HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME SECOND

 

LIVRE SEIZIÈME. — LA LOI DU 31 MAI.

 

 

I

Tandis que l'Assemblée discutait la loi d'enseignement, les passions politiques ne chômaient pas. Bien au contraire, elles s'accentuaient. De plus en plus, le parti conservateur poussait à la réaction ; de plus en plus, le parti républicain versait dans la démagogie.

Par leur origine, les membres du cabinet du 31 octobre plaisaient peu à l'Assemblée on leur reprochait de représenter trop exclusivement la politique personnelle du prince. Un moyen s'offrait à eux de reconquérir les bonnes grâces de la majorité parlementaire, c'était de faire une guerre impitoyable aux socialistes, voire même aux républicains. Ils n'eurent garde d'y manquer.

On a vu comment les ministres de l'intérieur et de la justice avaient accompli clans l'administration et la magistrature les épurations que M. Barrot et M. Dufaure avaient ajournées ou refusées. Parmi les employés secondaires, instituteurs, agents voyers, facteurs ruraux, agents des contributions, le socialisme avait fait de nombreuses recrues. Chaque ministre envoya ses subordonnés des instructions sévères. Le garde des sceaux, dans une circulaire aux procureurs généraux, non seulement leur prescrivit de surveiller les magistrats de leur ressort, mais encore les convia à le renseigner sur les fonctionnaires étrangers à leur administration, et dont ils avaient été appelés à constater le défaut d'instruction et les mauvaises tendances[1]. Le général d'Hautpoul, ministre de la guerre, alla plus loin encore. Le 12 novembre 1849, dans une circulaire aux colonels de gendarmerie, il les invita à provoquer des officiers et sous-officiers placés sous leurs ordres des rapports non périodiques, absolument confidentiels, et à observer partout les actes et les tendances des agents du pouvoir. Ces instructions étaient ; par leur nature, secrètes ; mais il ne déplaisait pas trop qu'on les connût. Le 11 décembre, un représentant de l'extrême gauche, M Banne, ayant dénoncé la circulaire du général d'Hautpoul à la gendarmerie, le général jugea que le meilleur moyen d'avoir raison de ses adversaires, c'était, non de se défendre, mais de les attaquer. Se tournant vers la Montagne, et avec une assurance voisine de la bravade : Vous n'êtes qu'une minorité infime, s'écria-t-il, vous avez de l'audace... mais nous vous démasquerons, nous vous empêcherons d'agir. Voilà ce que nous ferons avec l'appui de la majorité, non pas avec vous, nous ne voulons pas de vous[2]. — Ces tendances s'affirmant, on prit à tâche d'effacer les dernières traces de l'administration républicaine. L'impôt sur les boissons, supprimé par la Constituante, fut rétabli au grand avantage du Trésor qui avait besoin de toutes ses ressources. On voyait encore, à l'angle des carrefours et sur les places, les arbres de la liberté plantés en février, sorte de peupliers sacrés, aussi languissants que le régime dont ils avaient été le symbole. Le préfet de police était M. Carlier, homme énergique, décidé, volontiers provocant. Sous prétexte que ces arbres gênaient la circulation, il en fit abattre un grand nombre, et il le fit avec un étalage de zèle qui semblait un défi. Les rapports de la province signalant quelque agitation, un décret du 12 février créa, dans les départements de l'Est, de l'Ouest et du Midi, trois grands commandements militaires. Comme cette mesure faisait l'objet d'une interpellation de M. Pascal Duprat, le général d'Hautpoul répondit avec cette hardiesse agressive qui devenait le ton ordinaire des communications officielles : Le gouvernement et la majorité de cette Assemblée, dit-il, veulent la même chose, ils veulent le maintien de la loi, le maintien de la constitution, l'ordre public et la sécurité pour tous. Voilà ce que nous voulons... Nous veillerons continuellement, nous serons toujours sur la brèche, quelques clameurs que nous entendions... Nous serons prêts à toute heure, vous pouvez commencer demain si vous le voulez[3]... — A ces paroles qui flattaient ses passions, la majorité applaudissait. Elle pardonnait presque au ministère de couvrir le président, tant elle trouvait ce ministère vigilant pour la cause de l'ordre ! Les orateurs de la droite se mettaient eux-mêmes à l'unisson de ce langage et exprimaient les mêmes idées avec plus d'éloquence et presque autant d'audace. Montalembert, dans son discours sur la loi d'enseignement, dépeignait la République sous l'image d'un frêle radeau toujours prêt à sombrer. M. Thiers, du haut de la tribune, n'hésitait pas à qualifier de funestes les journées de Février. Toutefois, chez les familiers de l'Élysée et chez les chefs de la majorité, l'esprit de réaction ne revêtait pas tout à fait la même forme. Les premiers, vrais parlementaires, tout en dénonçant le péril social, invoquaient avant tout le secours des lois ; les seconds, autoritaires purs, tendaient déjà à grandir, au détriment de tout le reste, l'armée et la police, ces deux instruments de règne : les premiers avaient plus de surface, d'autorité et aussi de scrupules ; les seconds, plus confiants dans la force matérielle, devaient acquérir plus de puissance réelle. Cette différence apparaissait déjà, et elle laissait deviner lequel des deux pouvoirs, en cas de conflit, distancerait et vaincrait l'autre.

De son côté, le parti socialiste était plus exaspéré qu'intimidé par ces répressions et par ces menaces. Vaincu en juin 1848 par Cavaignac, déconcerté en janvier 1849 par le général Changarnier, désavoué quatre mois plus tard par le suffrage universel, battu de nouveau le 13 juin par Changarnier, il ne se dispersait que pour se reformer bientôt. Il avait fini par absorber en lui le parti républicain modéré qui, tout en protestant un peu, lui obéissait. La propagande était surtout active dans les campagnes. A la fin de 1849, une foule d'almanachs et de brochures y furent répandus. Souvent les facteurs se chargeaient eux-mêmes de distribuer ces petites feuilles, bien qu'elles n'eussent point passé par le bureau de poste[4]. Dans le Midi, les cercles démocratiques se multipliaient. Quelques désordres éclatèrent sur certains points, notamment dans l'Hérault. A Paris, l'appareil de la force retenait les passions prêtes à éclater. Pourtant les transportés de Juin, graciés en grand nombre par le président, revenaient en citoyens factieux plutôt que repentants. A l'occasion de l'enlèvement des arbres de la liberté, on les vit se réunir au quartier Saint-Martin, former des groupes nombreux, entrer en lutte avec les agents de police, menacer le général Lamoricière que le hasard avait amené dans ces rues tumultueuses, assaillir le procureur de la République, M. Victor Foucher, que les devoirs de sa charge conduisaient sur le théâtre même des rixes. A peu de temps de là, le second anniversaire des journées de Février fournit un nouveau prétexte aux manifestations. Des rassemblements, au milieu desquels étaient quelques soldats, se dirigèrent vers la place de la Bastille : là, des couronnes furent déposées au pied de la colonne en mémoire des morts de 1830 et de 1848 qui reposaient sous les dalles du monument. On fit des discours ; on glorifia la révolution : on s'excita à la résistance contre la réaction, agitation peu grave en elle-même, mais inquiétante comme symptôme de l'état des esprits.

 

II

Sur ces entrefaites, des élections complémentaires fournirent aux partis l'occasion de se compter et offrirent aux animosités réciproques un aliment de plus.

Le 10 octobre 1849, la Haute Cour s'était réunie à Versailles pour juger les auteurs ou complices de l'attentat du 13 juin. Après de longs débats qui avaient laissé le public indifférent, la Cour avait rendu son arrêt. Les accusés étaient au nombre de soixante-sept, dont trente-six contumaces. Les contumaces, parmi lesquels Ledru-Rollin, Félix Pyat, Considérant, Martin Bernard, avaient tous été condamnés à la déportation. Parmi les accusés présents, dix-sept furent frappés de la même peine, notamment Guinard ; trois furent condamnés à cinq ans de détention ; onze furent acquittés, entre autres Forestier. Cette décision de justice avait eu pour résultat d'écarter du Parlement trente représentants. Un décret convoqua pour le 10 mars les collèges électoraux, afin de pourvoir aux vacances. Seize départements avaient des élections à faire. Le département de la Seine avait à remplacer les sous-officiers Boichot et nattier, ainsi que Considérant : il avait par conséquent à nommer trois députés.

