SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

APPENDICE. — La fête des Merveilles.

Antiquité de son origine. — Importance que les archevêques de Lyon y attachaient. -- Description de cette solennité. — Le parcours de la procession semble avoir été inspiré par les Actes des martyrs. — Abus qui se glissent dans cette fête. — Elle est supprimée. — Conclusion.

 

Dès le principe, l'Église de Lyon payait à ses premiers martyrs, au jour de leur fête, un tribut spécial d'honneur et de reconnaissance ; cette solennité, consacrée à la mémoire du bienheureux Pothin et de ses compagnons, revêtit, après le triomphe du christianisme, un caractère exceptionnel. Sous la dénomination de fête des Merveilles, elle se célébrait d'une manière inusitée. Elle consistait en une procession faite en bateaux sur la Saône, avec une pompe, un déploiement de richesses liturgiques auquel le sentiment religieux prêtait un grand charme. Inspirée par l'histoire des martyrs, cette solennité rappelait, d'une manière symbolique, les scènes où avaient éclaté le courage et la gloire de ces héros. Il n'est pas facile de préciser l'époque où fut établie la fête des Merveilles. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle remonte très-haut, probablement aux premiers jours de liberté que Constantin fit luire sur l'Église. Adon, en effet, la décrit en des termes indiquant assez que de son temps elle était déjà de date fort ancienne. Voici ses paroles : Harum virtutum festivitatem cives lugdunensis urbis, omnibus undequaque lœtanter accurrentibus, per descensum fluminis, cum hymnis et canticis gratulationis concelebrantes, missarumque solemnia in Apostolorum ecclesia, ubi sancti cineres eorum conditi servantur, festive Domino reddentes, ex antiquorum traditione, ipsum diem miraculorum appellabant[1].

L'Église et la ville de Lyon attachaient une si haute importance à cette fête, que Pierre de Savoie, archevêque de Lyon, cédant ses droits de souveraineté à Philippe-le-Bel, se réserva, à lui et à ses successeurs, pleine et entière juridiction sur toutes les personnes qui devaient y figurer. Après d'autres réserves faites dans la charte de cession, le prélat ajoute : Nobis etiam ac successoribus nostris retinemus festum appellatum mirabilium, cohertionem et punitionem, inobedientium et delinguentium in non faciendo debitum suum circa dictum festum, prout est apud Lugdunum alias consuetum[2].

Grâce à une pièce reproduite par le P. Théophile Raynaud, nous pouvons nous figurer assez exactement les cérémonies religieuses que l'Église de Lyon déployait en ce jour. Cet auteur a inséré, dans son Indiculus sanctorum lugdunensium ; un passage d'un ancien rituel de Saint-Just qui réglementait cette fête ; il mentionne aussi les additions ajoutées par les statuts de la métropole au rituel de la collégiale. Prières, chants, cérémonies, stations, ordre et parcours de la procession, tout était prévu, réglé dans les moindres détails.

L'église de Saint-Pierre de Vaise servait de point de réunion à tous ceux qui devaient prendre une part active à cette fête. Les dignitaires de la métropole s'y rendaient précédés de l'archevêque, s'il n'en était empêché. Une première station était faite dans l'église de ce faubourg. Ensuite le prélat montait, avec sa suite, dans une barque richement décorée. Quatre autres bateaux, ornés de brillantes tentures, recevaient le clergé de Saint-Just, celui de Saint-Paul, puis les religieux d'Ainay et ceux de l'Ile-Barbe. La barque épiscopale venait occuper le milieu de la rivière. A sa droite se rangeaient celle de Saint-Just, puis celle de l'Ile-Barbe ; à sa gauche prenaient place celle de Saint-Paul et celle d'Ainay. Ces quatre embarcations, disposées de front, se développaient autour de celle de l'archevêque en manière d'acolytes. Tout étant prêt, les cierges allumés, la croix archiépiscopale élevée dans les airs, les bannières flottant au vent, au signal donné, les bateaux partaient et se laissaient aller au cours paresseux de la Saône. Suivaient une multitude de nacelles, décorées avec autant de luxe que de goût. Les magistrats y paraissaient en costume officiel, les principaux habitants en habits de fête, les corporations avec leurs banderoles et leurs oriflammes, cortège imposant qui représentait la ville dans cette grande manifestation. En amont des remparts, les deux rives de la Saône étaient bordées d'une foule immense, accourue de Lyon ou des campagnes environnantes. A l'intérieur de la cité, les fenêtres, les toits des maisons assises sur la rivière, étaient tapissés de nombreux spectateurs. Tous attendaient avec impatience le passage de la flottille pour jouir de la beauté du spectacle, saluer la procession d'une sainte joie, d'un pieux enthousiasme.

