartes, vérifiait en piquant des épingles les renseignements qu'il recevait de Paris. On savait que le corps de Grouchy (35.000 hommes) avait échappé au désastre, et qu'on avait pu rendre quelque cohésion à de nombreux fuyards ou débandés de Waterloo. Il y avait donc de grandes chances d'accabler les Prussiens épuisés d'une longue marche, dispersés dans leurs cantonnements et séparés des Anglais par des distances qui les eussent empêchés d'être secourus.

Mais ce n'était ni en aventurier, ni en chef de partisans que Napoléon entendait reprendre les armes. Il avait envoyé deux émissaires au Gouvernement provisoire pour faire savoir qu'il croyait possible d'arrêter l'ennemi, de donner au Gouvernement le temps de négocier avantageusement, promettant, foi de général, de citoyen et de soldat de partir le jour même où il aurait réussi à délivrer la capitale.

Les émissaires furent assez mal reçus. Suivant son habitude, Fouché ricana : Est-ce qu'il se moque de nous ?S'il ne part pas, déclara Davout, ministre de la Guerre, je l'arrêterai de mes propres mains. — Decrès, ministre de la marine, point méchant homme, mais brutal et grossier, renchérit encore : S'il le faut, on lui mettra les poucettes. Tous trois avaient été faits par Napoléon ducs de l'Empire. Ils refusent ? dit Napoléon. Je leur fais donc encore peur ? Enfin, je n'aurai rien à me reprocher.

Chaque jour, les officiers d'ordonnance partaient en reconnaissance et recueillaient les nouvelles. Le 29 juin, on apprit  que, par ordre du ministre de la Guerre, le pont de Chatou venait de sauter, et d'ailleurs, des fenêtres de la Malmaison, on voyait monter la fumée des madriers incendiés. Un ordre de destruction semblable avait été donné pour le pont du Pecq à Saint-Germain, mais soit par oubli, soit par trahison, l'ordre n'avait pas été exécuté. Les Prussiens peuvent être ici ce soir, dit Napoléon en apprenant que le passage du Pecq était libre. Il quitta l'épée, l'uniforme, et revêtu d'un frac gris, coiffé d'un chapeau rond, il prit ses dispositions pour partir dans la journée.

A cette heure de séparation suprême, Hortense donna une nouvelle preuve de grand cœur et de dévouement. Avant son départ pour l'armée, Napoléon avait fait un dépôt d'environ six millions à la banque Laffitte. C'était tout ce qui lui restait des 135 millions d'économies faites pendant dix ans sur sa liste civile. Pendant la détresse financière de 1813-1814, le surplus avait été versé par lui aux caisses de l'État, et bien vite dispersé, englouti, dans les dépenses les plus urgentes de l'armée. Mais à la Malmaison, il n'avait qu'une centaine de mille francs, sur lesquels il avait dû prélever diverses sommes données comme secours à la détresse des uns et à l'avidité des autres.

Comme il était impossible pour le moment de disposer des fonds déposés chez Laffitte, c'était sur son petit trésor qu'il fallait prélever de quoi faire vivre les dix à douze personnes qui l'accompagnaient. Hortense ne pouvant supporter la pensée que celui qui avait été le dispensateur de royaumes fût réduit à la détresse, le supplia d'accepter quelques-uns de ses diamants, et son bon cœur lui fit trouver les paroles qu'il fallait dire. Sire, c'est de vous que je tiens tout ce que je possède, ces diamants sont à vous. Napoléon accepta, mais à la condition de donner un reçu pouvant être négocié comme une lettre de change. Bien qu'elle eût désormais des ressources assez restreintes, Hortense eut la délicatesse d'attendre la mort de Napoléon pour présenter le reçu à ses exécuteurs testamentaires. Au moment où il allait monter en voiture, elle H attacha elle-même sous la redingote de l'Empereur les diamants cousus dans un ruban en forme de ceinture. J'étais malheureuse, dit-elle dans ses mémoires, de faire si peu pour celui auquel je devais tout.

 

Lorsque, dans la soirée du 29 juin, Hortense regagna son hôtel de la rue Cerutti, elle trouva tout son personnel en alarmes. On croyait la Malmaison occupée par l'ennemi, pillée, détruite. On ne savait rien du sort de Napoléon, et dès le lendemain les visiteurs affluèrent, en quête de nouvelles. En même temps que les visiteurs, arrivaient les nouvelles contradictoires, les exagérations absurdes, démenties par leur absurdité même. Dans l'entourage bonapartiste et républicain de la rue Cerutti, le vœu unanime était de ne plus revoir les Bourbons, sauf peut-être le duc d'Orléans, qui avait des partisans parmi les députés. On citait encore comme ayant des chances d'être appelés au trône un frère du tzar Alexandre, le roi de Saxe, le prince d'Orange, le prince Eugène. A tous ces colporteurs de nouvelles sensationnelles, Hortense répondait qu'elle ne savait rien, ne se mêlerait d'aucune intrigue, ne désirant plus rien d'autre que se retirer du monde. Quelques-uns avaient la politesse de la croire sur parole ; d'autres pensaient que cette feinte indifférence cachait de profonds desseins.

Ce fut surtout lorsqu'il parut certain que Louis XVIII remonterait sur le trône que les accusations prirent la violence et l'injustice qui sont la caractéristique des passions politiques. Les agents royalistes qui précédaient l'arrivée du Roi, les uns par crédulité, les autres par calcul, expliquaient le retour de l'île d'Elbe par l'organisation d'un complot.

On ne pouvait croire, et dans l'intérêt même de la Royauté, il ne fallait pas qu'on crût qu'un homme, fût-il Napoléon, ait pu traverser la France, débaucher les troupes, ébranler le trône, sans de puissantes complicités. Et parmi ces complices, la plus coupable n'était-elle pas cette belle-sœur de Napoléon qui, dans le temps même où elle recevait du roi un apanage de quatre cent mille francs de rente, disposait des ressources qu'elle tenait de la générosité royale pour préparer le retour de l'usurpateur, rejeter les peuples à de nouvelles ruines et de nouvelles hécatombes. Maintenant encore, son salon passait pour être un foyer d'intrigues, et cette accusation n'était pas sans vraisemblance car chaque jour, des officiers, des notabilités du parti bonapartiste venaient rue Cerutti pour parler encore de l'Empereur avec celle qui, aux heures tragiques, avait recueilli ses dernières paroles. On vit notamment plusieurs fois l'infortuné La Bédoyère qui, déjà traqué par la police, traversait Paris sous un déguisement complété par des lunettes vertes.

A plusieurs reprises, Fouché fit prévenir Hortense qu'il y avait danger pour elle à prolonger son séjour. Des avertissements analogues lui parvinrent du baron Müffling, gouverneur prussien de Paris. Un jour elle se promenait sur une terrasse de son jardin dominant la rue Taitbout, lorsqu'elle vit passer dans des fiacres des hommes d'une figure effrayante, qui, en la reconnaissant, la menacèrent du geste et de la voix et semblèrent vouloir s'élancer hors de la voiture pour arriver jusqu'à elle. Le lendemain de l'entrée du Roi, une troupe de jeunes gardes du corps, après avoir saccagé un café du Palais Royal, se mit en marche vers l'hôtel de la rue Cerutti. Le rassemblement fut dispersé par la police.

Cette fois, Hortense prit peur. Sous un nom supposé, et en se présentant comme une dame russe, ce qui, en ce moment où les Alliés étaient maîtres de Paris, était un gage de sécurité, elle loua un modeste logement rue Taitbout et pour être prête à un départ, elle envoya chercher ses enfants qui étaient toujours cachés chez la marchande de bas de la rue Montmartre.

Hortense demeura peu de temps rue Taitbout. Son hôtel ayant été réquisitionné par le généralissime autrichien, prince de Schwarzenberg, elle se réinstalla dans quelques chambres du premier étage, un peu rassurée de se sentir protégée, un peu humiliée de l'être par l'ennemi.

Mais si matériellement elle était à l'abri des violences, rien ne pouvait la défendre contre la laideur des haines politiques, les racontars extravagants et les inventions méchantes. Ne l'accusait-on pas d'avoir fait noyer un général royaliste, dont quelques jours avant le retour de l'île d'Elbe on avait retrouvé le corps dans la Seine. Il s'agissait du général Quesnel, qui vraisemblablement s'était suicidé, et dont le nom même était inconnu d'Hortense. On contait encore qu'elle organisait un complot pour faire assassiner tous les souverains alliés. Malgré son inquiétude, ces inventions la faisaient parfois sourire. Elle s'attristait cependant d'apprendre que souvent, elles venaient d'anciens amis, de gens attachés à la domesticité de la Malmaison, de malheureux qu'elle avait secourus et protégés au temps de sa puissance. Plus tard, en faisant allusion à l'amertume de ces déceptions, elle eut un joli mot d'un pessimisme dédaigneux : On se vengeait d'avoir eu besoin de moi.

Hortense avait l'intention de se rendre en Suisse. Pensant que pour elle, le voyage ne serait pas sans danger, elle avait pris la résolution de confier ses enfants à un domestique sûr, et de les faire partir quelques jours avant elle, lorsque dans la matinée du 17 juillet, elle reçut du préfet de police Decazes l'ordre de quitter Paris dans les deux heures. La brutalité de l'ordre le rendait inexécutable dans toute sa rigueur. L'intendant de la Reine obtint le répit de la journée à la condition qu'elle aurait quitté Paris avant la nuit.

A neuf heures du soir, protégées jusqu'aux barrières par des vedettes prussiennes, trois lourdes voitures quittèrent la rue Cerutti. Dans la première étaient Hortense et ses enfants, dans l'une des deux autres, un aide de camp du prince de Schwarzenberg ayant mission d'accompagner et de protéger la reine jusqu'au terme de son voyage.

 

C'était un charmant cavalier que le comte Edgard de Woyna, chargé du soin d'accompagner Hortense. Agé de vingt ans, d'une figure remarquable, et d'une présence d'esprit extraordinaire, il figurait parmi les jeunes élèves en diplomatie que Metternich tenait en réserve pour certaines missions. Celle qui venait de lui être confiée semble avoir été particulièrement délicate. C'est un héros de roman, avait dit le ministre autrichien en le recommandant à la reine, et ce mot la fit réfléchir. Elle savait que Marie-Louise vivait sous la surveillance du comte Neipperg, qui, sans être un héros de roman, était devenu successivement l'aide de camp, puis le confident, puis le compagnon d'alcôve de l'impératrice détrônée. Peut-être, note-t-elle malicieusement dans ses mémoires, voulait-on par ce moyen m'attirer plus facilement en Autriche, mais je préférais une liberté inquiète à une prison protectrice. La fine Française sut éviter le trébuchet auquel s'était laissée prendre la petite oie allemande et Woyna, chérubin policier, mit vainement en œuvre la grâce de ses respectueuses galanteries.

Mais du moins la présence d'esprit remarquable que lui reconnaissait Hortense fut fort utile pour assurer la sécurité du voyage. Un jeune garde de la maison du roi, M. de Nansouty, avait quitté Paris en même temps que la reine, dans le dessein d'arrêter les voitures de cette femme qui avait fait tant de mal. La maison du roi était en partie recrutée parmi de tout jeunes gens, qui apportaient dans la manifestation de leurs opinions la turbulence et la gaminerie de leur âge. A Dijon, presque aussitôt après leur arrivée à l'auberge, les voitures, qui, disait-on, emportaient de France plusieurs millions, furent entourées et gardées à vue par un groupe d'hommes, de femmes et d'enfants, criant à tue-tête : Vive le Roi et que dirigeait le jeune Nansouty. Une patrouille autrichienne dispersa le rassemblement, mais pendant une partie de la nuit, Nansouty, traînant dans un bruit de ferraille un grand sabre, se promena de long en large tandis que des acolytes buvaient et causaient bruyamment dans une salle basse de l'auberge. Sans M. de Woyna et les gens de la suite qui veillèrent toute la nuit, on eût pu craindre un attentat Quelques jours plus tard, et dans des circonstances analogues, le maréchal Brune était assassiné à Avignon.

Dans la soirée du 27 juillet, les voyageurs atteignaient Genève.

 

Propriétaire d'une modeste maison de campagne à Prégny, dans la banlieue de Genève, Hortense comptait s'y installer définitivement. Elle faisait des projets d'aménagement et d'embellissement de cet ermitage, dont, pensait-elle, les passions haineuses n'oseraient s'approcher. Ses goûts étaient simples. La musique, le dessin, l'éducation de ses enfants — et aussi une liaison discrète — suffiraient désormais à remplir sa vie. Elle avait trente-deux ans, l'âge où l'on peut recommencer une existence nouvelle. Afin de mieux oublier le passé et ses vaines grandeurs, elle renonçait à son titre de reine pour s'appeler duchesse de Saint-Leu. La reine de Hollande avait été malheureuse ; peut-être la duchesse de Saint-Leu conne trait-elle le bonheur.

