Pendant le règne de Domitien, il y eut sans doute des historiens de cet empereur : nous n’en connaissons cependant aucun[2]. Sous un prince qui aimait à être flatté et qui punissait d’une manière terrible toute opposition littéraire, les auteurs qui firent les récits des événements contemporains durent se proposer moins de dire la vérité que de plaire au maître. Nous voyons Frontin dans son livre des Stratagèmes, composé peu après 83, vanter outre mesure des succès remportés dans la première guerre contre les Cattes[3]. Quant aux poètes Martial et Stace, leurs, œuvres sont pleines de louanges excessives ou mensongères à l’adresse du prince. Après la mort de Domitien, il fut permis, dit Tacite[4], de penser ce que l’on voulut et de dire sa pensée. Cependant il est probable que personne n’osa justifier un empereur dont la mémoire était condamnée par le Sénat, et la politique complètement abandonnée par Nerva et Trajan. D’ailleurs, le souvenir de Domitien était détesté à Rome : on oubliait la bonne administration qu’il avait assurée à tout l’empire, pour ne se rappeler que les cruautés odieuses auxquelles on avait assisté pendant les dernières années de son règne. Martial, obéissant à l’opinion publique, insulta celui qu’il avait tant de fois flatté. Il le traita de Néron (XI, 33), de rex (XII, 15, 5) ; il écrivit ces vers[5] : Flavia
gens, quantum tibi tertius abstulit heres ! Pæne fuit tanti, non habuisse duos[6]. En attaquant violemment Domitien dans son Panégyrique, Pline voulut à la fois donner satisfaction à son ressentiment personnel, et faire sa cour à Trajan et au Sénat. On doit donc se servir de ce discours avec beaucoup de précaution. Il parut alors un assez grand nombre d’ouvrages historiques racontant les événements qui venaient de s’accomplir. De furent en général écrits par des personnages appartenant à l’aristocratie, qui voulurent soulager leur haine, justifier leur conduite passée ou celle de leurs proches, glorifier leurs amis, victimes du tyran. — Pline publia un petit livre pour rendre hommage à la mémoire d’Helvidius Priscus le Jeune[7]. Titinius Capito raconta la mort d’hommes illustres dont plusieurs avaient été bien chers à Pline[8]. — En 98[9], Tacite écrivit la biographie d’Agricola. Il chercha naturellement à rehausser le mérite de son beau-père, qui ne fut pourtant qu’un bon général. Quant à Domitien, il le maltraita fort : à ses yeux, Agricola avait été victime de la jalousie de cet empereur ; lui-même était peut-être tombé en disgrâce à la fin du règne. A la même époque, furent écrites de véritables histoires du règne de Domitien. Pline fait peut-être allusion à l’une d’entre elles[10]. Quelqu’un, dit-il, avait lu en public un livre d’histoire très véridique, et en avait réservé une partie pour un autre jour. Plusieurs de ses amis vinrent le prier, le supplier même de ne pas lire le reste, tant ceux qui n’avaient pas rougi de faire ce qu’ils entendaient, rougissaient d’entendre ce qu’ils avaient fait. Cependant l’histoire demeure aussi bien que l’action, et elle demeurera ; elle sera lue avec d’autant plus d’empressement qu’on la lira plus tard. Peut-être cet écrivain dont parle Pline est-il Sardus, qu’il félicite de son livre : Je l’ai lu avec un grand intérêt et en particulier les passages où il est question de moi-même[11]. Dans une scolie de Juvénal[12], il est question de Pompeius Planta, historien de la guerre de 69. Son livre renfermait sans doute le récit d’événements plus récents, car Pline conseille à un de ses amis, Maxime, de répondre aux critiques d’un certain Planta, probablement le même que celui du scoliaste[13]. Faut-il voir dans Bruttius, qu’Eusèbe cite au sujet de la persécution de Domitien contre les chrétiens, un écrivain du commencement du second siècle, identique à Bruttius Præsens, consul pour la seconde fois en 139 ? C’est là une hypothèse bien hasardée[14]. Tacite, dans ses Histoires, racontait les règnes des empereurs Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus et Domitien. L’auteur lui même a indiqué que son ouvrage se terminait au règne de Nerva[15]. Il