En abordant à Marseille (Massilia), Pothin et ses auxiliaires ne descendaient pas sur une terre complètement étrangère. Dans cette ville, colonie de Phocée, ils retrouvaient la langue d'Homère, la beauté du type grec, l'activité commerciale de Smyrne et d'Éphèse. Dans le Massiliote, ils pouvaient reconnaître le caractère du Grec asiatique, bien que les traits de ce caractère eussent perdu de leur finesse et de leur grâce au contact des Romains et des Gaulois. Sous ce beau ciel, en face de cette mer brillante, les disciples de Polycarpe pouvaient se croire transportés dans une autre Ionie. Sans être insensibles au plaisir de rencontrer à Marseille des hommes de même race qu'eux, ils étaient heureux surtout de pouvoir y saluer des frères en Jésus-Christ. Depuis près d'un siècle, la croix avait été plantée sur
les côtes de Quels furent les résultats de cette prédication, faite par des organes si propres à frapper l'esprit des peuples ? Les documents qui nous sont parvenus de cette époque ne fournissent aucun détail à cet égard. Toutefois, les faits généraux qui nous sont connus témoignent suffisamment que cette mission ne fut pas inféconde, que la voix des premiers apôtres de Provence trouva de l'écho dans les esprits et dans les cœurs. Le silence gardé par l'histoire, après la mort de Lazare et de Maximin, sur les Églises fondées par eux, la double lacune qui existe dans la liste des pontifes leurs successeurs sur les sièges de Marseille et d'Aix, ces deux faits peuvent s'expliquer, soit par la perte des monuments primitifs, soit encore par la difficulté des temps, laquelle faisait à ces Églises une nécessité de ne pas trop paraître aux regards, de cacher leur existence menacée. Si modeste qu'on la suppose, l'œuvre de Lazare n'avait point péri avec lui, elle n'avait point été noyée dans son sang[3]. Ce qui le prouve évidemment, c'est l'état florissant de l'Église de Marseille vers l'an 290 de Jésus-Christ, état accusé par les Actes de saint Victor[4]. D'après ces Actes, en effet, Marseille était alors le centre d'une communauté chrétienne, dont les membres étaient répandus dans la ville et les campagnes des environs. Cette Église, aussi remarquable par le nombre que par la ferveur de ses membres, impossible de la rattacher à un fondateur autre que le ressuscité de Béthanie ; elle remontait à Lazare, qu'elle saluait comme son père et son premier évêque. Marseille comptait donc des adorateurs du Christ parmi ses habitants, lorsque le bienheureux Pothin vint y aborder avec la phalange dont il était le chef. Il est permis de le penser, informés par la voie de Smyrne ou de Rome de leur arrivée prochaine, les fidèles de Marseille seront accourus au rivage pour y recevoir les apôtres de Lugdunum ; ils les auront accueillis dans leurs demeures, leur auront prodigué les soins de l'hospitalité, comme on savait la pratiquer dans la ferveur de ces premiers âges. Ces devoirs remplis, les missionnaires venus de Smyrne et les chrétiens de Marseille se seront unis dans une commune prière. Dans le secret d'une chapelle cachée à tous les regards, sous les voûtes obscures de la crypte où reposait le corps de Lazare[5], le bienheureux Pothin aura célébré les saints mystères, et de ses mains bénies distribué à tous les frères le pain eucharistique. Au milieu des saintes joies de l'agape fraternelle, Pothin aura parlé de Lugdunum, précieuse part de son héritage dans la vigne du Seigneur. Cette ville, à laquelle il avait dévoué sa vie, était en grande relation de commerce avec Marseille ; les chrétiens massaliotes se trouvaient donc en mesure de donner à Pothin des renseignements qui pouvaient tourner au profit de son apostolat. Un temps très-court fut consacré à ce pieux commerce, à
ces utiles communications ; l'impatience de leur charité pressait les
missionnaires d'arriver au but de leur voyage. Et le bienheureux Pothin se
remit en route ; il remonta jusqu'à la cité de Plancus la voie militaire qui
se développait parallèlement au Rhône[6]. Agrippa, qui