Par sa naissance, par son éducation, par les exemples qu'elle avait eus sous les yeux dès son enfance, Hortense se rattachait directement à l'aimable société du xvm0 siècle, pour laquelle l'austérité des mœurs semblait être un préjugé plus encore qu'une vertu. Mariée par politique à un homme qui, malgré de réelles qualités d'intelligence était bizarre, insociable, jaloux jusqu'au ridicule au temps où il n'avait encore aucune raison de l'être, depuis cinq ou six ans, elle vivait séparée de son mari, et comme elle était aimante et digne d'être aimée, elle avait cherché dans une union irrégulière la tendre affection qu'elle n'avait pas trouvée dans le mariage. Depuis cinq ans, le beau comte de Flahaut, fils naturel de Talleyrand et officier d'ordonnance de l'Empereur, était associé de façon intime à l'existence de la reine. A cette époque, encore plus éloignée de nous par la différence des mœurs que par le temps, la maternité accompagnait assez souvent la galanterie. De cette union était né, en 1811, un fils, élevé clandestinement dans un ménage d'artisans. C'était le futur duc de Morny.

Associé depuis Waterloo jusqu'à la Malmaison aux derniers jours de la vie politique de Napoléon, Flahaut avait été tout d'abord inscrit sur la liste des généraux et officiers qu'une ordonnance royale du 24 juillet 1815 déférait aux Conseils de guerre pour avoir trahi le Roi ou attaqué la France à main armée. Grâce aux démarches de Talleyrand, son nom avait été rayé, mais il n'était pas douteux qu'il lui serait difficile de demeurer en France et il était vraisemblable qu'il choisirait une résidence toute proche de celle de la reine. L'enfant était un lien qui semblait être un gage de fidélité mutuelle. Avec le temps, une douce intimité faite de confiance et d'habitude, et par cela même plus durable, remplacerait l'amour des premières années. Tous deux vieilliraient dans ce pays qu'habitait une race pauvre, fière, libre, dont l'âme semblait préservée des basses agitations de la politique par la sérénité des lacs clairs et la majesté des cimes neigeuses.

Mais ce fier peuple de montagnards était parfois accessible aux faiblesses humaines. La Haute Diète, dont le siège était à Zurich, prit la décision de refuser l'entrée de la Suisse aux individus ayant joué un rôle dans la Conspiration contre le Roi, ou de les renvoyer par le plus court chemin hors de la frontière. Madame Mère, le Cardinal Fesch, qui se rendaient en Italie, durent continuer leur voyage sans un jour de repos. Hortense reçut des ordres réitérés de quitter le territoire.

M. de Woyna n'était pas éloigné de penser que cette rigueur avait pour origine un malentendu ; car toutes les grandes puissances, même la France, avaient délivré des passeports réguliers pour la Suisse. Il résolut de retourner à Paris pour demander de nouvelles instructions. Madame, dit-il avant son départ, je vois combien tout le monde s'est trompé à votre égard. Je connais maintenant votre résignation, votre douceur inaltérable. Reposez-vous sur moi. Je terminerai vos affaires et je reviendrai vous conduire là où vous voudrez vous retirer.

Certainement ses paroles étaient d'une sincérité juvénile. Mais soit que par la suite il eût changé d'avis, soit qu'à l'état-major des Alliés on pensât que sa mission était désormais sans objet, il ne revint pas. Cependant, la reine reçut indirectement de ses nouvelles. Par les relations qu'elle avait conservées à Paris, elle apprit que M. de Woyna la défendait avec un zèle qui l'amusa beaucoup. Il assurait à tout le monde, raconte-t-elle d'un ton de gaîté qui, même dans le récit de ses chagrins, apparaît souvent, il assurait que j'étais incapable d'avoir fait ce dont on m'accusait, car je n'avais pas assez d'esprit pour cela... Je trouvai l'expédient excellent, et je ne pus que lui en savoir gré.

A plusieurs reprises, au temps de l'Empire, Hortense avait séjourné à Aix en Savoie, et même elle y avait fondé un hôpital. Puisqu'elle ne pouvait rester en Suisse, elle résolut de passer quelques mois dans cette petite ville, où sans doute survivait son souvenir. En effet, cette population simple et paisible l'accueillit comme au temps de sa puissance, avec plus d'affection même, car au respect d'autrefois se mêlait la compassion due au malheur. Aix en Savoie était compris dans le département du Mont-Blanc, dont, aux termes des Traités de 1815, une partie devait faire retour au Piémont. En attendant l'exécution des traités, une administration franco-piémontaise assurait l'ordre. Le préfet de Chambéry, baron Finot, avait été longtemps fonctionnaire de l'Empire et connaissait personnellement la reine. Elle avait donc l'espoir de trouver à Aix le repos. Mais en quelques semaines elle y connut toutes les déceptions et tous les déchirements.

Et d'abord, les mauvaises nouvelles. L'Empereur, qu'elle croyait en sûreté, prisonnier, exilé aux confins du monde. La Bédoyère, Murat, un peu plus tard le maréchal Ney, tous familiers du salon de la reine, fusillés comme des malfaiteurs. Et dans les départements du Midi, une fureur de massacre dont la menace refluait jusqu'aux régions montagneuses. Le général commandant à Lyon la division autrichienne fit tenir à Hortense l'avertissement de veiller ; que ses jours et ceux de ses enfants pouvaient être en danger.

Le comte de Flahaut arriva inopinément à Aix, presque au moment où parvenaient ces nouvelles. Son intention était de quitter définitivement l'armée, et il apportait à la reine la promesse de lui consacrer sa vie. Tous deux faisaient des projets d'installation pour l'hiver dans un asile à l'abri des cruautés du sort et de la méchanceté des hommes.

Mais à peine la présence de Flahaut fut-elle signalée que les autorités locales s'émurent. Il arrivait de l'armée de la Loire. N'était-il pas un émissaire bonapartiste ? Le baron Finot, préfet de Chambéry, vint en personne à Aix pour demander à Flahaut de s'éloigner dans l'intérêt même de Madame de Saint-Leu. En effet, avec leur exagération coutumière, des rapports de police signalaient l'arrivée à Aix d'autres officiers et des voyageurs inoffensifs faisaient figure de conspirateurs.

Il fallut bien que Flahaut se résignât au départ. Je ne sais quel pressentiment me rendait cette séparation plus pénible, écrivait plus tard Hortense en rappelant ces douloureux souvenirs. Pressentiment auquel se mêlait peut-être un peu de défiance. Flahaut, élégant, charmant, plus enclin à rechercher dans la vie les jouissances qu'elle peut donner qu'à se soumettre aux devoirs qu'elle impose, avait eu des succès mondains que la reine ne pouvait ignorer. Ne se lasserait-il pas de vivre dans la solitude de l'exil ? et surtout ne se lasserait-il pas d'une constance à laquelle s'adaptait mal son caractère ? Bientôt Hortense devait apprendre que déjà la lassitude était venue.

Peu de temps après le départ de Flahaut, plusieurs lettres à son nom parvinrent à Aix. Le plus simple eût été de les renvoyer à Lyon, où il résidait en ce moment. Mais le pressentiment dont était hantée Hortense, l'écriture féminine des adresses, et aussi ce trouble de jalousie qui incite à apprendre ce qu'on craint le plus de savoir, donnèrent à Hortense la tentation de les ouvrir, et pour vaincre ses scrupules, elle se donnait à elle-même des raisons un peu faibles qu'elle a consignées dans ses souvenirs. Ces lettres pouvaient contenir des renseignements qui le compromettraient s'ils étaient connus à Lyon. J'avais sa confiance, j'ouvris ces lettres sans me croire coupable d'indiscrétion.

Elle lut, et reçut le coup en plein cœur. Les lettres étaient de Mademoiselle Mars, la célèbre comédienne, et leur ton passionné ne laissait aucun doute sur les sentiments qu'elle éprouvait pour Flahaut, et que Flahaut éprouvait pour elle. Mademoiselle Mars n'était plus de la première jeunesse. Dix ans auparavant une intrigue avec Napoléon avait troublé le ménage impérial. Et maintenant, la fille de Joséphine trouvait comme rivale celle qui avait été la rivale de sa mère.

Hortense n'était pas de la race des femmes fatales qui, brusquement, passent de l'amour à la haine, et des effusions de tendresse aux projets de vengeance. Même en s'indignant, en se répétant qu'elle était trompée, trahie, elle ne pouvait se dissimuler qu'elle aimait encore l'infidèle. Elle l'accusait et le plaignait tour à tour. Elle s'accusait elle-même d'avoir exigé d'un homme trop de perfection. Mais la commotion avait été trop forte. Après avoir expédié sa lettre, elle tomba dans un état de langueur qui alarma son entourage. Elle-même disait qu'elle sentait la vie s'échapper. Entre deux syncopes, elle restait pendant plusieurs heures étendue sur une chaise longue sans proférer une parole. Elle croyait avoir atteint le fond de la douleur humaine. Mais la douleur humaine n'est-elle pas sans fond ?

Un jour — c'était au mois d'octobre — deux envoyés de son mari arrivèrent à Aix. Ils venaient rappeler qu'une décision de justice confiait au roi Louis la garde et l'éducation de son fils aîné. Le jeune prince dut partir. Et le cœur de la mère, déjà cruellement blessé, saigna d'une nouvelle blessure. Plusieurs lettres de Flahaut vinrent apporter une diversion à cet enchaînement de chagrins. Elles n'étaient pas faciles à écrire, ces lettres, et l'on s'en aperçoit à l'indigence des arguments et à la naïveté des excuses. D'abord un cri de désespoir. Que n'était-il mort à Waterloo avec tant d'autres braves ! Il avouait qu'il avait été coupable d'une défaillance ; mais jamais il n'avait cessé d'aimer la reine, et cet amour unique remplissait sa vie. Seulement Hortense était trop parfaite et cette perfection l'avait effrayé. Et puis, fallait-il l'avouer, cette femme qu'il n'aimait pas, l'avait menacé, s'il l'abandonnait, de tout révéler à la reine. Il avait eu peur. Et cette timidité d'un général de cavalerie terrorisé par une femme ajoutait une note cornique à cet ensemble de banalités.

Mais la femme qui aime se laisse facilement convaincre. Tout en reconnaissant que le charme était rompu, Hortense pardonna. Ce n'était pas encore la rupture, mais la brisure lente, le frisson d'arrière-saison qui glace et dessèche la feuille qu'emportera le souffle d'automne.

La douleur épure les âmes et élève la pensée. Cette vérité d'expérience, on en retrouve la confirmation dans le récit laissé par Hortense de la crise morale dont elle venait de souffrir. Absorbée par une malheureuse passion, je ne vivais que pour un seul. Les soins qu'exigeait la santé de mon second enfant, naturellement délicate et dans ce moment altérée par le chagrin de voir partir son frère, me rappelèrent à des devoirs que je semblais négliger. Je jurai de vivre puisque j'étais mère... Ça et là on retrouve assez fréquemment dans les mémoires de la reine une même pensée exprimée sous des formes un peu différentes. J'ai trop compté sur la perfection humaine. Désormais je ferai le bien sans rien attendre de personne... J'aimerai mes semblables, je leur ferai du bien, mais sans en rien attendre... La douleur, le malheur m'attireront toujours, et si je parviens à les adoucir, je me dirai : Voilà la véritable jouissance, celle que personne n'aura le pouvoir de m'enlever.

Au moment où Hortense prenait ces résolutions et s'imposait cette discipline morale, l'occupation dominante de sa vie était l'éducation de son jeune fils Louis. Ces principes de dévouement, de charité, d'indulgence, le futur Napoléon III les recevait à l'âge où le cerveau de l'enfant est semblable à une cire malléable qui garde toutes les empreintes. Insensiblement, inconsciemment, sa petite âme en était pénétrée. Ce qu'on sait du caractère d'Hortense permet de penser qu'elle ne leur donnait pas la forme toujours un peu déplaisante d'une leçon, mais celle d'un conseil enveloppé dans l'affectueuse causerie de la journée, murmuré dans la caresse des adieux du soir, chuchoté dans les tendres baisers du réveil.

 

Novembre 1815. L'hiver précoce et rude des régions montagneuses, le souci de faire choix d'une installation définitive, décidèrent Hortense à quitter Aix. Le séjour en Suisse étant interdit, elle avait l'intention de se fixer dans le duché de Bade, dont le grand-duc avait épousé une de ses cousines, Stéphanie de Beauharnais. Cependant, il fallait bien traverser la Suisse, s'arrêter quelques jours à Prégny, où étaient chevaux et meubles. L'arrivée près de Genève mit encore en émoi les autorités locales et l'administration française de la frontière. A Aix, le jeune Louis s'amusait à jouer au soldat avec quelques camarades de son âge. La troupe enfantine avait des bâtons, un tambour. Les rapports de police envoyés à Paris transformèrent en manifestation bonapartiste et embauchage de volontaires ce divertissement de quelques bambins. La suite de la reine comptait une quinzaine de personnes. On imagina que l'une d'elles était Joseph Bonaparte déguisé en femme. Dans la nuit qui suivit l'arrivée des voyageurs à Prégny, la maison fut cernée, les domestiques interrogés, une perquisition commencée par la gendarmerie française de Ferney. Hortense accueillit cette petite troupe avec la grâce un peu impertinente d'une grande dame. Messieurs, quel que soit le motif qui vous amène ici, je suis heureuse de voir des militaires français. Et les bons gendarmes émus, fort intimidés, se retirèrent en ébauchant salutations et excuses.

Enfin, les fugitifs atteignirent Constance. Après un séjour d'un mois à l'auberge, la reine loua une maison dont sa lectrice a laissé une description qui montre combien cette installation était défectueuse. Bicoque mal construite, percée de tant de fenêtres que c'est une véritable lanterne. On monte par un escalier en bois à une galerie ouverte, également en bois, sur laquelle donne l'entrée de toutes les chambres de la maison, cinq à six pièces assez mal closes et blanchies à la chaux.