Les deux collines, dans leur parure de juin, servaient de cadre à cette pompe religieuse. C'était un spectacle à la fois touchant et pittoresque de voir cette multitude de barques descendre la Saône au milieu d'une vivante bordure de peuple groupé sur les deux rives. Cette fête, dit Fortis, devait produire un effet bien singulier dans le paysage des bords de la Saône. On peut s'en former une idée bien légère lorsqu'on voit arriver les habitants des campagnes environnantes, ayant à leur tète le pasteur de leur église, pour se rendre processionnellement à Fourvière. Le tableau des processions solennelles du nombreux clergé de Lyon sur la Saône, pour la célébration de la fête des Merveilles, forme une des scènes les plus curieuses et les plus intéressantes de l'histoire de cette ville. Reportons-nous au temps où les richesses du clergé, des grands propriétaires, des souverains, étaient principalement employées à donner de la pompe et de l'appareil aux cérémonies du culte[3].

Avec le départ commençait l'office solennel du jour. Entonné par le clergé de Saint-Jean, il se poursuivait avec cette imposante gravité particulière à l'Église de Lyon. Psaumes et répons étaient chantés alternativement par le clergé des différentes églises. Ces voix graves remplissaient les airs de religieux accents ; répétées par les collines voisines, elles trouvaient un religieux écho parmi la foule accourue sur les bords de la rivière.

Dès qu'on était arrivé au pont de la Saône, en face de Saint-Nizier, le chantre de Saint-Just entonnait sur un ton solennel le Laudate Dominum. Alors la flottille changeait son ordre de front pour défiler sous l'arche merveilleuse. La barque d'Ainay passait la première, elle était suivie par celle de l'Ile-Barbe ; ensuite venaient successivement celles de Saint-Paul, de Saint-Just et de Saint-Jean. L'arche merveilleuse traversée, la flottille se reformait suivant l'ordre ordinaire, et se laissait aller au fil de l'eau. A la hauteur d'Ainay, tout le monde descendait à terre ; après quoi on s'avançait en bel ordre vers l'abbatiale pour y faire la seconde station. Entrés dans la nef, tous les membres du clergé pénétraient dans le sanctuaire et baisaient, les uns après les autres, la pierre de saint Pothin[4]. Au sortir de l'église, on récitait le psaume Miserere, avec l'oraison pour les défunts. A la porte de Saint-Michel, le maître de chœur commençait à chanter les litanies de saint Pothin, et la procession s'acheminait, en invoquant les saints martyrs, vers la basilique de Saint-Nizier, primitivement des Saints-Apôtres, pour y faire une troisième station. Une messe solennelle célébrée dans cette église couronnait dignement la solennité. Tel est l'ensemble des cérémonies prescrites par le rituel de la collégiale de Saint-Just.