L'agitation électorale surexcite même les plus sages. Les allures provocantes du ministère, le zèle des socialistes à venger leurs échecs, l'importance d'un scrutin qui permettrait aux partis de constater leurs progrès ou leurs pertes, tout imprima à la lutte un caractère particulier d'âpreté. En province aussi bien qu'à Paris, les passions se donnèrent libre carrière : mais c'est surtout à Paris qu'il est aisé de les étudier.

Le comité de l'Union électorale, qui avait déjà fonctionné aux élections précédentes, centralisa les efforts des conservateurs. Après un scrutin préparatoire auquel prirent part 61.000 électeurs, une liste de trois candidats fut adoptée : ce furent M. Fernand Foy, fils de l'illustre orateur de la Restauration ; le générai de la Bitte, ministre des affaires étrangères ; et enfin M. Bonjean, avocat distingué, qu'une mort glorieuse autant que terrible rendit plus tard célèbre. De ces trois noms, le premier était destiné à rallier les orléanistes et les libéraux ; les deux autres étaient surtout agréables à l'Élysée.

Dans le parti démocratique, un comité formé des délégués des divers arrondissements entreprit de classer, d'interroger et de désigner les candidats. Ces délégués étaient au nombre de deux cent vingt-trois, tous luttant d'obscurité ; cinq ou six seulement étaient moins ignorés que les autres ou devaient arriver plus tard à la notoriété : c'étaient Naquet, Toussenel, Hippolyte Castille, Henri Martin. C'est devant ce tribunal désigné sous le nom de Conclave, que les candidats se présentèrent. On ne sait ce qu'on doit le plus admirer, ou de l'audace de ces inconnus qui se faisaient d'avance les arbitres de l'élection, ou de l'humilité des solliciteurs qui briguaient une telle investiture. Quarante-huit candidats furent inscrits : parmi eux étaient des socialistes ou des communistes comme Vidal et Cabet ; des militaires comme le sergent Pujo et le soldat Daniel ; un transporté de Juin, dernièrement gracié, Paul de Flotte ; un professeur de l'Université, tout récemment dépossédé de ses fonctions, M. Deschanel ; un ancien pair de France, M. d'Alton-Shée ; le publiciste Émile de Girardin ; enfin, plusieurs anciens membres ou ministres du gouvernement provisoire, Dupont de l'Eure, Carnot, Goudchaux. Les listes préparatoires une fois arrêtées, on procéda à l'interrogatoire des postulants. Seul l'interrogatoire de M. de Girardin présenta quelque intérêt. Il se déclara ennemi de l'arbitraire sous tous les régimes, partisan de l'impôt sur le capital, hostile à l'institution de la présidence. Avec son ordinaire souplesse d'esprit, il justifia l'appui par lui prêté à la candidature présidentielle de Louis Bonaparte. Il exposa complaisamment ce qu'il ferait s'il devenait ministre. Aux éclaircissements qu'on lui demandait, il ajouta des explications qu'on ne lui demandait pas, insistant sur ses débuts dans le journalisme, sur l'affaire des mines de Saint-Bérain, en un mot sur tous les points obscurs ou calomniés de sa vie. Ces épreuves terminées, les délégués discutèrent les titres divers ; puis on alla aux voix. De Flotte, le transporté, obtint 204 suffrages ; le socialiste Vidal, disciple de Louis Blanc, en recueillit 182 ; Carnot enfin, l'ancien ministre de l'instruction publique sous le gouvernement provisoire, réunit, à un second tour de scrutin, 135 adhésions. Tous trois furent proclamés candidats[5]. Le sens de pareils choix était clair : de Flotte symbolisait la réhabilitation de l'émeute de Juin ; Vidal représentait les doctrines sociales ; le nom de Carnot enfin était à lui seul une protestation contre la loi des instituteurs et la loi d'enseignement. A ces candidatures toutes les fractions du parti républicain se rallièrent. L'association des Amis de la Constitution, composée d'anciens constituants, avait, dès le 22 février, proclamé la nécessité de l'union et exprimé le vœu qu'une liste unique fût adoptée[6]. Les auteurs du décret de transportation mirent leur main dans les mains des transportés. Jamais le pays ne fut mieux partagé en deux camps irréconciliables : d'un côté, les monarchistes de toute nuance ; de l'autre, les républicains de toute catégorie, depuis Goudchaux jusqu'à de Flotte. Ainsi fut inaugurée la lutte.

Des deux parts, l'ardeur fut égale. Dès le début de la période électorale, M. Carlier, dans une circulaire aux commissaires de police de la ville de Paris, les avait engagés non seulement à surveiller les réunions publiques, mais encore à rectifier les idées fausses, à rétablir la vérité des faits, à avertir les bons citoyens, à les mettre surtout en garde contre le socialisme : car le socialisme, disait le préfet de police, n'est rien autre chose que la barbarie[7]. A la netteté de ce langage, on reconnaissait que le pouvoir, loin de fuir le combat, affectait de s'y compromettre. Le parti de l'ordre n'avait, d'ailleurs, pas besoin qu'on l'excitât. La presse conservatrice ne se lassait pas de dénoncer les prochains périls, de signaler les manœuvres de la faction adverse. Les tentatives d'embauchage exercées sur l'armée l'indignaient surtout, et elle invitait les militaires à voter pour ceux qui les défendent, non pour ceux qui les mitraillent. — Quant aux socialistes, tantôt ils affectaient la modération, tantôt ils se livraient à leur naturelle violence. Volontiers, pour capter quelques suffrages bourgeois, ils représentaient la candidature de Paul de Flotte, non comme l'apologie de l'émeute, mais comme un gage de paix entre les vainqueurs et les vaincus. De Flotte lui-même se prêtait à cette attitude, et, dans une lettre au National, il affirmait que son nom était moins un symbole de vengeance et de haine qu'une simple protestation contre la déportation sans jugement[8]. Mais dans les réunions publiques on dédaignait ces feintes. Dans ces réunions figurèrent à tour de rôle les représentants de la Montagne. A Montmartre et à la Villette, Michel de Bourges et Bancel tinrent même un langage si factieux qu'une autorisation de poursuites fut demandée contre eux à l'Assemblée et ne fut repoussée que sur leurs explications et leurs désaveux[9]. Pendant ce temps, les républicains modérés se taisaient, inquiets sans doute, mécontents peut-être, mais plus disciplinés encore qu'ils n'étaient mécontents ou inquiets

L'élection eut lieu le 10 mars. Carnot réunit 132.797 voix, Vidal 128.439, de Flotte 126.982 : tous trois furent nommés. Dans les départements, dix des élus appartenaient au parti de l'ordre, tous les autres au parti socialiste.

Parmi les conservateurs, l'émoi fut grand. A considérer froidement les choses, le résultat n'avait rien qui dût décourager. Les trente députés qu'il s'était agi de remplacer appartenaient tous à la Montagne : dix conservateurs avant été élus, l'extrême gauche perdait, tout compte fait, dix sièges. Mais, dans l'émotion de la première heure, on ne vit que l'élection de Paris. La nomination de Flotte frappait surtout de stupeur : car on y voyait la revanche de l'émeute de Juin. On calculait qu'au mois de juillet précédent, Goudchaux n'avait obtenu que 103.000 voix, Vidal 86.000, et l'on s'effrayait du terrain perdu. La bourgeoisie, disait le Journal des Débats, a cédé de nouveau à la tentation de donner une leçon au pouvoir, c'est la société qui l'a reçue[10]. La Bourse baissa. Les chefs du Parlement, sous l'impression du péril, se rapprochèrent de Louis-Napoléon, dont ils s'étaient un peu éloignés depuis le 31 octobre. Les donneurs d'avis affluèrent : il fallait fortifier le pouvoir, créer un grand ministère, réprimer surtout les abus du suffrage universel. En attendant, M. Baroche, personnage agréable à la majorité, très ferme, disait-on, et rompu aux affaires, remplaça le ministre de l'intérieur, M. Ferdinand Barrot, taxé de faiblesse ou d'insuffisance. Le 21 mars, deux projets de loi relatifs, l'un aux clubs, l'autre à la presse, furent déposés sur le bureau de l'Assemblée. Dans les feuilles réactionnaires, dans le langage officiel, il y eut un redoublement de colère contre la démagogie. Un journal, l'Assemblée nationale, oubliant toute retenue, alla jusqu'à dénoncer certains négociants des quartiers riches qui avaient, affirmait-on, voté pour les socialistes[11]. Quant aux vainqueurs, leur succès avait accru leur audace. Il arriva même que le président de la République, s'étant rendu à Vincennes pour une revue d'artillerie, fut, au retour, assailli par les huées et poursuivi jusqu'au boulevard Bonne-Nouvelle par les clameurs malveillantes de la foule.