Hortense avait d'ailleurs le dessein d'acquérir une propriété plus confortable, mais un chambellan du grand-duc vint la prévenir qu'elle ne pourrait faire dans la principauté de Bade qu'un séjour provisoire, les membres de la famille impériale n'étant autorisés à résider que dans des régions désignées par les Alliés. Quoique signifié avec toutes sortes d'égards, ce procédé discourtois d'un de ses parents, autrefois protégé par Napoléon, blessa vivement Hortense. Et cependant, depuis son exil, elle avait eu déjà à souffrir des petites lâchetés, des reniements sournois que connaissent les puissances déchues. Ils lui étaient plus sensibles lorsqu'ils venaient de personnages que leur rang social eût dû préserver de ces faiblesses. Ainsi, Madame de Staël, dont la résidence de Coppet était toute proche de Prégny, s'excusa de ne pouvoir se rendre chez elle parce qu'elle était en négociations avec Louis XVIII pour le remboursement de deux millions prêtés autrefois par son père au trésor royal. A Morat, la reine attendait la visite d'une dame de Pourtalès, élevée, dotée et mariée par Joséphine. Cette darne ne vint pas. A Aix, un de ces médiocres qu'un caprice de Napoléon avait fait ministre de la guerre et duc de Feltre, le général Clarke, vint faire une cure peu de temps après l'arrivée d'Hortense. Le pauvre homme s'ingéniait à ne jamais se trouver en présence de la reine, et lorsque dans cette petite ville où il était malaisé d'éviter une rencontre, il l'apercevait de loin, bien vite il rebroussait chemin, s'esquivait par une rue latérale de peur d'être forcé d'ôter son chapeau.

Je ne m'étonnais plus de rien, note Hortense dans ses mémoires. Parmi les éléments qui ont déterminé le caractère peur de Napoléon III, il faut compter la précoce expérience de la faiblesse humaine. Parvenu au faîte de la puissance, lui aussi était arrivé à ne plus s'étonner de rien. Amis, ennemis, dévouement, trahison, adulations ou calomnies, il savait qu'en politique, ces mots n'ont qu'une valeur relative. Il pensait que l'homme est une créature singulièrement faillible, dont le plus per souvent, les actions dépendent des circonstances, et peuvent du se modifier avec elles. C'est pourquoi, s'il n'attachait pas une paie importance exagérée aux protestations de dévouement, il ne croyait pas non plus que certaines inimitiés fussent irréductibles. A la douceur naturelle de son caractère les impressions de son enfance en exil avaient ajouté une indulgence constante. Mais dans l'indulgence, il y a parfois un peu de mépris.

 

Lorsque Flahaut repentant, ou paraissant l'être, avait obtenu de la reine Hortense la promesse qu'elle lui pardonnerait un moment d'oubli, c'était à la condition que désormais, il la tiendrait au courant de toutes les circonstances de sa vie, qu'il lui dirait tout avec confiance. Il tint si consciencieusement parole qu'un jour il lui écrivit d'Angleterre qu'il avait plu à une jeune personne riche, indépendante, pleine de qualités et de talents. On lui conseillait de se marier, mais son vœu le plus cher était de rejoindre la reine, de lui consacrer â sa vie. Cependant, par un fâcheux contre-temps, il éprouvait toutes sortes de difficultés à obtenir un passeport lui permettant de quitter l'Angleterre. En d'autres lettres, il faisait savoir qu'il voyageait en Écosse, où, coïncidence curieuse, se trouvaient les propriétés de la jeune personne si remplie de qualités et de talents. La pauvre reine comprit. Elle écrivit à l'infidèle qu'elle ne voulait pas être un obstacle à son bon ; heur. Elle lui conseillait de se marier. Ô faiblesse humaine, dit-elle dans ses mémoires, en traçant cette résolution, j'espérais encore qu'il ne me croirait pas, qu'il viendrait peut-être me forcer à la rétracter... Il adressait toujours des lettres remplies de la plus tendre amitié, mais il ne se fit pas trop prier pour suivre le conseil de se résigner au mariage. Son bonheur m'était cher, écrit la bonne reine, puisqu'il était un peu mon ouvrage... une douce mélancolie commençait à s'emparer de moi...

Depuis qu'elle avait quitté la France, Hortense errait de domicile en domicile, surveillée, à la demande des Alliés, par une police soupçonneuse et tracassière. Cependant, en 1817, elle fut autorisée à acheter deux immeubles, l'un à Augsbourg pour la résidence d'hiver, l'autre à Arenenberg, sur les bords du lac de Constance. Cette dernière acquisition ne dépassait pas d'ailleurs le prix modeste de quarante et un mille francs. Malgré ses préventions contre Hortense, et le rôle que, sur la foi de rapports mensongers, il lui attribuait dans le retour de l'île d'Elbe, l'empereur Alexandre eut la générosité d'intervenir pour rendre moins pénible l'existence de la reine exilée, et même, il améliora sa situation pécuniaire en achetant moyennant 940.000 francs une partie des tableaux ou objets d'art du château de la Malmaison, que les Prussiens menaçaient de confisquer sous prétexte qu'ils venaient d'Allemagne. Sa part dans la succession de Joséphine, la liquidation amiable de la communauté de biens ayant existé entre elle et son mari, la vente de ses diamants, permirent à Hortense de reconstituer un capital d'environ deux millions et demi ; fortune relativement médiocre en regard des deux millions de revenus annuels auxquels Napoléon avait fixé son apanage, mais qui, grâce à l'incroyable bon marché de la vie matérielle en Suisse au début du XIXe siècle, incroyable surtout si on le compare aux difficultés de la vie moderne, rendait possible un train de maison simple, mais encore très confortable. Si l'on consulte les passeports délivrés à la reine lors de ses voyages à travers la Suisse, on voit que sa suite se composait d'une dizaine de personnes, chapelain, précepteur, intendant, lectrice, domestiques. Presque chaque jour, il y avait table ouverte à Arenenberg, où tout Français était toujours bien accueilli. Parmi les visiteurs portant des noms connus, on peut citer les maréchales Ney, Marmont, Delphine Gay, Madame Récamier, Madame Campan, Chateaubriand, Casimir Delavigne, Lavalette, général Gourgaud, maréchal Sébastiani, bien d'autres encore.

 

Lors de l'installation d Augsbourg et Arenenberg, le jeune Louis-Napoléon avait neuf ans. La lectrice de sa mère mentionne clans ses souvenirs qu'il était doux, timide, renfermé. Sa docilité, son empressement à obéir semblaient annoncer peu de volonté. On l'appelait Monsieur Oui-Oui. Plus tard, on s'aperçut que, sous cette apparence de passivité, il poursuivait lentement, longuement, certaines idées auxquelles il ne renonçait pas facilement. Sa mère lui donna un autre surnom, Mon doux entêté, excellente définition, dont on appréciera davantage la justesse en étudiant le caractère de l'homme fait. Prétendant, président de la République ou empereur, Louis-Napoléon, au temps où la maladie n'aura pas encore affaibli sa volonté, renoncera difficilement à une opinion ou à un projet. Son extrême aménité, sa douceur, son horreur de la discussion donneront parfois le change à un conseiller ou à un ministre qui croiront l'avoir convaincu. Sous le voile de concessions de pure forme, le projet qu'ils avaient combattu demeurera dans la pensée du Souverain, et réapparaîtra après des mois ou des années. En plus d'une occasion nous retrouverons au cours du règne le doux entêté.

L'enfant était de santé délicate, d'une sensibilité que de fortes émotions transformaient aisément en malaises et indispositions. La correspondance de son précepteur mentionne que vers l'âge de douze ans son jeune élève a des terreurs paniques qui le tiennent éveillé pendant deux ou trois heures... Dans une autre lettre, nous lisons encore : Il faut souvent faire le sacrifice de mon sommeil pour sermonner et rassurer mon élève. Il a peur et son insomnie dure deux ou trois heures... Je n'attribue pas ces frayeurs à la malignité, mais uniquement à la faiblesse de tempérament et à une constitution extrêmement nerveuse. Avec le temps, et parvenu à l'âge d'homme, le futur Napoléon III s'efforcera de masquer cette nervosité sous une apparence de froideur et d'impassibilité. Mais déjà chez l'enfant, il y avait parfois une gravité, des silences qui cachaient les émotions sous une pudeur et un repliement de sensitive.

Peut-être les dissentiments entre son père et sa mère n'étaient-ils pas étrangers à cette émotivité maladive. Dans un ménage désuni comme l'était celui d'Hortense et de Louis Bonaparte, l'enfant est souvent une victime douloureuse. Ce père, qu'il connaissait à peine, il le savait difficile à vivre, bizarre, tyrannique. Il s'efforçait cependant de l'aimer, et dès qu'il fut en âge de correspondre avec lui, il se montra toujours déférent, tendre et respectueux. Le plus souvent, les réponses paternelles étaient désagréables, hérissées de remarques aigres et déplaisantes. Le ton de quelques-unes d'entre elles, rapproché de certains propos attribués au roi Louis, serait de nature à appuyer la tradition qui met en doute la légitimité de la naissance de Napoléon III. Que vaut cette tradition, à laquelle la liberté de la vie privée d'Hortense a pu donner quelque vraisemblance ? En toute sincérité, nous croyons qu'elle est fausse et qu'elle doit disparaître devant un examen impartial des faits, qui ont été dénaturés, embrouillés, exploités par les passions politiques, les plus injustes et les plus crédules de toutes les passions.

Tout d'abord, il est certain que très peu de temps après le mariage de Louis et d'Hortense, une légende scandaleuse fut mise en circulation par des libelles anglais, et recueillie avec complaisance par les ennemis de Bonaparte. Le premier Consul, disait-on, avait eu des relations intimes avec sa belle-fille, et la célébration du mariage, imposé à Louis Bonaparte, avait été brusquée, parce que la jeune femme était enceinte. Cette odieuse calomnie, qui s'apparente avec celle qui accusait Napoléon d'avoir eu des relations incestueuses avec ses sœurs, se répandit jusque dans l'entourage du Consul, où figuraient certains corrompus de l'ancien régime et pourris du Directoire. Elle prit assez de consistance pour troubler Louis Bonaparte, esprit inquiet, soupçonneux, mal équilibré. Il n'est point méchant, disait Napoléon en parlant de son frère, mais il est naturellement porté au travers et à la bizarrerie... Il a été gâté par la lecture de Jean-Jacques.

Oui, de Jean-Jacques, Louis Bonaparte avait les phobies, la manie de la persécution, ce qu'en psychiatrie on appelle l'anxiété chronique. Avec l'âge, les tracas de la politique, la maladie, ces tares s'accentuèrent et dégénérèrent en une sorte de trouble mental, aggravé par un déplorable état physique. A trente-cinq ans, il était à demi infirme. En 1812, consultant par correspondance un célèbre médecin de Paris, il décrivait longuement, minutieusement, en demandant une réponse sur vingt-quatre articles, les incommodités dont il souffrait. Pour écrire, il me faut attacher la plume aux doigts, et couvrir la main d'un gant. Pour tourner une clef, il faut que je mette des doigts dans l'anneau, sans quoi je ne puis la presser assez pour tourner. Il en est de même pour se moucher, ôter le chapeau...

Quelle était la nature et l'origine de la maladie à laquelle les médecins du temps ne paraissent pas avoir compris grand'chose, soit par ignorance, soit par crainte en s'expliquant trop clairement, de mécontenter un personnage de haut rang ? Quelques propos de Napoléon à Sainte-Hélène semblent donner une indication. Causant avec son médecin Antommarchi, qui arrivait d'Europe, il l'interrogeait sur sa mère, ses frères, ses sœurs : — Que pensez-vous de la santé de Louis ?Sire elle est déplorable ; les remèdes n'y peuvent plus rien. — Ah ! dit l'Empereur, quel beau jeune homme c'était, lors de ma première expédition d'Italie. Sa timidité l'a perdu. Quel malheur que je n'aie pas été prévenu à temps. Il serait sain et sauf aujourd'hui. Une autre conversation est encore plus significative. Je fus insensible, disait l'Empereur, aux  séductions des belles Italiennes. Elles s'en dédommagèrent avec ma suite. L'une d'elles, la comtesse C... laissa à Louis, lorsque nous passâmes à Brescia, un gage de ses faveurs qu'il se rappellera longtemps...

Certes, au moment de son mariage, l'état du malheureux prince n'avait pas encore cette gravité ; mais déjà l'agitation, l'inquiétude, les incohérences décelaient le candidat à la paralysie générale. Hortense gaie, saine, aimant la vie, s'aperçut bientôt avec terreur que sa destinée était liée à celle d'un mari fantasque, irritable, d'une jalousie de montagnard corse.

La grossesse fut l'occasion de scènes se rattachant à l'obsession qui hantait, torturait ce pauvre cerveau malade, Hortense était soignée par le célèbre accoucheur Baudelocque. Sa santé était parfaite, mais à certains symptômes, Baudelocque pensait que la délivrance pourrait devancer de quelques jours le terme prévu. Tous deux en plaisantèrent, car la date que le médecin annonçait comme probable n'atteindrait pas à tout à fait les neuf mois révolus depuis le mariage ; il s'en fallait de trois ou quatre jours. Tout étonnée et en riant, je courus faire part de cette nouvelle à mon mari. Mais lui, d'un air terrible, me dit : — Si cela était, je ne vous reverrais de ma vie. — Comment, m'écriai-je avec désespoir, auriez-vous quelque soupçon sur moi ?Non, je sais ce qu'il en est, mais c'est pour ce qu'on dirait...

