HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME SECOND

 

LIVRE QUATORZIÈME. — L'ÉMEUTE DU 13 JUIN ET L'EXPÉDITION DE ROME.

 

 

I

Le 29 mai, le gouvernement français avait envoyé au général Oudinot l'ordre de commencer les hostilités. Le 1er juin, le général en chef, par une proclamation adressée à ses troupes, leur fit connaître l'expiration de la trêve. M. de Lesseps désavoué venait de partir pour la France. Après tant de retards, après tant de négociations infructueuses, l'heure de l'action allait enfin sonner !

Quelles étaient, à ce moment décisif, les forces et la situation respective des deux armées ?

Le corps expéditionnaire français comprenait vingt et un bataillons d'infanterie et deux régiments de cavalerie, formant un total numérique d'un peu plus de vingt mille hommes et répartis en trois divisions placées sous les ordres des généraux Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, Rostolan et Gueswiller. Il fallait ajouter à cet effectif trois compagnies du génie, cinq batteries d'artillerie de campagne, une compagnie du train des parcs. Plus tard cinq batteries à pied, trois compagnies de sapeurs, une compagnie de pontonniers, une demi-compagnie d'ouvriers furent, en outre, envoyées de Toulon et débarquèrent à Civita-Vecchia[1]. Le général de division du génie Vaillant et le général de brigade d'artillerie Thiry furent chargés du commandement de ces troupes spéciales. Le grand parc d'artillerie avait été établi à Santa Passera, à deux mille cinq cents mètres de la place : c'est là que fut réuni, dès la fin de mai, le premier équipage de siège, équipage d'ailleurs bien insuffisant : car en France, on ne s'habitua que peu à peu à la perspective d'une attaque de vive force, et l'on ne se décida que tard à envoyer, par portions et comme à regret, les renforts nécessaires.

L'armée française avait gardé à peu près les positions qu'elle avait prises lorsque, le 30 avril, elle était arrivée pour la première fois sous les murs de Rome. Elle était échelonnée à l'ouest de la ville, sur la rive droite du Tibre, à deux ou trois mille mètres de l'enceinte. Les divisions Regnaud de Saint-Jean-d'Angély et Rostolan s'étendaient du sud au nord depuis Santa l'a Sara jusqu'à Santucci et jusqu'aux abords de la villa Pamphili. La division Gueswiller était établie plus au nord, partie à la Casa Maffei, partie au Monte Mario, qui avait été occupé dans la nuit du 30 au 31 mai. Cette ligne était un peu trop développée, eu égard au nombre de nos soldats : mais cet inconvénient n'était guère sensible ; car on était assuré que les Romains ne seraient pas assez téméraires pour prendre l'offensive. Sur la rive gauche, nous n'occupions qu'un seul point, c'était l'église et le couvent de San Paolo, au sud-ouest de la ville et à deux kilomètres de la porte de ce nom.

Ces troupes ainsi distribuées étaient depuis longtemps inactives et supportaient impatiemment leur immobilité. Si la cause qu'on allait défendre De rencontrait pas dans tous les rangs d'égales sympathies, un sentiment dominait tous les autres, c'était le désir de venger par quelque éclatant succès l'échec du 30 avril. L'approche de la saison des fièvres faisait craindre, au surplus, que l'inaction ne fa plus meurtrière que le combat. Sous l'empire de ces impressions ; on était unanime à souhaiter un prompt dénouement.

Tels étaient, a cette date du 1er juin, la force numérique, l'emplacement et les dispositions morales du corps expéditionnaire français.

Quant aux défenseurs de Rome, leur nombre s'était beaucoup accru depuis quelque temps ; mais, suivant les corps, l'esprit était très différent. — Il y avait d'abord la garde civique qui ne comptait pas moins de douze mille hommes, mais qui, recrutée surtout parmi les boutiquiers et dans la petite bourgeoisies nourrissait de secrètes sympathies pour le pouvoir déchu : elle avait naguère acclamé les plus chimériques réformes ; bientôt la rareté du numéraire, l'arrêt subit des transactions, l'éloignement des touristes, le despotisme révolutionnaire ri peu semblable à la paternelle domination des papes, toutes ces circonstances avaient provoqué dans les âmes des regrets que la crainte seule empêchait de formuler tout haut : cette milice urbaine avait même exprimé le vœu de n'être employée qu'a la police intérieure de la ville, et l'on n'en mobilisa en effet qu'une très faible partie. — A côté de la garde civique, il y avait les anciens corps pontificaux et les régiments romains ile nouvelle formation qui atteignaient un effectif total de dix à douze mille hommes : là s'étaient manifestées au début des dispositions assez peu belliqueuses : mais, la lutte une fois engagée, l'amour-propre s'était exalté : on avait pris à cœur de tenir tête aux Français ; de là un revirement qui faisait présager une assez vive résistance. — A ces troupes d'origine romaine il fallait enfin ajouter huit à dix mille soldats étrangers : c'étaient les chasseurs lombards de Manara ; c'était la légion de Bologne ; c'était la division Arcioni, principalement composée de Piémontais ; c'était la légion polonaise ; c'étaient surtout la légion et les lanciers de Garibaldi ; c'étaient enfin quelques Français égarés que la passion révolutionnaire exaltée jusqu'au fanatisme poussait contre leurs compatriotes. Ces aventuriers, italiens ou cosmopolites, composaient la véritable force de la défense. Retirés à Rome comme en une dernière place de refuge, n'ayant rien à perdre et indifférents aux destructions qu'un siège pourrait entraîner, jouant la dernière partie de la révolution contre l'ordre, ils n'avaient d'autre souci que de prolonger la lutte et de s'illustrer par quelque suprême folie.

Les longues négociations des derniers mois avaient permis aux Romains et surtout à leurs compromettants alliés d'étudier à loisir et de fortifier leur champ de bataille.

Rome est assise sur les rives du Tibre qui la traverse du nord au sud et la divise en deux parties inégales. — Sur la rive gauche a été construite la ville moderne qui est coupée par le Corso et qui se développe, soit dans la plaine, soit sur les flancs du Pincio et du Quirinal, depuis la porte du Peuple jusqu'au Capitole. Sur la même rive, mais plus au sud, s'étend aussi l'ancienne Rome des Césars, immense espace coupé de vallons et de collines, peu habité, si ce n'est par les religieux de quelques couvents, et parsemé de gigantesques débris qui apparaissent à travers les jardins et les vignes. — Quant à la rive droite, elle renferme la ville pontificale proprement dite, beaucoup moins considérable en étendue : celle-ci se divise elle-même en deux quartiers bien distincts : la cité léonine, qui décrit au nord-ouest une saillie profonde à travers la campagne et qui abrite dans son enceinte la basilique de Saint-Pierre et le Vatican ; le quartier du Transtevere, qui s'étage sur les pentes et au pied du Janicule, quartier populaire renommé pour la pureté de ses types, l'originalité de ses mœurs et surtout son attachement aux souverains pontifes.

Cette vaste superficie de la ville de Rome n'était pas sans défense. Elle était protégée par une enceinte fortifiée construite au troisième siècle par l'empereur Aurélien, muraille qui entourait tous les quartiers de la rive gauche du Tibre et enveloppait en outre sur la rive droite une portion du Janicule. De plus, une enceinte moderne avec bastions et courtines avait été édifiée au dix-septième siècle par le pape Urbain VIII pour couvrir la cité léonine et le Janicule tout entier, c'est-à-dire les quartiers moins anciens que l'enceinte aurélienne laissait en dehors de son tracé. Comme on peut l'imaginer, ces fortifications remontant, les unes à quinze siècles, les autres à une époque déjà éloignée, étaient dans un état de délabrement extrême. Durant la longue période de paix dont les Romains avaient joui sous le règne de leurs derniers pontifes, aucun travail d'entretien n'avait été effectué. L'enceinte aurélienne sur certains points ne différait guère des ruines qu'elle était appelée à protéger. Quant à l'enceinte d'Urbain VIII, des jardins avaient été établis sur les bastions, des maisons même y avaient été construites, en sorte que ces murailles, vues de loin, semblaient plus pittoresques d'aspect qu'efficaces au point de vue militaire.

Les Romains et surtout les étrangers qui s'étaient emparés de la ville sous prétexte de la sauver ne désespérèrent pas de ces moyens de défense. Arbres, jardins, maisons, tout fut impitoyablement rasé, même dans les rentrants les plus prononcés. Tout ce qui pouvait gêner les feux de la place ou fournir des refuges à l'assiégeant fut détruit sans hésitation. Les murs furent crénelés, les brèches réparées. Après examen, il fut reconnu par les hommes compétents que l'enceinte d'Urbain VIII pouvait fournir un solide abri : l'enceinte aurélienne elle-même, malgré les outrages du temps, fut jugée suffisante, sinon pour résister à une attaque sérieuse, au moins pour protéger contre un coup de main. Les Romains disposaient de plus de cent Douches à feu, en sorte que les remparts purent être garnis d'une nombreuse artillerie. En dehors de ces défenses extérieures, des barricades furent construites à l'intérieur de la ville sous la surveillance de commissaires qui encourageaient les travailleurs et imprimaient aux travaux eux-mêmes la régularité nécessaire.

Le siège une fois résolu, sur quel point l'armée française porterait-elle l'attaque ?

L'enceinte d'Aurélien qui protégeait les quartiers de la rive gauche du Tibre n'était, comme ou l'a vu, qu'une simple muraille, fort détériorée en certains endroits et flanquée de tours de distance en distance. Au contraire, l'enceinte d'Urbain VIII, qui englobait, sur la rive droite, le quartier du Transtevere et la cité léonine, était une véritable fortification construite au dix-septième siècle d'après les règles de l'art. Il semblait donc, au premier abord, que l'on dût attaquer l'enceinte aurélienne, point vulnérable de la place, et non l'enceinte d'Urbain VIII, plus facile à défendre. Tel ne fut point l'avis du général Vaillant, chef de l'état-major du génie. Dès le 17 mai, peu après son arrivée au camp français, il avait fait connaître au ministre de la guerre que, si l'on ne pouvait éviter le siège, son intention était de porter tous ses efforts vers le front le plus avancé du Janicule. Dans un conseil de guerre tenu le 30 mai, ce plan fut approuvé et, le 2 juin, fut adopté définitivement[2]. Trois motifs principaux paraissent avoir déterminé cette résolution. — L'attaque ne pouvait être dirigée contre l'enceinte de la rive gauche sans que l'armée française, campée sur la rive droite, n'établit plusieurs ponts sur le Tibre, ne s'éloignât de sa base d'opération et ne développât outre mesure ses lignes, déjà si étendues : or, la faiblesse numérique du corps expéditionnaire pouvait rendre dangereux cet éparpille-meut de forces. — D'un autre côté, s'il était relativement facile de pratiquer une brèche dans l'enceinte aurélienne, on pouvait craindre que, cette enceinte une fois forcée, on ne se trouvât en face d'une série de barricades s'étendant jusqu'au cœur même de la cité : de là une guerre de rues, meurtrière, pleine de surprises, féconde surtout en destructions. Au contraire, l'enceinte d'Urbain VIII se dressait sur la crête du Janicule, c'est-à-dire sur le point le plus élevé de Rome : le succès serait difficile et peut-être chèrement acheté : mais, l'enceinte une fois forcée, on dominerait la ville de si haut et de si près que toute résistance ultérieure deviendrait impossible. — Une dernière considération primait toutes les autres. Le quartier du Janicule était moins riche que les autres quartiers de Rome en monuments et en objets d'art : les opérations du siège et, en cas de suprême nécessité, le bombardement devaient donc, en se dirigeant sur ce point, entraîner moins de ruines : or, le principal souci du gouvernement français était d'épargner à la capitale du monde chrétien la perte de ses trésors artistiques ou la dégradation de ses édifices. Noble préoccupation qui n'importait guère aux démagogues installés à Rome : quant à eux, ils ne parlaient que de tout saccager, sous prétexte de défense ; et cette seule différence aurait suffi à montrer aux Romains où étaient leurs véritables amis.

On résolut donc de diriger l'attaque contre l'enceinte du Janicule entre la porte Portese et la porte Saint-Pancrace. Mais, de ce côté, l'ennemi occupait encore aux abords de la place la villa Pamphili, le couvent de San Pancrazio et aussi plusieurs autres édifices tels que les villas Corsini et Valentini. Avant de commencer les opérations régulières du siège, il fallait le déloger de ces positions. Un premier effort de notre armée nous rendit maîtres de ces points avancés.

Le 3 juin, à deux heures et demie du matin, deux colonnes conduites, l'une par le général Mollière, l'autre par le général Levaillant, furent dirigées vers la villa Pamphili, vaste domaine entouré de murs, gardé par de nombreux détachements ennemis et coupé à l'intérieur par de solides barricades. Le général Mollière devait attaquer l'enceinte du sud, le général Levaillant celle de l'ouest. Une reconnaissance faite l'avant-veille par un officier du génie avait permis de s'assurer que le mur de clôture, malgré son élévation et son épaisseur, pouvait, sur certains points, être aisément ébréché f l'aide de la mine : on avait constaté, en outre, l'existence d'ouvertures servant à la sortie des eaux, ouvertures dont les grilles seraient facilement brisées et donneraient passage à nos soldats. Dès quatre heures, une compagnie de sapeurs de la brigade Mollière parvint à pratiquer une brèche qu'on élargit à coups de pioche. Presque en même temps, une grille fut forcée sur la droite. Quant à la brigade Levaillant, elle fut plus heureuse encore : après avoir longé au pas de course le mur occidental du jardin, elle avait trouvé une porte ouverte et était entrée sans coup férir. Les deux colonnes firent leur jonction près du pavillon principal. L'ennemi avait été tellement surpris par la promptitude de l'action que sa résistance fut presque nulle. On fit deux cents prisonniers, on s'empara en outre d'un caisson de munitions et de trois drapeaux.