renvoie, dans les Annales, à des explications qu’il a données dans les Histoires, au sujet des jeux séculaires célébrés en 88[16]. Pline le Jeune lui donne, dans une de ses lettres, des renseignements sur des faits qui se sont passés sous Domitien. Paul Orose parle du récit fait par Tacite des guerres que cet empereur eut à soutenir contre les Daces[17]. — Il n’est pas impossible de fixer approximativement la date à laquelle fut composée la partie des Histoires relative à Domitien. Dans deux lettres du livre VI (16 et 20), Pline envoie à Tacite des notes au sujet de l’éruption du Vésuve, survenue en 79 ; dans une autre, que nous venons de citer et qui se trouve au livre VII (33), au sujet du procès de Bæbius Massa, jugé en 93. Or le livre VI de Pline fut publié vers 106, le livre VII vers 107[18]. Ce fut donc environ dix ans après le meurtre de Domitien que Tacite écrivit l’histoire de ce prince. — Nous avons quelques données sur les sources qu’il employa. Il se servit certainement des actes publics ; Pline lui dit : Je vous signale un fait qui ne peut cependant échapper à votre attention, puisqu’il est dans les actes publics[19]. Il demanda des renseignements à ceux qui avaient été mêlés aux faits dont il parlait, et soumit son œuvre à leurs critiques[20]. Déjà d’un âge mûr à l’époque de Domitien (en 88, il fut préteur), il utilisa ses souvenirs. La perte de cette partie des Histoires est fort regrettable. Si rapproché des événements qu’il racontait, Tacite dut les exposer, au moins dans leur généralité, d’une manière exacte ; il avait l’esprit trop élevé pour dénaturer la vérité de paru pris ; il savait d’ailleurs que ses lecteurs pourraient contrôler ses assertions à l’aide de leurs souvenirs. C’eût été dans les derniers livres des Histoires que nous eussions pu le mieux apprécier les qualités historiques de Tacite. Dans ses Annales, dans la première partie des Histoires, il n’eut pas la peine de rassembler des matériaux : d’autres l’avaient fait avant lui. Son principal mérite fut de les présenter d’une manière plus artistique que ses devanciers : il fut moins un érudit qu’un écrivain. Pour le règne de Domitien, sa tâche présenta plus de difficultés : il dut à la fois chercher des renseignements et les mettre en couvre. Les appréciations qu’il porta sur Domitien et son règne furent fort sévères : certains passages des livres parvenue jusqu’à nous le prouvent[21]. Le portrait que Tacite traça du dernier Flavien fit certainement une grande impression sur l’esprit de ses contemporains qui avaient une vive admiration pour son génie[22] : ils durent lire avec une curiosité particulière les livres où l’historien se montrait le plus original et parlait d’événements dans lesquels un grand nombre d’entre eux avaient été acteurs ou spectateurs. Ainsi l’œuvre de Tacite contribua sans doute beaucoup à entretenir et à fortifier l’opinion défavorable qu’on avait de Domitien. A cette époque, Juvénal écrivit la satire du turbot[23]. La vérité cependant se faisait jour quelquefois. Lampride raconte, d’après Marius Maximus, qu’Homullus se permit de dite à Trajan que Domitien avait été sans doute un fort méchant prince, mais qu’il avait eu de bons conseillers[24]. Au début du règne d’Hadrien, vers 120[25], Suétone écrivit la biographie de Domitien que nous possédons. C’est la plus importante de nos sources. Autant que nous pouvons en juger, son récit est exact : on n’y relève que quelques erreurs sans grande importance. La jeunesse de Suétone s’était écoulée pendant le règne de Domitien et il en avait conservé quelques souvenirs dont il fit usage[26]. Occupant un rang distingué dans l’ordre équestre, chargé pendant quelque temps d’une fonction fort importante (il fut secrétaire ab epistulis d’Hadrien)[27], il connut des personnages qui avaient pris part aux affaires publiques sous Domitien, put se servir des archives impériales et demander des renseignements aux affranchis, aux esclaves qui, depuis longtemps, vivaient dans le palais ; enfin les ouvrages historiques qu’il dut consulter avaient été écrits fort peu d’années après