Ce tableau nous a semblé merveilleusement propre à clore un travail consacré à la- gloire de saint Pothin et de ses compagnons. Outre l'intérêt qui s'attache aux antiques usages d'une Église vénérable, la fête des Merveilles a l'avantage de signaler les lieux consacrés par ses premiers martyrs, de rappeler les circonstances principales de leurs souffrances. Évidemment le programme des cérémonies a été dressé sur la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum ; le parcours de la procession a été tracé d'après le contenu de cette Lettre, et aussi d'après les Actes de saint Alexandre et de saint Epipode. A qui sait voir et comprendre, cette pompe religieuse est un commentaire fort clair, une expression vivante de la tradition sur les premiers martyrs de Lyon. Il n'est pas difficile de trouver la clef de ces différentes cérémonies. Pour les interpréter, il n'est pas nécessaire d'être au courant du symbolisme religieux ; c'est ici plus qu'un mystère du moyen âge, c'est une légende en action, qui se déroule sur les traces laissées par saint Pothin et ses compagnons.

D'abord cette fête est admirablement dénommée ; son nom rappelle les prodiges dont les martyrs, et leurs cendres en particulier, furent l'objet. La procession en barques ne saurait être une énigme pour personne ; elle se faisait en mémoire du miracle par lequel les eaux du Rhône rendirent les reliques des saints. Epipode et Alexandre, les deux amis que nous connaissons, appartiennent à la famille de ces héros ; ils ne pouvaient être oubliés dans cette grande manifestation. Voilà pourquoi la procession partait du faubourg où la trahison les découvrit aux persécuteurs : In eo vico qui propter Petram Incisam situs est[5]. Pendant que la flottille glissait sur la Saône, le clergé chantait les matines et les laudes du jour, il faisait redire les louanges des saints aux mêmes lieux, aux mêmes collines, qui avaient répété les cris de mort poussés autrefois contre eux par les païens. A la hauteur de Saint-Nizier, les barques passaient les unes après les autres sous l'arche la plus voisine de l'église ; en même temps le chantre entonnait le Laudate Dominum, afin de saluer en passant l'oratoire du bienheureux Pothin. Ensuite, le clergé descendait jusqu'à Ainay, c'est-à-dire jusqu'au lieu où les martyrs furent immolés, locus in quo passi sunt[6]. Enfin, la procession remontait par terre jusqu'à Saint-Nizier, parce que leurs cendres, miraculeusement rendues par le Rhône, avaient été déposées avec honneur dans cette église, condigno honore sub sancto altari condiderunt[7].

Ce que nous faisons pour le Sauveur en suivant le chemin de la croix, nos pères le pratiquaient, le 2 juin, en l'honneur de saint Pothin et de ses compagnons ; et comme le premier de ces exercices nous retrace la passion de Jésus-Christ, avec l'indication de ses souffrances et des lieux qui eu fuma témoins, ainsi la fête des Merveilles rappelait aux fidèles l'héroïsme des martyrs, en faisant passer la procession dans les endroits marqués par les principales circonstances de leur combat ou de leur mort. A ce point de vue, cette solennité n'est pas indifférente à l'histoire religieuse de Lyon. Comme l'a fort bien montré M. de Boissieu, elle fournit un argument de plus en faveur de la tradition sur l'emplacement de l'amphithéâtre lugdunais[8].

La fête des Merveilles suppose dans les fidèles qui en étaient témoins un sens chrétien, une vivacité de foi, qui contribuaient à la faire fleurir. Dès que cet appui vint à manquer, elle ne tarda pas à dégénérer et à perdre son éclat ; avec le temps, des abus s'y introduisirent, des divertissements profanes s'y n'aèrent et la firent dévier de l'esprit qui avait présidé à son établissement. Les désordres allèrent si loin, qu'ils provoquèrent sa suppression.

Ainsi on voyait descendre sur la Saône un bateau magnifique, bariolé des plus vives couleurs. Ce bateau, construit en forme de bucentaure, était monté par des bourgeois transformés en baladins. Sur leur théâtre mobile, ces acteurs de nouvelle sorte donnaient des scènes bouffonnes, aussi indécentes de leur nature que par les circonstances où elles étaient produites. Le bucentaure s'arrêtait au pont de la Saône ; alors aux farces grotesques succédait une scène d'un autre genre. Du haut de l'arc merveilleux, un taureau était précipité vivant dans la rivière. Sur le rivage ou dans des barques, des hommes du peuple livraient à l'animal un combat où il ne tardait pas à succomber. Après ce hideux exploit, le corps pantelant, criblé de blessures, était porté en triomphe dans la rue autrefois appelée Écorche-Bœuf. Le nom de cette rue indique assez les opérations auxquelles la populace se livrait sur les restes du taureau[9]. Enfin, ces réjouissances, où la grossièreté le disputait à la folie, se terminaient par des festins et des feux de joie sur les bords de la rivière. Les choses durèrent ainsi jusqu'au ive siècle. Pour mettre un terme à ces abus, la fête des Merveilles fut supprimée[10].