 

III

Les conservateurs n'étaient pas au bout de leurs mécomptes. Vidal, ayant été élu à la fois dans la Seine et le Haut-Rhin, opta pour ce dernier département : de là, la perspective d'un nouveau scrutin à Paris. On ne sortait des agitations que pour y rentrer. Les électeurs furent convoqués de nouveau pour le 28 avril.

Plus l'élection avait d'importance, plus le choix du candidat était difficile. Dans le parti démagogique l'incertitude dura longtemps. C'est seulement le 13 avril que le comité démocratique socialiste, qui avait déjà fonctionné aux élections précédentes, se réunit pour prendre une résolution. A onze heures du soir, ce comité, sorte de conclave rouge, ainsi qu'on l'appelait, se rassembla rue de Charonne. Deux cent trente délégués étaient présents. Sur trente candidatures proposées, seize furent prises en considération. Ces seize favoris de la démagogie étaient Cabet, Dupont de l'Eure, Audry de Puyraveau, d'Alton-Shée, Eugène Sue, Émile de Girardin, Villegardelle, avec cela, trois officiers et six sous-officiers ou soldats. Cette première opération terminée, on discuta quel serait, parmi ces seize privilégiés, l'héritier du siège vacant. Les candidatures des militaires furent chaudement soutenues, et aucun de leurs titres ne fut négligé. L'un, nommé Pujo, méritait toutes les sympathies : car il avait été condamné pour cause politique et non pour abus de confiance, comme on avait osé l'affirmer. Un autre, le maréchal des logis Heurtault, ne semblait pas non plus à dédaigner : car il avait été envoyé en Afrique, en punition de ses opinions. Un troisième, le citoyen Coullomb, paraissait, aux yeux d'un grand nombre, le plus propre à cimenter l'alliance des prolétaires de l'atelier avec les prolétaires de la caserne[12]. Mais de tous les militaires, le plus vanté fut le soldat Daniel. Daniel, malgré les injonctions de son colonel, avait refusé de se désister de sa candidature. Il était originaire du Finistère, il avait vingt-cinq ans, n'avait jamais connu ses parents, avait été berger dans son adolescence, puis plus tard cordonnier : tout cela le préparait à merveille à représenter à l'Assemblée législative la ville de Paris. A tous ces mérites, Daniel ajoutait celui d'être un simple soldat : il n'était pas même sous-officier, ce qui semblait déjà aux plus austères un commencement d'aristocratie. Il est bon, disait-on, de voir l'épaulette de laine à côté de l'épaulette à gros grains. D'autres objectèrent cependant d'un ton sentencieux que l'idée doit primer l'épée[13]. Le chapitre des militaires terminé, on passa donc aux hommes d'idée, je veux dire aux hommes qui ne portaient pas d'épée. M. d'Alton-Shée fut discuté le premier : comme toutes les défections ne profitent pas, il fut accueilli avec peu de faveur : il faut, dirent les plus rigoristes, qu'il fasse un noviciat dans la démocratie : d'autres, plus indulgents, firent observer, à. la vérité, que l'ancien pair de France avait abandonné pour servir la cause populaire une situation enviée : mais cette parole demeura sans écho. Audry de Puyraveau fut présenté ; il était vieux et oublié. Cependant les heures s'écoulaient. Depuis longtemps le jour avait paru. M. Crémieux, qui s'était fourvoyé dans la réunion et qui n'aimait guère les longs discours, hormis les siens, avait déjà demandé qu'on abrégeât. Sur ces entrefaites, on arriva à la discussion des titres d'Eugène Sue. Quelques-uns attaquèrent la moralité de ses œuvres : d'autres hésitaient à voir en lui un représentant autorisé du socialisme : plusieurs répugnaient à un choix plus littéraire que politique : Malgré ces critiques, il fut aussitôt visible que le romancier rallierait la majorité des adhésions. Eugène Sue, dirent les plus avisés, n'est pas le plus méritant des serviteurs de la démocratie, mais son nom est le plus propre à assurer la victoire. Les objections furent peu écoutées et se perdirent dans les applaudissements. Les candidatures de Dupont de l'Eure et d'Émile de Girardin furent retirées. On procéda au scrutin. Eugène Sue obtint 143 suffrages : seul, le soldat Daniel essaya de balancer la popularité de l'écrivain ; mais il ne réunit que 80 voix : Villegardelle et Audry de Puyraveau eurent chacun 2 voix : les autres n'en eurent aucune. Eugène Suc fut proclamé candidat. A deux heures de l'après-midi, après quinze heures de séance, le conclave se sépara.

Dans les démocraties, le choix le moins raisonnable n'est pas toujours le moins habile. Le contraire serait plutôt vrai. On le vit bien en cette occurrence. Nul moins qu'Eugène Sue ne semblait appelé à devenir le champion de la République sociale. Jeune encore, il s'était fait par son talent de conteur On nom dans les lettres. Ses premiers livres exhalaient un parfum très prononcé de royalisme ; même il aurait pu, la préface de la Vigie de Koatven à la main, se présenter dans un cénacle légitimiste où l'on clin trouvé son zèle tout à fait louable, mi peu excessif toutefois. Sa renommée littéraire lui avait valu d'assez nombreuses relations, et il les avait choisies dans le monde le plus aristocratique ou au moins le plus fastueux. Ce n'est que plus tard que, changeant ses sujets, son cadre et ses doctrines, il avait publié le Juif errant et les Mystères de Paris ; bruyantes apologies de toutes les passions au détriment de tous les devoirs. En s'engageant dans cette voie nouvelle, il avait conservé son goût pour les jouissances raffinées. Ses romans, détaillés en feuilletons et exploités comme une œuvre industrielle autant qu'artistique, lui avaient même permis d'accroître le train de son luxe et de ses élégances. Il n'avait eu garde d'y manquer, car, de toutes les vertus démocratiques, l'austérité était celle qu'il prisait le moins. Malgré tout, quand on choisissait Eugène Sue pour le représentant de la démagogie, on ne se trompait qu'à demi. Sans doute, il ignorait ou dédaignait le socialisme théorique, celui qui étudie dans la pauvreté et dans la souffrance, qui se nourrit d'illusions, qui se trompe soi-même avant de tromper les autres, qui s'illumine et s'ennoblit parfois par quelque ressouvenir chrétien. Mais le socialisme pratique qui veut jouir à tout prix par l'orgueil ou les sens ; qui, gêné par les lois morales, les nie ; qui, sachant que la vie est courte, n'en veut pas perdre une seule journée pour l'ambition et le plaisir ; ce socialisme-là, beaucoup mieux compris et beaucoup plus apprécié que l'autre, ne pouvait trouver un plus digne ni plus fidèle organe. En outre, il n'était guère de bourgeois ou d'employé, d'artisan ou de concierge qui n'eût lu, dans le Constitutionnel et dans le Journal des Débats, le Juif errant ou les Mystères de Paris. Aucun nom n'avait été plus vulgarisé par la presse que celui d'Eugène Sue. Sa candidature était bien une candidature socialiste, mais déguisée sous un masque littéraire et présentée sous un aspect adouci. Là résidait toute sa force ; là étaient ses chances de réussite.

Les conservateurs sentirent le coup. Quant à eux, ils n'avaient pas encore de vues bien arrêtées. On avait d'abord choisi M. Fernand Foy, le premier des non élus du 10 mars ; mais ce nom rappelait un récent échec et, en outre, ne plaisait guère à la fraction légitimiste. Le comité de l'Union électorale qui soutenait M. Foy ressemblait à ces généraux qui, ayant déjà été vaincus, ne sont plus guère écoutés. Mis au défi par la candidature d'Eugène Sue, le parti de l'ordre se piqua de rendre à ses adversaires habileté pour habileté : l'imprévu dominant de plus en plus, voici quel personnage il suscita.