Contrairement aux prévisions de Baudelocque, l'accouchement fut assez tardif pour rassurer Louis Bonaparte ; mais bientôt une autre préoccupation ramena le doute dans son esprit. L'enfant étant un fils, le premier Consul annonça qu'il avait l'intention de l'adopter. Nouveau sujet d'emportement pour Louis, qui, par lettre, déclara à son frère que jamais il ne renoncerait à ses droits paternels et que si lui, Napoléon, voulait s'assurer un héritier politique, il n'avait qu'à répudier Joséphine et à se remarier.

L'enfant, Napoléon-Charles, né le 10 octobre 1802, venait d'atteindre l'âge de cinq mois, lorsque Louis, désireux de consulter des médecins de Montpellier et d'y suivre un traitement, quitta Paris. Avant son départ, il fit promettre d'une manière très solennelle que lorsque Hortense se rendrait à Saint-Cloud, où Bonaparte devait passer la belle saison, elle n'y coucherait jamais, et reviendrait chaque soir à leur hôtel de la rue de la Victoire — situé à l'emplacement actuel de la Synagogue —. Joséphine et Bonaparte s'étonnaient de ce que leur fille ne vint pas s'installer auprès d'eux pendant l'absence de son mari. Un jour, elle était à Saint-Cloud lorsque Bonaparte proposa une promenade dans une calèche à six chevaux qu'il conduirait lui-même. On sait que le grand homme était assez maladroit dans les exercices du corps, et qu'il montait ou menait ses chevaux en casse-cou. Il accrocha une borne, fut projeté à dix pas et fit verser la calèche, dont les occupants se relevèrent plus ou moins meurtris. Cette fois, Joséphine insista pour que sa fille couchât au château et sur le refus embarrassé de la jeune femme, elle s'écria en pleurant qu'on ne l'aimait plus. — Non, Joséphine, dit Bonaparte, ce n'est pas cela. Il y a que nous sommes vieux, et qu'Hortense s'amuse à Paris, tandis qu'elle s'ennuie près de nous. — J'étais au supplice, a raconté Hortense, j'oubliai toute prudence et j'avouai la défense de mon mari. Ce fut alors un bel accès de colère du Consul : Comment, Louis a fait cette défense ! Pourquoi ? Est-ce dans les libelles anglais qu'il va chercher ses raisons ? Écrivez-lui. Il n'a pas le droit de séparer une fille de sa mère.

La scène avait eu plusieurs témoins ; dès le lendemain elle était connue dans Paris, et naturellement le récit en parvint jusqu'à Louis. A son retour les crises de jalousie passèrent à l'état aigu. Défense de recevoir les officiers d'ordonnance du Consul, menace de passer son épée au travers du corps d'un jeune cousin, Tascher de La Pagerie, arrivé récemment de la Martinique et dont les visites étaient trop fréquentes, renvoi de domestiques soupçonnés de porter des lettres, visite des salons, portes verrouillées. Une amie d'Hortense, Madame de Broc, était assez libre avec Louis Bonaparte pour le plaisanter sur le ridicule de cette surveillance.

— Eh bien, avez-vous trouvé quelqu'un ? lui dit-elle un jour qu'il avait fureté dans une chambre.

— Non, on se sera sauvé par le jardin.

— Comment croyez-vous à des choses que vous n'avez pu voir ?

— C'est qu'il s'est vu tant de choses des femmes. N'en est-il pas qui, près de leur mari, n'ayant qu'un même lit, se sont relevées pendant qu'il dormait pour aller à des rendez-vous ?

— Ah ! c'en est trop, dit avec indignation l'amie d'Hortense. Vous êtes gâté par de mauvais livres ; vous ne méritez pas une femme comme la vôtre.

Il arrive parfois que la crainte d'un péril imaginaire donne naissance à un véritable danger. La jalousie tyrannique de Louis Bonaparte fut bientôt de notoriété publique et fit naître pour certaines personnes de la haute société l'occasion de plaindre sa jeune femme et pour d'autres le désir de la consoler. Sans avoir la régularité de la beauté classique, les traits d'Hortense étaient charmants. Dans le geste, l'attitude, on retrouvait la langueur créole, la souplesse gracieuse de Joséphine, avec la jeunesse en plus. Elle-même, dans ses mémoires, sans y apporter trop de coquetterie, mais avec un peu de complaisance, nomme quelques-uns des soupirants qui essayaient d'attirer son attention par leurs assiduités, un chevalier d'Arzac, un chevalier de Livry, un capitaine Charette de La Colinière, neveu du célèbre vendéen, La Bédoyère, Flahaut... Au bal, j'étais recherchée, entourée souvent d'une manière à m'embarrasser. On montait sur les chaises pour me voir danser.

La désignation de Louis Bonaparte comme roi de Hollande — 1806 — éloigna Hortense de cet entourage dangereux, mais en allant prendre possession de cette couronne, qu'elle considérait, disait-elle, comme la plus cruelle des épreuves, elle emportait de Paris de gracieux souvenirs, auxquels le mirage de l'éloignement devait donner encore plus de charme. En Hollande, la sombre méfiance de Louis le rejeta dans des tracasseries offensantes pour la jeune reine. Il recruta le service des écuyers qui devaient chevaucher autour de sa voiture parmi des personnes âgées d'au moins soixante ans. Un Monsieur de Marmol, plus jeune, fut toléré parce que sa laideur semblait devoir écarter tout danger. Ces précautions paraissant au roi encore insuffisantes, il surveillait la correspondance, faisant fouiller des courriers, saisir des lettres. Souvent, je l'entendais, quand tout le monde était retiré, venir écouter à ma porte... Quelquefois, il essayait de surprendre un aveu, et la bizarrerie de ses procédés fait apparaître l'obsession dont il ne pouvait délivrer son esprit. Avouez-moi, disait-il brusquement, les fautes que vous avez pu commettre, et je pardonnerai. Un jour, il prit un air de triomphe pour dire : Vous n'avez voulu convenir de rien. Eh bien, apprenez que je sais tout et que j'ai des preuves. Mais devant le dédain de la reine pour l'indignité et la puérilité du stratagème, il resta immobile et garda le silence.

Si nous insistons sur les méfiances, inquiétudes, angoisses, dont par son imagination malade Louis Bonaparte empoisonnait son existence, c'est parce que, trente ou quarante ans plus tard, elles servirent de thème aux haines politiques pour accréditer la légende de l'illégitimité de Napoléon III. Par une transposition de dates, par une confusion de faits, on appliqua à l'empereur de 1852 les incertitudes, injustifiées d'ailleurs, dont avait été entourée la naissance de son frère aîné. Dans l'Histoire d'un Crime, Victor Hugo insinue que le père de Napoléon III était l'amiral hollandais Verhuel. En 1868, La Lanterne d'Henri Rochefort publiait un article, dont l'intention méchante se voilait des précautions nécessaires pour éviter des poursuites judiciaires. Je signale une injustice dont l'histoire s'étonnera. Il est perpétuellement question de la reine Hortense dans les sphères officielles, et jamais je n'ai trouvé, même dans la bouche des dévouements les plus payés, un mot gentil pour le roi Louis de Hollande, son époux... Il n'y a pas une exposition de peinture sans plusieurs reines de Hollande en pied ou à mi-corps. Le roi de Hollande n'a jamais eu seulement l'ombre d'un médaillon en stéarine... Il y a dans cette sorte d'abandon du roi Louis, comparé au culte dont la reine Hortense est l'objet, quelque chose qui échappe à ma pénétration. L'insinuation était assez claire pour amener le lecteur à cette conclusion : si Napoléon III laissait dans l'oubli la mémoire du roi Louis, c'est qu'il ne se considérait pas comme son fils.

Négligeons ces pamphlets et revenons à l'histoire, sans autre souci que de rechercher la vérité.

Napoléon III était né le 21 avril 1808. C'est donc à l'année 1807 qu'il faut se reporter pour comprendre quelle était alors la situation du ménage royal. Il venait d'être frappé d'un grand malheur. Au mois de mai, le petit Napoléon, l'enfant désigné pour la succession de l'Empire, avait été atteint de malaise, fièvre, éruption. Rougeole, dirent d'abord les médecins de La Haye. Mais bientôt apparurent de terribles symptômes. Le père, la mère, réunis par la douleur, ne quittaient pas le lit où agonisait l'enfant royal, qui mourut le 5 mai, étouffé par le croup. Devant le petit cadavre, Hortense était tombée évanouie, immobile et comme morte. L'affliction du père n'était pas moins profonde. Mon mari, accablé, se jeta au pied du lit de son fils... Il se précipita sur moi en fondant en larmes. Il m'appela, me conjura de vivre pour lui et de lui pardonner tant de chagrins et d'injustices. Cette fois, voilà de la vraie douleur et non plus de vains fantômes de chagrins imaginaires. N'y trouve-t-on pas la preuve que si Louis avait pu être troublé par des rumeurs calomnieuses, il n'y avait jamais ajouté foi ?

Pendant plusieurs jours, Hortense demeura dans un état de prostration qui fit craindre pour sa vie. Corvisart appelé de Paris n'était arrivé qu'après le décès de l'enfant. Il conseilla pour la mère les voyages, le séjour sous un climat plus doux et plus gai que celui de la Hollande.

Paris, Bordeaux, Bagnères-de-Bigorre, Cauterets, une excursion à la frontière d'Espagne, furent les principales étapes du voyage. La reine était accompagnée de trois écuyers, d'une dame d'honneur, sœur de la maréchale Ney. Son état de santé, sa tristesse, le service d'honneur dont elle était suivie, la tendresse inaccoutumée des lettres dans lesquelles son mari assurait que depuis leur malheur, il envisageait la vie sous un autre aspect, qu'il ne pensait plus qu'à la rendre heureuse, toutes ces circonstances ne rendent-elles pas invraisemblable l'invention calomnieuse d'une intrigue sentimentale nouée au cours du voyage, et qui expliquerait la naissance d'un fils neuf mois plus tard ? La vérité est infiniment plus simple. Au mois de juin, le roi Louis vint rejoindre sa femme à Cauterets. Il vit que j'étais trop mal pour me parler d'autre chose que de la perte que nous venions de faire... Mais il désirait si vivement notre réunion et paraissait devoir en être si heureux, que notre raccommodement eut lieu à Toulouse. C'est en ces termes pudiquement voilés que, dans ses mémoires, la reine fait allusion à la réconciliation complète dont l'heureux dénouement fut la naissance du futur Napoléon III.

Le premier précepteur de Louis-Napoléon avait été l'abbé Bertrand, qui, à la cour de La Haye, tenait auprès d'Hortense l'emploi de chapelain, secrétaire, professeur d'histoire, etc. Très fin, très érudit, il avait pris avec l'âge, autant par caractère que par la méditation des événements extraordinaires dont il avait été témoin depuis trente ans, une philosophie aimable, qui lui faisait accepter avec le même enjouement la bonne ou la mauvaise fortune. J'ai puisé dans le sein de ma mère, écrivait-il un jour, une gaîté dont le fonds chez elle était inépuisable. Elle aurait dû s'appeler Lætitia... En effet, la correspondance du bon abbé, dont une partie a été publiée, est parfois fort amusante ; il y circule un filet de la sève puissante qui coule à pleins bords aux écrits de Molière et de Rabelais. Tout, pour l'abbé Bertrand, est sujet à plaisanteries, même les infirmités de la vieillesse. Son asthme l'empêche de respirer ? Aussi, dit-il, je prends grand plaisir à causer avec les bègues, parce que j'ai le temps de reprendre haleine pour répondre à des phrases qui durent cinq minutes, et sans méchanceté, mais avec un véritable sens du comique, il donne un spécimen de la conversation qu'il vient d'avoir avec une vieille dame bègue du voisinage. Sur la vanité nobiliaire des hobereaux allemands qui fréquentaient Arenenberg, sa verve est intarissable. Quel plaisir de s'entretenir avec la comtesse ou le baron, de parler des seize ou trente-deux quartiers en jetant un regard de pitié sur ceux qui ne remontent pas au delà de l'Électeur Maximilien, ou d'Othon de Wittelsbach ? Il écrit encore en réponse à un correspondant qui lui demandait où en étaient ses recherches sur la généalogie d'une comtesse de Walch : Présentez à Madame la Comtesse tout ce qui vous viendra d'aimable et de respectueux, dites-lui que la planche la plus voisine de ma bibliothèque contient neuf gros volumes de mille pages chacun sur la science héraldique. J'en lis un chaque matin et chaque jour voit croître mes lumières. Je suis plus que jamais convaincu que les privilèges de la noblesse ont été accordés à la branche aînée issue de Japhet, qui, au moment où les cataractes du ciel s'ouvraient, eut le courage de passer sa tête par la fenêtre de l'arche et de crier aux malheureux qui se noyaient : Sauvez, sauvez les titres des illustres maisons !...