Les conquêtes qui suivirent furent plus disputées. La villa Pamphili étant prise, nos soldats se portèrent vers le couvent de Saint-Pancrace. Les Romains, revenus de leur première stupeur, opposèrent à nos efforts une opiniâtre résistance. Ce fut seulement après deux heures de lutte meurtrière que cette position resta entre nos mains. Se rapprochant de plus en plus de la 'ville, nos troupes se dirigèrent alors sur le château Corsini et sur la villa Valentini. Là aussi, le combat dura longtemps avec des alternatives diverses. Ces deux édifices, avant-postes des assiégés, furent pris et repris successivement par les bataillons français et la légion de Garibaldi. Ils restèrent enfin en notre pouvoir, mais criblés de boulets et presque incendiés. On se battit toute la journée ; on eut même à signaler pendant la nuit qui suivit et le lendemain quelques retours offensifs de l'ennemi.

Les légions romaines ou étrangères, qui, sous la conduite de Garibaldi, avaient vaillamment soutenu notre choc, laissèrent sur le lieu même du combat un nombre considérable de morts. Nos pertes furent sensibles : elles furent de 14 hommes tués et 229 blessés[3]. Mais le résultat que nous poursuivions était atteint. Tout le terrain sur lequel devait être établie la tranchée était en notre possession : nos adversaires étaient délogés de presque tous les postes avancés qu'ils détenaient en dehors de l'enceinte. Ce n'est pas tout. Pendant que les brigades Levaillant et Mollière soutenaient la lutte que nous venons de raconter, l'une des brigades de la division Gueswiller, campée au nord-ouest de la ville, s'était emparée du Ponte Molle, situé sur le haut Tibre, à deux kilomètres de l'endroit où le fleuve pénètre dans la cité. Nos troupes occupaient donc, autour de Rome, un vaste demi-cercle qui, au sud, touchait à Saint-Paul hors les Murs par le pont de Santa Passera, et qui, au nord, par le Ponte Molle, menaçait presque la porte du Peuple. — A ces avantages matériels obtenus par nos armes, se joignait un avantage moral non moins appréciable. Jusque-là les Romains, illusionnés par de longs pourparlers, avaient pu croire que l'heure des hostilités ne sonnerait jamais. Le combat du 3 juin venait de leur enlever cet espoir.

Cependant quelques-uns des chefs de la République romaine se flattaient encore qu'une révolution démagogique, éclatant en France, arrêterait les opérations militaires au moment même du décisif succès. Ils ne se trompaient pas tout à fait dans leur attente. Ils avaient chez nous des alliés ou plutôt des complices, et c'est dans les rues de Paris qu'allait se jouer le sort de Rome.

 

II

Le parti démagogique, malgré quelques succès partiels, avait été battu aux élections générales du 13 mai. Désespérant dès lors de triompher par les voies légales, il était revenu aussitôt à ses pratiques traditionnelles. Fomenter une insurrection, épurer l'Assemblée législative, décréter d'accusation le président de la République, transformer la Montagne en Convention, tel fut le but que désormais il poursuivit.

Ce parti était assez puissant pour qu'une telle entreprise ne parût point impossible. L'ancien comité démocratique socialiste, formé en vue des élections, s'était perpétué sous le nom de comité des vingt-cinq, et, sous la direction d'un sieur Servient, mettait une extrême ardeur à recruter des adhérents. Les journaux démagogiques étaient nombreux : c'étaient la Vraie République de Thoré, la Révolution démocratique et sociale de Delescluze, la Réforme de Ribeyrolles, le Peuple de Langlois et Damiron, la Démocratie pacifique de Considérant, le Travail affranchi de Toussenel. Ces journaux n'hésitaient pas à nier les droits de l'Assemblée. Que les 450 blancs qui viennent d'entrer dans l'Assemblée législative se le tiennent pour dit, écrivait dès le 20 mai le journal le Peuple : ce ne sera pas la majorité parlementaire qui gouvernera, ce sera la minorité, seule représentation possible de la majorité républicaine et socialiste. Pour agir avec plus d'ensemble, les délégués de la presse démocratique se réunissaient fréquemment, tantôt rue Coq-Héron, tantôt rue de Beaune au bureau de la Démocratie pacifique. Enfin, les députés de la Montagne, réduits à l'état de minorité, mais étroitement liés les uns les autres, souriaient aux projets d'émeute sans oser les approuver ouvertement : en dehors des réunions parlementaires, ils tenaient, le soir, de fréquents conciliabules, 6, rue du Hasard, dans un appartement loué par l'un des leurs, le représentant Gambon.

Si l'état-major insurrectionnel était prêt, on comptait que les combattants ne manqueraient pas. Ledru-Rollin avant été élu à Paris par 129.000 suffrages, on calculait que ce chiffre représentait à peu près le nombre des républicains démocrates systématiquement hostiles à l'Assemblée. On savait, en outre. que, dans la garde nationale, la 5e et la 6e légion, ainsi que la légion d'artillerie, renfermaient bien des éléments douteux. On supputait de plus les votes de l'armée ; on songeait aux deux sous-officiers Boichot et 'laitier récemment élus dans la capitale ; on rappelait l'active propagande faite dans les casernes ; et l'on se disait que, selon toute vraisemblance, de nombreuses défections ne manqueraient pas de se produire dans les régiments.

L'émeute ainsi préparée, il ne manquait plus qu'un prétexte qui pût la colorer.

On en était là quand on connut la reprise des hostilités contre Rome et le combat du 3 juin. Aussitôt le parti démagogique se répandit en plaintes indignées. Le 9 juin, au club de la salle Roysin, un vote unanime condamna l'assassinat de la République romaine. Le lendemain, dans un banquet des démocrates socialistes du Haut-Rhin, Louis Bonaparte et ses ministres furent flétris comme traîtres à la nation. Le même jour, deux cent cinquante gardes nationaux de la 5e légion se présentèrent en députation chez leur lieutenant-colonel aux cris de : Vive la République romaine ! La Vraie République n'hésitait pas à déclarer la patrie en danger. La Société dés droits de l'homme se constituait en permanence. Le Comité des vingt-cinq publiait une adresse à l'Assemblée législative et dénonçait l'expédition romaine comme contraire à l'article 5 de la Constitution. Pour attirer plus sûrement les masses, on mettait en doute la sincérité des dépêches officielles. L'armée française, sous les murs de Rome, avait, disait-on, non remporté un succès, mais essuyé un échec. Pour accréditer ces rumeurs, on répandait à profusion de prétendues correspondances venues de Marseille ou extraites de journaux italiens. La République romaine, comme la Pologne l'année précédente, allait être exploitée au profit de la démagogie. Le prétexte était assez habilement choisi ; car la bourgeoisie parisienne, tout imbue de préjugés antireligieux, voyait d'un mauvais œil notre tentative de restauration pontificale. Seulement les meneurs ne calculaient pas que cette même bourgeoisie, assez indifférente au sort du Pape, l'était moins à la sécurité de ses boutiques : bien que, avec son inconséquence ordinaire, elle eût fait entrer Ledru-Rollin à l'Assemblée, elle avait trop expérimenté depuis une année les révolutions pour n'en pas éprouver la fatigue et le dégoût.

C'était aux représentants de la Montagne qu'il appartenait de donner le signal de l'action. Le 11 juin, Ledru-Rollin monta à la tribune pour interpeller le cabinet sur les affaires romaines. — Il y a, dit-il, des moments suprêmes où les phrases sont inutiles. Nous sommes dans un de ces moments-là. Le 3 juin, Rome a été attaquée : des flots de sang romain et français ont coulé. Si l'on en croit les correspondances privées, nos troupes auraient été repoussées... Deux mots suffisent pour caractériser cette situation... Il est certain que, sous la Constituante, nous avions promis à Rome de respecter son indépendance. Il est certain que, par la Constitution, nous avons déclaré que jamais nous ne porterions atteinte à la nationalité d'aucun peuple. Il est certain que, par le vote du 7 mai, l'Assemblée constituante a déclaré que l'expédition d'Italie ne pourrait pas être détournée plus longtemps du but qui lui avait été assigné... Or, le gouvernement a méconnu tout à la fois la déclaration de l'Assemblée constituante, le texte de la Constitution, l'ordre du jour du 7 mai. — Ledru-Rollin termina en déposant sur le bureau un acte d'accusation contre le ministère.

Une si vive et si solennelle attaque appelait une réponse du président du conseil. M. Barrot se dirigea vers la tribune. Après avoir protesté contre les prétendus échecs qu'on imputait à nos armes, il rappela, non sans quelque ironie, qu'il était pour la troisième fois l'objet d'une demande d'accusation de la part de M. Ledru-Rollin. Puis il refit de nouveau l'historique de la question romaine. Nous avons voulu, dit-il, empêcher l'action de l'Autriche : si nous n'étions pas intervenus, Rome, comme les Deux-Siciles, comme la Lombardie, eût été en proie aux réactions violentes. Les hostilités n'ont été ouvertes que quand la voie des négociations a été épuisée. Aujourd'hui nous défendons mieux les intérêts des Romains que les révolutionnaires qui les compromettent ou les oppriment.

Jusque-là, la séance avait été tumultueuse, mais exempte de violences. Ledru-Rollin se chargea de prononcer le mot que ses amis attendaient. M. Barrot avait insinué que la demande d'accusation était dirigée contre la majorité de l'Assemblée, et que l'extrême gauche songeait à cumuler la lutte légale avec la sédition : Je vous trouve bien téméraire, reprend Ledru-Rollin, je vous trouve bien téméraire, vous qui avez violé la Constitution, de nous parler de la sorte. Puis, avec un redoublement intentionné de provocation : Notre réponse est bien simple, poursuit-il ; la Constitution a été violée ; nous la défendrons par tous les moyens possibles, même par les armes.

Le mot fatal était prononcé. La droite bondit d'indignation. Les Montagnards tinrent à souligner par leurs menaces les paroles factieuses de leur chef. On les voyait debout sur leurs bancs, montrant le poing à leurs adversaires et s'écriant : Oui, nous repousserons par les armes les complots des royalistes ! Quand le tumulte fut un peu calmé, le général Bedeau et M. de Ségur-d'Aguesseau protestèrent, le premier avec gravité, le second avec véhémence, contre cette audace inouïe. Il était réservé à M. Thiers de prononcer le dernier mot de ce lamentable débat. Je demande la clôture, dit-il, parce que le mot : Aux armes ! a été prononcé, et qu'il n'est plus de la dignité de l'Assemblée de discuter après un tel cri. L'ordre du jour pur et simple sur les interpellations fut voté par 361 voix contre 203. La demande d'accusation fut renvoyée dans les bureaux. La Montagne était vaincue dans l'Assemblée ; mais ce n'était plus à l'Assemblée qu'elle s'adressait.

Le 12 au matin, une série de proclamations parurent dans les journaux démagogiques comme autant de commentaires des paroles de Ledru-Rollin : c'était une proclamation de la Montagne au peuple, à l'armée, à la garde nationale ; c'étaient une proclamation du comité de la presse, une proclamation du comité des écoles, une proclamation du comité électoral des ouvriers typographes. Les articles des journaux ajoutaient à ces provocations. La Démocratie pacifique, singulièrement infidèle à son nom, se distinguait surtout par ses menaces. La Constitution, disait-elle, est violée, violée en plein soleil. La majorité de l'Assemblée a commencé hier à s'associer à cette violation. Si elle persévère aujourd'hui dans sa complicité en repoussant l'urgence pour l'acte d'accusation, l'autorité se sera retirée d'elle. Ce sera au peuple d'aviser.

Cependant, à l'ouverture de la séance parlementaire, on put remarquer sur les bancs de la Montagne certaines hésitations qui contrastaient avec les fureurs de la veille. Était-ce remords ? crainte du péril ? indécision assez naturelle chez des hommes plus habitués à provoquer à l'insurrection qu'à s'y mêler de leur personne ? N'était-ce pas aussi quelque sentiment de pitié pour ce peuple déjà frappé par l'épidémie et qu'on poussait à la guerre civile ? Rarement Paris eut un aspect plus triste qu'en ces journées à la fois mornes et enfiévrées. Au milieu de toutes les agitations qui énervaient les corps comme les âmes, le choléra ne cessait de s'étendre. Quelles que fussent les clameurs de la place publique, elles n'étaient point assez tapageuses pour étouffer la plainte contenue, mais poignante, qui s'élevait du sein des familles désolées. L'épidémie, en ces temps-là, fit, à certains jours, près de sept cents victimes. La mort fauchait parmi les plus illustres comme parmi les plus humbles. La veille, on avait appris que le maréchal Bugeaud avait succombé à la contagion ; et, malgré la joie perverse de quelques clubs dégradés, le pays, comme l'Assemblée, s'était ému d'une si grande perte. Il semblait que les fines, courbées sous le fléau de Dieu, dussent s'incliner à la réconciliation, et si jamais révolte fut impie, c'était celle qui choisissait un pareil moment. — Cette impression ébranla-t-elle la résolution des Montagnards ? Ils ont gardé à cet égard le secret de leur pensée. Ce qui est certain, c'est que, quand l'ordre du jour amena le débat sur la demande d'accusation, on les vit solliciter, non une discussion immédiate, mais la communication des pièces, comme s'ils eussent voulu gagner du temps et amortir les colères. Comment ! s'écria M. Thiers, hier vous étiez assez édifiés pour pousser un appel aux armes, et aujourd'hui vous demandez des papiers ? La demande d'accusation fut repoussée. La Montagne, battue encore une fois par le scrutin, n'avait d'autre ressource que de s'avouer vaincue ou de persister dans ses desseins factieux. C'est à ce dernier parti qu'elle s'arrêta, peut-être à contre-cœur, peut-être même désirant en secret que le signal qu'elle donnerait ne fût pas suivi.