Le 23 juin 1848, combattait à la porte Saint-Denis, au milieu des rangs de la garde nationale, un négociant qu'on appelait Leclerc. A ses côtés était son fils aîné qui tomba percé de balles. Aidé d'un officier, Leclerc releva le blessé et le transporta chez lui expirant ; puis il revint et, amenant son second fils, le présenta au commandant de sa compagnie : Capitaine, dit-il, voici mon second fils qui vient venger son frère et défendre avec moi la cause de la vraie liberté. Comme ses camarades, émus d'une si grande épreuve, l'engageaient à regagner sa demeure : Nous devons rester au milieu de vous, répondit-il, c'est la place que notre devoir nous assigne.

Tel fut le trait héroïque qui, rappelé à propos, ramena l'attention sur ce simple soldat de l'ordre, vaillant dans le combat, rentré dans l'obscurité après la victoire. Le 15 avril, dans une réunion de députés, de délégués de la garde nationale, de représentants de la presse, on proposa la candidature de Leclerc. Cette candidature fut aussitôt acclamée. Dans le désarroi où l'on était, on n'hésita pas à la qualifier de providentielle. Les chefs du parti de l'ordre s'y rallièrent. Le comité de l'Union électorale fut obligé de l'accepter. M. Fernand Foy se désista.

Entre les conservateurs et les socialistes, ce fut désormais une lutte à outrance pour capter le suffrage universel. Dans le parti de l'ordre, on rappelait le passé d'Eugène Sue : on reproduisait avec ironie ses pages légitimistes et d'un goût presque

féodal ; on ne tarissait pas en railleries sur la discipline du parti républicain. Quoi ! disait-on, le National, la Presse, le Siècle passent avec une égale humilité sous les Fourches Caudines du Conclave rouge. Pendant ce temps, le ministre de l'intérieur, M. Baroche, ne ménageait point les sévérités administratives : les saisies de journaux se succédaient ; Proudhon, détenu jusque-là à la Conciergerie, était transféré à Doullens ; les colporteurs étaient étroitement surveillés ; les réunions électorales factieuses étaient fermées. Les républicains, de leur côté, s'indignaient du choix de Leclerc, choix propre, disaient-ils, à rappeler la guerre civile. Tantôt ils affectaient de révoquer en doute le trait d'héroïsme de leur nouvel adversaire ; tantôt ils contestaient sa réputation commerciale. Aces attaques, les conservateurs répondaient par des témoignages de gardes nationaux qui avaient vu Leclerc au feu ou par des certificats de négociants qui attestaient sa probité. Ils ne négligeaient rien pour rendre populaire leur candidat ; ils lui brodaient une biographie ; ils lui prêtaient même des reparties ou des mots heureux : Je défendrai à la Chambre, avait-il dit, la cause que j'ai défendue en face des barricades. Toutes sortes de détails, les uns vrais, les autres inexacts, étaient répandus par les journaux. Leclerc était, affirmait-on, décoré de Juillet ; il avait fait partie du conseil municipal de Passy ; il avait combattu sous l'Empire ; il avait été blessé à Waterloo. On entourait son nom naguère si obscur d'une véritable auréole, d'une auréole telle que Leclerc lui-même en était embarrassé. Il repoussait cet excès d'éloges ; en cela, il faisait preuve de bon sens ; car la louange sans mesure engendre le ridicule, et le ridicule entame tout, même l'héroïsme.

Ces disputes ardentes avaient le résultat qu'elles entraînent toujours, elles faisaient perdre aux partis tout sentiment d'équité. Un événement qui survint alors ne le montra que trop. — Comme on était en proie à cette fièvre électorale, on apprit la nouvelle d'un grand malheur public. Le 16 avril, un bataillon du 11e léger, venant de Rennes par la route d'étapes et se rendant en Afrique, était sur le point d'arriver à Angers. Pour atteindre cette ville, il ne lui restait plus qu'à traverser le pont de la Basse-Chaire, pont suspendu jeté sur la Maine. Un vent violent, mêlé de pluie, soufflait et agitait le tablier du pont comme aussi les eaux de la rivière. Le peloton d'avant-garde, les tambours, les premières files des musiciens atteignirent sans accident la rive gauche du fleuve, et déjà pénétraient dans la ville : les premières compagnies du bataillon étaient encore engagées sur le pont, luttant péniblement contre la tempête. Que se passa-t-il en ce moment ? Le pont était-il en mauvais état ? Les soldats, impatients d'arriver au gîte, pressèrent-ils le pas sans observer les distances ? On entendit tout à coup un craquement ; les chaînes se rompirent, le tablier fléchit, et la malheureuse troupe tomba dans les flots. Le sauvetage était difficile à cause de l'ouragan. Ces hommes, serrés les uns contre les autres, se paralysaient mutuellement et se blessaient de leurs baïonnettes. Les secours arrivèrent, empressés et pourtant tardifs. On retira de la rivière plus de deux cents cadavres. — Il semble qu'au premier bruit de ce funeste accident, tous les cœurs aient dû se fondre dans une même pitié. Il n'en fut point ainsi. L'Assemblée vota un crédit de 150.000 francs ; des souscriptions privées s'ouvrirent ; Louis-Napoléon partit pour Angers afin de porter lui-même ses secours et ses consolations. A Rome, le Pape pria pour nos soldats et envoya 10.000 francs pour les familles des victimes. Mais pendant qu'éclataient ces témoignages de la douleur publique, une portion du parti démagogique songeait, non à déplorer ou à adoucir la catastrophe, mais à l'exploiter au profit de l'élection prochaine. Le 11e léger, disait-on, était imbu des idées nouvelles et, par suite, suspect ; c'était pour le punir de ses opinions qu'on l'envoyait en Algérie ; le pont de la Basse-Chaîne n'était pas la route ordinaire des troupes. On proclamait l'imprudence, on insinuait la préméditation criminelle. Le gouvernement confondit sans peine ces calomnies plus ineptes encore qu'infini-les. Hélas ! une telle polémique, éclatant sur la tombe même de ces pauvres soldats, montrait mieux que tout le reste l'égarement de certaines âmes.

C'est sous ces impressions qu'on alla au scrutin. D'un côté, était un romancier inconsistant, jouisseur, qui avait battu monnaie avec les passions populaires ; de l'autre, un ancien soldat des grandes guerres, enfant du peuple, naguère héroïque, avec cela inoffensif, n'étant l'ennemi de personne, pas même de la République. Le vieux soldat fut délaissé ; Eugène Sue fut élu. Un symptôme significatif révéla l'intensité de la propagande socialiste. L'armée de Paris, le 10 mars, avait donné la majorité à de Flotte : cette fois encore, elle la donna à Eugène Sue.

 

IV

Le scrutin du 10 mars avait effrayé les conservateurs ; celui du 28 avril les affola. Beaucoup auraient pu se frapper la poitrine en signe de repentir ; car l'élection d'Eugène Sue avait un complice dans chacun des lecteurs du Juif errant ou des Mystères de Paris. Les valeurs de Bourse, déjà fort éprouvées, subirent une nouvelle dépréciation : le 5 pour 100, en une seule séance, baissa de plus de 2 francs. Beaucoup d'étrangers partirent, craignant des troubles. Les transactions commerciales se ralentirent. On commentait le vote des militaires et l'on se demandait où serait le salut si l'armée elle-même versait dans le socialisme. On se perdait en conjectures sur les causes de ces persistants échecs. Quelques-uns les attribuaient à la défection d'une partie de la bourgeoisie mécontente des lois d'enseignement. D'autres, surtout parmi les familiers de l'Élysée, ne se faisaient pas faute de répéter que l'Assemblée s'était montrée jusque-là trop indifférente aux questions sociales, et qu'elle recueillait le prix de sa tiédeur. Au milieu de toutes ces interprétations diverses, un sentiment dominait, celui de la colère. L'esprit public, d'abord indécis sur le remède, demanda, sous une forme vague et presque au hasard, toutes sortes de mesures répressives. Il fallait réviser la Constitution, déporter les ennemis irréconciliables de la société, réprimer les excès de la tribune et de la presse. Bientôt ces récriminations prirent un corps et se précisèrent. Ce qui avait fait, répétait-on, le succès des socialistes, c'était l'appoint des ouvriers nomades, des vagabonds, des mendiants, des repris de justice. On se mit à attaquer le mode de votation, c'est-à-dire le suffrage universel lui-même, cette idole du 24 février. On l'attaqua en affectant, d'ailleurs, de le respecter dans son principe et de demander seulement qu'il fût réglementé. On s'autorisait de l'opinion exprimée par Lamartine dans une publication récente. La société républicaine, avait-il dit, a d'autant plus de droits à réclamer des garanties morales au suffrage universel qu'elle a sagement renoncé à toutes les garanties matérielles de fortune ou de cens[14]. Ces doctrines s'étaient déjà fait jour à la suite du scrutin du 10 mars. Après l'élection d'Eugène Sue, elles firent explosion.