l'avait ouverte, avait été à son insu l'instrument de De Marseille à Lugdunum, le bienheureux Pothin et ses auxiliaires trouvèrent donc sur leur route des stations disposées d'avance par la charité pour les recevoir ; ils savaient où trouver le gîte, la nourriture et mieux encore. Dans les principales villes qu'ils traversaient, les missionnaires étaient accueillis avec joie par les chrétiens de ces villes. La place d'honneur leur était réservée à table, au foyer domestique ; trop heureux les frères de recevoir, en échange de l'hospitalité donnée, la bénédiction de l'évêque Pothin et les paroles qui coulaient de ses lèvres. La foi avait déjà remonté la vallée du Rhône -jusqu'à Vienne
; les fidèles étaient organisés en Églises dans les principales cités de L'arrivée de Pothin à Lugdunum nous amène à dire ce
qu'était cette ville au ne siècle de notre ère, à esquisser dans un tableau
rapide les principaux traits de son état politique, administratif,
commercial, littéraire et surtout religieux. En mettant le bienheureux Pothin
et ses auxiliaires dans leur cadre historique, cet aperçu aura l'avantage de
nous faire connaître les populations auxquelles ces apôtres allaient
s'adresser, les magistrats qui les traduisirent en jugement, et par là même la
situation qui leur était faite, comme prédicateurs de l'Évangile, sur les
bords du Rhône et de Lugdunum était de fondation assez récente ; son origine ne remontait pas plus haut que l'année 710 de Rome, année qui suivit la mort de César. Nous écartons, comme on voit, la question débattue entre les historiens de Lyon sur l'existence antérieure d'un Lugdunum celtique. Laissant à l'érudition locale le soin d'éclaircir ce qui se rapporte à cette ville, bâtie, suivant Plutarque[10], par Momorus et Atépomarus, princes rhodiens, près de quatre siècles avant Jésus-Christ, contentons-nous de rappeler ce que l'histoire nous apprend de certain sur les origines du Lugdunum romain. Cinq mille familles de Vienne, brutalement chassées de
cette ville par une faction triomphante, étaient venues chercher un asile sur
les bords du Rhône et de Lugdunum avait été bâti sur le territoire des Ségusiaves. Ce petit peuple, placé d'abord sous le patronage des Éduens, avait été affranchi de cette tutelle et déclaré libre par les Romains. Segusiabbi liberi, in quorum agro colonia Lugdunum, dit Pline[13]. Évidemment il était d'une bonne politique d'attirer les indigènes dans la colonie nouvelle. De leur côté, les Ségusiaves ne devaient pas se montrer insensibles aux avantages naturels ou offerts qu'ils pouvaient trouver dans la cité de Plancus. Cette peuplade gauloise fournit donc un certain contingent à la population primitive de Lugdunum. Ainsi, trois éléments se fondirent avec le temps pour former la population lugdunaise : les indigènes, les Viennois exilés et les colons romains. Dans la cité nouvelle, l'élément celtique, représenté par les Ségusiaves, était numériquement et politiquement effacé par les colons romains et les exilés de Vienne ; aussi la ville de Plancus devint-elle profondément romaine. Par ses origines, ses souvenirs et ses intérêts, elle se rattachait à Rome bien plus qu'à la confédération des Gaules. Étrangère à l'esprit gaulois, elle ne nourrissait pas contre la domination romaine cette haine profonde qui fermentait parmi les populations celtiques du Nord ; elle n'éprouvait pas comme elles cette impatience du joug, toujours prête à éclater en sanglantes révoltes. De ce côté des Alpes, nulle cité ne semblait devoir se
prêter mieux à la politique de la mère patrie ; nulle ne paraissait plus
heureusement située pour la représenter dans les Gaules, mieux disposée à y
soutenir ses intérêts. En habile politique qu'il était, Auguste vit tout le
parti qu'il pouvait tirer d'une ville aussi dévouée à Rome qu'elle était
indifférente à la cause de l'indépendance gauloise ; d'une ville très-forte
par son assiette, reliée à l'Italie par deux routes qui traversaient les
Alpes[14], maîtresse par
le Rhône et Pour augmenter les bonnes dispositions de Lugdunum,
Auguste ne lui ménagea pas ses faveurs. Dans le partage fait entre lui et le