Le soir, un dernier conciliabule se tint aux bureaux de la Démocratie pacifique. Là se trouvaient réunis les membres de la Commission des vingt-cinq, les membres du Comité de la presse, un certain nombre de députés de la Montagne. Quelques-uns des anciens délégués du Luxembourg, flairant des troubles prochains, survinrent aussi. On vit arriver enfin un délégué de la Société des amis de la Constitution, société composée d'anciens constituants non réélus. Ledru-Rollin, Félix Pyat, Considérant rédigèrent un projet de proclamation au peuple français. Ce projet, qu'on trouva d'abord trop peu accentué, ne fut adopté qu'après quelques retouches. Dans cette proclamation, les Montagnards rappelaient que le président de la République et les ministres, en faisant la guerre sans le consentement de l'Assemblée nationale et en portant atteinte à la liberté du peuple romain, avaient doublement violé la Constitution ; que la demande de mise en accusation du pouvoir exécutif avait été repoussée par la majorité de la représentation nationale : Dans cette conjoncture, que doit faire la minorité ? Après avoir protesté à la tribune, elle n'a plus qu'à rappeler au peuple, à la garde nationale, à l'armée, que l'article 110 confie le dépôt de la Constitution à la garde et an patriotisme de tous les Français... Il fut convenu qu'on apposerait au bas de cette adresse les noms de cent vingt et un députés de la Montagne connus pour l'exaltation de leurs opinions et qui, l'avant-veille, avaient signé un certain appel à la démocratie allemande. Puis les journalistes emportèrent la proclamation pour la faire imprimer. — Pendant cette même soirée du 12 juin, un capitaine de la légion d'artillerie, du nom de Schmitz, réunissait au manège Pellier, faubourg Saint-Martin, sous prétexte d'un scrutin préparatoire pour l'élection d'un colonel, de nombreux gardes nationaux : il se concertait avec eux, en vue d'une manifestation pour le lendemain : poussant plus loin l'audace, il rédigeait un avis par lequel il convoquait toutes les légions de la Seine à se réunir à onze heures du matin, en tenue et sans armes, au Château-d'Eau, pour se transporter de là à l'Assemblée législative et y protester en faveur de la Constitution violée. — Comme on le voit, la Montagne conviait à l'émeute. Des prétendus délégués de la garde nationale assignaient un rendez-vous aux émeutiers. Tout annonçait que nos fastes révolutionnaires s'enrichiraient le 13 juin d'une journée nouvelle

 

III

Le 13, dès la pointe du jour, on remarqua une agitation inaccoutumée aux alentours du Château-d'Eau et sur le boulevard du Temple. Des agents de troubles, préparant la manifestation, parcouraient le quartier en poussant des cris séditieux. On les voyait se répandant chez les marchands de vin, à l'heure où les ouvriers se rendent à leur travail : Ce soir, disaient-ils, nous dépouillerons le président : il sera avec ses ministres à Vincennes ; demain, ce sera le tour de Changarnier et de Cavaignac ; après-demain, nous dépouillerons les aristos[4]. Vers neuf heures et demie, des groupes, d'abord peu nombreux, puis plus compacts, se dirigèrent vers le rendez-vous fixé. A dix heures et demie, un rassemblement assez considérable stationnait autour du Château-d'Eau et de la mairie du V° arrondissement. M. Lacrosse, ministre des travaux publics, s'étant aventuré à cheval sur les boulevards pour reconnaître les forces de l'émeute naissante, fut signalé, menacé, assailli par la foule : l'intervention de M. Gent, ancien représentant, aidé d'un officier de la garde nationale, parvint seule à le protéger. Deux officiers d'état-major, dépêchés par le ministre de l'intérieur, n'eurent pas un meilleur succès. A onze heures et demie, M. Étienne Arago, chef de bataillon de la 3e légion, arriva en uniforme et se joignit aux manifestants. Peu après survinrent le lieutenant-colonel Périer, le capitaine Schmitz, d'autres encore. A midi, le cortège, fort de six mille personnes environ, se mit en marche par la ligne des boulevards. Aux premiers rangs étaient Étienne Arago, les officiers de la garde nationale, les délégués de la 5e légion. Derrière eux on remarquait plusieurs anciens constituants, M. Gent, M. Bastide, M. Raynal. Les délégués du comité des Écoles étaient au dixième rang. Quelques individus portaient des blouses sous leurs habits, et s'étaient ainsi travestis pour agir plus sûrement sur les masses. Des clubistes, des ouvriers, des gamins de quatorze ou quinze ans marchaient en arrière du rassemblement. Plusieurs invalides s'étaient même mêlés à la colonne ; et c'était pitié de voir ces vieux soldats à moitié ivres, poussant des cris incohérents. Lorsqu'on arriva en face du poste du boulevard Bonne-Nouvelle, on somma le sous-officier qui le commandait de rendre ses armes. Ce sous-officier était le sergent Terré, du 18e léger. Mes armes sont aussi bien dans mes mains que dans les vôtres, répondit énergiquement le brave soldat. On passa outre. Du sein du cortège partaient les cris : Vive la Constitution ! Vive la Montagne ! Vive la République romaine ! Malgré ces appels, la population restait calme, froide, hostile plutôt que sympathique. A la vérité, de la terrasse du cercle des Amis de la Constitution, situé sur le boulevard Montmartre, quelques acclamations s'élevèrent : mais ces acclamations, demeurées sans écho, ne faisaient que mieux ressortir l'attitude silencieuse de la foule. C'est ainsi qu'on s'acheminait vers le palais de l'Assemblée. Il ne devait pas y avoir de séance ce jour-là, et les meneurs de la manifestation ne l'ignoraient pas : mais peu importait à la routine révolutionnaire, plus soucieuse de mettre en mouvement la multitude que de savoir où elle la conduirait ![5]

Cependant le gouvernement veillait. C'était au général Changarnier qu'il appartenait d'assurer l'ordre public, et l'on pouvait compter sur lui. Dès la veille, en prévision de troubles, il avait appelé à Paris, par télégraphe ou par estafette, les garnisons de la banlieue. Parmi ces régiments, les uns avaient été casernés dans la capitale, les autres avaient été arrêtés à Villejuif ou à Bondy. Le 13 dès le matin, des troupes nombreuses, prêtes à tout événement, furent massées dans la cour du Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Il était midi et demi lorsque le général en chef apprit que les factieux étaient partis du boulevard du Temple, et que la tète de la manifestation ne tarderait pas à atteindre la rue de la Paix. Il quitta aussitôt son quartier général des Tuileries, plein de confiance dans le prochain écrasement de la sédition. Comme le préfet de la Seine venait de lui envoyer un projet de proclamation au peuple de Paris en lui demandant son avis : Faites placarder si vous le voulez, répondit-il en riant, mais l'émeute sera battue avant[6]. Une colonne fut formée, composée des 2e et 3e dragons, d'un bataillon de gendarmerie mobile et des 6e, 7e et 10e bataillons de chasseurs à pied. Cette colonne fut dirigée vers la rue Castiglione et la place Vendôme. Le général en prit lui-même le commandement. Avec sa précision et son sang-froid ordinaires, il avait compté que ses régiments déboucheraient de la rue de la Paix au moment même où les factieux défileraient sur le boulevard des Capucines ; que, de la sorte, leur cortège serait facilement coupé en deux tronçons et dispersé sans coup férir. L'événement justifia ce calcul. Changarnier, arrivant à la tète de ses soldats, trouva le boulevard encombré par la foule. Les sommations furent promptement faites. Puis les troupes, pénétrant dans les rangs épais des manifestants, les chargèrent d'un côté vers la Madeleine, de l'autre vers la Bastille. Les dragons occupaient le milieu de la chaussée, tandis que les gendarmes mobiles et les chasseurs à pied refoulaient dans les rues adjacentes ceux des émeutiers qui cherchaient un refuge dans les contre-allées.

Du côté de la Madeleine, le boulevard fut, en un clin d'œil, dégagé jusqu'à la rue Royale. — Du côté opposé, quelques essais de résistance se produisirent. On vit des habitués d'émeutes se jeter au-devant des soldats et, imitant les poses mélodramatiques de l'Ambigu, leur crier avec de grandes démonstrations : Tirerez-vous sur vos frères ? Au coin de la rue Laffitte, au coin de la rue Grange-Batelière, sur les boulevards Montmartre et Poissonnière, quelques barricades furent ébauchées, tantôt avec les chaises des cafés ou les boîtes des décrotteurs, tantôt avec des voitures de place renversées. Des pierres furent lancées sur les troupes ; quelques coups de feu furent tirés ; on essaya même de piller, rue du Helder, le magasin de l'armurier Dewismes. Mais l'élan des soldats poussant devant eux les manifestants ne permit aux factieux de se rallier nulle part. Le général Changarnier arrêta sa colonne près de la porte Saint-Martin. Pour prévenir tout retour offensif, il fit occuper les maisons d'angle des principales rues : il fit occuper également le cercle des Amis de la Constitution. A deux heures, le boulevard était complètement libre, et les émeutiers, débordés de toutes parts, n'avaient d'autre ressource que de se jeter dans les rues voisines en poussant leur appel aux armes, appel rarement écouté par la population indifférente ou étonnée[7].

Cette journée vit se produire un second essai de sédition, plus grave à certains égards et plus criminel que le premier.

Les représentants de la Montagne s'étaient réunis de bonne heure en assez grand nombre au lieu habituel de leurs conciliabules, 6, rue du Hasard. Lit affluèrent, dès neuf heures du matin, les donneurs d'avis de toute sorte, gardes nationaux, journalistes, membres du comité des Vingt-Cinq. line grande incertitude régnait ; car Ledru-Rollin, que la démagogie reconnaissait de plus en plus pour son chef, était aussi mou dans l'action que fougueux dans le langage. On apprit successive ment la formation du cortège au Château-d'Eau et sa marche sur le boulevard. Si folle que fût l'entreprise, il ne parut pas possible d'abandonner ce peuple qu'on avait poussé à la révolte. Il fut résolu qu'on se rendrait au Conservatoire des arts et métiers : là on serait dans le quartier classique des anciennes émeutes, à portée des cinquième et sixième mairies dont les légions étaient favorables à la cause démocratique : d'ailleurs, les Arts et métiers avaient été depuis longtemps désignés comme point de ralliement en cas d'insurrection. Entre une heure et deux heures, les Montagnards, Ledru-Rollin en tête, quittèrent donc le lieu de leur réunion et, par le passage Hulot, gagnèrent tout d'abord le Palais-Royal. Leur tentative eût été dérisoire s'ils n'eussent eu une force armée pour les escorter. Cette force armée, ils la trouvèrent dans le jardin du Palais où était campé Guinard avec la légion d'artillerie.

Guinard, colonel de l'artillerie de la garde nationale, avait donné en d'autres temps des gages à la cause de l'ordre. En juin 1848, il avait combattu avec un extrême courage et avait même été blessé. Bien qu'il fût fort irrité contre la nouvelle politique et qu'il crût la Constitution violée, ses amis ne le jugeaient point capable de souffler la sédition. Par malheur, tout concourut ce jour-là à le transformer en factieux. La légion qu'il commandait était animée du plus mauvais esprit, et le langage qu'il entendait autour de lui était plus propre à l'exciter qu'à le retenir. Le matin même, un poste de confiance que ses hommes avaient jusque-là occupé aux Tuileries leur avait été retiré, et cette mesure avait accru le mécontentement général. Entre midi et une heure, un ordre arriva de l'état-major pour faire rentrer les batteries dans leurs quartiers respectifs. Les bruits de répression violente et de coup d'État circulaient. Guinard, esprit crédule et un peu faible, accueillit ces rumeurs et, au lieu de renvoyer sa troupe, la garda réunie autour de lui dans le jardin du Palais-Royal. Peu après, on vit affilier les manifestants du boulevard qui criaient : Aux armes ! et racontaient, non sans de grands élans d'indignation, la dispersion de leur cortège[8]. Sur ces entrefaites survinrent Ledru-Rollin et ses collègues. La présence et le langage des représentants achevèrent de l'aire perdre au malheureux colonel le sentiment de la discipline et du devoir. Il groupa ses artilleurs, leur annonça que la Constitution était violée, les exhorta à accompagner les députés au Conservatoire : il ajouta cependant, par un reste de réserve, que chacun était libre de s'associer au mouvement ou de le répudier. En parlant de la sorte, Guinard avait, dit-on, l'air embarrassé : il a affirmé plus tard devant ses juges qu'il voulait faciliter une protestation de la Montagne, non aider à une insurrection. Quelques artilleurs se retirèrent : on les insulta ; on les traita de blancs. Ledru-Rollin harangua ceux qui restaient. Son discours fut accueilli par les cris : Vive la Montagne ! poussés sans beaucoup d'élan : puis le cortège, composé de vingt ou vingt-cinq représentants revêtus pour la plupart de leur écharpe, de cent cinquante artilleurs, de quelques ouvriers, s'achemina vers le Conservatoire[9].

Pour arriver aux Arts et métiers, on s'engagea dans les rues du Bouloi, Coq-Héron, Jussienne ; puis, après avoir traversé les rues Montmartre, Montorgueil, Saint-Denis, on se dirigea par la rue Grenéta et la rue Saint-Martin vers le lieu du rendez-vous assigné. Même dans ces quartiers turbulents, les signes de sympathie furent rares. En vain les hommes en blouse qui accompagnaient la colonne criaient-ils : Vive Ledru-Rollin ! Vive la Montagne ! Aux armes ! Ces cris restaient sans écho. Bien au contraire, les boutiques se fermaient. L'attitude des instigateurs du mouvement était elle-même peu propre à encourager les adhésions. Guinard semblait abattu et comme consterné de sa récente résolution. Quant aux représentants de la Montagne, on eût dit que déjà ils pliaient sous leur rôle. Que feraient-ils au Conservatoire ? Rédigeraient-ils un appel aux armes ? S'érigeraient-ils en Convention ? Se contenteraient-ils au contraire de protester ? Nul n'était animé de cet esprit de décision aussi nécessaire pour ourdir les complots que pour les réprimer.