Le gouvernement recueillit ce vœu de l'opinion et se l'appropria : on pourrait presque dire qu'il le devança, tant fut prompte sa décision !

Dès le ter mai, le Moniteur annonça que le ministre de l'intérieur venait de créer une commission chargée de préparer la réforme de la loi électorale. Le choix même des commissaires, au nombre de dix-sept, indiquait assez l'importance de l'œuvre qu'on méditait. Dans cette commission étaient appelés à siéger les chefs de la majorité, MM. Berryer, de Broglie, Thiers, Molé, Montalembert ; d'anciens ministres, tels que M. de Vatimesnil, M. Léon Faucher et M. Buffet ; des hommes considérables par le talent, la naissance ou les services, tels que MM. Benoist d'Azy, Beugnot, Chasseloup, Daru, J. de Lasteyrie, Montebello, Desèze, Piscatory, de Saint-Priest. Bien qu'à lire cette liste, on sentait que le pouvoir, dans de si graves conjonctures, avait voulu partager la responsabilité avec le Parlement, peut-être même se ménager la ressource de la rejeter tout entière un jour sur lui.

Le travail d'élaboration ne fut pas long, soit que d'avance on se fût mis d'accord, soit que l'urgence d'une solution abrégeât les débats.

Le 8 mai, comme on discutait le budget des travaux publics, M. Basoche, ministre de l'intérieur, monta à la tribune et, au milieu du silence recueilli de la gauche comme de la droite, lut l'exposé des motifs et le texte du projet. La proposition avait pour but évident et avoué de moraliser les élections en écartant du scrutin les hommes tarés ou suspects. Pour atteindre ce résultat, deux moyens étaient imaginés : l'un tout il fait normal et échappant à toute critique ; l'autre hardi jusqu'à la témérité. — Le premier moyen consistait à étendre les cas d'indignité spécifiés par la loi du 15 mars 1849, à priver notamment du droit de vote tous les condamnés pour vol, abus de confiance on escroquerie, quelle que fût la durée de l'emprisonnement prononcé, les condamnés pour vagabondage, mendicité, outrages ou rébellion, enfin les officiers ministériels destitués par décisions judiciaires. — Le deuxième moyen, qui avait une tout autre portée et qui imprimait à la proposition son caractère essentiel, consistait à subordonner l'exercice du droit électoral, non à un domicile de six mois comme l'avait prescrit le législateur de 1849, mais à un domicile continu de trois années dans la même commune. Ainsi le voulait l'article 2 du projet. L'article 3 aggravait encore cette exigence si nouvelle. Pour établir le domicile triennal, toutes les preuves du droit commun n'étaient point admises, mais seulement certaines preuves étroitement déterminées. Le principal mode de constatation était l'inscription au rôle de la taxe personnelle. Les fils majeurs demeurant avec leurs parents, les serviteurs habitant chez leur maître pouvaient, en outre, établir la durée de leur domicile par la déclaration de leur père et mère ou de leur patron. Le domicile pouvait enfin être constaté, soit par l'exercice des fonctions publiques dans un lieu déterminé, soit par la présence sous les drapeaux. Nulle preuve n'était recevable hormis celles-là. — En résumé, si la proposition était acceptée, il faudrait désormais pour être électeur trois conditions : la première, c'est de n'être point compris dans les cas d'indignité ; la deuxième, c'est d'habiter depuis trois ans la même commune ; la troisième, c'est d'établir cette habitation par des modes de preuve qui excluraient le plus grand nombre des indigents. Telle était l'économie du projet de loi. — M. Baroche se défendait, d'ailleurs, avec beaucoup de vivacité de violer la Constitution. La Constitution, clans ses articles 24 et 25, se contentait de fixer à vingt et un ans l'âge de l'électorat, de proscrire le cens, de prohiber le suffrage à deux degrés ; or, on ne touchait pas aux conditions d'âge, on ne restaurait pas le cens, on n'inaugurait pas le suffrage à deux degrés : donc la Constitution était respectée. Ainsi parlaient avec beaucoup de logique, sinon avec une entière vérité, M. Baroche et ses amis. Le ministre terminait en demandant l'urgence : Car il y a, disait-il, des questions qui, une fois posées, ne peuvent rester longtemps indécises.

La gauche avait écouté en silence ; lorsque le ministre descendit de la tribune, sa colère éclata. Elle réclama la question préalable. La question préalable écartée, elle combattit l'urgence : Au frontispice de la loi, s'écria Michel de Bourges, je lis : Mensonge ! hypocrisie ! Au bout, j'entrevois la guerre civile. — L'urgence fut prise en considération.

La majorité et le gouvernement s'accordaient pour précipiter la solution. On ajourna le projet de loi sur les clubs et le projet de loi sur la presse, récemment déposés, pour ne plus songer qu'a la loi électorale. L'Assemblée se réunit dans les bureaux : la commission parlementaire fut nommée. Elle apporta à la proposition primitive quelques modifications. mais n'en altéra pas sensiblement l'esprit. — L'obligation du domicile triennal fut conservée ; seulement, on n'exigea plus la résidence dans la même commune, ou se contenta de la résidence dans le même canton : en outre, les fonctionnaires, pourvu qu'ils fussent depuis trois ans au service de l'État, furent déclarés électeurs, quelle que fût la durée de leur résidence au lieu de leurs fonctions. Les modes de constatation du domicile demeurèrent les mêmes que dans le projet gouvernemental : toutefois, on admit que l'inscription au rôle des prestations en nature pourrait suppléer l'inscription au rôle de la taxe personnelle : de plus, la déclaration des parents ou des patrons, en ce qui concernait le domicile des enfants ou ouvriers majeurs, put être remplacée par une attestation du juge de paix. — Quant aux cas d'indignité, la commission les étendit, loin de les restreindre ; c'est ainsi qu'elle raya de la liste électorale les militaires envoyés dans les compagnies de discipline, les condamnés pour outrage public à la pudeur, pour outrage à la morale religieuse et aux bonnes mœurs, pour attentat contre le principe de la propriété et de la famille. — Ce travail de révision accompli, M. Léon Faucher fut nommé rapporteur. Le 18 mai, il vint lire son travail à l'Assemblée.

Une telle hâte déconcertait les adversaires du pouvoir et étonnait ses amis eux-mêmes. Cependant la démagogie, un instant intimidée par tant d'audace, revint bientôt de sa stupeur : Pétitionnons ! pétitionnons ! écrivait dès le 11 mai la Voix du peuple. Le temps presse : un jour, une heure, un moment perdus sont un crime. Debout, tout ce qui a du feu dans la poitrine, de la force dans l'âme ! Debout, tout ce qui veut la Constitution, tout ce qui est peuple ! Debout, Paris et les départements ! Debout, la France entière ! Que chaque nom soit un pavé ; chaque signature, un fusil ; chaque pétition, une barricade, et nous verrons quelle arme pourra vaincre cette révolution du pétitionnement ! Cet ardent appel fut entendu. Les pétitions affluèrent revêtues de nombreuses signatures, les unes sincères, les autres surprises ou simulées. Chaque jour, au début de la séance, les représentants de la Montagne se dirigeaient vers le bureau et, affectant une allure provocatrice, déposaient ces protestations entre les mains du président. Les républicains modérés, de plus en plus liés aux socialistes, participaient au mouvement. Une pétition fut rédigée dans le cabinet de M. Goudchaux et signée par MM. Vaulabelle, Marrast, Bastide, Dupont de l'Eure, c'est-à-dire par les plus notables des anciens constituants. En même temps, la presse radicale s'efforçait de soulever la population parisienne contre le projet de loi. La commission ministérielle — la commission des dix-sept, ainsi qu'on la nommait — avait surtout le privilège d'exciter les colères : on l'appelait par dérision la commission des Burgraves : on vouait chacun de ses membres à la vengeance populaire. On dit même que, dans les faubourgs, on les pendit en effigie.