sénat des différentes provinces de l'Empire, l'empereur se réserva Auguste partagea Le système administratif organisé par Auguste fonctionnait à Lugdunum, comme dans les autres capitales des provinces impériales. L'empereur y était représenté par un président (prœses)[17]. Dépositaire de la puissance civile et militaire, commandant les armées, ce haut fonctionnaire paraissait en public dans un appareil, avec des insignes qui rappelaient ce double pouvoir. Il marchait escorté de soldats, précédé dé six licteurs ; il siégeait sur un tribunal élevé, portait le glaive et la cotte d'armes (paludamentum). A la différence des proconsuls désignés par le sénat, dont les pouvoirs expiraient au bout d'une année, les lieutenants impériaux étaient nommés par l'empereur pour un temps indéfini. Revêtus d'une sorte d'omnipotence, ils ne voyaient au dessus de leur tête que César, ne reconnaissaient d'autre chef que lui, n'avaient d'autre contrôle à subir que le sien[18]. Certes, la tentation était grande pour ces gouverneurs d'abuser des pleins pouvoirs remis entre leurs mains, de pressurer des populations livrées à leur merci, de leur appliquer d'une façon odieuse et barbare les exigences de la fiscalité romaine. Au dessous du président de Grâce à cette institution, la ville de Lugdunum avait sa vie propre ; elle exerçait une action importante dans le ressort de ses propres affaires, un genre d'initiative qui s'étendait à tous les besoins de la cité. Dans cette sphère, dont le rayon était assez étendu, elle pouvait se mouvoir à l'aise, déployer une grande activité, offrir même un aliment à l'ambition de ses habitants. Pourvu qu'elle ne sortît pas du cercle tracé par le droit municipal, la curie n'avait rien à redouter du président. Le lieutenant de l'empereur devait arrêter ses empiètements, veiller à ce qu'elle ne compromît pas les intérêts généraux de l'Empire ; sauf cette haute surveillance, le gouverneur laissait une entière liberté à la curie. L'habileté de ce fonctionnaire consistait bien plus à favoriser, à seconder le jeu régulier du sénat lugdunais, qu'à gêner ou à contrarier son action légale. Les habitants de Lugdunum pouvaient donc, sans trop de mauvaise grâce, courber la tête sous la domination romaine. La liberté municipale, les privilèges des colonies italiennes les plus favorisées[20], le droit aux honneurs, aux charges qui donnaient entrée au sénat de Rome, tous ces avantages pouvaient les consoler de leur absorption dans l'Empire romain, leur tenir lieu d'une indépendance que du reste ils n'avaient jamais connue. Une autre garantie de la fidélité de Lugdunum à l'Empire,
c'était l'intérêt de son commerce. Dés le principe, la position exceptionnelle
de cette ville semblait l'avoir prédestinée à devenir un emporium de premier ordre[21]. Point de départ
des quatre routes militaires, dont le vaste réseau embrassait toute Ce qu'un tel mouvement d'affaires devait apporter à Lugdunum de richesses, d'opulence, et par là de bien-être, de luxe et de splendeur, il est facile de s'en faire une idée. Dans une pareille situation, cette ville n'était nullement intéressée à troubler une paix nécessaire à la sécurité des transactions ; d'autre part, elle ne pouvait qu'applaudir aux conquêtes des Romains, les succès des armes romaines servant à étendre ses opérations commerciales. La politique de Rome n'avait donc pas de ville plus dévouée, dans les Gaules, que la ville de Plancus. Un commerce d'un ordre supérieur, celui des choses de
l'esprit, florissait à Lugdunum à l'égal du commerce ordinaire, bénéficiant
des rapports établis par ce dernier avec les contrées où brillaient les arts
et les lettres. Les richesses littéraires, les traditions du bon goût
arrivaient sur les bords du Rhône et de Quelques faits conservés par l'histoire en diront plus sur la vie littéraire de Lugdunum aux Ier et IIe siècles, que ne pourraient faire de longs détails. Tout le monde connaît le célèbre concours d'éloquence grecque et latine, établi par Caligula à l'autel de Rome et d'Auguste[22]. Malgré la bizarrerie des lois imposées[23], de nombreux concurrents accouraient à Lugdunum, désireux de faire briller aux fêtes du confluent la richesse de leur esprit, l'ingénieuse fécondité de leur parole. Quelques années après, Domitien, en route pour l'armée du Rhin, s'arrêtait à Lugdunum, et s'y plongeait dans l'étude de l'éloquence et de la poésie ; son but était de donner le change sur ses véritables sentiments, de voiler ses projets ambitieux[24]. Dans une lettre à un de ses amis, Pline-le-Jeune nous apprend que ses ouvrages étaient mis en vente chez les libraires de Lugdunum, qu'ils trouvaient dans cette ville acheteurs et lecteurs[25]. Ces faits, qu'il serait facile de multiplier, montrent que les lettres grecques et latines étaient cultivées dans la cité de Plancus avec autant d'ardeur que de succès. Le président de Lugdunum ne pouvait que favoriser cet