Il était deux heures et demie lorsqu'on arriva en face de l'entrée du Conservatoire qui donne sur la rue Saint-Martin. Ouvrez, au nom de la Constitution ! crièrent les manifestants. La grille qui était poussée, non fermée, s'ouvrit aussitôt et livra passage au cortège qui pénétra dans la première cour. L'édifice était gardé par sept ou huit gardes nationaux de la Ge légion et par quinze voltigeurs du 188 léger, force suffisante pour un service de police, non pour une résistance efficace. Les gardes nationaux entrèrent à la mairie. Quant aux voltigeurs, les représentants Boichot et Rattier, tous deux sous-officiers d'infanterie, allèrent vers eux et les sommèrent de déposer leurs armes et de remettre leurs cartouches. Le poste était commandé par le sergent Tronche, qui refusa sans hésitation. Nous ne voulons pas vous faire de mal, dit Boichot, nous voulons défendre la République et la Constitution. — Nous aussi, repartit Tronche. Les représentants essayèrent de nouveau d'ébranler la fidélité des soldats, mais ne furent pas écoutés, et le sergent Tronche, attendant des ordres, se replia avec ses hommes dans une des cours intérieures[10].

Le Conservatoire des arts et métiers avait alors pour directeur M. Pouillet, savant illustre, voué tout entier aux études paisibles et plus jaloux de l'intégrité de ses collections que versé dans la politique. Sa surprise fut grande lorsqu'il apprit l'invasion de son établissement. Elle se transforma en une véritable stupeur, lorsque, étant descendu dans la seconde cour, il vit en face de lui les représentants de la Montagne revêtus de leurs écharpes, les artilleurs de la garde nationale reconnaissables à leurs panaches rouges et, derrière eux, des groupes d'hommes en blouse qui remplissaient l'édifice de tumulte et de bruit. Il s'adressa à Ledru-Rollin : Que demandez-vous ? lui dit-il. Un asile. — Portez ailleurs votre drapeau. — Nous sommes traqués et sabrés sur les boulevards et dans les rues. — Le Conservatoire ne vous sauvera pas[11]. En parlant de la sorte, M. Pouillet donnait aux Montagnards le plus sensé des avis. Il n'était guère de position plus malaisée à défendre que les Arts et métiers. La muraille de clôture n'avait, du côté de la rue Saint-Martin, aucune solidité : sur d'autres points, elle donnait sur des terrains en construction ou était coupée par des ouvertures. Le jardin n'était protégé que par une grille facile à forcer. Enfin les fenêtres des maisons de la rue Saint-Martin et de la rue du Vert-Bois dominaient les cours et formaient autant de meurtrières d'où l'on pouvait faire pleuvoir les balles sur l'établissement. Le soulèvement de tout le quartier aurait seul pu rendre la position tenable, et rien n'annonçait pareille fortune. Quelle que Rit la sagesse de ces conseils, les Montagnards n'avaient plus le choix de leur place de refuge : ils insistèrent donc pour qu'on les accueillit. M. Pouillet, après leur avoir démontré de nouveau l'inutilité de leur tentative, se résigna à leur ouvrir l'ancien amphithéâtre : il s'y résigna d'autant plus facilement que, privé de toute force défensive, il ne pouvait s'opposer davantage aux hôtes imprévus que le hasard des révolutions lui envoyait.

Rassemblés au nombre de vingt à vingt-cinq dans l'ancien amphithéâtre, les représentants de la Montagne essayèrent aussitôt d'ouvrir une délibération régulière. Pendant ce temps, les artilleurs de la garde nationale et les manifestants qui les avaient suivis s'efforçaient de se mettre en état de défense. Des factionnaires furent placés à toutes les portes et à tous les passages. Des pierres, des pièces de bois, des barres de fer, des tonneaux furent rassemblés, soit pour fortifier les murs de clôture ébréchés en certains endroits, soit pour pratiquer des barricades intérieures. Quelques membres de la Société des droits de l'homme et du Comité des Vingt-cinq qui étaient arrivés sur ces entrefaites parcouraient l'édifice, cherchant à en reconnaître les ressources, les dispositions, les issues : c'étaient Napoléon Lebon, Chipron, Cantagrel, Villain, noms bien connus dans les troubles civils. Au dehors, des rassemblements très peu nombreux, mais assez ardents, composés en partie des débris de la manifestation du boulevard, commençaient à se former. La Convention est aux Arts et métiers, disait-on, il faut aller la défendre[12]. Les grilles du Conservatoire s'ouvraient parfois pour livrer passage à des hommes armés. Enfin, quelques barricades, d'ailleurs peu redoutables, se construisaient dans les rues voisines et surtout rue Saint-Martin.

Malgré cet appareil de résistance, la confusion et l'embarras étaient grands. En dépit de quelque agitation partielle, le quartier ne se soulevait pas. L'arrivée des troupes était imminente. M. Pouillet, après avoir conduit les Montagnards jusqu'à l'ancien amphithéâtre, était redescendu dans les cours et ne ménage ait pas les remontrances. Rencontrant Guinard qu'il n'avait pas vu depuis 1830, il insistait vivement sur l'impossibilité de couvrir par des barricades l'entrée du Conservatoire. S'adressant à Considérant, il lui reprochait, non sans vivacité, de s'être compromis, lui homme de science, dans cette mêlée des factieux. Il s'efforçait de convaincre les artilleurs eux-mêmes et surprenait chez plusieurs d'entre eux des signes d'incertitude[13]. — C'était surtout parmi les députés de la Montagne que l'irrésolution régnait. Ils avaient quitté l'ancien amphithéâtre pour se réfugier dans la salle de dessin dite salle des filatures. Chaque minute accroissait l'inquiétude. Fallait-il demeurer aux Arts et métiers ? Fallait-il au contraire descendre dans la rue, haranguer la foule, appeler ouvertement aux armes ? Des avis venus du dehors invitaient  les représentants à se montrer au peuple revêtus de leurs insignes. Considérant voulait qu'on allât au-devant des manifestants du boulevard et qu'on se rendit à la mairie voisine, pour y soulever la garde nationale[14] : mais la manifestation du boulevard était depuis longtemps dispersée, et la garde nationale demeurait paisible. On attendait avec impatience le colonel Forestier, qui commandait la 6e légion, et dont on escomptait d'avance le concours : mais le colonel Forestier, à cette heure-là même, parcourait son arrondissement, recommandant le calme et souriant à l'émeute, engageant à détruire les barricades et se laissant acclamer par les factieux, indécis, lui aussi, et attendant l'événement. A la fin, quelques représentants, ne prenant conseil que d'eux-mêmes et ne voulant pas se laisser cerner aux Arts et métiers, se répandirent de divers côtés pour y tenter la fortune. Le représentant Beyer, suivi d'un élève d'Alfort et d'une trentaine d'hommes, se dirigea vers la rue Saint-Denis et le poste des Bains-Saint-Sauveur. Le représentant Jeannot, en compagnie du lieutenant-colonel Périer, partit pour Belleville. Le représentant Suchet se rendit à la mairie du sixième arrondissement. Aucune de ces tentatives ne réussit. Beyer fut arrêté, puis relâché. Jeannot ne put obtenir du maire de Belleville qu'il fit battre le rappel. Suchet, moins heureux encore, fut accueilli par des cris hostiles et conduit prisonnier à l'Assemblée nationale. Quant aux députés restés au Conservatoire, ils se bornaient à écrire à leurs amis de province quelques lettres qui furent saisies plus tard : ils rédigeaient aussi un appel aux armes qui fut imprimé rue Coq-Héron et placardé vers la fin de l'après-midi rue Chapon et rue de la Jussienne[15].

Cette misérable tentative eut bientôt l'issue fatale à laquelle elle était réservée. La force publique survint. Ce fut d'abord une compagnie de la 68 légion qui, débouchant par la rue du Ponceau et le passage du Cheval-Rouge, attaqua la barricade de la rue Saint-Martin et, atteignant le Conservatoire sans toutefois y entrer, échangea quelques coups de feu, soit avec les artilleurs massés à l'entrée de l'édifice, soit avec un groupe insurgé posté dans la rue Greneta ; ce furent ensuite quatre compagnies du 62e de ligne qui arrivaient du boulevard des Italiens et qui, attirées par la fusillade de la 6e légion, franchirent la barricade et se dirigèrent en toute hâte vers les Arts et métiers. L'une de ces compagnies pénétra dans l'intérieur, malgré  les efforts des artilleurs qui voulaient fermer la grille. Sept représentants, qui étaient dans la rue ou à l'entrée des cours, furent aussitôt appréhendés : c'étaient Maigne, Daniel Lamazière, Fargin-Fayolle, Pilhes, Boch, Deville, Vauthier : puis, les grenadiers se divisèrent en deux sections pour parcourir les préaux et les salles et ramener vers la porte d'entrée les prisonniers qu'ils arrêteraient. Cependant l'alarme avait été donnée. Voilà la ligne ! criait-on de tous côtés. Artilleurs, membres de la Société des droits de l'homme, émeutiers de toute sorte ne songèrent plus qu'à la fuite. La plupart s'échappèrent par la porte qui donne sur la rue Vaucanson au coin de la rue du Vert-Bois, porte que M. Pouillet leur fit ouvrir, sur la promesse qu'ils ne rentreraient plus. Les représentants ne furent guère moins empressés à se dérober. Brisant les carreaux, ils sautèrent par les fenêtres de la salle des filatures et s'élancèrent dans le jardin : de là, les uns escaladèrent les murailles à l'aide d'une échelle et gagnèrent la rue de Breteuil, les autres s'évadèrent par une grille située à l'extrémité sud de la rue Vaucanson. Une fois hors du Conservatoire, ils n'eurent plus d'autre souci que de chercher un asile, en attendant l'heure propice pour franchir la frontière. Parmi ces artisans d'émeute si attentifs à leur salut, se trouvait Ledru-Rollin, Ledru-Rollin qui, dans cette journée, la dernière de sa vie publique, donna la mesure de sa faiblesse et de son incapacité[16].

Seul, Guinard se refusa à cette fuite vulgaire : il voulut demeurer au poste où sa mauvaise fortune l'avait conduit. M. Pouillet l'ayant rencontré et l'ayant invité à chercher un refuge dans son propre appartement, il refusa tout d'abord, de crainte de le compromettre : sur de nouvelles instances, il accepta enfin ; une demi-heure après, il partit en voiture pour l'état-major. Il partit sans être inquiété : car, au moment même où les représentants fuyaient, les soldats du 62e avaient reçu l'ordre de se rendre rue Transnonain où l'on signalait des barricades, en sorte que le Conservatoire, évacué par les émeutiers comme par la troupe, était redevenu tout à coup désert. C'est seulement une heure plus tard qu'un détachement du 24e de ligne, pénétrant aux Arts et métiers, y fit une perquisition complète : on y trouva quelques fusils, un pistolet, quelques cartouches, quelques lettres laissées inachevées et un képi de sous-officier qu'on reconnut, au numéro du régiment, pour celui du représentant nattier.

La reprise du Conservatoire n'avait pas entièrement pacifié le quartier. Rue Aumaire, rue Jean-Robert, rue Chapon, des barricades s'élevaient encore : elles furent détruites dans la soirée, non, hélas ! sans quelques pertes : deux soldats furent blessés, sept insurgés furent tués[17]. Quant au reste de la ville, il était demeuré calme : on n'avait eu à signaler qu'une courte tentative de mutinerie, place Saint-Sulpice[18].

Ainsi se termina, avant la fin de la journée, cette émeute qui aurait pu être si grave et qui avorta si misérablement. L'échec ne fut pas dû seulement à la prévoyante activité du général Changarnier, qui, en dispersant la manifestation du Château-d'Eau, déconcerta, dès le début, les perturbateurs : il fut dû aussi à l'esprit de la population parisienne, qui ne prêta pas aux gens de désordre l'appui complaisant qu'elle leur avait accordé jadis. Même dans les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin, les factieux ne rencontrèrent que des sympathies isolées. Le président de la République étant sorti dans l'après-midi fut salué par des acclamations chaleureuses, si chaleureuses que cette popularité l'enivra, dit-on, un instant[19].

L'Assemblée ne se montra pas moins favorable à la politique de résistance. Il ne devait pas y avoir de séance le 13 juin : mais, à raison des événements, des convocations furent adressées aux représentants à domicile. A deux heures et demie, la séance ayant été ouverte, M. Odilon Barrot demanda la permanence : peu après, comme un billet de M. Dufaure venait de lui annoncer l'occupation du Conservatoire par Ledru-Rollin et ses amis, il réclama l'état de siège. Le Parlement n'hésita pas à voter cette mesure de salut public. Non seulement les conservateurs s'y associèrent, mais aussi les républicains modérés et, en particulier, Cavaignac, qui, dans cette occasion, rompit ouvertement avec l'extrême gauche. M. Pierre Leroux avait insinué que l'état de siège établi en 1848 avait précipité la chute de ceux-là mêmes qui l'avaient sollicité : Non, répondit Cavaignac, nous ne sommes pas tombés du pouvoir, nous en sommes descendus. Puis, se tournant vers les bancs de la Montagne, ce jour-là presque déserts, — car la plupart de ceux qui les garnissaient d'ordinaire étaient de cœur ou de fait avec l'émeute, — il prononça ces paroles mémorables :

Si vous n'êtes a pas parvenus à m'inspirer un sentiment de terreur, vous m'avez inspiré un sentiment de douleur, oui, un sentiment de profonde douleur. Voulez-vous que je vous dise un mot enfin ? Vous êtes républicains de la veille, et si je le disais de moi-même, peut-être me contesteriez-vous ce titre. Cela est vrai, je n'ai pas travaillé pour la République avant sa fondation, je n'ai pas souffert pour elle, je le regrette, je m'en ferais aujourd'hui un honneur. Mais quand la République est venue, je l'ai saluée de mon respect et de mon dévouement, je l'ai servie, je ne servirai pas autre chose, entendez-vous ? (Bravos et applaudissements unanimes et prolongés.)

(L'orateur, indiquant du doigt le sténographe du Moniteur :) Écrivez ce que je viens de dire ; écrivez-le mot à mot ; que cela reste gravé dans les annales de nos délibérations. Je ne servirai pas autre chose. (Nouveaux applaudissements unanimes.)