Il est certain que ce charmant homme ne pouvait être un éducateur bien sévère. Ses leçons n'étaient guère que d'affectueuses causeries coupées de longues récréations. Comme dans l'éducation religieuse en général, la culture morale, l'éveil de la vie intérieure tenaient plus de place aux enseignements de l'abbé que la science proprement dite. N'ayant jamais eu d'ambition pour lui-même — sa correspondance en fait foi il n'en avait pas davantage pour son élève et ne croyait pas qu'il fût désirable de préparer son bon petit Louis à tenir un grand rôle dans l'histoire. Le pauvre enfant, écrivait-il, que la fortune ne lui joue pas de ces tours-là ; elle les fait payer trop cher. Qu'il soit honnête homme avant tout... J'espère qu'il ne sera jamais destructeur de ses semblables...

Louis-Napoléon touchait à sa douzième année lorsque, sur les conseils de l'abbé Bertrand lui-même, on le confia aux soins d'un précepteur plus sévère. Le choix de la reine Hortense s'arrêta sur Philippe Le Bas, petit-fils du menuisier Duplay, l'hôte de Robespierre et fils du conventionnel Le Bas, qui s'était suicidé le g Thermidor, quelques heures avant d'être traîné à l'échafaud. Personnellement, le conventionnel Le Bas était honnête et intègre. Mais son fanatisme révolutionnaire, son admiration exaltée pour Robespierre, une mission en Alsace avec Saint-Just l'avaient associé à des mesures violentes. Il avait voté la mort de Louis XVI. Une reine confiant l'éducation de son fils au fils d'un régicide, un fier républicain entrant au service d'une maison princière, voilà qui, à première vue, est assez déconcertant. L'étonnement diminue si l'on se reporte à l'époque qui sert de cadre à ce récit et si l'on examine les événements non plus avec nos idées modernes, mais avec celles des contemporains de la chute du premier Empire.

A ce moment, c'est-à-dire au cours des quelques années qui suivirent 1815, les partis bonapartiste et républicain se rejoignaient par bien des points de contact. A ne considérer les événements que dans une vision d'ensemble et sans s'arrêter à la minutie des détails, le Napoléon des Cent Jours, le vaincu de Waterloo, le captif de Sainte-Hélène, c'était l'homme de la Révolution qui avait combattu la coalition des Rois, ligués pour le retour de l'ancien régime. La discussion des théories politiques se prêtant avec la plus grande facilité aux subtilités de la casuistique, les arguments ne manquaient pas pour démontrer que République et Empire avaient la même origine, et que si l'on se reportait à la définition romaine, l'Empereur, l'Imperator, n'était que le chef des armées d'une République. Au début de l'Empire, Napoléon, avec sa finesse, sa souplesse italiennes, avait eu l'habileté de créer et de prolonger l'équivoque. Lorsque le Sénat se rendit en corps à Saint-Cloud pour offrir au Consul la dignité impériale, son président eut le soin de spécifier dans un discours concerté d'avance, que l'offre était faite pour la gloire et le bonheur de la République. Dans la formule du serment que devait prêter le nouvel Empereur, il prenait l'engagement de maintenir l'intégrité du territoire de la République. Pendant quelque temps, l'effigie des pièces de monnaie portait en exergue République française — Napoléon Empereur. Quant aux actes de violence, d'arbitraire, de despotisme qui n'avaient pas été rares au cours du règne, on pouvait les expliquer par les circonstances extraordinaires qui avaient imposé au chef de l'État la nécessité de se transformer temporairement en dictateur ; et la dictature c'était encore une institution d'origine républicaine.

L'enfance de Philippe Le Bas avait été douloureuse. Au cours de la réaction thermidorienne sa mère avait été jetée en prison. Mise en liberté après une détention de plusieurs mois, elle avait dû pour vivre, pour élever son enfant, se faire ouvrière blanchisseuse. Remariée à un frère du Conventionnel, elle avait pu faire donner quelque instruction à son fils ; mais les ressources du ménage étaient modestes, et les études de l'enfant avaient été interrompues avant l'âge des concours et des diplômes universitaires. A seize ans, Philippe Le Bas s'était engagé dans la marine. Au moment où il était entré comme précepteur à Arenenberg, il était titulaire d'un petit emploi à la Préfecture de la Seine. Pendant ses heures de loisir, il donnait des leçons en ville ou au collège Sainte-Barbe. Aux difficultés de la vie était venu se joindre un grand chagrin. Au moment où il sollicitait la place de précepteur, Le Bas avait perdu un enfant de quatre mois ; sa femme était tombée malade ; si bien qu'après avoir appris qu'il était définitivement agréé par la reine Hortense, il hésitait à accepter, et ne se mit en route que sur les instances de sa famille.

Ces difficultés de l'existence, ces déconvenues, ces tristesses avaient donné à Philippe Le Bas une gravité précoce. Ses lettres nous font voir en lui la passion du travail, la conscience du devoir, une belle droiture, avec dans le caractère quelque chose d'un peu ombrageux, une tendance à la susceptibilité, fréquente chez les gens de mérite qui occupent une situation subalterne. Cette raideur s'était vite assouplie et détendue à l'accueil affectueux, presque familial qu'il avait reçu à Arenenberg. Madame la Duchesse est une femme pleine de bonté et de justice, écrivait-il à sa mère, elle a le désir que tout ce qui l'entoure soit heureux... Quant à mon jeune élève, un mot de lui te fera juger de son cœur. Je lui disais lundi dernier : J'étais bien heureux il y a un an, j'avais un fils, et quelques larmes coulaient de mes yeux. — Consolez-vous, Monsieur, me dit-il, vous n'avez plus de fils, mais moi, je veux vous en tenir lieu. On peut tout attendre d'un enfant comme celui-là.

Mais la reconnaissance qu'il éprouvait pour la reine Hortense, l'affection qui l'unit bientôt à Louis-Napoléon ne rem-péchaient pas de reconnaître que la tâche à remplir serait très pénible. Mon élève a douze ans, mais il n'est pas très avancé, je pourrais même dire que ses connaissances sont presque nulles sur beaucoup de points. Il n'y a qu'une seule chose qu'on ait su lui inspirer, c'est un dégoût complet pour l'étude. Cette appréciation n'était pas très aimable pour l'abbé Bertrand. Ne connaissant pas encore le caractère de l'excellent homme, éprouvant à son égard un peu de la méfiance de l'éducateur laïque pour l'éducateur prêtre, Le Bas s'était imaginé bien à tort qu'il trouverait en l'abbé Bertrand sinon un ennemi, du moins un observateur malveillant. Il fut vite détrompé. L'abbé fut le premier à convenir que son ancien élève était en de meilleures mains que les siennes, et en apprenant qu'il tenait un bon rang au collège, il reconnaissait qu'un vieil ultra comme lui n'était pas capable d'opérer de tels prodiges. Puis toujours jovial, il ajoutait : Pour célébrer une telle victoire nous allons faire provision de chandelles ; et à la première hausse de fonds, nous illuminerons ; nous donnerons à nos vassaux une fête dont on conservera la mémoire...

Une solide amitié unit bientôt le professeur et l'abbé. Dans les lettres qu'ils échangeaient, Philippe Le Bas s'appliquait parfois à répondre par le badinage au badinage de son correspondant. Mais c'était un genre où le jeune précepteur réussissait moins bien que le vieil abbé.

Dans la méthode d'éducation imposée par Philippe Le Bas, l'emploi du temps avait été réglé, mesuré au rythme d'une discipline sévère, dont une lettre donne le programme. Nous nous levons à six heures, et nous faisons une promenade dans la montagne jusqu'à sept. De sept heures à huit heures et demie, leçon de grammaire générale. De huit heures et demie à neuf heures, récréation. De neuf heures à dix heures et demie, latin. Nous déjeunons à dix heures et demie. Nous nous remettons à l'ouvrage à onze heures et demie pour la leçon d'arithmétique. A une heure, leçon d'allemand ou d'écriture. A deux heures, leçon de grec. De trois à quatre heures, leçon de natation donnée par le valet de chambre. De quatre à six heures, histoire et géographie. A six heures, nous dînons et nous nous promenons. A huit heures, nous remontons dans notre chambre pour apprendre nos leçons, ou mettre au net les devoirs que j'ai corrigés pendant le jour. A neuf heures, coucher.

On voit que le programme était chargé. A treize ans, Louis-Napoléon suivit les cours du collège d'Augsbourg. Nous trouvons encore dans la correspondance de Le Bas la progression suivie dans le classement des compositions.

Il a été d'abord le cinquante-quatrième sur quatre-vingt-quatorze élèves, puis le cinquantième, puis le vingt-quatrième, et nous relevons aussi de nombreux témoignages de l'excellent caractère du jeune prince. Enfant charmant sous le rapport des qualités du cœur. Bonté, douceur, prévenance. Je ne sais encore si j'en ferai un savant, mais je n'en ferai jamais un ingrat. Je me trompe bien, ou je me serai fait de lui un ami pour la vie. On pourrait multiplier les citations de ce genre.

L'impression que donne encore cette correspondance, c'est chez Philippe Le Bas une détente de sa gravité naturelle et de son austérité première. A Augsbourg, il va au bal, au théâtre, joue dans des comédies de salon, place des billets d'une loterie de bienfaisance. Son obligeance était parfois mise à contribution de façon singulière. Un ami de Rome lui demandait de lui envoyer des postiches cheveux de front, anneaux de cheveux frisés pour deux dames, l'une brune, l'autre châtain foncé. En Allemagne on fabrique de ces cheveux de soie ; on n'en trouve pas en Italie. Mentionnons encore des projets d'avenir où l'on sent une réminiscence des lectures de Rousseau, dont, depuis la venue de Robespierre, tous les hôtes de la maison Duplay étaient de fervents disciples. Je me vois déjà dans huit ans, maître d'une fortune, qui me permettra de vivre dans cette douce médiocrité, que j'apprécie plus que jamais. Nous achèterons dans notre cher Artois une belle ferme bien située. Ma mère et Clémence se trouveraient là dans leur centre, les poulets, les pigeons, les chevaux, les chiens... Nous, mon père, nous conduirions la charrue, un Virgile, un Racine à la main. Loin des intrigants, des faux amis, des hommes corrompus, nous coulerions des jours délicieux...

 

Rome était un centre où presque chaque hiver se retrouvaient différents membres de la famille Bonaparte. Madame Mère, le cardinal Fesch y résidaient de façon permanente. L'habitation de Lucien, devenu prince de Canino, était presque dans la campagne romaine. Bien que Jérôme, qui résidait à Trieste, Louis à Florence, Hortense à Arenenberg, dussent solliciter de l'ombrageuse police de la Sainte-Alliance des passeports qu'ils n'obtenaient pas toujours sans difficultés, parfois la famille était réunie à Rome pour quelques semaines.

Trois fois au cours de son préceptorat, en 1823, 1824, 1826, Le Bas avait accompagné Hortense et Louis-Napoléon en Italie. On trouve dans sa correspondance une impression qui mérite d'être notée, car elle était certainement partagée par son élève, c'est un sentiment de pitié pour un peuple déchu de son ancienne grandeur, et la persuasion que cette décadence est due à la domination autrichienne. A Rome, à Modène, en Toscane, le Pape, les Ducs qui exercent le pouvoir nominal leur apparaissent comme de simples représentants de l'Autriche, mandatés et protégés par elle pour effacer les souvenirs de la domination française et les principes de liberté, les éléments de relèvement qui avaient accompagné les armées de la République et de l'Empire.

Le Bas remarque que les quatre lettres S.P.Q.R., initiales de la majestueuse formule : Senatus Populus Que Romanus, se voient encore sur les monuments ou sur les voitures de certains dignitaires. Mais, dit-il, on ne peut leur donner aujourd'hui d'autre sens que celui-ci : Si Peu que Rien[3]... C'est un beau pays que l'Italie ; mais que de tristes réflexions il donne lieu de faire...

Certainement, entre l'élève et le professeur, cet abaissement de l'Italie était l'objet d'entretiens qui se graveront au cerveau de l'enfant. Ce peuple italien, fin, artiste, délicat, auquel la lignée des Bonaparte se rattache par son origine, est opprimé par le barbare de l'Est. Cette terre imprégnée d'histoire, ces dalles de marbre qui ont été foulées par les dominateurs du monde, ces monuments dont les vestiges évoquent tour à tour la grandeur romaine et les merveilles de la Renaissance, retentissent maintenant sous les pas lourdement rythmés d'une patrouille de Tedeschi. Et d'abord l'enfant, bientôt le jeune homme, entendra l'appel de la race, la clameur d'un peuple opprimé. Par les relations que pouvait avoir la famille Bonaparte avec l'aristocratie italienne — notamment la famille Arese, dont plusieurs membres avaient été liés avec Sylvio Pellico, il apprenait que de généreux penseurs, de nobles écrivains avaient été traînés au gibet, murés aux Plombs de Venise et aux cachots du Spielberg. Qu'on suive chez l'homme fait le développement de cette impression des jeunes années et l'on y retrouvera trente-cinq ans plus tard l'explication de la guerre d'Italie, le germe de la pensée qui mènera les armées françaises à Magenta et Solférino.

Les études terminées, Louis-Napoléon suivit les cours de l'École Militaire de Thoune. Ses goûts, le souvenir des débuts du général Bonaparte, les longs entretiens avec un ancien précepteur de son frère, Vieillard, devenu l'un des habitués d'Arenenberg, l'attachaient spécialement à l'étude de l'artillerie. Vieillard, autrefois officier d'artillerie, était à la fois républicain et bonapartiste. Son esprit studieux, méthodique, alliait la précision du mathématicien à la curiosité d'un penseur que n'effrayait pas la hardiesse de théories nouvelles. Il fut l'un des premiers disciples d'Auguste Comte.