épanouissement littéraire. Il ne tenait qu'à lui de jouer le rôle de Mécène
sur les bords du Rhône et de Avec les éléments de grandeur et de prospérité que nous avons signalés, Lugdunum prit bientôt place parmi les villes les plus brillantes de l'Empire. D'après Sénèque, c'était une cité opulente ; elle était embellie de monuments dont un seul eût pu faire l'orgueil d'une cité[26]. Cet éloge, il est vrai, se rapporte à un état antérieur à l'incendie qui la détruisit sous Néron ; mais Lugdunum ne tarda pas à se relever de ses ruines. Au milieu du ne siècle, cette ville, grâce à la protection des empereurs et aux richesses qu'elle tirait de son commerce, avait retrouvé sa splendeur première ; et les paroles de Sénèque pouvaient lui convenir alors, tout aussi bien qu'avant le désastre qui l'avait détruite sous Néron. Des ruines imposantes qui ont résisté à toutes les révolutions, des monuments épigraphiques, des tronçons de statues et de colonnes, des mosaïques, tous les échantillons des arts exhumés du sol lyonnais, témoignent encore de cette splendeur aujourd'hui éteinte. Avec les rares indications données par les auteurs anciens et les débris restés debout sur le plateau de Fourvière, il est difficile, ou plutôt impossible, de reconstruire par la pensée le Lugdunum gallo-romain. Tout ce qu'il est possible d'entrevoir, c'est la physionomie de l'ensemble, le caractère général de la ville et de ses monuments. Pour l'architecture, comme pour les autres arts, les
Romains étaient disciples des Grecs. Les styles, les types architectoniques
de Quatre lignes d'aqueducs annonçaient de loin la métropole
de Trop à l'étroit autour du forum de Trajan, les habitants
de Lugdunum ne tardèrent pas à franchir Un troisième groupe de population s'était formé entre le
Rhône et Quant à la population du Lugdunum romain, toute donnée statistique faisant défaut, il est impossible d'articuler un chiffre même approximatif. L'espace occupé par la ville pourrait servir de base à une évaluation numérique ; mais il s'en faut que nous possédions les éléments nécessaires pour déterminer le périmètre de l'ancien Lugdunum. Une ligne partant de la porte de Saint-Just[28] et remontant jusqu'à Pierre-Scise par une courbe infléchie jusqu'à mi-côte de la colline, tracerait ses limites extrêmes du côté du levant. Mais l'endroit où s'arrêtaient les maisons de la ville vers le couchant, mais l'angle sous lequel il faudrait mener, de Saint-Just et de Pierre-Scise, deux lignes dans cette même direction, pour obtenir le périmètre du Lugdunum romain, c'est ce qu'il est impossible d'indiquer autrement que par des conjectures. Toutefois, sans viser à la précision numérique, on peut affirmer, sans crainte de se tromper, que les trois groupes de Fourvière, de la colline Saint-Sébastien et du confluent, formaient ensemble une agglomération importante. L'attraction que Lugdunum exerçait par son commerce et son importance administrative, les ressources que cette ville pouvait offrir à l'ambition, à l'étude, aux jouissances de tout genre, autorisent à conclure que le chiffre de sa population était très-élevé. Au ne siècle, le président de Lugdunum, tranquille sur les dispositions générales de la cité, ne s'endormait pas sur les dangers que pouvaient y créer les questions religieuses. Effectivement, depuis le règne de Néron, la défense du culte national n'occupait pas une des moindres places dans les préoccupations des gouverneurs de province : les deux sociétés qui se disputaient l'avenir du monde se trouvaient en présence sur tous les points de l'Empire. Le rôle politique de la religion, chez les Romains, touche de si près aux causes des persécutions, et par là même au martyre du bienheureux Pothin et de ses compagnons, qu'il nous parait utile d'exposer sommairement le système suivi par ce peuple à l'égard des cultes autres que le sien. La religion, chez les Romains, était religion d'État. C'est là son trait le plus saillant, celui qui ressort de toute part dans l'histoire et le vieux droit de ce peuple. Fondée sur la politique, autant