J'ai fait plus que servir la République, je l'ai gouvernée ; c'est un dépôt d'honneur que j'ai conservé, non pas comme un titre, mais comme une obligation, comme un devoir, et que je livrerai pur et sans faiblesse au jugement de la postérité. (Nouveaux applaudissements.)

Mais ce que je dis là, c'est un droit que je me donne à votre égard ; oui, un droit, et c'est pour cela que je vous le dis ; vous m'inspirez une douleur profonde.

Entre vous et nous, c'est à qui sert le mieux la République, n'est-ce pas ? Eh bien, ma douleur, c'est que vous la servez bien mal. J'espère bien, pour le bonheur du pays, qu'elle n'est pas destinée à périr. (De toutes parts : Non ! non !) Mais si nous étions condamnés à une pareille douleur, rappelez-vous bien que nous en accuserions vos exagérations et vos fureurs. (Applaudissements unanimes et redoublés.)

 

Les acclamations qui saluèrent ce discours étaient un éclatant témoignage des dispositions de l'auditoire. Ce n'est pas tout. Des poursuites furent votées, séance tenante, contre le représentant Suchet, arrêté à la mairie du 6e arrondissement, ainsi que contre les sept autres représentants arrêtés au Conservatoire.

Au sein de la population parisienne, cette énergique réprobation du désordre s'accentua dans la soirée au point de se traduire par des actes de représailles. Un décret venait de suspendre six journaux, entre autres la Vraie République, le Peuple, la Démocratie pacifique. Les gardes nationaux se portèrent aux bureaux de ces journaux et, non contents de les fermer, les dévastèrent en partie. Cette petite vengeance — condamnable comme toutes les vengeances, mais assez inoffensive si l'on songe au mal que ces feuilles avaient déchaîné —, cette petite vengeance montrait mieux que tout le reste combien impopulaires étaient devenus les projets des factieux.

 

IV

L'émeute comprimée à Paris, toute inquiétude n'était pas dissipée ; car on pouvait craindre que ce mouvement ne se reliât à d'autres mouvements semblables préparés dans toute la France. Comme le prouvèrent les dépêches arrivées les jours suivants, ces appréhensions n'étaient pas tout à fait vaines. A Strasbourg, le 14 juin, des placards annoncèrent la violation de la Constitution et appelèrent aux armes[20]. — A Toulouse, le 11 et le 12 juin, des rassemblements se formèrent sur la place du Capitole. On dit même que, dans les comités démocratiques de cette dernière ville, on se distribuait déjà les places comme si la République radicale fût à la veille de triompher[21]. — A Perpignan, la plus vive agitation régnait ; on se passait de main en main les lettres des députés de la Montagne ; on ne se lassait pas de colporter les nouvelles d'échecs devant Rome. Le 13 juin au soir, quand l'autorité fit afficher la première dépêche annonçant les démonstrations de boulevard, une extrême émotion se manifesta : des délégués, s'introduisant à la Préfecture, demandèrent que les dépêches leur fussent communiquées et que les postes de la ligue fussent relevés par hi garde nationale : il fallut l'intervention d'un bataillon d'infanterie pour dissiper les groupes hostiles[22]. — Dans l'Allier enfin, l'insurrection revêtit un caractère inaccoutumé. Dans la nuit du 14 au 15 juin, le tocsin sonna dans plusieurs villages du canton d'Uriel, A Nocq, à Courçais, à Chapelande. Les habitants se levèrent aux cris : A bas les blancs ! Vivent les rouges ! Ou désignait sous le nom de blancs, comme le dit plus tard un témoin oculaire, ceux qui ne souscrivaient pas aux banquets démocratiques et voulaient vivre en travaillant. Les blancs, saisis de terreur, se réfugièrent dans la forêt voisine : des bandes se formèrent qui semblaient obéir à un certain Fargin-Fayolle, dit Sommerat, et à un nommé Vincent de Boussac : elles se grossirent en route au point d'atteindre le chiffre de huit cents hommes, la plupart armés de faux et de fusils de chasse : vers le matin, ces recrues de la sédition se réunirent en un lieu désert qu'on appelait la Brande-des-Mothes. Là, on mangea, on se reposa, on attendit le courrier de Paris ; puis, les nouvelles défavorables transpirant, le rassemblement se dispersa de lui-même, et le calme le plus absolu succéda à cette étrange prise d'armes[23].

Toutes ces agitations locales s'apaisèrent sans effusion de sang : une ville seule vit s'allumer dans son sein le feu de la guerre civile, ce fut Lyon.

Lyon, si troublé en 1848, Lyon était toujours cette tumultueuse cité manufacturière, si propice à l'émeute. Au commencement de 1849, on y comptait 132 clubs[24] : quatre grandes associations politiques y régnaient, celle des Carbonari, celle des Droits de l'homme, celle des Mutuellistes, celle des Voraces : ces associations avaient toutes pour programme la République démocratique et sociale[25]. La présence du maréchal Bugeaud, ses conseils, son énergie avaient un instant rendu courage aux hommes d'ordre. Par malheur, l'amélioration avait été passagère. Les événements de Rome, les élections législatives, les discours de la Montagne, tout excitait les esprits. En dépit des saisies, des arrestations préventives, des rigueurs de toute sorte, la presse ne cessait de prêcher la sédition. Une propagande perfide s'exerçait dans l'armée ; l'un des régiments, le 20 léger, était même, disait-on, d'une fidélité douteuse, tellement douteuse que l'autorité militaire songeait à l'éloigner. L'attente d'un prochain soulèvement à Paris ajoutait à tant de causes d'inquiétude un nouveau sujet d'alarmes.

Le 14 juin, l'agitation fut plus grande encore que de coutume. L'état de l'atmosphère n'avait pas permis, assurait-on, de recevoir les dépêches télégraphiques de la capitale, et cette incertitude entretenait les plus factieuses espérances. Pendant toute la journée, la réunion des Voraces se tint en permanence à la Croix-Rousse, tandis que des groupes tumultueux sillonnaient les rues. Vers le soir, le bruit s'étant répandu que des dépêches officielles venaient d'arriver, une députation de journalistes fut désignée pour en demander communication. Elle arriva à la préfecture, conduite par un sieur Juif. Le préfet du Rhône était alors M. Tourangin, l'un de ces préfets énergiques que la prévoyante sagesse de M. Léon Faucher avait maintenus à leur poste malgré les clameurs de la Montagne. Je ne dois compte à personne des dépêches que je reçois, dit-il aux délégués ; je puis, suivant mon appréciation, les publier ou les retenir : cependant, mon droit une fois établi, je ne fais pas difficulté de vous déclarer que je n'ai reçu aucune nouvelle. Comme les délégués insistaient : Je vous répète que je n'ai entre les mains aucune dépêche, leur répéta M. Tourangin ; et en même temps il les congédia. Nous savons maintenant ce qui nous reste à faire, dit Juif en se retirant[26]. Une heure après, le journal le Républicain se distribuait sur la voie publique, portant en tête de ses colonnes la dépêche suivante :

Paris, 11 juin.

La Montagne s'est constituée en Convention nationale.

Le peuple de Paris répond à l'appel des représentants.

L'arrestation du président et de ses ministres est décidée.

 cette annonce, une joie insensée éclata. On s'arrache le journal qu'on lit à la lueur des réverbères, — car pendant toutes ces agitations, la nuit était venue : — des groupes se forment place des Terreaux : des bandes s'organisent ; les unes se jettent sur l'Hôtel de ville et essayent de s'en emparer ; les autres se dirigent vers l'École vétérinaire, se font ouvrir les portes et emmènent à la Croix-Rousse quelques jeunes gens qu'elles entraînent à leur suite. Ainsi s'acheva la journée : elle faisait prévoir pour le lendemain une véritable insurrection.

Le 15 juin, dès cinq heures du matin, le rappel battit à la Croix-Rousse. Le 28 léger, sur qui la démagogie comptait, avait reçu la veille l'ordre de départ : on calculait qu'il devait faire halte à quatre kilomètres de la ville, à Saint-Rambert-l'Île-Barbe : une bande de deux à trois cents hommes se dirigea sur ce point dans l'espoir de détourner les soldats de leur devoir et conquérir ainsi à la cause du désordre de précieuses recrues. Heureusement le régiment avait continué sa marche et était déjà loin. Déçus dans cette attente, les factieux se portèrent alors, comme la veille, sur l'École vétérinaire. Cent cinquante hommes du 17e léger la défendaient. La troupe, au lieu de tenir ses adversaires à distance, se laissa serrer de trop près et fut désarmée. Parmi les soldats, les uns gagnèrent les forts de la rive droite de la Saône et rejoignirent leurs camarades, les autres, mêlés aux émeutiers et à quelques élèves de l'École, se laissèrent emmener aux cris de : Vive la ligne ! De retour à la Croix-Rousse, les bandes s'y emparèrent tour à tour de la maison d'arrêt et de la mairie. En même temps, tout le plateau où s'élève cette turbulente commune se couvrait de barricades : les délégués, réunis en conciliabule, créaient une sorte de commission de gouvernement : déjà maîtres des hauteurs, ils s'apprêtaient à descendre sur Lyon.

Il était temps d'agir. Tous les corps de la garnison reçurent l'ordre d'occuper les positions qui leur avaient été assignées d'avance en cas de combat. Tandis que le général Gémeau, qui commandait la division militaire, se portait sur l'hôtel de la Préfecture, un instant cerné, et maintenait par des mesures énergiques la tranquillité de la ville, une colonne d'attaque, formée, pour la plus grande partie, de onze compagnies du 17e léger et placée sous le commandement supérieur du général Magnan, fut dirigée sur la Croix-Rousse, foyer de l'insurrection. Le général Magnan passa devant le front des soldats et leur rappela qu'ils avaient à venger l'honneur de leur drapeau compromis le matin. Ces braves troupes gravirent résolument le chemin en lacet qui conduit de la Saône jusqu'au sommet du plateau. Aussitôt arrivées, elles abordèrent avec une extrême vigueur les maisons à droite et à gauche de la grande place : l'artillerie, de son côté, se mit en batterie à découvert, à cent vingt mètres des deux principales barricades, et commença son feu. Presque dans le même temps, un bataillon du 6e léger, conduit par le colonel O'Keeffe, prenait le faubourg à revers. Malgré cette double attaque, le combat fut long et dura jusqu'à cinq heures ; car les barricades étaient nombreuses, et plusieurs furent énergiquement défendues. Enfin les insurgés, pris entre deux feux, durent cesser la résistance. On fit sur place plus de sept cents prisonniers[27].

Le lendemain, le calme était rétabli à Lyon. Dans les localités voisines, à Vienne, à Rive-de-Gier, ailleurs encore, les perturbateurs, qui avaient assisté frémissants à la lutte, furent intimidés par l'énergie de la répression. A Paris, le ministère apprit par la même dépêche le commencement et la fin de l'émeute. Hélas ! l'insurrection, plus opiniâtre que dans la capitale, n'avait pu être vaincue qu'au prix de douloureux sacrifices. On évalua à 150 le nombre des insurgés mis hors de combat. Il fut procédé pendant l'action ou après le rétablissement de la paix à 1.487 arrestations[28]. De son côté, la troupe n'eut pas moins de 80 hommes tués ou blessés. Le 17e léger surtout paya largement sa dette à la cause de l'ordre et répara ainsi sa passagère défaillance. Le capitaine Mortel, qui commandait le détachement de l'École vétérinaire et qui avait si malheureusement laissé désarmer ses hommes, fut du nombre des victimes. Il combattit en homme qui cherche la mort, et la trouva à l'attaque d'une des barricades. Je devais mourir aujourd'hui, dit-il, je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas succombé huit heures plus tôt[29].

 

V

Toute émeute qui échoue amène un retour en arrière. Il en avait été ainsi en 1848 après l'insurrection de Juin. Il en.fut de même après la tentative insensée de Ledru-Rollin et de ses amis. Interprète de la population honnête, la presse modérée fut unanime à condamner l'attentat. Ne faut-il pas, disait-elle, que les perturbateurs fassent leur métier d'ambition et de cupidité ? Ne faut-il pas qu'ils se rachètent du mépris par la terreur ? Qui voudrait d'eux pour avocats, pour médecins, pour clients, pour patrons ? Ils ne sont bons qu'il être nos maîtres[30]. A cette indignation se mêlait la douleur de l'épidémie qui désolait la cité : à l'éloge de Changarnier victorieux se joignait le regret de Bugeaud frappé par la mort ; à l'égoïsme féroce des révolutionnaires on opposait volontiers l'exemple du président de la République qui, à cette heure-là même, visitait les hôpitaux et remplissait avec un courage plein de simplicité ses devoirs de chef d'État. La raillerie se donnait aussi libre carrière. Les représentants dont on avait apposé les noms sur les adresses et appels aux armes des 12 et 13 juin, étaient venus en grand nombre protester humblement à la tribune contre cet abus de leur signature. Une telle humilité succédant à une telle jactance excita l'opinion, loin de la désarmer, et l'on n'eut pas assez de moqueries pour les désaveux tardifs de ces pénitents rouges. La malignité publique se plut à remarquer que beaucoup de ces fiers démocrates avaient déjà coupé leur barbe, comme pour assurer par ce déguisement la sécurité de leur fuite. On n'était pas loin d'envelopper dans la même flétrissure les Montagnards factieux du Conservatoire et les Montagnards plus timides qui s'étaient enfermés chez eux, attendant que l'émeute eût réussi pour l'acclamer.

Une telle disposition de l'esprit public dictait à l'Assemblée et au gouvernement leur conduite.