 En 1829, Louis-Napoléon avait vingt et un ans. A ce moment, il ne songeait pas encore à devenir le chef du parti bonapartiste, car en suivant l'ordre successoral et à défaut du Duc de Reichstadt, qui vivait encore, à défaut de Joseph et de Louis, que leur caractère éloignait de la politique militante, le rôle de prétendant eût été dévolu au fils aîné de Louis et d'Hortense. Mais s'il n'avait pas encore de visées politiques, Louis-Napoléon était impatient de connaître l'action, la vie, l'ivresse des grandes entreprises. En 1829, la Russie était en guerre avec la Turquie. Le jeune prince supplia sa mère de lui permettre de prendre part à la campagne en qualité de volontaire dans l'armée russe. Hortense céda, un peu à contrecœur, mais elle reconnaissait que le nom de Napoléon imposait des devoirs. Il restait à obtenir l'autorisation de Louis Bonaparte. Le jeune prince la demanda dans une lettre, où il avait glissé une adroite flatterie. Ah mon cher papa, pensez que vous n'aviez pas encore mon âge, et que déjà vous vous étiez couvert de gloire... Louis Bonaparte ne se laissa pas fléchir, et sa réponse est celle d'un philosophe désabusé, détaché des vaines ambitions et des fausses grandeurs. En effet, mon ami, rien n'est plus beau que la gloire militaire. Malheureusement, il y a une vérité bien certaine, c'est que la guerre, hors l'état de légitime défense, c'est-à-dire si elle n'est pas faite pour le salut de sa patrie et la défense de ses foyers, n'est qu'une barbarie, qu'une férocité qui ne se distingue de celle des sauvages et des bêtes féroces, que par plus d'art, de fausseté et de futilité dans son but. Je ne veux conclure de tout ceci que ce que je t'ai dit souvent : on ne doit faire la guerre que pour son pays. Ceux qui agissent autrement sont des aventuriers, des fous, des ambitieux ou des méchants...

Comme son frère cadet, Napoléon-Louis, qui avait vingt-six ans, éprouvait l'ambition de sortir de l'obscurité. Marié en 1826 à une fille de Joseph Bonaparte, il s'était d'abord occupé d'industrie, avait créé une papeterie près de Florence pour laquelle il avait même inventé une machine perfectionnée. Entre temps, il étudiait la mécanique, écrivait une étude sur la direction des ballons, commençait une histoire de Florence. Mais cette dépense d'activité ne suffisait pas à satisfaire le rêve de sa vie et comme son frère, auquel l'unissait la plus tendre affection, il attendait l'occasion de conquérir une place dans l'histoire de son temps.

 

Sur ces imaginations en effervescence, la Révolution de 1830 avait jeté la commotion d'une secousse électrique. Ils allaient État revoir leur patrie, y tenir un rôle digne du nom qu'ils portaient. Leur déception fut grande en apprenant que la loi d'exil contre les Bonaparte subsistait toujours en France et que rien ne faisait prévoir son abrogation. Cependant le frémissement d'indépendance franchissait les frontières françaises et refluait en Belgique, en Pologne, en Italie. En 1831, les deux princes étaient l'un à Rome avec sa mère, l'autre à Florence auprès de son père. Dans les États Pontificaux, dans le duché de Modène, une sourde fermentation laissait prévoir un soulèvement prochain contre le Pape et le duc de Modène, qui, bien que nominalement indépendants, étaient considérés comme de simples gouverneurs placés sous le protectorat de l'Autriche, dont la domination était en horreur à tous les patriotes italiens.

Ni l'aîné, Napoléon, ni le cadet, Louis, n'étaient, comme on l'a dit à tort, affiliés au carbonarisme, mais ils étaient en rapports avec des Carbonari et sollicités par eux de se joindre au mouvement en préparation. A Rome, le prince Louis était étroitement surveillé. Un soir, sous le prétexte qu'il avait parcouru le Corso sur un cheval harnaché d'une chabraque tricolore, l'hôtel qu'il habitait avec sa mère fut cerné par cinquante carabiniers pontificaux. Un colonel vint expliquer à la reine Hortense que, dans l'intérêt même de son fils, et pour le protéger contre ses propres imprudences, le jeune prince allait être conduit en chaise de poste jusqu'à Florence auprès de son père. En effet, le soir même, sous bonne garde, Louis-Napoléon fut obligé de quitter Rome ; mais en embrassant sa mère il lui confia que, dans la matinée, il avait donné asile un pauvre homme, ancien officier de l'armée d'Italie, compromis déjà dans plusieurs conspirations et recherché par la police. Il suppliait sa mère de ne pas abandonner ce fugitif, qui était résolu à se brûler la cervelle plutôt que de retomber aux mains de ses ennemis. Ce n'était jamais en vain qu'on faisait appel au bon cœur d'Hortense. Aussitôt après le départ de Louis, elle se rendit auprès du proscrit caché dans une chambre de l'hôtel, le réconforta de bonnes paroles, le fit nourrir et l'hébergea secrètement jusqu'à ce qu'il pût quitter les États Pontificaux. Quelques jours plus tard, 12 février 1831, l'émeute éclatait à Rome. Une troupe de jeunes gens essaya de désarmer un régiment, campé sur une place. La riposte d'un feu de peloton tua ou blessa un certain nombre d'émeutiers. Le père de l'un d'eux vint supplier Hortense de donner asile à son fils et avec sa bonté coutumière, la reine envoya chercher jeune blessé de nuit dans sa voiture, le cacha, le fit soigner par un chirurgien. Malgré les soucis que lui causait la garde de ses deux protégés, et le danger auquel elle s'exposait en leur donnant asile, elle était heureuse de songer que son fils était loin de Rome, surtout en apprenant par les confidences les deux émeutiers qu'il avait été mis au courant de la préparation du mouvement insurrectionnel, et s'était compromis beaucoup plus qu'elle n'aurait pu le penser.

La précaution prise par la Curie romaine d'éloigner Louis-Napoléon eut un effet tout différent de celui qu'elle avait prévu. Réunis à Florence, les deux frères se confièrent leurs espérances et leurs projets en s'exaltant l'un l'autre d'un mutuel enthousiasme. Un riche industriel de Modène, Menotti, chef du parti libéral, avait obtenu d'eux la promesse de se joindre au mouvement insurrectionnel. Un autre chef du soulèvement en préparation était le colonel Armandi, qui avait été précepteur de Napoléon-Louis. Cependant, avant de quitter Florence, les deux princes, sans révéler encore le parti qu'ils comptaient prendre, avaient écrit à leur mère pour la prier instamment de s'éloigner de Rome, en laissant entendre que la ville pouvait être bientôt le théâtre de graves évènements. Cette lettre jeta Hortense dans de vives alarmes ; car l'instinct maternel lui fit deviner ce que la lettre ne disait pas : la part que ses fils allaient prendre dans une périlleuse entreprise. De suite, elle se mit en route, espérant encore arriver à temps pour les retenir par ses supplications. Lorsqu'elle parvint à Florence, les deux princes étaient déjà partis dans la direction de Rome. Une lettre laissée par le plus jeune exprimait des regrets, des excuses et des tendresses. Votre affection nous comprendra... Le nom que nous portons nous oblige à secourir les peuples malheureux.

Lorsque les deux jeunes princes avaient quitté Florence ils n'étaient pas encore absolument résolus à s'engager dans une aventure dont ils ne méconnaissaient pas le péril. Mais à Spoleto, à Terni, ils furent entourés, sollicités, acclamés. Des bandes de paysans armés les suppliaient de devenir leurs chefs. L'enthousiasme que soulevait leur présence, un peu de vanité juvénile, bien compréhensible à leur âge, firent disparaître leurs dernières hésitations. Ils acceptèrent avec joie le commandement qu'on leur offrait. Les premières lettres adressées à leur mère étaient débordantes d'entrain, de gaîté et d'espoir. Pour la première fois nous vivons, jusqu'ici nous ne faisions que végéter... Notre chagrin est de vous savoir inquiète. Mais vous nous reverrez bientôt avec des lauriers, ou plutôt des branches d'olivier...

A Florence, Hortense avait trouvé son mari dans le désespoir. Le malheureux homme s'agitait, déplorait les infirmités qui l'empêchaient de voyager, suppliait sa femme de se mettre en route, d'aller chercher, de ramener leurs fils. Il leur adressait courrier sur courrier, annonçait qu'il retiendrait leurs chevaux, qu'il ne leur enverrait pas d'argent. Ils répondirent gaiement qu'ils vivraient à la ration. Dans l'excès de son chagrin, Louis échafaudait projets sur projets, dont quelques-uns étaient déraisonnables. Ainsi, il avait été voir le ministre de l'Autriche à Florence pour lui demander si son gouvernement pourrait réclamer les deux princes comme otages. Il proposait encore à la reine Hortense de leur faire annoncer qu'elle était gravement malade, qu'elle désirait les voir dans un endroit désigné. Ils viendraient ; un détachement de troupes toscanes se saisirait d'eux et les ramènerait.

A Rome, les autres membres de la famille Bonaparte étaient également dans les alarmes. Le cardinal Fesch, en sa qualité d'homme d'Église, Lucien Bonaparte, créé prince romain par le Pape, Jérôme qui venait de recevoir par faveur la permission de quitter Trieste pour se fixer à Rome, Madame Mère qui n'avait plus d'autre ambition que de finir dans la tranquillité une existence qui avait connu toutes les vicissitudes la fortune, tous étaient indignés contre ces jeunes fous, dont l'escapade compromettait toute la famille.

Mieux renseignés d'ailleurs à Rome que dans les provinces de l'insurrection, ils savaient que l'Autriche, sollicitée par la peur pontificale, était disposée à intervenir. Les troupes autrichiennes allaient occuper les États Romains, disperser les bandes mal armées qui n'avaient ni argent, ni munitions, ni artillerie. La répression serait sévère, et déjà il paraissait certain que s'il y avait amnistie partielle, les deux jeunes Bonaparte en seraient exclus. S'ils sont pris, écrivait le cardinal Fesch à Hortense, ils sont perdus.

En effet, ils s'étaient gravement compromis. A Terni, Napoléon-Louis avait dispersé une troupe pontificale composée de brigands sortis des bagnes, dit la reine Hortense. Mon fils Napoléon au milieu des piques, des balles, se défendait comme un lion. Quant à Louis-Napoléon, il avait enlevé Civita-Castellana, une des positions commandant la route de Rome, et geôle de prisonniers d'État auxquels il avait rendu la liberté.

Il est juste de dire que dans le mouvement insurrectionnel, deux jeunes princes apportaient un élément de modération et qu'ils avaient le dessein de s'interposer en médiateurs, en pacificateurs, aussitôt que le Gouvernement pontifical aurait accordé le principe d'une constitution. A un secrétaire de Jérôme Bonaparte, venu pour les adjurer de revenir vers leurs familles, d'abandonner une cause perdue d'avance, ils avaient répondu qu'ils ne pouvaient reculer, parce qu'ils avaient un rôle généreux à remplir... Ce rôle était celui de conciliateurs et de conservateurs de la religion et du bon ordre... et ils avaient chargé l'envoyé de leur oncle de soumettre au nouveau Pape élu quelques jours auparavant sous le nom de Grégoire XVI de respectueuses représentations.

Avec la belle confiance de la jeunesse, qui croit tout facile parce qu'elle a encore essayé peu de choses, Napoléon et Louis s'étaient attribués la mission de constituer un parti modéré qui se ferait le défenseur du pouvoir temporel à la conditio d'obtenir le rajeunissement d'une administration archaïque e routinière et c'est ce qui explique ce qu'ils écrivaient à leur mère qu'ils reviendraient bientôt avec des branches d'olivier...

Une cruelle déconvenue leur était réservée. Le congrès de Bologne, composé des députés des provinces insurgées, était comme tous les gouvernements improvisés de volonté indécise et changeante. Après avoir chaleureusement accueilli le concours des deux princes, il estima que leur présence était plus nuisible qu'utile. Le Pape, disait-on, se souvenant que le pouvoir temporel avait été aboli par l'Empereur Napoléon, il était persuadé que ses deux neveux poursuivaient le même dessein, et c'est pourquoi il sollicitait l'intervention de l'Autriche. L'éloignement des deux princes serait sans doute de nature à empêcher cette intervention. Le colonel Armandi, ancien précepteur de Napoléon, Louis, le général Sercognani, commandant l'ensemble des bandes insurgées, reçurent la mission d'annoncer aux deux princes qu'ils devaient abandonner le commandement, s'éloigner. D'ailleurs, on rendait justice à leur générosité, à leur courage. On les comblait de ces formules laudatives pour lesquelles la langue et le caractère italiens offrent tant de ressources. Madame, écrivait Armandi à Hortense, soyez encore plus fière que vous ne l'étiez d'avoir de tels enfants... Mais le certain, c'est qu'on ne voulait plus d'eux.