Quant aux conservateurs, leur approbation n'était pas sans quelque mélange de crainte. M. Odilon Barrot, dans la réunion de la rue des Pyramides, exprima ses appréhensions, au grand scandale de ses amis[15]. Certains députés royalistes voyaient avec défaveur cette mutilation du suffrage universel. Si l'on en croyait enfin les familiers de l'Élysée, le prince était indécis, réservé dans ses appréciations, et suivait l'impulsion plutôt qu'il ne la donnait. Mais l'esprit de discipline étouffa sans peine ces divergences ou du moins les réduisit au silence. I3ien plus, les membres les plus fougueux de la majorité tinrent à affirmer, en termes provocants, leur union avec le cabinet. A la séance du 15 mai, M. Pascal Duprat ayant attaqué le ministre de l'intérieur et avant signalé une sorte de croisade contre les institutions républicaines, M. Piscatory se leva et, faisant allusion au projet de loi nouveau, prononça ces paroles d'une énergie presque téméraire : Il y a un acte que l'on dit illégal ; devant le pays, nous disons, nous, qu'il est légal. Il y a un acte qu'on blâme, nous l'approuvons... J'inscris mon nom en grosses lettres à côté du pouvoir pour titre engagé avec lui, compromis avec lui dans la défense de l'intérêt du pays[16].

 

V

Le 21 mai, la discussion publique s'ouvrit. On vit tour à tour se succéder à la tribune, pour attaquer la loi, les membres les plus notables de la minorité. Ce fut d'abord le général Cavaignac, qui, avec sa gravité ordinaire, reprocha au projet de créer une sorte de capacité domiciliaire à défaut de la capacité censitaire qu'on n'osait rétablir. Ce fut Jules Favre, l'homme au langage élégant et aux personnalités amères. Ce fut Victor Hugo, qui, dans une série d'antithèses, flétrit l'esprit de réaction, impuissant, dit-il, à mordre dans le granit du suffrage universel. Ce fut M. Grévy, orateur solide plutôt que brillant, qui avait déjà à cette époque une sérieuse autorité : avec une réelle puissance de dialectique, et au milieu du silence attentif de la droite, il montra combien était exorbitante cette exigence d'un domicile triennal, alors que pour l'acte le plus important de la vie civile comme le mariage, un simple délai de six mois était suffisant. L'inscription au rôle de la taxe personnelle, considérée comme la preuve principale du domicile, dévoilait, suivant M. Grévy, la pensée du projet de loi : cette inscription ne prouve pas spécialement le domicile, elle prouve surtout le cens ; c'est donc le cens qu'on rétablit indirectement et au mépris de la Constitution.

La majorité eut pour défenseur M. J. de Lasteyrie, M. Béchard ; elle eut surtout pour organe M. de Montalembert.

On attendait dans ce grand débat sa parole brûlante, tour à tour ironique et émue, dédaigneuse des subterfuges, sincère jusqu'à l'imprudence, agressive le plus souvent, mais parfois presque suppliante quand elle plaidait la cause de la société menacée. Le grand orateur était alors dans tout l'éclat de sa renommée qui devait bientôt décroître un peu. Dès que le président eut prononcé son nom, tous les bancs se garnirent, et l'on attendit avec impatience, la Montagne se préparant déjà à protester, la droite escomptant par avance la confusion de ses adversaires.

La curiosité ne fut pas trompée. Montalembert commença par affirmer son respect pour la Constitution.

Non, dit-il avec cette franchise communicative qui lui était familière, nous n'avons pas voulu porter la moindre atteinte à la Constitution... Si nous l'avions voulu, nous sommes gens à vous le dire, nous vous l'aurions dit.

Cette réserve faite, il se hâta de porter la guerre dans le camp ennemi, car sa nature le disposait à l'attaque bien mieux qu'à la défense :

Savez-vous quels sont les ennemis de la Constitution ?... Ce sont ceux qui permettent au socialisme de la prendre pour enseigne... Ce sont ceux qui la représentent comme toujours violée et prête à l'être, qui en font une sorte de vestale pour rire dont la pudeur dérisoire serait la fable des carrefours et la risée des nations... Voulez-vous aller à Rome venger l'honneur de la nation française et suivre les traditions de la fille aînée de l'Église ? la Constitution s'y oppose. Voulez-vous réglementer le droit de réunion, mettre un terme aux scandales des clubs ? la Constitution s'y oppose. Voulez-vous empêcher les excès de la presse ? la Constitution s'y oppose. Voulez-vous rendre la liberté, la vérité au suffrage universel ? la Constitution s'y oppose. Il suit de là que, chaque fois que ce malheureux pays cherche à se débattre sous l'étreinte du socialisme, chaque fois que cette société aux abois crie au secours, entre elle et le salut, entre elle et l'honneur, entre elle et le bien, on place toujours la Constitution comme une barrière ou comme un abîme.

L'orateur continuait, redoublant de verve et d'ironie, accablant de ses traits la Montagne et n'épargnant même pas les modérés de la gauche. Victor Hugo avait disparu après son discours de la veille.

C'est chez lui une vieille habitude, di dédaigneusement Montalembert, de se dérober au service des vaincus comme aussi aux représailles qu'on aurait le droit d'exercer sur lui.

Faisant allusion aux hommes du 24 février, très empressés à la défense du suffrage universel :

Quelle est cette idolâtrie de la Constitution chez ces hommes qui ont passé leur vie à combattre les lois et qui n'ont compris les conditions vitales de la société que le jour où ils sont devenus ministres, préfets ou ambassadeurs ?

S'adressant au général Cavaignac lui-même, Montalembert mêlait aux témoignages de sa déférence la plus vive des critiques :

Où sont ceux qu'il a vaincus, qu'il a châtiés, qu'il a transi, portés ? A ses côtés. Il va voter avec eux contre nous.

Nous, au contraire, poursuivait l'orateur, que voulons-nous ? Nous voulons défendre la société par tous les moyens que la Constitution permet et que la justice ne réprouve pas. Nous voulons la guerre légale au socialisme afin d'éviter la guerre civile... Nous voulons commencer contre l'anarchie une expédition de Rome à l'intérieur. On croit nous enfermer dans la Constitution comme dans une espèce de circonvallation ; nous avons trouvé une issue, l'issue du domicile, nous avons le droit et le devoir d'en profiter.

En terminant, Montalembert se retournait vers ses amis, et avec une hardiesse croissante :

Il ne faut pas rester sur la défensive : il faut prendre énergiquement l'offensive. (Applaudissements à droite.) Nous avons pour nous la loi et la force. Je ne veux pas douter un instant que nous ayons le courage... (Interruptions à gauche.) On a dit dans un journal démocratique, le plus répandu de tous, et qui n'a été désavoué par aucun de ses confrères, que nous, vos dix-sept collègues chargés de préparer la loi, nous avions dévoué nos tètes aux dieux infernaux de la Révolution. (Exclamations à gauche ; vive approbation à droite.) On sait ce que cela veut dire. L'histoire des hauts faits de vos ancêtres est là pour nous apprendre ce que cela veut dire : ce que c'est que les dieux infernaux de la Révolution, c'est le choix entre l'échafaud de la terreur ou le poignard démocratique qui a tué Rossi. (Approbation à droite.) Eh bien, ce sort, je l'accepte et je le préfère, je le préfère mille fois à l'infamie et au mépris écrasant dont la postérité accablera ceux que la France aurait chargés de la sauver et qui, en proie à une pusillanimité sans exemple et sans excuse, auraient livré la patrie déshonorée, la société trahie, la France éperdue, à la servitude, à la honte et à la barbarie que vous lui préparez. (Applaudissements prolongés.)