et plus que sur les croyances, liée comme partie essentielle à la constitution de l'État, magistrature suprême destinée à servir les intérêts de Rome, cette religion aboutissait en définitive à diviniser la patrie, à seconder ses projets, à étendre et assurer ses conquêtes. Une institution de cette nature devait se montrer peu indulgente aux cultes étrangers, elle devait professer à leur égard une intolérance radicale. Mais, en dépit des proscriptions plusieurs fois renouvelées, Rome ne tarda pas à être envahie par les dieux des peuples qu'elle avait vaincus. Proscrire toujours, lutter de toute part sur un terrain aussi glissant que le terrain religieux, c'eut été compromettre ses conquêtes, jouer trop gros jeu pour des questions après tout secondaires à ses yeux. La religion en elle-même pouvait-elle passer pour chose fort sérieuse, dans une ville où deux augures ne pouvaient se regarder sans rire ; où César pouvait nier l'immortalité de l'âme, sans que Caton eût rien de mieux à lui répondre, sinon qu'il dérogeait aux usages des ancêtres[29] ? Intérêt politique, ou scepticisme religieux, Rome, débordée par les cultes nouveaux, finit par se jeter dans une politique opposée à celle qu'elle avait adoptée dans le principe. Au lieu de proscrire les dieux étrangers, elle prit le parti de les adopter tous, d'absorber toutes les religions dans son culte, à peu près comme elle avait fondu tous les peuples dans son Empire. Pour un seul corps politique, une seule religion, un seul pontife suprême personnifié par César, et, comme symbole de cette unité religieuse, le Panthéon, temple universel où tous les dieux et toutes les déesses seraient admis comme frères et sœurs d'une même famille. D'après ce nouveau plan, les dieux des peuples vaincus devaient passer sous le joug avec les nations qu'ils avaient été impuissants à défendre, orner le triomphe du vainqueur, faire acte de soumission aux grands dieux de Rome, ou plutôt à Rome elle-même. A ce prix, ces divinités étrangères recevaient des titres de bourgeoisie, de cité romaine ; les portes du Panthéon leur étaient ouvertes ; elles étaient admises aux honneurs d'un culte public, légal, avec collège de prêtres, temples, autels, rites propres et tous les autres accessoires religieux. Quant aux religions réfractaires, religions nationales, comme le druidisme, trop vivaces et trop fières pour se laisser absorber ; ou bien religions trop sûres d'elles-mêmes pour abdiquer, pour subir des conditions impossibles, comme le judaïsme et surtout le christianisme, les proscriptions et les supplices en feraient prompte justice. Les lois déjà existantes seraient pro-_ duites comme on tire un glaive du fourreau ; des édits nouveaux seraient portés, des peines terribles seraient décernées contre les dissidents. On le voit, ce système était gros de ces tempêtes qui éclatèrent pendant trois siècles, avec des intermittences plus ou moins longues, sur la tête des chrétiens. Avant l'arrivée du bienheureux Pothin dans les Gaules,
cette politique n'imposait aucun sacrifice à Lugdunum. En effet, sous le
rapport religieux, cette ville ne différait pas sensiblement des cités de Le trait le plus saillant de la religion à Lugdunum était, sans contredit, le culte rendu par cette ville à Rome et à Auguste, comme aux divinités tutélaires des Gaules. Voici quelle fut l'origine des honneurs divins déférés à ces dieux de création nouvelle : Soixante cités ou peuplades, appartenant aux trois
provinces de Je pense, dit M. de
Boissieu, que notre temple était une vaste enceinte
ornée d'inscriptions et de statues, et comprenant avec les deux principaux
autels, ainsi que les noms et les représentations des soixante peuplades
fondatrices dont parle Strabon, une basilique ou tribunal et un certain
nombre de monuments nationaux qui y furent successivement ajoutés par les
trois provinces de Outre les prêtres augustaux, des augures pour prédire
l'avenir, des aruspices pour interroger les entrailles des victimes,
dépendaient du temple et se rattachaient au culte de Rome et d'Auguste. Un
point digne de remarque, et qui a été mis en lumière par M. de Boissieu,
c'est que le territoire sur lequel était bâti le temple d'Auguste était