Après un mouvement de révolte et d'indignation, bien naturel, mais qui prouvait qu'il leur manquait encore l'expérience des froids calculs de la politique, les deux princes se retirèrent dans la petite ville de Forli. Ils eussent désiré se rendre jusqu'à Ancône, où, devant la menace de l'armée autrichienne, se concentraient les derniers éléments de l'insurrection, et où ils offraient de servir comme volontaires, au cas où la ville soutiendrait un siège. Mais cette fois encore, leur offre fut déclinée. Ils étaient donc restés à Forli, dans une modeste auberge, tristes, découragés, le prince Napoléon souffrant de malaises qui l'avaient contraint à garder le lit. Aucun symptôme n'étant encore bien défini, ces malaises semblaient devoir être attribués aux fatigues, aux inquiétudes, à la mauvaise nourriture des derniers jours.

A Florence, le roi Louis et la reine Hortense avaient appris que leurs fils avaient quitté le parti de l'insurrection. Cette nouvelle, tout en diminuant leurs alarmes, les laissait encore dans l'anxiété, un peu parce qu'ils redoutaient un dernier coup de tête de jeunes gens dont ils connaissaient le caractère aventureux, mais surtout parce que les deux princes étaient encore exposés au danger d'être capturés par l'armée autrichienne, qui venait d'occuper Bologne, et s'avançait vers le Sud, dans la direction de Forli et d'Ancône. Le ministre anglais, Lord Seymour, eut la bonté de remettre à Hortense un passeport au nom d'une dame Hamilton, anglaise, voyageant avec ses deux fils. Hortense quitta Florence le 10 mars.

Où retrouverait-elle ses fils ? Où les emmènerait-elle après les avoir retrouvés ? Elle ne savait au juste. Pour le moment, elle pensait s'embarquer à Ancône pour Corfou, et peut-être de Corfou gagner Smyrne. La contrée qu'elle traversait était encore agitée, parcourue de bandes éparses en retraite vers Ancône. Elle voyageait lentement, s'était même arrêtée pendant quelques jours à Foligno, embranchement de routes, où elle espérait recevoir des nouvelles indiquant la direction que comptaient prendre ses fils pour la rejoindre. Le 19 mars, elle continua son voyage, inquiète d'apprendre qu'une grave épidémie de rougeole s'était déclarée dans la région de Forli.

A un relai de poste, une voiture s'approche de la sienne. Un homme, un inconnu en descend. Madame, dit-il, le prince Napoléon est malade... Il vous demande. — Il me demande ? Est-il donc gravement malade ? Est-ce la rougeole ? Mais l'homme, sans entrer dans de grandes explications se borne à insister : Il vous demande, et la voyageuse continue hâtivement sa route, avide de nouvelles, anxieuse de ce qui se passe là-bas, dans la pauvre auberge où sont ses fils. Un peu plus loin, la voiture traverse des groupes d'hommes du peuple, qui suivant la coutume italienne se rattachant à la tradition des forums romains, s'entretiennent en plein air dans la belle langue dont les sonorités métalliques se prêtent si aisément à l'expression de tout ce qui est passion, joies, douleurs. Cette fois, à la tristesse des visages, à l'apitoiement des voix et des gestes, il est facile de comprendre que les conversations ont pour objet une douleur : Napoléon mort... Ces mots parviennent jusqu'à la voiture de la reine. Tout d'abord, elle ne comprend pas, elle ne veut pas comprendre. Napoléon mort... J'entends à chaque poste ces mots affreux, sans cesse répétés par le peuple qui entoure ma voiture... J'étais morte aussi sans doute ; car je ne sentais rien, je ne demandais rien. J'ignore où l'on me mène pendant un jour et une nuit. (Mémoires.) On l'avait menée à Pesaro, un petit port de l'Adriatique ; et c'est là que Louis-Napoléon vint se jeter dans ses bras. — Ah, ma mère ! disait-il en sanglotant, il est mort ! Et si je n'avais songé à vous, moi aussi, je serais mort de douleur...

Il n'est pas rare qu'une forte préoccupation soit le dérivatif efficace d'un grand chagrin. Louis-Napoléon courait encore le risque d'être capturé par l'armée autrichienne qui avait occupé Forli le lendemain de son départ et dont les avant-gardes se dirigeaient le long de l'Adriatique. Hortense fut tirée de sa torpeur morale par la nécessité de sauver le fils qui lui restait. Elle l'emmena à Ancône et s'installa dans un palais appartenant à son neveu, le duc de Leuchtenberg. Son premier dessein avait été de s'embarquer pour Corfou. Mais le préfet de Pesaro lui avait appris qu'une flottille autrichienne surveillait l'Adriatique et qu'un navire emmenant des fugitifs courait grand risque d'être capturé. Elle prit alors la résolution de se réfugier en Angleterre, en traversant la France. Le territoire français était bien interdit aux Bonaparte ; mais elle s'adresserait au roi, ferait appel à sa générosité, comptant d'ailleurs qu'elle lui était bien due, car, en 1815, elle avait fait obtenir à la mère de Louis-Philippe une pension de 400.000 francs et une autre de 250.000 à sa tante, la duchesse de Bourbon. Mais que de difficultés à surmonter encore ; que de périls à affronter. Le mieux, pour dépister les recherches, c'était de feindre une fuite par la mer.

Avec une présence d'esprit vraiment étonnante chez une femme frêle, dont la force nerveuse était épuisée par dix jours de préoccupations, de veilles et de chagrins, Hortense demande un passeport pour Corfou, fait retenir une place sur un mauvais navire prêt à mettre à la voile, envoie ostensiblement des bagages sur le navire, fait annoncer que son fils s'est embarqué. Puis, sous la protection de son passeport anglais, elle se prépare à prendre la direction du nord de l'Italie, quand une suite de complications vient bouleverser ses projets. A son tour, Louis-Napoléon est atteint de la rougeole ; le voyage est impossible et maintenant les Autrichiens occupent Ancône. Le général commandant le corps d'occupation fait réquisitionner pont lui-même et son état-major le palais habité par Hortense, réduite à quelques pièces exiguës. La chambre où Louis-Napoléon garde le lit n'est séparée de celle du général que par une porte, si mince, qu'elle laisse entendre le bruit des conversations. J'empêchais mon fils de parler, a raconté la reine. S'il toussait, j'étais obligée de lui fermer la bouche. Heureusement, tout le monde croyait que le jeune prince était en mer, tout le monde, sauf cependant le médecin qui donnait des soins au malade, et les domestiques de la reine. On a souvent l'occasion, en étudiant l'histoire, d'être attristé par la faiblesse et même la bassesse humaines. On a parfois aussi le réconfort de trouver des exemples de bonté et de dévouement. Une indiscrétion du médecin, un mot des domestiques, pouvaient tout compromettre. L'indiscrétion ne fut pas commise, le mot ne fut pas dit et tous se conduisirent en braves gens.

Enfin, le 3 avril, le prince, sans être rétabli, était en état de supporter le voyage. Il fallait traverser la ville remplie de troupes, franchir les avant-postes. Au petit jour, Hortense quitta le palais. Son fils, vêtu d'une livrée de domestique, était sur le siège de la voiture. En songeant que ce domestique déguisé est un futur empereur, on saisit un exemple de ce que Bossuet appelait les extrémités humaines.

Après un voyage d'une vingtaine de jours, Hortense et son fils étaient arrivés à Paris.

De l'hôtel où elle était descendue, rue de la Paix, Hortense avait fait prévenir un aide de camp du roi, M. d'Houdetot, qu'elle avait vu parfois en Suisse chez une de ses parentes, qu'une famille anglaise était chargée d'une communication de la part de la duchesse de Saint-Leu. En se rendant à l'hôtel, M. d'Houdetot fut fort étonné de se trouver en présence de la duchesse de Saint-Leu elle-même. Sur la foi des journaux, tout le monde, à Paris, la croyait à Malte ou à Corfou. Hortense exprima le désir de voir le roi pour lui expliquer les raisons qui l'amenaient en France.

En recevant la communication dont s'était chargé M. d'Houdetot, Louis-Philippe, qui n'aimait pas les situations imprévues, ne put dissimuler une vive contrariété : Comment ! Elle est à Paris ? Quelle imprudence ! Que veut-elle ? Il m'est impossible de la recevoir. J'ai un ministère responsable, auquel je ne puis cacher une démarche de cette importance. Dites à la duchesse que je chargerai mon président du Conseil d'aller la voir...

En effet, dès le lendemain, Casimir Périer, alors ministre de l'Intérieur et président du Conseil, faisait annoncer sa visite. C'était un homme de manières rudes, positif, peu sentimental, et la conversation commença un peu sèchement, comme une enquête de police. Cependant, ayant reconnu que la présence de la reine à Paris n'avait aucun rapport avec la politique, le ministre se montra plus aimable.

Pourquoi je désire voir le roi ? lui avait dit Hortense. Simplement pour lui expliquer que venant de perdre un fils, je veux sauver l'autre en le menant en Angleterre. Je sais que j'ai transgressé une loi. Vous pourriez me faire arrêter ; ce serait juste... Casimir Périer répliqua par une bonne parole : Non, ce serait légal ; mais ce ne serait pas juste.

Casimir Périer conservait de sa visite une impression favorable dont il fit part au roi, qui ne vit plus aucun inconvénient à ce que la reine Hortense vînt le voir. Louis-Philippe, qui n'occupait le trône que depuis un peu plus de huit mois, habitait encore le Palais-Royal. Le lendemain assez tard dans la soirée, M. d'Houdetot, qui servait d'intermédiaire, vint chercher Hortense.

L'exigüité de la pièce, où eut lieu l'entrevue, lui donnait un caractère d'intimité qui faisait disparaître toute froideur d'étiquette. Cette pièce, chambre de l'aide de camp de service, n'était meublée que d'une table, de deux chaises et d'un lit. Louis-Philippe, malgré son affectation de bonhomie démocratique, avait conservé les traditions de politesse d'ancien régime. En quelques occasions, les nécessités de la politique faisaient un peu disparaître le roi gentilhomme derrière le roi citoyen. Mais dans les relations mondaines, l'éducation parfaite reparaissait, et ce fut le gentilhomme qui reçut la reine détrônée. Il s'excusa aimablement de n'avoir pu faire lui-même une visite qui eût dévoilé l'incognito que devait garder la voyageuse, parut regretter sincèrement de n'avoir pas encore eu la possibilité de faire abroger la loi d'exil qui frappait les Bonaparte. Mais le temps n'est pas loin, dit-il, où il n'y aura plus en France d'exilés politiques. Je n'en veux plus sous mon règne... Il rappela encore qu'il avait habité non loin d'Arenenberg, à Reichenau, en exil lui-même, et si pauvre qu'il avait dû donner des leçons pour vivre. Cette évocation des difficultés qu'il avait connues, servit de transition pour amener la conversation sur un sujet délicat, la situation de fortune des Bonaparte. Je sais, dit le roi, que vous avez de légitimes réclamations à faire. On n'a pas exécuté le traité de 1814 qui attribuait des apanages à la famille de l'Empereur. Voulez-vous écrire à ce sujet une note que vous m'enverrez, à moi seul ? et il ajouta finement, avec la coquetterie d'un prince moderne, qui connaît les nécessités de son temps : Je m'entends un peu en affaires. Si vous voulez, je m'occuperai des vôtres... — Il est impossible d'avoir mis plus de bonne grâce à tout ce qu'il me disait... Il paraissait même vouloir faire plus que je ne demandais, a dit Hortense en rappelant cette conversation.

Au cours de l'entrevue, la reine Marie-Amélie et Madame Adélaïde, sœur du roi, vinrent s'entretenir affectueusement avec Hortense. Comme il n'y avait que deux chaises dans la petite pièce, la reine s'était assise sur le lit et avait prié Hortense de prendre place auprès d'elle.

L'entretien prenant un tour de plus en plus confiant, Hortense dit au roi que son fils Louis serait bien heureux d'obtenir la faveur de servir la France comme simple soldat et qu'il avait même à ce sujet préparé une lettre. Eh bien, envoyez-la moi, cette lettre, dit le roi. Et d'ailleurs, pourquoi ne restez-vous pas ici ? Qu'allez-vous faire à Londres ?

Sire, j'y vais, parce que j'ai dit que j'y allais ; mais je désire y rester peu de temps et ce que je vous demande, c'est la permission de traverser la France pour retourner en Suisse... Le Ministre d'Autriche à Florence ayant déclaré que mes enfants ne pourraient plus habiter la Suisse, la France seule peut nous y maintenir... — Le Roi promit tout ce que je désirais (Mémoires).

Il promit, et certes, à ce moment, il n'avait aucune arrière-pensée de se dérober à ses promesses. Des circonstances imprévues, sans faire entièrement disparaître ses dispositions favorables, leur donnèrent moins de spontanéité et d'empressement.

On était alors aux derniers jours du mois d'avril. Les rapports de police annonçaient pour le 5 mai, anniversaire de la mort de Napoléon — le premier qu'on pût célébrer publiquement depuis dix ans — une manifestation grandiose du parti bonapartiste autour de la colonne Vendôme. Comment ne pas faire un rapprochement entre cette célébration d'anniversaire et la présence à Paris de Louis Bonaparte et de sa mère ? Comment ne pas être frappé du choix fait par eux d'un hôtel dont les fenêtres avaient vue sur la place Vendôme ? Le roi reconnut avec son ministre que la présence à Paris d'un Bonaparte, dont les événements d'Italie venaient de révéler le caractère entreprenant, était fâcheuse en ce moment. Casimir Périer fit plusieurs visites à l'hôtel de la rue de la Paix et les informations qu'il en rapportait n'étaient pas de nature à dissiper la méfiance. Le prince Louis était, disait-on, sérieusement indisposé d'une angine. Malgré son désir de quitter la France le plus tôt possible, la duchesse de Saint-Leu déclarait qu'il lui était impossible de se mettre en route avant quelques jours. Cette maladie survenant avec tant d'à-propos n'était peut-être qu'une coïncidence. Mais il est de ces coïncidences qui font réfléchir. Monsieur Casimir Périer est sur des épines, disait de son côté M. d'Houdetot. Pour prouver que la maladie de son fils n'était pas feinte, la duchesse fit entrer l'aide de camp du roi dans la chambre du jeune prince auquel on venait de poser des sangsues. M. d'Houdetot fut convaincu ; mais au Palais Royal la conviction était moindre.