La discussion générale, fermée une première fois, se rouvrit à propos de l'article premier. On entendit alors Lamartine Après le discours incisif et belliqueux de Montalembert, ce fut un curieux spectacle que celui de Lamartine développant à la tribune ses calmes et harmonieuses périodes d'une magnificence et d'un éclat presque oriental. Ce contraste seul eût vivement frappé si les ardeurs de la lutte n'eussent absorbé toutes les âmes. Ce qui dominait chez Lamartine, c'était le dédain des personnalités, l'inhabileté à saisir ou à manier le sarcasme, l'impuissance à haïr, la facilité à amnistier toutes les fautes, y compris les siennes, la sérénité au milieu des orages, même au milieu de ceux qu'il avait provoqués, avec cela une pensée un peu vague d'ordinaire, puis tout à coup déchirant ses voiles et s'élevant à une lucidité prophétique. Ces qualités et ces défauts se retrouvèrent dans son discours, l'un des derniers de sa vie politique ; et sa parole dépopularisée et vieillie éveilla encore une fois l'attention. Dans le Conseiller du peuple, il avait flétri avec une énergie qui ne lui était pas habituelle les abus du suffrage universel et surtout du scrutin de liste[17]. A la tribune, il distingua trois sortes de socialismes : un socialisme niveleur qui était odieux ; un socialisme chimérique qui était impuissant ; un socialisme pratique qui n'était qu'une aspiration vers le progrès et un reflet du christianisme. Avec une insistance un peu naïve et, hélas ! bien inefficace, il entreprit de donner des avis à tout le monde. A la majorité il demanda d'adoucir le projet par tous les amendements compatibles avec les exigences de l'ordre public. En termes d'une dignité émue, il convia le chef de l'État à regarder, non vers les Tuileries, mais vers cette modeste demeure de Washington, ce Mount-Vernon, où se réfugia le premier président de la République américaine, refusant toute prolongation de pouvoir. Il supplia enfin le peuple de ne répondre à la loi nouvelle ni par le refus de l'impôt, ni surtout par l'insurrection.

Cependant le ministère s'était tu jusque-là, et l'on attendait avec impatience ses déclarations, car le bruit courait que le président de la République cédait aux chefs parlementaires, mais n'adhérait qu'à demi à la loi nouvelle. La parole de M. Baroche ne laissa place à aucune équivoque. Il protesta contre toute divergence entre le pouvoir et la majorité. Je viens vous demander, dit-il, de faire peser sur le gouvernement la principale responsabilité de la présentation du prou jet. Le ministre descendit de la tribune, salué par les applaudissements de la droite. On ne douta plus que Louis-Napoléon ne liât son sort à celui de la majorité.

Il restait à entendre M. Thiers, et il s'était réservé pour la fin des débats. Il fut moins agressif, tout aussi net que M. de Montalembert. De son discours un passage est resté dans la mémoire de tous les contemporains. C'est celui où, après avoir exposé que l'homme n'a toute sa valeur morale qu'au lieu de son domicile, au milieu de ses concitoyens, il précisait le sens de la loi :

Ces hommes que nous avons exclus, sont-ce les pauvres ? Non. Ce n'est pas le pauvre : c'est le vagabond... Ce sont ces hommes qui forment, non pas le fond, mais la a partie dangereuse des grandes populations agglomérées ; ce sont ces hommes qui méritent ce titre, l'un des plus flétris de l'histoire, entendez-vous ? le titre de multitude. Oui, je comprends que certains hommes y regardent beaucoup avant de se priver de cet instrument ; mais les amis de la vraie liberté, je dirai les vrais républicains, redoutent la multitude, la vile multitude qui a perdu toutes les républiques. Je comprends que les tyrans s'en accommodent, parce qu'ils la nourrissent, la châtient et la méprisent. (Vive approbation et bravos à droite.) Mais des républicains, chérir la multitude et la défendre, ce sont de faux républicains, de mauvais républicains ! (Même mouvement.) Ce sont des républicains qui peuvent connaître toutes les profondeurs du socialisme, mais qui ne connaissent pas l'histoire. Voyez-la à ses premières pages, elle vous dira que cette misérable multitude a livré à tous les tyrans la liberté de toutes les républiques. C'est cette multitude qui a livré à César la liberté de Rome pour du pain et les spectacles du cirque. (Très bien ! très bien !) C'est cette multitude qui, après avoir accepté en échange de la liberté romaine du pain et les spectacles du cirque, égorgeait les empereurs... C'est cette vile multitude qui a livré aux Médicis la liberté de Florence ; qui a, en Hollande, dans la sage Hollande, égorgé les de Witt, qui étaient, comme vous savez, les vrais amis de la liberté ; c'est cette vile multitude qui a égorgé Bailly ; qui, après avoir égorgé Bailly, a applaudi au supplice des girondins ; qui a applaudi ensuite au supplice a mérité de Robespierre ; qui applaudirait au vôtre, au nôtre ; qui a accepté le despotisme de Napoléon, qui la connaissait et savait la soumettre ; qui a ensuite applaudi à sa chute, et qui, en 1815, a mis une corde à sa statue pour la faire tomber dans la boue.

 

A ce langage, la droite éclata en applaudissements. Quant aux Montagnards, depuis que M. Thiers était monté à la tribune, ils ne cessaient de couvrir sa parole, tantôt par le murmure des conversations ou par des injures, tantôt en sortant de la salle et en y rentrant bruyamment. A cette dernière attaque, ils firent explosion avec une violence inouïe. La séance fut suspendue, et c'est à grand'peine que l'orateur put achever. Le 25 mai, on passa enfin à l'examen des articles.

Malgré le désir d'aller vite, on s'était un peu attardé à la discussion générale. Quand on aborda le texte de la loi, la majorité résolut de précipiter le vote. Deux raisons la poussaient à agir de la sorte : la première, c'est qu'il ne fallait pas laisser aux critiques qui déjà se formulaient en secret le temps ou l'occasion de se produire ; la seconde, c'est que certaines dispositions du projet n'auraient Guère résisté à l'épreuve d'un débat sérieux.

En dépit de plusieurs amendements dont l'un émanait du général Cavaignac et de M. Corne, le domicile triennal fut maintenu. Lorsqu'on arriva aux modes de constatation de ce domicile, on repoussa toutes les modifications proposées, entre autres un projet de M. Monet, qui voulait que toutes les preuves du droit commun fussent admises. On alla plus loin. Un assez grand nombre de représentants de l'Ouest ne voyaient pas sans douleur cette limitation du droit de suffrage. Il était dans leurs villages de vieux journaliers, de vieux domestiques, d'anciens fermiers qui avaient cédé leur exploitation à leurs enfants : aucun d'eux n'était inscrit sur les rôles des contributions : pourtant, ils n'étaient point indignes du droit de vote : plusieurs même avaient donné, en des temps difficiles, les plus nobles exemples de fidélité à leurs convictions. M. de Tinguy, député de la Vendée, demanda que le domicile pût être prouvé, non seulement par l'inscription au rôle de la taxe personnelle, mais aussi par le tableau des exemptions prononcées pour cause d'indigence. Pour soutenir une telle cause, il trouva des paroles d'une émotion sincère : Il y a, Messieurs, une démocratie que je respecte, la démocratie rurale, sédentaire ; ce sont nos paysans domiciliés, payant ou ne payant pas, peu importe. Ces hommes parmi lesquels je vis, qui m'ont vu naitre, qui m'ont vu enfant, que je connais tous, je ne crois pas que, par une dureté excessive, l'Assemblée veuille les écarter du vote, et si j'accepte la loi, ce ne sera qu'après avoir demandé en grâce à la commission de ne pas la surcharger de rigueurs inutiles. Cette réclamation si équitable n'était écoutée qu'avec impatience. M. de Tinguy, qui était discipliné, abandonna son amendement. M. de La Rochejaquelein, que la discipline ne préoccupait guère, le reprit aussitôt et plaida avec une verve chaude et pittoresque la cause des paysans du Poitou. Ce fut peine perdue, le projet de la commission fut voté.

Le rejet d'une proposition si favorable présageait le sort de toutes celles qui suivraient. Tous les amendements furent repoussés presque sans débats. L'extrême gauche déposa quelques motions ironiques : l'une d'elles portait que les individus indignes de voter seraient déchus du droit de servir dans l'armée et dispensés de payer les impôts de consommation. La question préalable fit justice de ces boutades. Les seules modifications acceptées furent celles qui étendaient le cercle des indignités. Les faillis non réhabilités furent privés du droit de vote. Il en fut de même des individus condamnés, soit poux certains délits ruraux, soit pour contravention aux règlements sur les maisons de jeu, prêts sur gages ou loteries. Enfin, sur la proposition de M. Nettement, l'adultère ou la complicité d'adultère devint aussi une cause d'exclusion. Ce luxe d'incapacités finit par effrayer M. Léon Faucher lui-même. Comme d'autres motions conçues dans le même esprit étaient encore proposées : Arrêtons-nous, s'écria le rapporteur, autrement nous ferions passer tout le Code pénal dans la loi.