les événements dont il faisait le récit. — Ce qui inspire confiance dans Suétone, c’est le ton mesuré de l’écrivain, fort sobre d’appréciations. Il n’accueille pas sans restriction certaines accusations qu’on avait fait courir contre Domitien (Domitien, 1). Il reconnaît que d’abord ce prince gouverna bien, et que, pendant tout son règne, il surveilla les fonctionnaires, les magistrats, de manière à les empêcher de commettre des exactions (Domitien, 3,8,9). Il indique, en termes sommaires il est vrai, les causes qui ont pu contribuer à modifier son caractère et son gouvernement (Domitien, 3). Cette modération est dans les habitudes de Suétone ; de plus, il faut observer qu’il appartenait à un ordre favorisé par Domitien et qu’il n’avait aucun grief personnel contre lui. Cependant on ne doit pas oublier qu’alors tout le monde considérait le règne de Domitien comme une époque néfaste, et que, d’autre part, Suétone fut le protégé et )’ami de sénateurs fort hostiles à ce prince, Pline le Jeune, par exemple[28]. La biographie de Domitien s’en ressent. On n’y trouve presque aucune trace de l’opposition à laquelle l’empereur se heurta dès le début, des provocations, des complots fréquents dont la noblesse se rendit coupable à son égard[29]. Il semble aussi que Suétone ait jugé trop sévèrement la conduite que Domitien suivit à l’égard de Titus, qui eut, peut-être lui aussi, de graves torts vis-à-vis de son frère. Il dut subir l’influence des écrivains antérieurs qui, pour mieux montrer la méchanceté du dernier des Flaviens, se plurent à la mettre en contraste avec la générosité de Titus[30]. A Suétone, il faut rattacher l’Histoire des Césars, attribuée à Aurelius Victor, ainsi que l’abrégé (Épitomé) qui porte le nom du même écrivain, ouvrages écrits à la fin du quatrième siècle. Les deux biographies de Domitien que ces petits livres contiennent sont en relation fort étroite, non seulement par les faite qu’elles rapportent, mais encore par le plan qu’elles suivent et les mots qu’elles emploient. Il est peu probable cependant que l’auteur de l’épitomé ait copié les Césars, car dans cette hypothèse on ne s’expliquerait pas qu’après en avoir fait un usage constant depuis Auguste jusqu’à l’année 96, il l’ait abandonné ensuite complètement à partir de cette époque (depuis Nerva, les deux livres ne concordent plus). Or les renseignements relatifs aux douze premiers empereurs, que nous trouvons dans les Césars et l’épitomé, sont aussi donnés en général par Suétone, mais non dans les mêmes termes, et dans un ordre assez différent. Il faut donc en conclure que, jusqu’en 96, les deux livres en question copient, non Suétone, mais un ouvrage fait d’après Suétone. Pour la vie de Domitien. ils contiennent fort peu de renseignements qui ne semblent pas puisés à cette source. Le plus important se trouve dans l’épitomé et concerne la révolte d’Antonius Saturninus. Eutrope, dans sa courte biographie de Domitien (VII, 23), se sert aussi de Suétone, sauf pour un passage concernant les édifices que ce prince fit construire à Rome[31]. Un siècle environ après Suétone, Dion Cassius raconta le règne de Domitien dans son Histoire romaine. Pour cette période, le texte original est perdu, sauf quelques fragmenta compris dans la collection de Constantin Porphyrogénète, et nous ne possédons que l’abrégé fait au onzième siècle par Xiphilin. Il faut y ajouter les quelques pages que Zonaras consacre à Domitien dans son histoire[32], pages copiées, soit dans Eusèbe[33], soit dans Dion Cassius[34], et un passage de Pierre le Patrice, conservé dans les Excerpta de legationinus (collection de Constantin Porphyrogénète)[35] et provenant aussi de l’histoire de Dion[36]. D’une manière générale, Dion Cassius est exact ; on ne peut relever dans son histoire pour cette période aucune erreur matérielle[37]. Il a donc puisé à de bonnes sources. — Mais il faut être en garde contre les jugements qu’il porte sur Domitien et la manière dont il présente les événements de son règne. Il lui est fort hostile : à peine consent-il à lui accorder en passant un mot d’éloge pour