Maintenant, premiers jours de mai, l'anniversaire de l'Empereur était tout proche. Au cours des visites que multipliait Casimir Périer, la conversation touchait à bien des sujets : la possibilité pour Hortense d'être autorisée à faire d'assez longs séjours en France, lorsque son état de santé nécessiterait une cure dans une ville d'eaux, celle encore de reconstituer l'ancien duché de Saint-Leu, l'admission du prince Louis dans l'armée française, etc. Mais sous l'aisance et la diversité des propos, il était aisé de deviner la préoccupation dominante : Quand comptez-vous partir ?

Soit, comme le prétend la reine dans ses Mémoires, que son II. fils ne fût pas suffisamment rétabli pour entreprendre le voyage, soit que, sous le prétexte de la convalescence, on la puisse retrouver un sentiment de curiosité, bien naturel à [g. l'égard de la manifestation bonapartiste annoncée, la mère rd et le fils étaient encore, le 5 mai, à Paris et de leurs fenêtres as ils purent apercevoir le cortège ininterrompu des fidèles anciens volontaires de la Révolution, vétérans d'Égypte et d'Italie, survivants de la Bérézina et de Waterloo, chargés de gerbes, couronnes, emblèmes, que dans la gravité d'un silence religieux, ils déposaient au pied de la Colonne, hommage au dieu que tous les regards cherchaient là-haut, invisible mais présent, au sommet découronné de sa statue. Au ministère, le bruit courut que le prince Louis avait été vu parmi les manifestants. C'était inexact ; il n'avait pas quitté la chambre. Seule, Hortense était descendue sur la place, mais n'ayant en mains ni gerbe ni palme, elle n'avait pas osé approcher de la colonne de crainte d'être remarquée n.

L'ampleur de la manifestation avait dépassé les prévisions du Gouvernement. On en annonçait une autre plus tumultueuse pour le lendemain, la police, disait-on, devant mettre à profit la nuit pour faire disparaître les emblèmes. Dans la soirée du 5 mai, M, d'Houdetot vint prévenir la duchesse de Saint-Leu qu'elle ne pouvait rester plus longtemps, qu'à moins de risque pour la vie de son fils, il fallait partir... Elle se mit en voyage dès le lendemain, et quatre ou cinq jours plus tard, elle débarquait en Angleterre.

Après un séjour en Angleterre qui dura près de trois mois, Hortense et le prince Louis retournèrent en Suisse. Tout en évitant de passer par Paris, ils traversèrent lentement l'Est de la France, s'attardant à rechercher les souvenirs se rattachant à l'Empire. Déjà lors de son premier voyage, la reine avait fait visiter au prince Louis Fontainebleau, la petite chapelle où il avait été tenu sur les fonts baptismaux par l'Empereur et l'Impératrice. Cette fois, les deux voyageurs s'arrêtèrent à Boulogne. J'expliquai à mon fils où étaient les différents camps, la baraque de l'Empereur, le lieu où fut placé son trône et où pour la première fois, il distribua les croix de la Légion d'Honneur. Ils visitèrent encore Chantilly, dont les bois avaient été compris dans l'apanage d'Hortense, Mortefontaine qui avait appartenu à Joseph Bonaparte, les tombeaux de Saint-Denis, l'église de Rueil, où était inhumée Joséphine. Ils eussent voulu visiter la Malmaison ; mais le domaine ayant été vendu, ils ne purent qu'entrevoir à travers la grille les toits aigus de la petite demeure consulaire.

Si vive que fut l'émotion éprouvée par Louis-Napoléon à la visite des monuments témoins d'un passé de gloire, il n'attachait pas moins d'intérêt à pénétrer l'âme du peuple, et nous voyons apparaître à ce sujet un des traits de caractère du futur empereur, sa familiarité avec les humbles et les petits. Mon fils, aussitôt arrivé dans une auberge, allait se promener dans les rues, causait avec tous les gens qu'il rencontrait, et venait avec une sorte de plaisir me raconter ses conversations... A Sens, il avait pris en amitié un marchand d'oublies, ancien soldat. Tout en s'asseyant près de lui sur un banc de promenade publique, il s'intéressait à la vente de ses oublies, dont il régalait quelques marmots de la rue, et prenait plaisir à entendre dire que, du temps de l'Empereur, on en vendait quatre fois plus... Tout en conservant son incognito, il fit au bonhomme cadeau d'un four qui lui manquait pour la fabrication de certains gâteaux.

Ainsi, ne sachant pas s'il reverrait jamais la France, le prince Louis amassait pour l'exil une provision de souvenirs, et ceux qu'il recueillait en causant avec des inconnus ne lui semblaient pas les moins précieux.

 

Depuis qu'un consentement mutuel de séparation avait définitivement éloigné l'un de l'autre les deux époux, le roi Louis s'était fixé à Florence. A peu près impotent, il suppléait la privation de l'activité physique par le travail incessant d'une imagination déréglée. Avec l'âge, les préoccupations littéraires avaient remplacé celles de la politique, et de Paris il se faisait envoyer un grand nombre de publications nouvelles. Malheureusement, il ne se contentait pas de lire, il écrivait. Il avait publié un gros roman confus, compliqué, Marie, ou les Peines de l'Amour, qui n'offre d'autre intérêt que de passer pour un roman à clefs, où l'on trouve des personnages qu'on a cru pouvoir identifier avec le roi Louis lui-même, puis avec Hortense, Madame Tallien, Madame Récamier, etc. La prose ne suffisant plus à son ambition, il s'était essayé à la poésie. Il avait traduit le poème de Lucrèce, versifié l'Avare de Molière, donné une suite au Lutrin de Boileau. Comme il était toujours bizarre, il avait imaginé le vers sans rimes, d'ailleurs plus facile à manier que le vers rimé.

Ce cerveau déséquilibré, où se heurtaient idées justes et des fausses, élans généreux et taquineries mesquines, succession de projets dont l'un détruisait l'autre, semblait se complaire dans un enchevêtrement de contradictions, qui apparaissaient dans les grandes comme dans les petites choses. On contait que, lorsqu'il était en voiture, il indiquait par deux rubans noués aux bras de son cocher la direction à prendre et qu'il tirait successivement l'un et l'autre, si bien qu'on ne savait jamais s'il fallait tourner à droite ou à gauche. Ce n'est sans doute qu'une de ces anecdotes qui symbolisent sous une image familière l'indécision d'un caractère. Mais il est certain que l'homme était étrange et singulier.

Il aimait tendrement ses fils. Au moment de la première communion de Louis, il lui avait écrit une lettre touchante, qui à elle seule suffirait à prouver qu'il n'avait jamais douté de sa paternité : Mon cher enfant, remercie ta Maman, ton Gouverneur et l'abbé de t'avoir préparé à remplir le premier devoir que te présente la religion. Je prie Dieu qu'il te forme un cœur pur et reconnaissant envers lui, qui est l'auteur de tout bien... Je te renouvelle dans cette occasion solennelle la bénédiction paternelle que je te donne par la pensée chaque matin, chaque soir, et toutes les fois que mon imagination se porte vers toi...

Cependant, à mesure que l'enfant grandissait, devenait jeune homme, il semblait que dans sa correspondance son père s'ingéniât à le taquiner, à le décourager par des observations déplaisantes.

Ainsi, Louis-Napoléon ayant écrit une brochure où se trouvait cette phrase : Mon père, ne croyant pas pouvoir concilier les intérêts du peuple qu'il était appelé à gouverner, avec ceux de la France, préféra perdre son royaume, plutôt que d'aller contre sa conscience ou contre son frère. L'histoire nous montre rarement un pareil exemple de désintéressement et de loyauté... Et, en envoyant sa brochure : Mon cher Papa j'espère que ce jugement sur votre conduite ne vous déplait pas... Le roi Louis qui cependant, à propos de ses dissentiments orageux avec son frère, avait écrit un ouvrage que Napoléon appelait un libelle rempli de faussetés, répond par un lettre sévère : La politique du chef de ta famille, d'un homme tel que l'Empereur, doit-elle être jugée légèrement par un jeune homme de vingt-quatre ans ? Je n'approuve pas ce que tu as publié sur les motifs de ma conduite... Puis je lis page 26 : Le peuple, etc. Je suis fâché de te le dire mon ami, mais ces lignes contiennent autant de faussetés que de mots... Ton ouvrage m'aurait fait plus de plaisir si je n avais remarqué les incohérences, les choses hasardées, e même inconvenantes que je t'ai rapportées. Je te prie d'y faire attention pour l'avenir... Mais la conclusion de cette mercuriale est inattendue, car le roi Louis termine sa lettre par ces mots : Au reste, je suis content de ton ouvrage. Il te fait honneur...

Dans une autre circonstance, le fils croit faire plaisir à son père en lui envoyant des vers qu'il vient de lire, et où l'on célébrait la noble conduite du roi de Hollande ; mais il s'attire encore une réponse hargneuse : J'ai reçu les vers que tu m'as adressés. Mais tu as trop de bon sens pour ne pas sentir que les éloges que l'on m'y donne sont des injures, puisqu'ils le sont au détriment de mon frère, qui non seulement est le chef de la famille, mais qui en fait toute la gloire...

Par instants, quelle que soit la patience de Louis-Napoléon, il laisse entendre, bien timidement, qu'il désirerait un peu plus d'indulgence. Mon cher papa, je reçois si souvent des paroles dures de votre part que je devrais y être accoutumé. Et cependant, chaque reproche que vous m'adressez me fait me blessure aussi vive que si c'était la première... Alors, pour marquer son mécontentement, le père ne répond plus aux lettres du fils, qui respectueusement, d'un ton de douce lamentation, implore son pardon. Je vous en supplie, mon cher papa, ne vous fâchez pas contre moi ; cela me cause trop de chagrin. Faites-moi vos reproches, mais sans me punir en ne m'écrivant plus... Dans une autre lettre antérieure, relative à la mort de son frère, apparaît la crise de tristesse et de découragement : Ah ! mon cher papa, que ce monde est cruel ! On n'y vit que pour souffrir et voir souffrir les autres...

La certitude que quoi qu'il pût dire et faire, il serait toujours contredit, désapprouvé, paralysait en Louis-Napoléon tout élan de confiance et développait son penchant déjà naturel au repliement sur soi-même, à la méditation solitaire. Il se réfugiait dans le travail, dans le rêve aussi. Le titre même d'une de ses premières brochures — Rêveries politiques 1832 — est l'indice du besoin de se consoler du présent en imaginant des visions d'avenir.

De son séjour en France, au cours duquel il avait assisté à la manifestation bonapartiste du 5 mai, Louis-Napoléon avait emporté la conviction que le jour où le peuple manifesterait librement sa volonté, les Bonaparte auraient grande chance de reconquérir le pouvoir. Mais comment, sous un régime censitaire réservant le droit de vote et d'éligibilité à un petit nombre de privilégiés décidés à consolider leur privilège, le peuple pourrait-il se faire entendre ? Comment lui-même, Louis-Napoléon, banni, n'étant ni électeur, ni éligible, se révélerait-il aux couches profondes de la Nation, pour lesquelles il était un inconnu ? Tout moyen légal et constitutionnel lui étant interdit, il ne restait à sa disposition qu'une solution d'audace, le coup de force, la sédition militaire. Là est l'explication des deux tentatives de Strasbourg et de Boulogne, dont nous allons entreprendre le récit. Tentatives déraisonnables, si l'on apprécie un acte par ce qu'il porte en lui de possibilités de réussite, mais tentatives qui n'en eurent pas moins une influence considérable sur la destinée de Louis-Napoléon, en faisant surgir son nom de l'obscurité, en apprenant à des millions de Français, que le parti bonapartiste avait désormais un chef prêt à conquérir le pouvoir en risquant la prison, l'exil, la mort. Il ne réussira pas sans doute, mais sa personnalité s'affirmera, son geste, auquel s'associera l'aspect romanesque qui a tant d'attrait pour les imaginations populaires, sera l'objet de récits, discussions, polémiques, qui feront connaître son nom jusque dans le plus obscur village r de France. Il sera raillé, ridiculisé, pris en pitié par les sages ; mais dans une nation, les sages ne sont le plus souvent qu'une minorité.

 

 

 



[1] Rappelons une fois pour toutes qu'à la chute du premier Empire, les deux enfants survivants, issus du mariage d'Hortense de Beauharnais et de Louis-Bonaparte, étaient Napoléon-Louis et Louis-Napoléon. Pour éviter la confusion pouvant résulter de la presque similitude des prénoms, nous appellerons désormais l'aîné Napoléon, et le cadet Louis (ce dernier futur Napoléon III).

[2] La rue Cerutti est l'actuelle rue Laffitte.

[3] La paternité de ce jeu de mots doit être attribuée à Rabelais (Livre de Pantagruel).