Le 31 mai, on alla aux voix sur l'ensemble du projet. Les Montagnards et les membres de la gauche s'unirent dans un vote hostile : quelques-uns s'abstinrent afin de mieux rester étrangers à une œuvre qu'ils réprouvaient. Plusieurs légitimistes grossirent la minorité : c'étaient MM. Bouhier de l'Écluse, Nettement, La Rochejaquelein, La Rochette. A part ces défections, hi majorité resta jusqu'au bout fidèle à ses chefs. La loi fut votée par 433 voix contre 241.

 

VI

Telle fut cette loi considérable qu'on appela la loi du 31 mai. Elle trouve dans les événements mêmes son explication. Le 24 février, le suffrage universel s'était échappé presque inconsciemment des mains téméraires des nouveaux gouvernants. Plus tard, il avait été consacré dans la Constitution. Cependant, au sein de l'Assemblée législative, on se méfiait de cet équivoque bienfait. Après les élections du 10 mars et du 28 avril, cette méfiance se changea en hostilité. L'avis unanime dans le parti de l'ordre était qu'il fallait faire quelque chose. Mais que faire ? Ici commençait. l'embarras. On était décidé à respecter le pacte fondamental : on ne pouvait par conséquent ni reculer Pite de l'électorat, ni organiser le suffrage à deux degrés, ni rétablir le cens. Dans cette perplexité, on trouva, suivant l'aveu un peu ingénu de Montalembert, l'issue du domicile : on s'y précipita : cette issue étant un peu étroite, on l'élargit autant que l'on put, et, tout en l'élargissant, on se persuada, de la meilleure foi du monde, que la Constitution était sauvegardée On imposa des conditions de domicile exorbitantes, et l'on aggrava ces exigences par les modes mêmes de preuve de ce domicile. Voilà en deux mots l'origine historique et le caractère de la loi.

Maintenant, comment faut-il apprécier cette loi en elle-même ?

Certes, il serait de toute injustice de répéter les calomnies que la presse démocratique prodigua alors aux chefs de la majorité. Leurs intentions étaient droites. Loin de vouloir, comme on les en accusait, diminuer ou confisquer les libertés publiques, ils avaient bien plutôt le souci de les affermir et de les sauvegarder. Leur expérience leur montrait clairement que le suffrage universel, sans règle, sans limitation, n'est autre chose que l'aveugle loi du nombre, c'est-il-dire l'instrument le plus propice au despotisme. A ce titre, leur dessein était patriotique et honorable : il l'était d'autant plus qu'ils y risquaient leur popularité.

Cet hommage rendu à la loyauté des intentions, on ne peut se dissimuler que l'entreprise était tout à la fois d'une légalité équivoque et d'une efficacité douteuse. — Elle était d'une légalité équivoque. Sans doute, on respectait la lettre de la Constitution, mais on ne peut guère soutenir qu'on en respectât l'esprit. Le domicile triennal et les conditions de preuve de ce domicile avaient pour effet d'éloigner des urnes électorales une foule de gens que la Constitution avait mis en possession du droit de vote. — En outre, ai-je dit, l'efficacité de la loi était douteuse Elle excluait les vagabonds, mais aussi bon nombre d'indigents honnêtes ; elle procédait un peu à l'aveugle, écartant du même coup l'ouvrier nomade des garnis de Paris et le paysan pauvre des campagnes. M. Guizot, qui habitait alors la Normandie et qui suivait avec une attention recueillie le mouvement de la politique, constatait que, dans les villes de sa province, les électeurs rayés étaient pour la plupart des rouges, mais que, dans les villages, beaucoup d'hommes d'une moralité irréprochable se trouvaient écartés du scrutin[18]. On eût pu généraliser cette observation et l'appliquer à la France entière.

Les auteurs de la loi étaient trop éclairés pour ne pas comprendre cette imperfection de leur œuvre. Placés entre la Constitution, qu'ils avaient l'honnête scrupule de vouloir respecter, et le suffrage universel, qui leur inspirait de légitimes appréhensions, ils cheminaient dans une voie resserrée, un peu tortueuse, où ils se sentaient mal à l'aise. De là leur irritabilité : de là leur soin à faire dévier le débat, à l'élever, à le généraliser, à le transformer en un duel suprême entre l'ordre et le socialisme : de là surtout leur précipitation à faire voter le projet, à le faire voter sans amendement, comme s'ils avaient senti que la plus faible atteinte renverserait le fragile et artificiel édifice créé par leur impuissante sagesse.

La loi une fois votée, le parti démocratique tout entier flétrit avec un redoublement de colère cette mutilation du suffrage universel. Cependant il ne fit pas appel à l'insurrection, comme on l'avait annoncé, et se réserva, dit-il, pour 1852. En cela, il fit preuve de prudence : car le pouvoir était prêt. Il fit aussi preuve de bon sens ; car il savait bien que la nation n'était pas avec lui : et, dans la discussion même, l'un des nouveaux élus, de Flotte, de Flotte le transporté, en avait fait naïvement l'aveu : Le pouvoir, avait-il dit, qu'en ferions-nous ?... Qu'en ferions-nous en face du pays qui ne partage pas encore nos convictions ?[19] Cette modération relative ne fut pas du goût des Montagnards de Londres. Le Nouveau Monde, journal de Louis Blanc, gourmanda ces résolutions timides : On a encouragé la réaction à tout oser, en lui disant : Nous n'oserons rien. On a peur d'engager la bataille, comme si l'on craignait de la trop gagner[20].

Quant à la majorité, à part quelques légitimistes, elle avait, comme on l'a vu, respecté jusqu'au bout le mot d'ordre de ses conducteurs. Toutefois, la loi était à peine insérée au Moniteur que, la discipline n'enchainant plus les appréciations, les langues se délièrent : on fit après le scrutin toutes les réflexions qu'on s'était gardé de faire avant. Quelques-uns, non parmi les moins avisés, se prirent à regretter leur victoire : ils se mirent à déprécier l'œuvre commune, comme s'ils n'y avaient point participé, et se demandèrent si elle ne se retournerait pas un jour contre eux. Leur prévoyance ne se trompait pas. Cette loi votée, non dans le recueillement, mais dans la colère, eut le sort de ces constructions trop hâtives qui n'inspirent pas confiance même à leurs architectes, qui s'écroulent avant qu'on les ait inaugurées, et qui, pour comble de fatalité, écrasent dans leur chute leurs propres ouvriers.

 

 

 



[1] Cette circulaire fut lue quelques mois plus tard par le garde des sceaux dans la séance du 27 mars 1850. (Moniteur de 1850, p. 1029.)

[2] Moniteur de 1849, p. 3981.

[3] Moniteur du 17 février 1850, p. 577.

[4] Voir au Moniteur de 1849, p. 4049, une circulaire du directeur général des postes destinée à réprimer cet abus.

[5] Compte rendu de la séance du 22-23 février du Comité démocratique socialiste. (La Voix du peuple, n° du 24-25 février, supplément.)

[6] Lettre lue à la séance du Comité démocratique socialiste. (La Voix du peuple, n° du 24-25 février, supplément.)

[7] Circulaire de M. Cartier, 10 février 1850. (Moniteur de 1850, p. 409 et 500.)

[8] Le National, n° du 24 février 1850.

[9] Séance parlementaire du 5 mars 1850. (Moniteur de 1850, p. 773.)

[10] Journal des Débats du 13 mars 1850.

[11] L'Assemblée nationale, n° du 16 mars 1850.

[12] Séance du Comité démocratique socialiste, 13-14 avril. (La Voix du peuple, n° du 15 avril 1850.)

[13] Séance du Comité démocratique socialiste du 13-14 avril 1850. (La Voix du peuple, 15 avril 1850.)

[14] LAMARTINE, le Conseiller du peuple, p. 199.

[15] BARROT, Mémoires, t. IV, p. 26.

[16] Moniteur de 1830, p. 1700.

[17] Voir le Conseiller du peuple, p. 226 et suiv.

[18] Lettre de M. Guizot à M. Piscatory, 8 juillet 1850. (Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 280.)

[19] Moniteur de 1850, p. 1813.

[20] Louis BLANC, Nouveau Monde, p. 533.