L'Assemblée ne se contenta pas de décerner des remerciements à l'armée, à la garde nationale, au général en chef. Elle vota d'urgence une loi qui concédait pour une année au pouvoir la faculté d'interdire les clubs dangereux. Elle suspendit l'application de l'article 67 de la loi de 1831 qui proscrivait la réunion sur la même tête du commandement des troupes et de la garde nationale : par là elle consacra et rendit légal le pouvoir exorbitant du général Changarnier. Elle autorisa le cabinet à ajourner jusqu'au 1er janvier 1850 la réorganisation des 8e, 9e et 12e légions dissoutes depuis le mois de juin 1848. Quant à la légion d'artillerie, elle fut, elle aussi, dissoute, et l'une des compagnies de la 5e légion fut licenciée. Les représentants enfin autorisèrent successivement les poursuites contre tous ceux de leurs collègues qui avaient pris part à la réunion des Arts et métiers. Ledru-Rollin, Considérant, Boichot, Rattier, Félix Pyat, d'autres encore furent ainsi déférés à la justice. Hâtons-nous d'ajouter que presque tous avaient quitté la France et s'étaient dérobés à la responsabilité de leur œuvre. Ceux qu'on avait arrêtés au Conservatoire furent presque les seuls qu'on put saisir. Ledru-Rollin, parole sonore, âme pusillanime, ne fut pas l'un des derniers à gagner la terre étrangère.

L'attitude du gouvernement lui-même n'était pas moins résolue que celle de l'Assemblée. Parmi les agents secondaires de l'émeute, des arrestations nombreuses furent opérées. L'école d'Alfort qui avait prêté quelques-uns de ses élèves à la sédition fut licenciée. En dépit de sa haute notoriété scientifique, M. Pouillet, directeur du Conservatoire, fut révoqué : ce n'était pas qu'on le taxât de complaisance pour l'émeute : mais on l'accusait, peut-être à tort, d'avoir manqué d'énergie et de n'avoir adressé à l'autorité que de tardifs rapports. Par une circulaire du 22 juin, le garde des sceaux, M. Barrot, invita les procureurs généraux à poursuivre comme séditieux les cris : Vive la République sociale ! ainsi que l'exhibition du drapeau rouge : il les engagea en outre à redoubler de surveillance, soit vis-à-vis des meneurs socialistes, soit vis-à-vis des colporteurs qui inondaient de brochures les campagnes[31]. De son côté, le ministre de l'intérieur insistait auprès des préfets pour que la récente loi sur les clubs fût appliquée sans faiblesse[32].

Comme on le pense bien, ces mesures, ces décrets, ces circulaires n'étaient pas sans exciter les clameurs des Montagnards. Fort abattus au lendemain du 13 juin, ils reprirent au bout de quelques jours leur attitude habituelle. L'absence de Ledru-Rollin les avait privés de leur principal organe. Mais, pour se dédommager de cette perte, ils multipliaient leurs interruptions : c'était leur manière d'être orateurs. Telle était leur violence qu'un règlement devint nécessaire pour punir les intempérances de langage et les voies de fait entre représentants. En dépit de ces colères, le ministère tenait bon. Je n'aime aucun despotisme, pas même le vôtre, disait un jour Dufaure en se tournant vers l'extrême gauche[33]. L'opinion publique semblait, alors au moins, marcher d'accord avec le cabinet. Des élections complémentaires avant eu lieu, le résultat fut favorable au gouvernement : non seulement les socialistes, mais même les républicains modérés échouèrent, sauf toutefois Lamartine et Jules Favre qui, non réélus le 13 mai, rentrèrent dans l'Assemblée.

Une loi sur la presse devait marquer mieux que tout le reste cette politique de réaction. Le chef de l'État avait été audacieusement attaqué, l'insurrection cyniquement glorifiée : cent cinquante journaux avaient, à la veille du 13 juin, annoncé en termes presque identiques la prochaine prise d'armes : des tentatives d'embauchage avaient été pratiquées sur les militaires. Un mal plus grave s'ajoutait à tous les autres. Une foule d'almanachs, de brochures, de petites feuilles prêchant le socialisme se répandaient dans les campagnes, en sorte qu'on pouvait craindre que les populations rurales, moins endurcies contre le sophisme, ne fussent bientôt plus perverties que les villes. Un projet fut présenté à l'Assemblée et aussitôt décrété d'urgence pour réprimer ces attaques et prévenir cette propagande.

Lorsque la loi vint à l'ordre du jour, deux discours surtout remplirent les débats, l'un de M. Thiers, l'autre de M. de Montalembert.

M. Thiers, avec une logique impitoyable, montra que le projet apporté à l'Assemblée par le cabinet n'était, dans plusieurs de ses parties, que le complément de la loi du 11 août 1848, œuvre de M. Marie. Il désarmait ainsi d'avance l'opposition des républicains modérés.

Quant à M. de Montalembert, il fit avec le plus curieux mélange d'élévation émue, d'humilité et de malice sa confession et celle de ses amis.

..... J'ai commencé, dit-il, il y a quatorze ans, ma carrière politique, en venant voter et parler contre les lois de septembre. Je viens aujourd'hui voter et parler pour une loi qui, selon nos adversaires, est pire que les lois de septembre. Je ne suis pas le seul dans cette enceinte qui doive en agir ainsi (rires ironiques à gauche) ; d'autres et de plus illustres que moi sont dans la même position. Or, je veux expliquer cette différence de conduite.

Il y a quinze ans, nous avons cru la France robuste, capable de résister au régime de liberté absolue qui existait alors... Aujourd'hui, nous la trouvons profondément malade. Il faut la sauver, et, avec elle, sauver la liberté. (Sourires à gauche.)

Montalembert énumérait alors avec une éloquence pathétique les victimes des excès de la presse ; ces victimes, ce sont les ouvriers qu'on trompe, ce sont les paysans dont on surexcite les convoitises, ce sont surtout les soldats, ces enfants du peuple, qui payent avec leur sang la rançon de toutes les déclamations socialistes.

Les socialistes sont-ils les seuls coupables ? ajoutait Montalembert avec un redoublement de sincérité éloquente. N'ont-ils pas leur part de responsabilité, ces gens qui, le lendemain d'une victoire de l'ordre, ont l'air de demander pardon au désordre de l'avoir vaincu ? Le parti qui s'appelle conservateur n'a rien à se reprocher ?... Qui donc lit les mauvais journaux et les achète ? Qui a le goût dépravé de l'opposition permanente et perpétuelle ? Ne sommes-nous pas tous habitués à une indulgence infatigable pour tout ce qui attaque le pouvoir, à une implacable sévérité contre tous les actes de ce même pouvoir, quel qu'il soit ?... Qui faut-il accuser de cette étrange inconséquence ? N'est-ce pas les conservateurs, les propriétaires, les modérés ?... Le comble de l'impartialité chez eux, c'est de se tenir à l'écart et de juger les coups comme s'ils ne portaient pas sur nous et contre nous. (Marques d'approbation à droite.)

Légitimistes, républicains, anciens membres de l'opposition dynastique, catholiques eux-mêmes, tous étaient enveloppés par l'orateur dans le même reproche...

Après avoir fait le procès à tout le monde, poursuivait M. de Montalembert, permettez-moi, en deux mots, de faire le mien. J'ai été dans d'opposition : ma voix, je dois le dire, a été trop souvent grossir cette clameur téméraire et insensée qui s'élevait de tous les points de l'Europe à la fois et qui a fini par cette explosion où l'on a essayé de renverser tous les trônes. Je ne me pardonnerais pas si je me croyais assez important pour avoir contribué aux catastrophes qui sont survenues. Tous nous avons été, à différents degrés, coupables envers cette grande loi du respect sans laquelle vous ne pouvez concevoir aucune des grandes choses que nous faisons profession de défendre, ni la religion : car qu'est-ce que la religion sans le respect ? ni la propriété : car qu'est-ce que la propriété sans le respect ? ni la famille : car qu'est-ce que la famille sans le respect ? C'est le respect qui nous rend bon ; le mépris et l'injure rendent mauvais. En oubliant cette grande loi du respect, nous avons oublié les conditions mêmes de la liberté ; nous avons oublié que c'était une plante délicate en même temps que durable, mais qui avait besoin de temps pour se fortifier. Nous l'avons traitée comme ces pauvres peupliers qu'on lui donne quelquefois pour symbole, qu'on arrache par leur racine et qu'on plante avec des rubans au milieu de quelques pavés ; ils y dépérissent et n finissent dans le mépris et dans l'oubli. (Rires approbatifs à droite.) La liberté n'est pas cela. La liberté, c'est un chêne aux profondes racines qui croit lentement, qui grandit lentement, mais qui, quand il est une fois enraciné, étend au loin ses branches et sert d'abri, de consolation, d'honneur à de nombreuses générations... La liberté peut sortir d'une révolution ; mais alors elle ne peut vivre qu'à la condition de tuer sa mère. (Approbation à droite.)

Montalembert était à la fois pathétique et amer, ému et provocant : ces deux notes si distinctes qui se mêlaient continuellement sur ses lèvres faisaient à la fois le charme et le péril de son éloquence. Il n'eût pas été lui-même si, à ces magnifiques paroles, éternel honneur de la tribune, il n'eût ajouté quelques-uns de ces sarcasmes qui lui valaient une place à part dans les haines de la Montagne.

On nous reproche, dit-il en terminant, l'abus que nous, majorité, nous faisons de notre pouvoir... Vous, vous n'êtes que minorité et, l'autre jour, vous nous mettiez hors la loi... Jugez par là de ce que vous feriez si vous étiez majorité. (Vive approbation à droite.)

On a parlé des représailles... Eh bien ! je les accepte.

Oui, si jamais nos journaux prêchent la guerre civile ; si jamais ils disent comme les vôtres : Aujourd'hui la plume, et demain le fusil ! nous consentons d'avance à ce que ces journaux soient supprimés ; si nous venons à cette tribune proclamer l'appel aux armes ; si, après cela, nous descendons dans la rue ; si nous protestons contre le mandat de nos collègues ; si cela m'arrivait, à moi, et si, après avoir commis tous ces crimes, j'en étais quitte pour quelques mois de détention préventive et pour quelques années de prison ; si j'en étais quitte à si bon marché, je m'y résignerais, je m'en consolerais et je vous le pardonne d'avance. (Rires.)

Mais ce que je ne me pardonnerais pas, ce serait de ne pas profiter du temps où nous sommes majorité pour faire de bonnes lois et consolider l'autorité.

 

Ainsi parla Montalembert. La discussion, commencée le 21 juillet, se termina le 27. Le projet fut adopté par 400 voix contre 146. Cette loi, promulguée aussitôt, étendait aux attaques contre le président de la République les articles 1er et 2 du décret du 11 août 1848. Elle frappait de peines sévères les tentatives d'embauchage contre les militaires, l'apologie des faits qualifiés crimes par la loi pénale, l'ouverture de souscriptions publiques pour couvrir les frais des condamnations judiciaires. Enfin, les colporteurs de brochures ou de lithographies ne pouvaient exercer leur profession que moyennant une autorisation préfectorale.

Avant et pendant la discussion de la loi, certains journaux réactionnaires renchérirent encore sur le langage des orateurs de l'Assemblée. Ils allaient jusqu'à reprocher à M. 'Maure ses prétendues complaisances pour les créatures du général Cavaignac. Ils se défiaient du ministre des finances, M. Passy, parce qu'il était, disait-on, économiste : on avait tant souffert de la mauvaise économie politique qu'on se mettait à soupçonner même la bonne. On n'avait pas assez de dédain pour les hommes de 1848 ; ils n'ont rien fait de bien, répétait-on, que ce qu'ils ont emprunté au passé monarchique, avec la violence en plus et l'habileté eu moins. Ces dispositions étaient si peu dissimulées que des bruits de coups d'État circulèrent.

Hâtons-nous de le dire, ces bruits furent promptement démentis. Le président de la République profitait alors de la belle saison pour visiter quelques-unes des villes les plus voisines de la capitale : les inaugurations de chemins de fer, les distributions de drapeaux aux gardes nationales fournissaient à ces excursions un prétexte naturel. Or, les discours du prince marquaient alors une modération et une noblesse de vues dignes de l'approbation générale. A Chartres, il rappelait avec à-propos que saint Bernard avait prêché dans cette ville la deuxième croisade, que Henri IV y avait été sacré, et, s'inspirant de ces deux grands noms, il portait un toast à la religion et à la concorde. A Amiens, il invoquait le souvenir du traité de 1802 — traité, hélas ! sitôt rompu —, et célébrait les bienfaits de la paix. A quelques jours de là, obéissant à une de ces fantaisies assez familières aux anciens proscrits, il porta ses pas vers la ville de Ham ; là, avec une sincérité que nul alors n'était en droit de suspecter, il répudia par un grand et solennel désaveu les téméraires entreprises de sa jeunesse. Je suis venu à Ham, dit-il, non par orgueil, mais par reconnaissance. J'avais à cœur de remercier les habitants de cette ville et des environs de toutes les marques de sympathie qu'ils n'ont cessé de me donner pendant mes malheurs. Aujourd'hui que, élu par la France entière, je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d'une captivité qui avait pour cause l'attaque d'un gouvernement régulier. Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de maux après elles, on comprend à peine l'audace d'avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d'un changement. Je ne me plains donc pas d'avoir expié ici, par une captivité de six années, ma témérité contre les lois de ma patrie, et c'est avec bonheur que, dans les lieux mêmes où j'ai souffert, je vous propose un toast en l'honneur des hommes qui sont déterminés, malgré leurs convictions, à respecter les institutions de leur pays.

On ne pouvait mieux dire, ni rendre un plus digne hommage à la majesté des lois. Six jours plus tard, du haut de la tribune, le ministre de l'intérieur, M. Dufaure, acheva de démentir les bruits de coups d'État ; et, de vrai, sa présence dans le cabinet était à elle seule une sécurité.

L'Assemblée se prorogea le 11 août jusqu'au lu octobre. Elle laissa Paris plus calme qu'il n'avait été depuis longtemps. Le choléra était en pleine décroissance ; il devait disparaître avec les approches de l'automne, non sans avoir accumulé les deuils sur la cité. On a calculé que le nombre des victimes de l'épidémie, it Paris, fut de 19.264 sur 1.083.000 habitants[34]. Les passions politiques sommeillaient : quelques-uns même se flattaient bien à tort qu'elles étaient pour longtemps mai irisées. Les travaux de la moisson ou de la vendange, les paisibles délibérations des conseils généraux allaient reposer des irritants débats de la politique. Une question cependant subsistait, c'était la question romaine. C'est à Rome que nous devons revenir pour reprendre le récit interrompu de nos opérations militaires et de nos négociations.