quelques actes de sa censure (LXVII, 13). Cette malveillance s’explique. Cassius Dio Cocceianus était sans doute descendant de Cocceius [ou Cocceianus] Dio[38], l’illustre Dion Chrysostome qui fut une des victimes de Domitien[39]. Fils d’un sénateur[40], deux fois consul lui-même[41], il appartenait à l’aristocratie, il était de ceux qui, au temps d’Alexandre Sévère, rêvaient de rétablir le gouvernement du Sénat[42] ; or Domitien s’était montré le plus grand ennemi de la noblesse et du Sénat. — De plus, il faut se souvenir que Dion avait les habitudes d’esprit d’un rhéteur : il aimait l’exagération, soit dans la louange[43]. soit dans le blâme ; il se plaisait à donner une tournure vive, dramatique aux faits qu’il exposait. Il avait des prétentions psychologiques, quoiqu’à cet égard il ne fit pas d’ordinaire preuve de beaucoup de pénétration : dans son portrait de Domitien, il ne parait pas s’être rendu compte des causes qui contribuèrent à former et à modifier le caractère du prince. — Enfin, il semble avoir fait usage de sources fort défavorables à cet empereur : ses préventions l’empêchèrent de consulter des ouvrages moins hostiles, à supposer qu’il y en eût. Est-il possible de déterminer quelles furent ces sources, d’ordinaire bien informées, mais très malveillantes à l’égard de Domitien ? — Peut-être Dion se servit-il d’Appien, mais seulement pour le récit des guerres que Domitien eut à soutenir contre les Daces[44]. On trouve chez lui un certain nombre de passages qui rappellent la biographie de Suétone. En voici l’énumération : a) LXVI, 2, et Zonaras, XI, 17, p. 492 = Suétone, Domitien, 1. Vespasien s’étonne plaisamment que Domitien (Dion dit : Domitien et Mucien) ne lui envoie pas un successeur. b) LXVI, 9 = Suétone, D., 3. Domitien s’amuse à percer des mouches avec un poinçon. — Les termes dont se servent les deux auteurs ne sont pas les mêmes, et Suétone nomme à ce propos Vibius Crispus, dont Dion ne parle pas. c) LXVI, 28 = Suétone, Titus, 10. Quelques-uns pensent qu’avant de mourir, Titus se reprocha d’avoir été l’amant de Domitia, femme de son frère. e) LXVII, 4 = Suétone, D., 4. Fêtes en l’honneur de Minerve, instituées à Albe. e) LXVII, 1 = Suétone, D., 9. Mot de Domitien sur les délateurs. f) LXVII, 2 = Suétone, D., 7. Défense de faire des eunuques. g) LXVII, 3, et Zonaras, XI, 19, p. 499 = Suétone, D., 3. Son divorce ; rappel de Domitia à la prière du peuple. Dion donne plus de détails. h) LXVII, 3 = Suétone, D., 8. Mention du supplice des Vestales. Les détails diffèrent. i) LXVII, 4 = Suétone, D., 13. Le mois d’octobre est appelé Domitianus. Suétone ajoute : le mois de septembre, Germanicus. j) LXVII, 4 = Suétone, D., 7. Institution de deux nouvelles factions an cirque. k) LXVII, 8 = Suétone, D., 4. Combat de cavalerie et d’infanterie dans le cirque. l) LXVII, 8 = Suétone, D., 4. Combats de nuit dans l’amphithéâtre. m) LXVII, 8 = : Suétone, D., 4. Bassin nouveau creusé pour une naumachie. La représentation est interrompue par un orage. Dion donne plus de détails que Suétone. n) LXVII, 11 = Suétone, D., 10. Un tribun de l’armée d’Antonius échappe au supplice, en alléguant l’infamie de ses mœurs. Les deux récits ne sont pas tout à fait semblables. Suétone parle aussi d’un centurion, mais il ne nomme pas, comme le fait Dion, le tribun, Julius Calvaster. o) LXVII, 12 = Suétone, D., 10 et Vespasien, 14. Condamnation à mort de Mettius Pompusianus, qui s’était fait faire une carte du monde et avait pris des extraits des discours de Tite-Live. Mot de Vespasien sur lui. Les détails ne sont pas tout à fait les mêmes. p) LXVII, 12 = Suétone, D., 14, Domitien parla seul avec les prisonniers dont il tient les chaînes dans ses mains. q) LXVII, 13 = Suétone, D., 8. Domitien chasse du Sénat Cæcilius Rufinus, qui dansait en public. Suétone ne donne pas le nom et dit simplement un ancien questeur. r) LXVII, 13 = Suétone, D., 10. Condamnation à mort de Rusticus Arulenus (Suétone dit Junius Rusticus) parce qu’il avait appelé Thraséas un saint (Suétone lui attribue aussi par erreur la vie d’Helvidius Priscus). s) LXVII, 13 = Suétone, D., 10. Expulsion des philosophes de Rome. Suétone ajoute et de l’Italie. t) LXVII, 14 = Suétone, D., 10 et 15. Clemens et Glabrio sont mis à mort. Le récit de Dion est bien plus détaillé. u) LXVII, 44 = Suétone, D., 14. Supplice d’Épaphrodite. v) LXVII, 16 = Suétone, D., 15. Domitien rêve qu’il est abandonné par Minerve. Il y a des différences entre les deux passages. w) LXVII, 16 = Suétone, D., 16. Condamnation d’un devin de Germanie qui avait prédit une révolution. Le récit de Dion est plus détaillé ; il donne le nom du devin, Larginus Proculus. x) LXVII, 16 = Suétone, D., 15. Un astrologue (Suétone donne son nom : Asclétarion) est dévoré par les chiens, suivant sa prédiction. Il y a des détails différents dans les deux récits. y) LXVII, 17 = Suétone, D., 17. On enlève la lame du poignard que Domitien a sous le chevet de son lit. Dion dit que ce fut Parthenius qui le fit. a) LXVII, 18 = Suétone, D., 17. Le corps de Domitien est enterré par Phyllie, sa nourrice. Le récit de Suétone est plus détaillé. α) Zonaras, XI, 19, p. 500 = Suétone, D., 7 et 12. Augmentation de la solde, diminution du nombre des soldats. Les termes ne sont pas les mômes. β) Zonaras, p. 500 = Suétone, D., 13. Soit par écrit, soit dans la conversation, en appelle Domitien : maître et dieu. Les concordances entre les deux historiens ne sont nulle part littérales. De plus, on trouve dans Dion un certain nombre de détails qui complètent Suétone (g, m, n, q, t, w) et même le corrigent (r). Comme ils font corps avec le récit de l’historien et qu’en général ils ne sont pas fort importants, il n’est guère vraisemblable que Dion se soit servi du récit de Suétone, en y faisant quelques petites additions et modifications qu’il se serait donné la peine de chercher dans d’autres auteurs. En outre, si Dion avait employé la biographie de Suétone, il est probable qu’il en aurait fait un usage plus fréquent. Nous pensons donc que les concordances peuvent s’expliquer par l’emploi d’une ou plusieurs sources communes[45]. Quelles sont ces sources ? Nous l’ignorons[46]. Philostrate, contemporain de Dion Cassius. écrivit la biographie du thaumaturge Apollonius de Tyane. C’est un roman qui donne peu de renseignements utiles à l’histoire. L’auteur est très hostile à Domitien qui, selon la légende, songea à mettre à mort son héros. Cependant, quelques années après, Domitien est jugé favorablement dans le douzième chant sibyllin, composé en Égypte vers le milieu du troisième siècle[47] : Tous les hommes vivant sur la terre immense le chériront. Alors les guerres cesseront dans le monde entier. Depuis l’Orient jusqu’à l’Occident, tous se soumettront de bon gré à sa domination, les villes se déclareront sujettes. car le Dieu céleste Sabaoth lui accordera une grande gloire[48]. Est-ce un écho des souvenirs que la bonne administration de Domitien avait laissés dans les provinces ? est-ce une preuve de l’ignorance du fabricateur d’oracles ? Il est difficile de le dire. J’inclinerais vers la seconde hypothèse. Les écrivains chrétiens, se souvenant de la deuxième persécution de l’Église, ne se montrèrent pas moins sévères que les païens à l’égard du dernier empereur de la dynastie Flavienne. Au début du troisième siècle, Tertullien l’appelait portio Neronis de crudelitate[49]. — Cet exemple fut suivi par tous les auteurs du Bas-Empire qui parlèrent de Domitien : Capitolin[50], Lampride[51], Trebellius Pollion[52], Flavius Vopiscus[53], l’auteur du De mortibus persecutorum (Lactance ?)[54], Eusèbe[55], l’empereur Julien[56], Ammien Marcellin[57], Ausone[58], Macrobe[59], saint Jérôme[60], Paul Orose[61], Sidoine Apollinaire[62], Jordanes[63]. Dans presque tous les Byzantins on trouve aussi les jugements les plus sévères sur Domitien[64]. |
[1] Pour le règne de Domitien, l’étude de Peter, De fontibus historiæ imperatorum Flaviorum (Halle, 1866), est peu utile.
[2] C. Vibius Maximus composa à cette époque une histoire très étendue, peut-être même une histoire universelle (Stace, Silves, IV, 53 et suiv.) ; mais nous ignorons s’il y raconta les événements contemporains.