propriété des provinces de On a exhumé de notre sol, dit cet habile épigraphiste, un grand nombre de monuments épigraphiques concernant les prêtres attachés à l'autel d'Auguste. Des légendes honorifiques, des bases de statues, votées par les trois provinces des Gaules, ont conservé la mémoire de hauts dignitaires et de personnages considérables, soit des villes dont ils avaient le patronage, soit de la communauté gauloise tout entière. On est amené à reconnaître que le territoire sur lequel il était assis était la propriété des peuples des trois Gaules, puisque ce sont eux qui, sans l'intervention d'aucune autre autorité, sans aucune concession de terrain faite par une curie quelconque, ont érigé ces monuments sur le lieu même où se tenaient leurs assemblées annuelles, leurs foires et leurs marchés, où se célébraient les jeux et les fêtes en l'honneur de la divinité impériale[36]. Choisie pour être le centre du culte augustal dans les Gaules, la cité de Plancus dut se signaler par les honneurs qu'elle rendait à Rome et à Auguste. Le principe d'absorption religieuse posé par les Romains devait tourner contre leurs dieux, aussi bien que contre ceux des autres peuples, par les conséquences que l'impitoyable logique allait faire sortir de cette politique. Rome ayant ouvert ses portes à tout prosélytisme qui ne faisait point ombrage à sa puissance, se trouva bientôt envahie par les religions étrangères. L'orientalisme, la mythologie des Grecs, le polythéisme des peuples divers, les incantations, la magie, les pratiques théurgiques, les mystères les plus affreux, les superstitions les plus étranges se rencontrèrent dans son sein avec le scepticisme de l'Académie, les principes abjects d'Épicure et la morgue dédaigneuse du Portique. Dans ce chaos, ce pêle-mêle de cultes bizarres ou infâmes, qui ne pouvaient se rapprocher et s'unir que sous la lettre des lois romaines, comment s'orienter, comment trouver une base, un point fixe pour la direction des idées et le gouvernement de la vie, alors surtout que l'ironie de Lucien et la froide critique, héritière d'Évhémère, se posaient en face des religions pour les démolir et les ruiner dans l'esprit des peuples ? Ce travail de décomposition aboutit à un scepticisme religieux qui mettait en problème les idées sur Dieu, sur l'âme et les mystères de l'autre vie ; qui traitait ces questions capitales comme spéculations pures, amusements de l'esprit. De tous ces dieux déshabillés, de tous ces cultes passés au crible du scepticisme, il ne resta bientôt plus que des simulacres creux, des pratiques sans valeur, des symboles sans réalité. Étrangère à la conscience, à l'esprit, au cœur, à la vie, la religion se réduisit, dans les classés élevées surtout, à une habitude d'enfance, à une poésie bonne pour l'imagination, à une loi de l'État qu'il fallait observer, à toute autre chose qu'à une lumière, une direction, une croyance. Au milieu de cette décomposition religieuse, à quel abîme de dégradation étaient descendues les mœurs, les auteurs grecs et latins nous le disent jusqu'à faire rougir de honte une face honnête. Aussi bien, que pouvait devenir le sentiment moral avec des mystères infâmes, des dieux impurs, des temples souillés, des théâtres qui étalaient le vice sur la scène, des amphithéâtres où le sang coulait à flots pour le plus grand plaisir d'une société blasée ? Or, les véhicules ne manquaient pas pour propager de toute part cette contagion des idées et des mœurs. Écrits de toute sorte, rhéteurs, philosophes, poètes, soldats, fonctionnaires de tout ordre arrivant de Rome, il n'en fallait pas tant pour amener jusqu'à Lugdunum des doctrines dissolvantes de toute croyance et de toute morale, pour établir sur ces deux points une sorte d'équilibre entre Rome et la cité de Plancus. |
[1] Luc, c. VII, v. 37.
[2] Pour ce qui regarde les apôtres de Provence, voir l'ouvrage de M. l'abbé Faillon, intitulé : Monuments inédits sur l'apostolat de sainte Marie-Madeleine. Les témoignages réunis dans cet ouvrage vengent surabondamment les Églises de Provence des attaques dirigées contre leurs traditions par l'école de Launoy et de Baillet.
[3] Lazare souffrit le martyre probablement sous le règne de Domitien.
[4] Acta S. Victoris, apud Ruinart.
[5] Cette crypte prit plus tard le nom de saint Victor, dont les reliques y furent déposées.