 

VI

Le combat du 3 juin avait, comme on l'a vu[35], refoulé les défenseurs de Rome jusque sous les murs de la ville et les avait délogés de presque toutes leurs positions avancées. Ces avantages obtenus, le général Oudinot se disposa à ouvrir la tranchée sur le terrain même qu'il avait conquis, c'est-à-dire entre l'église San Pancrazio et les escarpements qui descendent à la via Portuense, vis-à-vis du Testaccio. Cette portion de la ville était, ainsi qu'on l'a dit, défendue par l'enceinte d'Urbain VIII et, plus en arrière, par l'enceinte Aurélienne. La première de ces deux enceintes était, en cet endroit, pourvue de quatre bastions qui, en allant du sud au nord, furent désignés sous les noms des bastions n° 6, 7, 8, 9. C'est sur ce point que se porta tout l'effort des assiégeants.

Le 4 juin, à la chute du jour, douze cents travailleurs, protégés par deux bataillons d'infanterie, furent réunis sur la route du Monte Verde et conduits sur les lieux où les terrassements devaient s'effectuer. Quelque confusion dans les ordres retarda d'abord la marche des colonnes. Cependant les opérations commencèrent sur la droite vers onze heures, et sur la gauche un peu après. Malgré les difficultés du terrain, elles furent poussées avec activité. La première parallèle fut établie à trois cents mètres des saillants les plus avancés de l'enceinte[36]. A la pointe du jour, la tranchée avait presque partout un mètre de profondeur et un mètre de largeur. — Les nuits suivantes, les travaux furent continués, et les pluies qui survinrent les contrarièrent sans les interrompre. A la vérité, le tir de l'ennemi était singulièrement incommode : car l'artillerie romaine, nombreuse et bien servie, faisait feu depuis les fronts du Vatican jusqu'au Testaccio. Néanmoins, les travailleurs étant généralement à couvert, le mal fut moindre qu'on aurait pu le craindre. Un peu plus tard, des tireurs de choix, pris parmi les chasseurs de Vincennes, furent mis à la disposition des officiers de tranchée pour protéger les opérations.

Tandis que le génie poursuivait son œuvre, l'artillerie construisait les batteries de siège, qui étaient malheureusement moins nombreuses et moins bien armés qu'on ne l'eût souhaité. En même temps, quelques corps de troupes tentaient des reconnaissances aux environs de la ville. Le 10 juin, un détachement, composé de plusieurs compagnies du 13e léger et de sapeurs du génie, fut envoyé vers l'Anio afin de couper les ponts de Salaro, Nomentano, Mammolo. Le lendemain, le général Morris avec quelques cavaliers se porta jusqu'à Frascati. Ces expéditions avaient pour résultat d'inquiéter l'ennemi, d'arrêter les convois de vivres, d'isoler de plus en plus la ville. A la suite de chacune d'elles, quelques prisonniers étaient ramenés. Nos soldats étaient généralement bien accueillis par les habitants des villages. Quant aux assiégés eux-mêmes, leurs illusions, entretenues par notre longue inaction, subsistaient encore : cependant l'ouverture de la tranchée et l'armement de nos batteries commençaient à éclairer les plus sages. S'ils se sentaient capables de résistance derrière leurs murailles, il était clair que tonte offensive leur était interdite. C'est en vain qu'ils essayèrent, le 11 juin, d'incendier le pont de Santa Passera occupé par nos troupes. Le lendemain, une sortie tentée par eux fut repoussée, non sans pertes sérieuses de leur côté. Le 15 juin enfin, une attaque contre le Ponte Molle, conquis le 3 juin par les Français, aboutit à un sanglant échec[37].

En résumé, le siège était commencé, siège méthodique, conforme aux règles de l'art militaire, destiné peut-être à dérouter par ses longueurs les impatiences des plus ardents, mais devant aboutir, par la force même des choses, à la chute de la place assiégée.

Le choix du diplomate appelé à remplacer M. de Lesseps ne révélait pas moins que les opérations militaires elles-mêmes la volonté d'en finir avec la démagogie romaine. Ce diplomate était M. de Corcelles. Ami personnel de Cavaignac, M. de Corcelles, on s'en souvient, avait, bien avant l'assassinat de Rossi, conseillé au chef du pouvoir exécutif une intervention immédiate en Italie. Envoyé à Gaëte à la fin de 1848, il avait gagné par sa loyauté non moins que par ses convictions chrétiennes la confiance de Pie IX, et, de retour en France, il n'avait cessé de combattre le système d'atermoiement si longtemps en faveur. Or, c'est à ce personnage que le cabinet confia, le 5 juin, la mission de se rendre au camp français. Des pouvoirs extraordinaires lui furent même conférés afin qu'il pût, en cas de besoin, prendre la direction des affaires. Je suis l'anti-Lesseps, dit aussitôt M. de Corcelles, et il ne tarda pas à le prouver. Avant de quitter Marseille, il provoqua l'embarquement immédiat de cinq mille hommes de renfort échelonnés jusque-là sur les côtes de Provence. Une fois arrivé au quartier général, il apprit que Mazzini dénonçait l'attaque de Rome comme contraire au droit des gens, le traité Lesseps n'ayant pas été, suivant les triumvirs romains, repoussé officiellement par le cabinet de Paris. Aussitôt l'envoyé français, dans une lettre au chancelier de l'ambassade, M. de Gérando, qui était resté à Rome, protesta contre une telle prétention, et affirma hautement que les pouvoirs de son prédécesseur avaient été révoqués dès le 29 mai. Oudinot subissait encore, quoiqu'il s'en défendît, les idées que M. de Lesseps, avec son habileté persuasive, avait répandues autour de lui. Tout en poursuivant les opérations militaires, il entretenait quelques pourparlers avec les défenseurs de Rome. C'est ainsi qu'il recevait un Français, nommé Lombard, qui était correspondant du National et qui, renfermé dans la ville, avait pris parti pour les assiégés. M. de Corcelles ne perdit pas un instant pour combattre ces dernières influences d'une politique désormais condamnée. Nous n'avons, disait-il, aucun profit à retirer de pareilles négociations. L'audace de nos adversaires croîtra dans la proportion même de nos hésitations. En tout cas, les derniers négociateurs qu'il convienne d'accueillir, ce sont les Français qui font cause commune avec nos adversaires ; dût-on repousser leurs propositions, c'est encore trop de les recevoir[38]. Non content de parler de la sorte, le diplomate français ne négligeait aucune occasion de proclamer le but de l'entreprise, qui était d'assurer la liberté du chef de l'Église, la liberté des États pontificaux et la paix du monde[39]. Oudinot écoutait, non sans sympathie, ces fermes déclarations qui répondaient à ses sentiments intimes. A la sympathie se mêlait toutefois quelque surprise : tant de netteté succédant à tant d'ambiguïtés le confondait : son esprit s'était si bien habitué aux solutions compliquées qu'il comprenait avec peine les solutions simples ; et, s'il répudiait le négociateur d'hier qui avait si longtemps enchaîné son armée, il hésitait à s'abandonner au nouveau diplomate qui lui tenait un langage si inaccoutumé jusque-là.

Cependant les opérations du siège se poursuivaient avec lenteur, mais régularité. Le génie continuait le travail des tranchées. Quant à nos batteries, elles n'avaient, jusqu'au 13 juin, répondu qu'à de rares intervalles au tir de l'ennemi ; car un chimérique espoir de reddition volontaire subsistait, et l'on voulait ménager cette chance suprême. Le 13 juin, une dernière sommation ayant été repoussée par les assiégés, on se décida à pousser plus vivement l'attaque. Le matériel d'artillerie était encore peu considérable : même en utilisant tous les engins récemment débarqués, on ne disposait que de 21 bouches à feu. Malgré cette insuffisance de ressources, nos pièces, tirant toutes à la fois, ne tardèrent pas à causer le plus grand préjudice à l'ennemi. Au bout de quelques heures, le tir de la place se ralentit. Avant la tombée de la nuit, l'escarpe des bastions G et 7 était en partie écrêtée. De notre côté, une seule batterie fut sérieusement endommagée. Les jours suivants, la lutte continua. Comme, des points où nous avaient conduits nos cheminements, on découvrait bien le pied des revêtements dont on n'était éloigné que de soixante mètres, on établit trois batteries de brèche. Dès ce moment, nos progrès furent plus rapides. Le 21 juin, trois brèches existaient : la première à la face droite du bastion n° 6 ; la seconde à la face gauche du bastion n° 7 ; la troisième à la courtine intermédiaire. Ces trois brèches ayant été reconnues praticables, l'assaut fut résolu pour la nuit suivante. Seulement, afin de ne rien laisser au hasard, on décida que, les bastions une fois pris, on ne chercherait pas à forcer tout de suite la seconde enceinte, dite enceinte Aurélienne, qui se dressait derrière l'enceinte bastionnée. Dans la pensée des chefs militaires, on devrait se borner à s'installer solidement dans les positions conquises. Plus tard, on inclinerait vers la gauche ; on s'emparerait du bastion n° 8 ; puis on gagnerait la porte Saint-Pancrace, point culminant d'où l'on dominerait en maitre tout le pays environnant et d'où l'on pourrait descendre jusqu'au cœur de la cité.

Vers neuf heures et demie du soir, trois colonnes furent formées, composées chacune de deux compagnies d'élite et d'une escouade de sapeurs. A onze heures, sur le signal du colonel Niel, les trois colonnes s'ébranlèrent. Pour tromper la vigilance de l'ennemi, des diversions étaient, à cette heure-là même, tentées sur la rive gauche du Tibre : le lieutenant-colonel Espinasse feignait une attaque du côté de la basilique Saint-Paul ; le général Gueswiller prenait position non loin de la villa Borghèse. Au moment où nos soldats allaient livrer l'assaut, des feux de Bengale allumés par les Romains sur leur seconde ligne de défense projetèrent tout à coup de vives clartés sur tout le terrain environnant, et l'on put craindre un instant que ces intempestives lueurs ne contrariassent les opérations commencées. Mais bientôt, les lumières s'éteignant, tout rentra dans l'obscurité, et nos troupes se portèrent en avant. Au bastion n° 7, la brèche fut escaladée sans difficultés : les défenseurs de la place se dispersèrent après une seule décharge, et l'on fit une cinquantaine de prisonniers, entre autres un lieutenant-colonel qui, à ce moment-M même, faisait une ronde sur les remparts. La colonne d'attaque du centre franchit, elle aussi, sans obstacle la brèche de la courtine. Seule, la colonne de droite, chargée d'opérer contre le bastion n° 6, fut accueillie par une vive fusillade et subit des pertes assez sensibles : elle triompha néanmoins de ces résistances. Au point du jour, les soldats français étaient installés dans les bastions et s'y étaient fortifiés : ils s'y maintinrent, mais non sans peine ; car dès trois heures du matin, l'artillerie ennemie ouvrit le feu de deux batteries, l'une établie près de la porte Saint-Pancrace, l'autre en avant de Saint-Pierre in Montorio, et couvrit nos travaux d'obus et de boulets[40].

L'importante opération militaire tentée dans la nuit du 21 juin avait pleinement réussi. Déjà nous étions maîtres d'un point de l'enceinte, en sorte que la reddition de la place était non seulement assurée, mais prochaine. Cependant, au lendemain même de ce succès, un réel mécompte fit naître une passagère inquiétude. On avait calculé que, les bastions n° 6 et 7 une fois en notre pouvoir, un mouvement de conversion à Gauchie nous porterait assez promptement jusqu'au bastion le 8 et de là vers la porte Saint-Pancrace. Nul ne doutait que la conquête de cette dernière position — position dominant toute la cité — ne marquât la fin de la résistance. Or, lorsqu'on eut pris pied dans l'enceinte, on se trouva arrêté par la nature même du sol qui, par sa déclivité rapide vers la ville, rendait presque impossible tout développement de tranchées sur la gauche. Cet obstacle était d'autant plus sérieux que l'artillerie des assiégés couvrait de ses projectiles nos logements dans les bastions. Le 24 juin surtout, ces efforts redoublèrent : ils furent tels que l'une de nos batteries fut gravement endommagée et fut réduite au silence. Si nous essayions de déboucher, les pièces ennemies concentreraient leur feu sur les contre-pentes où il nous faudrait cheminer. Quelle que fût l'importance des positions conquises, nous y étions comme enfermés et nous ne pouvions marcher en avant sans nous exposer à des pertes très considérables.

Cette situation, apparaissant aux yeux des chefs militaires, ne laissa pas de causer quelque émoi. Des considérations diverses aggravaient ces soucis. On savait qu'en France l'opinion publique, désireuse d'un prompt dénouement, se plaignait déjà des lenteurs du siège. Sentant la nécessité d'une prompte solution, M. de Corcelles ne cessait d'insister auprès du général en chef pour qu'on renonçât à d'inutiles ménagements. Le meilleur moyen de ne pas trop bombarder, disait-il, c'est de bombarder assez... Il est à craindre, ajoutait-il, que la longueur du siège ne fasse croire au caractère national de la résistance... Si j'allais en ce moment à Gaëte, on me dirait que les Autrichiens auraient déjà pris Rome. Le général Oudinot n'était pas insensible à ce langage ; mais rendu prudent par l'échec du 30 avril, il redoutait par-dessus tout de compromettre, par une hâte intempestive, le succès final. Sur ces entrefaites, arriva au camp français une protestation signée d'un certain nombre de consuls restés à Rome et s'élevant au nom de l'intérêt des arts et de la civilisation contre le bombardement ; cette protestation, arrachée aux uns par la crainte, dictée aux autres par un sentiment de malveillance contre nous, ne reposait sur aucune base sérieuse, et une enquête l'établit plus tard ; mais dans le moment elle produisit quelque impression. Ainsi les uns se plaignaient que notre action fût trop timide ; les autres, qu'elle fût dévastatrice. Ce n'est pas tout. A toutes ces préoccupations s'ajoutait celle du climat. L'état sanitaire était demeuré bon jusque-là ; mais, depuis quelques jours, le siroco soufflait, et, suivant les habitants du pays, il était l'indice presque certain que la saison des fièvres approchait.