[3] Passages cités chapitre VI.
[4] Hist., I, 1 : rara temporum felicitate, ubi santire quæ velis, et quæ senties dicere licet (rares et heureux temps, où il est permis de penser ce qu'on veut, et de dire ce qu'on pense).
[5] Édition Friedlænder, t. II, p. 217, d’après le scoliaste de Juvénal, IV, 38.
[6] Le second vers veut dire : Il aurait presque mieux valu n’avoir ni les deux premiers, ni le dernier. Voir encore X, 72 ; XI, 7 ; XII, 6, 11.
[7] Lettres, VII, 30, 5 : libellos meos de ultione Helvidii (l'ouvrage que j'ai composé pour venger la mémoire d'Helvidius). Cf. IX, 13, 1.
[8] VIII, 12, 4. Titinius Capito voulait, par un zèle excessif, faire oublier la faveur dont il avait joui sous Domitien (voir encore I, 17).
[9] Agricola, 3.
[10] Lettres, IX, 27.
[11] Lettres, IX, 31.
[12] Satire II, 99.
[13] Lettres, IX, 1. Il s’agit sans doute de Pompeius Planta, procurateur de Lycie sous Vespasien (Lobas et Waddington, III, 1225) et préfet d’Égypte au début du règne de Trajan (voir Correspondance de Pline et de Trajan, 7 et 10). Cf. Mommsen, Index de Pline ; J. Baillot, Revue archéologique, IIIe série, tome XIII, 1889, p. 70.
[14] Il faut observer que les derniers renseignements empruntés par Malalas à Bruttius se rapportent au règne de Domitien. Doit-on en conclure que l’ouvrage de Bruttius ne s’étendait guère plus loin ? Cette conclusion serait vraisemblable si Malalas citait souvent Bruttius, mais il ne le nomme que trois fois (à propos des amours de Jupiter et de Danaé, des conquêtes d’Alexandre, de la persécution de Domitien : édition Dindorf, p. 34, 193, 202).
[15] Histoires, I, 1.
[16] Annales, XI, 11.
[17] Paul Orose, VII, 10. Voir encore saint Jérôme, In Zachariam, III, 14.
[18] D’après les calculs de Mommsen, Étude sur Pline, traduction Morel, p. 20 et suiv. Ces lettres datent on tout cas de la période 106-109.
[19] Lettres, VII, 33, 2. — Mention de ces actes publics dans Dion Cassius (LXVII, 11), au sujet de la révolte d’Antonius Saturnius.
[20] Voir Lettres de Pline déjà citées et VII, 20, 1 ; VIII, 7.
[21] Histoires, I, 2 et 3 ; II, 1 ; IV, 2 ; IV, 52 ; IV, 86.
[22] Pline lui écrit (VII, 33, 1) Auguror, nec me fallit angurium, historias tuas immortales futures (J'ai le pressentiment (et je ne me trompe pas), que vos histoires seront immortelles). Cf. VI, 16, 2 : Scriptorum tuorum æternitas (l'immortalité de vos ouvrages) ; IV, 15, 1 : Cornelium Tacitum : scis quem virum (Cornelius Tacite, dont vous appréciez le mérite). Voir surtout VII, 20.
[23] La sixième satire fut éditée vers 116 (voir les vers 407 et suiv. ; cf. Friedlænder, Sittengeschichte, 6e édit., III, p. 489) et la première fut faite certainement après l’an 100 (vers 47 et suiv. ; cf. Mommsen, Étude sur Pline, traduction Morel, p. 9). Ce fut donc sous Trajan que fut écrite la quatrième satire, celle du turbot. — On pourrait supposer que Juvénal avait des motifs particuliers pour flétrir Domitien : Malalas (p. 263, édit. Dindorf ; cf. Suidas, s. v. Ίουβενάλιος), plusieurs vers du poète (II et IV) et le scoliaste (Satire I, 1 et IV, 38) attribuent son exil à cet empereur. Mais ces témoignages n’ont qu’une très mince valeur. Le fait même de l’exil de Juvénal est douteux : voir Hild, Juvénal, Notes biographiques, p. 26 et suiv.
[24] Vie d’Alexandre Sévère, 65.
[25] Voir Laurentius Lydus, De magistratibus, II, 6, p. 171, édit. Bekker ; Spartien, Hadrien, 11. Cf. Mommsen, Index de Pline, s. v. C. Septicius Clarus.