[6] Strabon, l. IV.
[7] Les textes abondent prouvant que saint Trophime a été envoyé à Arles par saint Pierre. En voici quelques uns : Lettre de saint Cyprien au pape Etienne, Epist. LXVIII, édit. Baluze. — Lettre de dix-neuf évêques de la province d'Arles au pape saint Léon, Sti Leonis opera, Epist. LXI, édit. Migne. — Lettre du pape Zosime, Sirmond, Conc. ant. Galliæ, t. I, p. 42. — Le petit Martyrologe romain. — Martyrologe d'Adon. — Martyrologe d'Usuard.
[8] C'est l'ancienne tradition de l'Église d'Orange que saint Eutrope est venu en Provence avec les premiers apôtres de cette contrée, et qu'il a été le premier évêque d'Orange. Voir Faillon, Monum. inéd., t. II, p. 383.
[9] La lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum nous fournira plus loin l'occasion d'établir ce point historique.
[10] Voici ce que dit Plutarque dans son traité Sur les fleuves, traité dont l'authenticité est plus que douteuse : Chassés de Céseron, Momorus et Atépomarus abandonnèrent leur petit royaume, et, sur l'ordre de l'oracle, vinrent bâtir une ville sur un colline baignée par l'Arar. Ils en avaient déjà jeté les fondements, lorsqu'une volée de corbeaux apparut soudain et couvrit des arbres voisins sur lesquels ces oiseaux s'abattirent. Momorus, expert dans l'art des augures, donna à sa ville le nom de Lugdunum ; car, dans leur idiome, ligua signifie corbeau, et dunum, colline, lieu élevé. (De fluviis, Arar)
[11] Dion, Hist. rom., l. XLVI.
[12] Aulu-Gelle caractérise ainsi une colonie romaine : Effigies parca, simulacrumque populi romani, XVI, XIII.
[13] Hist. natur., IV, XXXII.
[14] Voir Bergier, De publicis et militaribus imperii romani viis.
[15] Dion, l. LIII. — Pline, Hist. nat., l. IV.
[16] Agrippa hinc (e Lugduno) vias aperuit, unam per Commenos montes, in Aquitaniam et ad Santones usque, alteram ad Rhenum, tertiam ad Oceanam per Bellovacos et Ambianos, quartera in Narbonensem Galliam ad littus Massilienso. (Strabon, l. IV.)
[17] Le nom de prœses était un nom général qui s'appliquait, et aux proconsuls des provinces sénatoriales, et aux lieutenants des provinces impériales. Le gouverneur d'une province impériale était dit legatus Cœsaris, proprœtor, rector et quelquefois judex.
[18] Digest., De officio prœsidis.
[19] Roth, De re municipali. — Raynouard, Histoire du droit municipal.
[20] Lugdunenses Galli, juris italici sunt. (Paul, De censib.)
[21] Strabon, l. IV.
[22] Juvénal fait allusion à ce concours par ces deux vers :
Palleat ut nudis pressit qui calcibus anguem,
Aut lugdunensem rhetor
dicturus ad
[23] Dans cette lutte littéraire, le vaincu devait faire l'éloge de son vainqueur. De plus, il devait effacer ses propres écrits avec une éponge, quelquefois même avec la langue, sous peine d'être battu de verges ou précipité dans le Rhône. (Suétone, in Caio.)
[24] Tacite, Hist., l. IV.
[25] Bibliopolas Lugduni esse non putabam, ac tanto libentius ex litteris tuis cognovi venditari libellos meos, quibus peregre manere gratiam, quam in urho collegerint, delector. (Epist., l. IX, XI.)
[26] Sénèque, Epist. XCI.
[27]
Le forum de Trajan s'écroula l'an 840.
[28] Les tombeaux trouvés à partir de la porte de Saint-Just indiquent que la cité n'allait pas plus loin que cette porte. On sait, en effet, que les Romains n'enterraient pas les morts dans les villes.
[29] Salluste, Catilina.
[30] De Boissieu, Inscriptions antiques de Lyon, p. 2 et suivantes.
[31] De bello gallico, l. VI.
[32] Suétone, in Augusto.
[33] Suétone, in Claudio.
[34] Voir Strabon, l. IV, et Dion, l. LIV.
[35] Inscriptions antiques, p. 83.
[36] Ainay, son temple et son autel, p. 35.