Il est permis de donner en passant un regret à cette fête de religieuse et poétique mémoire. Ce sentiment, nous l'éprouvons d'une manière d'autant plus vive, que des influences diverses se sont réunies pour découronner l'année chrétienne, lui enlever le plus grand nombre de ses solennités. Ces retranchements, que nous ne saurions trop déplorer, ne doivent pas être mis uniquement à la charge des gouvernements ; ils doivent être imputés, dans une certaine mesure, aux membres de la société religieuse, s'expliquer par l'appauvrissement de la foi, par la déperdition de l'esprit chrétien.

Ils sont bien loin de nous ces jours où le temple du Seigneur suffisait à charmer les regards, à enchanter les oreilles des fidèles, à les pénétrer, à les embaumer d'une sainte joie. La grande voix des cloches, la riche parure du sanctuaire, les prêtres brillants d'or et de pourpre sous leurs splendides vêtements, le bel ordre des cérémonies, les nuages parfumés de l'encens, les flots d'harmonie versés par l'orgue sous les voûtes gothiques, les saintes images qui tapissaient les murailles, étincelaient aux verrières, tout cela composait, pour les populations du moyen âge, un spectacle d'une magnificence, d'un charme, d'une puissance que rien ne pouvait égaler. Mais, pour être sensible à ces beautés, il fallait une simplicité de foi, un sens religieux comme on ne les trouve guère de nos jours.

Mère bonne et tendre, l'Église ne se contentait pas d'assurer, chaque semaine, un jour de repos à ses enfants. Avec sa connaissance profonde du cœur humain, elle n'ignorait pas quel attrait exercent sur l'homme les spectacles extérieurs. A ce goût instinctif, elle répondait par la beauté de son culte, la pompe de ses cérémonies, l'éclat de ses solennités. En parlant ainsi à leurs yeux et à leurs oreilles, elle ménageait à ses enfants des plaisirs précieux à leur candeur et à leur innocence ; elle leur donnait des spectacles qui jetaient un reflet de poésie sur le côté trivial de la vie ; elles les convoquait à des Mies qui retrempaient les forces morales de l'âme, sans rien coûter à la santé du corps.

Depuis plusieurs siècles déjà, le 2 juin ne ramène plus à Lyon la fête des Merveilles. Que la fête de saint Pothin et de ses compagnons ne revienne jamais sans exciter la confiance des Lyonnais en la protection de ces héroïques martyrs, sans les animer aux combats qu'ils ont à soutenir contre eux-mêmes et les ennemis de leur salut !

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] Martyrol, 2e junii.

[2] Menestrier, Histoire consulaire, preuves, p. 52.

[3] Voyage pittoresque et historique à Lyon, t. I, p. 279.

[4] D'après la tradition, cette pierre de saint Pothin venait du cachot où le saint pontife expira pour Jésus-Christ.

[5] Acta SS. Epipodii et Alexandri, apud Bollandistes.

[6] Greg. Tur., De gloria mart., c. XLIX.

[7] Adon, 24 april.

[8] Ainay, son autel, son amphithéâtre, ses martyrs, p. 118.

[9] Paradin, Mémoires de l'histoire de Lyon, p. 200.

[10] On lit dans la Gallia christiana que ce fut l'archevêque Philippe de Turey qui abolit la fête des Merveilles. Suivant M. Cochard, cette fête cessa en 1400. D'après l'abbé Jacques, elle se fit une dernière fois en 1459.