[26] Suétone, Néron, 57 ; Domitien, 12.
[27] Spartien, Hadrien, 11.
[28] Pline, Lettres, I, 18 ; I, 24 ; III, 8 ; V, 10 ; IX, 34. Correspondance avec Trajan, 94 et 95.
[29] Il faut dire que Suétone fait non une histoire du règne de Domitien, mais une biographie de ce prince.
[30] Cette tendance est
sensible dans Tacite, Histoires, IV, 52 (voir plus haut, p. 13) et IV,
86. Voir aussi Pline, Panég.,
[31] Forum transitorium, divorum porticus. Iseum se Serapeum et stadium.
[32] XI, 19, p. 499 et suiv., édition Pinder.
[33] Eusèbe, Hist. ecclés., III, 13-21.
[34] Même dans un passage où Zoneras cite Philostrate (XI, 19, p. 503), il copie Dion (cf. Xiphilin, LXVII, 18).
[35] Édition Niebuhr, p. 122. Millier, Fragmenta historicorum græcorum, IV, p. 185.
[36] Sur l’emploi de Dion par Pierre le Patrice, voir édition de Niebuhr, p. XXIV et 531.
[37] Sauf en ce qui concerne les anecdotes qu’il aime à raconter : plusieurs sont suspectes.
[38] Correspondance de Trajan et de Pline, 81 et 82 ; voir Mommsen, Index.
[39] Raimar pense que Dion Chrysostome était le grand-père maternel de Dion Cassius (De vita et scriptis Dionis, édition Dindorf, V, p. LIII). Outre la similitude des noms, il faut observer que les deux Dion étaient originaires de Bithynie : le premier, de Pruse ; le second, de Nicée.
[40] XLIX, 36 ; LXIX, 1 ; LXXII, 7.
[41] C. I. L., III, 5587.
[42] Voir à ce sujet Hirschfeld, Verwallungsgeschichte, p. 296.
[43] Son histoire des règnes de Vespasien et de Titus n’est qu’une longue suite d’éloges (livre LXVI).
[44] Un des livres d’Appien, le vingt-troisième d’après Zonaras (XI, 21, p. 508) et Photius (Bibliothèque, 57), était consacré aux guerres de Dacie. Zonaras (l. c.) le cite au sujet de Trajan ; or on sait que Zonaras copie Dion.
[45] Encore cette conclusion n’est-elle pas nécessaire. Les faits dont nous lisons le récit à la fois dans Dion et dans Suétone étaient peut-être assez connus peu de temps après la mort de Domitien, pour que des auteurs indépendants les uns des autres les rapportassent.
[46] Le nom de Tacite vient à l’esprit, mais cette hypothèse ne s’appuierait sur rien. Il faut remarquer que, dans l’Agricola, Tacite ne se prononce pas sur le bruit qui attribua la mort de son beau-père à un empoisonnement, tandis que Dion Cassius dit nettement Agricola fut tué par Domitien (LXI, 20).
[47] Alexandre, Chants sibyllins, II, p. 415 et suiv. La suite du poème montre à n’en pas douter qu’il s’agit ici de Domitien, quoiqu’il ne soit pas nommé.
[48] Vers 126 et suiv. (édition Rzach).
[49] Apologétique, 5. Cf. De pallio, 4.
[50] Marc-Aurèle, 28 ; Albinus, 13.
[51] Commode, 19.
[52] Claude, 3.
[53] Carus, 1 et 3.
[54] Chapitre III.
[55] Hist. ecclés., III, 17. et suiv.
[56] Césars, 7.
[57] XIV, 11, 28 ; XV, 5, 36 ; XVIII, 4, 5 ; XXI, 16, 8.
[58] Monosticha de Caesaribus, 29, 41. Telrasticha, 49 et suiv. Gratiarum actio, VI, 27.
[59] I, 12, 37.
[60] De viris illustribus, 9.
[61] Lettres, V, 7.
[62] VII, 10 et 27.
[63] Romana, 265, p. 34, édition Mommsen. Getica, XIII. 76, p. 76.
[64] Procope, Historia arcana, 8. Laurentius Lydus, p. 161 et 184, édition Bekker. Jean d’Antioche, dans les Fragmenta historicorum græcorum de Müller, IV, p. 579. Georges le Syncelle, p. 649 et suiv., édition Dindort. Suidas, s. v. Δομετιανός. Cedrenus, p. 429 et suiv., édition Bekker.