Hâtons-nous de le dire, cette douloureuse perplexité dura peu. On comprit bientôt que, si quelque découragement régnait parmi nous, les assiégés avaient de bien plus justes sujets de redouter l'avenir. Toutes leurs tentatives de sorties avaient été repoussées. La fonderie de Porto d'Anzio, d'où ils tiraient la plus grande partie de leurs approvisionnements, avait été détruite par nos troupes. Déjà les habitants du Transtevere, dans la crainte du bombardement, émigraient en masse dans les quartiers de la rive gauche et campaient pêle-mêle dans les palais que leurs propriétaires avaient abandonnés. Les défenseurs de la ville avaient compté, non sur un siège méthodique, mais sur une guerre de rues où ils auraient excellé ; ils dissimulaient mal leur dépit sous les railleries. Les Français avancent comme des taupes à couvert, disaient-ils dédaigneusement en faisant allusion aux patients travaux du génie. L'échec de l'émeute parisienne du 13 juin était connu : et cette nouvelle, d'abord cachée, avait troublé même les plus résolus. Suivant les derniers rapports, la discorde commençait à régner entre les chefs italiens Roselli, Garibaldi, Mazzini. Enfin, dans la population couraient des bruits de défection. C'était à la trahison qu'il fallait attribuer, disait-on, la prise des bastions 6 et 7. On commençait à observer dans la ville cette confusion, ces accusations réciproques, cette succession d'ordres et de contre-ordres, signes avant-coureurs de presque toutes les capitulations.

Sous ces impressions plus favorables pour notre cause, on reprit les opérations militaires. Sans doute la nature du terrain rendait presque impossible le travail de cheminement régulier qu'on avait projeté ; mais l'artillerie pouvait surmonter les obstacles qu'il n'était pas possible de vaincre autrement : c'était à elle qu'il appartenait de réduire au silence les bouches à feu de l'ennemi et de permettre l'assaut du bastion n° 8. On se prépara donc à un combat d'artillerie ; on s'y prépara avec d'autant plus de confiance qu'on s'était enfin décidé à envoyer de France un matériel plus considérable. Le nombre des pièces de canon, mortiers et obusiers était de quarante-quatre, en sorte que de nouvelles batteries avaient pu être construites.

Le 27, à six heures du matin, commença cette lutte à coups de canon qui devait nous ouvrir les portes de Rome. L'ennemi répondit d'abord par un feu très vif et parfaitement dirigé. Les pièces romaines, établies sur le ha ut de l'enceinte Aurélienne et sur le contrefort de Saint-Pierre in Montorio, causaient à nos propres pièces de graves avaries. La bataille dura toute la journée avec des chances à pen près égales : on remarqua seulement que, vers le soir, le tir des assiégés se ralentissait. Le 28, dès l'aube, le combat recommença ; mais, cette fois, les ripostes de la place étaient décidément moins vives que la veille. Vers onze heures, les Romains ne faisaient plus feu que de quelques pièces légères qu'ils changeaient fréquemment d'emplacement. Une heure après, leur feu avait cessé. Dans le même temps, l'une de nos batteries battait en brèche le flanc gauche du bastion n° 8 ; à quatre heures et demie du soir, la muraille s'éboula ; à huit heures, la brèche, bien qu'un peu embarrassée par de gros blocs de maçonnerie, était à peu près praticable.

L'assaut, d'abord décidé pour la nuit suivante, fut, par suite d'un contre-ordre, retardé de vingt-quatre heures. Le lendemain, 29 juin, était le jour de la Saint-Pierre. Les triumvirs, par une concession assez étrange aux vieux usages de Rome, avaient voulu que la basilique du Vatican fût illuminée comme de coutume en l'honneur de la fête. Nos soldats émerveillés ne se lassaient pas de contempler le magique spectacle de ces guirlandes de lumière qui éclairaient la ville et projetaient leurs lueurs jusque sur nos cantonnements. A deux heures et demie du matin, au moment où les derniers feux du dôme s'éteignaient, on se prépara dans le camp français à l'action décisive. L'ennemi avait concentré autour du bastion n° 8 ses meilleurs moyens de résistance : cette position, comme il le comprenait à merveille, était désormais la seule qui pût nous arrêter. Quatre pièces d'artillerie, en batterie derrière l'enceinte Aurélienne et dont on apercevait très distinctement les embrasures, se préparaient à tirer sur la brèche : de plus, un peu en arrière, d'importants travaux de tranchées avaient été pratiqués : enfin les maisons voisines et, en particulier, la villa Spada étaient formidablement gardées. — Ces dispositions de la défense inspirèrent les dispositions de l'attaque. Un peu avant le signal de l'assaut, une colonne massée dans le bastion n° 7 et composée de trois compagnies d'élite, sous les ordres du commandant Laforêt, déboucha au pas de course hors de ses positions et se divisa aussitôt en deux sections. La section de droite aborda, au milieu d'une grêle de balles, les tranchées de l'ennemi et en tua les défenseurs ; elle arriva jusqu'à la villa Spada qu'elle attaqua sans y entrer ; puis, tournant à gauche, elle s'élança sur la batterie de quatre pièces du mur Aurélien. La fraction de gauche de son côté se porta sur la gorge du bastion n° 8 et rejoignit près de la batterie Aurélienne le détachement de droite. — Tandis que s'accomplissait cette importante opération, la colonne d'assaut, composée, elle aussi, de trois compagnies et commandée par le chef de bataillon Lefèvre, gravissait, malgré une vive fusillade, la brèche du bastion n° 8, en chassait les troupes ennemies et arrivait sur la batterie romaine au moment où les soldats du commandant Laforêt venaient de s'en emparer. Presque aussitôt, une colonne de travailleurs franchit à son tour la brèche et s'installa dans le bastion pour en assurer la possession. — Dans la matinée, une fusillade, un instant très vive, fut dirigée contre nous du haut des maisons qui avaient vue sur les bastions. Mais, vers midi, le feu de la place cessa définitivement. Bientôt un parlementaire vint même demander un armistice pour enlever les morts et les blessés. De part et d'autre on se livra à ce pieux devoir. De notre côté, nous comptions dix-neuf hommes tués et quatre-vingt-dix-sept blessés[41]. Les pertes des assiégés étaient considérables : elles s'élevaient à près de quatre cents hommes tués[42] : parmi les victimes de ces dernières journées se trouvait Laviron, un Français qui, au 15 mai 1848, avait envahi l'Assemblée nationale et que le fanatisme révolutionnaire avait égaré dans les rangs ennemis. Presque tous les canonniers qui défendaient la batterie Aurélienne avaient été tués sur leurs pièces. Le sol même où l'on avait lutté était jonché des lances aux flammes rouges des gardes de la légion garibaldienne, vaillants soldats qui avaient combattu avec un courage digne d'un meilleur destin et surtout d'une meilleure cause.

Quelles que fussent nos pertes, le résultat n'était pas acheté trop cher ; car ce résultat, c'était la fin de la guerre. Maîtresse du bastion n°8 et du point où l'enceinte Aurélienne se soude à l'enceinte bastionnée, l'armée française était désormais installée au sommet du Janicule. De là elle dominait toutes les pentes du Transtevere, la Lungara, le Ponte Sisto sur le Tibre et, au delà du Tibre, tous les quartiers de la rive gauche avec l'incomparable ensemble de leurs ruines et de leurs monuments. Toute résistance ultérieure n'eût été qu'une criminelle et sanglante folie.

Les défenseurs de la ville le comprirent eux-mêmes. La vigueur de nos soldats, la persistance de nos attaques, l'abondance du sang versé, tout cela avait effrayé les vrais Romains : la crainte d'exposer à un bombardement prolongé leur merveilleuse cité acheva de les disposer à la paix. Quant aux démagogues étrangers, les plus sensés ne songeaient plus qu'à pourvoir à leur sécurité personnelle et à attendre une occasion plus propice pour relever leur drapeau. C'est sous cette impression que s'ouvrit au Capitole, le 30 juin dans la soirée, la séance de l'Assemblée constituante. Mazzini ayant prêché la résistance à outrance, cette opinion ne trouva point d'écho. Garibaldi exposa avec beaucoup de franchise les chances de salut qui restaient : pour continuer la défense, il fallait abandonner la rive droite, sauf le château Saint-Ange, faire sauter les ponts du Tibre, se barricader dans les quartiers de la rive gauche : même en se résignant à ces extrémités, même en sacrifiant les édifices, on ne retarderait sans doute que de peu de jours l'inévitable dénouement. Tandis que Garibaldi parlait, la morne attitude des visages et le silence qui régnait révélaient assez la lassitude de la lutte. Le général Bartolucci s'étant fait l'interprète de ce sentiment qu'on n'osait avouer encore, mais qui était au fond de toutes les âmes, la cessation de la résistance fut votée presque à l'unanimité. Le triumvirat ayant donné sa démission, un nouveau pouvoir exécutif composé de Salicetti, Mariani, Calandrelli, fut aussitôt nommé par les députés. Cependant ce nouveau pouvoir n'était pas encore installé. Une seule autorité subsistait, c'était la municipalité. Il fut décidé que, le lendemain, lé sénateur de Rome, accompagné des délégués du corps municipal, se rendrait au camp français pour y discuter les clauses de la capitulation.

Oudinot était naturellement généreux et courtois. Il avait plus d'une fois, au cours du siège, apprécié la valeur de ses adversaires. En outre, il était resté, malgré lui, sous l'empire de ses premières instructions, et, même lorsqu'il combattait les Romains avec le plus de vigueur, il hésitait à voir en eux des ennemis. Dans cette disposition, il accueillit avec une bienveillance plus chevaleresque que politique ceux qu'il venait de vaincre. L'excès de la courtoisie est parfois dangereux, surtout avec les Italiens, qui en abusent volontiers. La municipalité proposa une convention qui était moins une capitulation qu'un traité. Ce projet de traité débutait par un hommage rendu à la vaillance de l'armée assiégée. Il était stipulé que le service d'ordre et de sûreté dans la ville de Rome serait fait concurremment par les troupes romaines et françaises. Ceux de nos régiments qui demeureraient hors des murs se rendraient dans des cantonnements désignés par les autorités romaines. Enfin la France devait demeurer étrangère à l'administration intérieure du pays. Le général Oudinot, trop oublieux des privilèges de sa propre victoire, songeait déjà à discuter ces clauses lorsque M. de Corcelles survint. S'autorisant de ses pouvoirs extraordinaires, il repoussa aussitôt de telles propositions et leur substitua un projet plus laconique qui se bornait à placer la ville sous la protection de la République française. A leur tour, les délégués se récrièrent fort. Comme on ne pouvait s'entendre sur les termes d'une capitulation, et que d'ailleurs la résistance était impossible, les représentants du corps municipal déclarèrent qu'ils cédaient à la force. Il fut tacitement convenu que quelques-unes des portes seraient occupées par les Français, et qu'on les laisserait pénétrer sans résistance dans la ville.

Le 2 juillet au soir, nos troupes prirent donc possession de la porte Saint-Pancrace, de la terrasse de Saint - Pierre in Montorio, de la porte Portèse. La nuit fut employée à déblayer les abords de ces portes des barricades qui les obstruaient. La porte Saint-Paul fut occupée le 3 juillet avant l'aube ; la porte du Peuple, vers midi seulement. Enfin, à cinq heures du soir, le général en chef, accompagné de son état-major et suivi d'une des divisions de son corps d'armée, entra dans Rome par la porte Portese. On devait d'abord traverser le quartier du Transtevere qui avait plus que tous les autres souffert des rigueurs du siège : là cependant l'accueil fut bienveillant plutôt qu'irrité : on entendit même des cris assez nombreux : Vive Pie IX ! Vivent les Français ! Lorsqu'on eut franchi le Tibre, le spectacle changea. Presque partout les magasins étaient fermés. Des groupes hostiles entouraient nos colonnes et, comme s'ils eussent obéi à un mot d'ordre, poussaient par intervalles les cris : Vive la République romaine ! Mort à Pie IX ! A mesure qu'on approchait du Corso, les clameurs redoublaient. Ces démonstrations étaient l'œuvre non du peuple romain lui-même, mais d'une minorité exaltée, non encore résignée à sa défaite. En face du café des Beaux-Arts, Cernuschi, le président de la Commission des barricades, excitait lui-même ses amis. Quelques-uns des cavaliers de l'entourage du général se détachèrent du cortège, fendirent les rangs de la foule et dispersèrent à coups de cravache les plus ardents des manifestants. Oudinot arriva sans autre incident au palais Colonna, siège de l'ambassade de France. Les troupes occupèrent les principaux points de la ville et, le lendemain, prirent possession du château Saint-Ange.

Tandis que le général Oudinot pénétrait dans Rome, le télégraphe portait à Paris l'heureux événement. Le 3 juillet, à l'heure même où les premiers corps français franchissaient la porte Portese, la séance de l'Assemblée législative fut interrompue, et M. Odilon Barrot, président du Conseil, montant à la tribune, annonça la fin des hostilités. — Les démagogues furent plus attristés que surpris de cc dénouement depuis longtemps attendu. — Quant au parti de l'ordre, sa satisfaction fut d'autant plus vive que ses craintes et ses impatiences avaient été plus grandes. Depuis un mois, toutes sortes de fausses nouvelles avaient répandu chez nous l'inquiétude. Tantôt on affirmait que nos troupes avaient subi un sanglant échec ou étaient décimées par les fièvres ; tantôt on prétendait qu'une bataille terrible était engagée dans les rues du Transtevere. L'armée française, disaient dédaigneusement certains journaux étrangers, est arrêtée depuis vingt jours devant un simple mur d'octroi : la plupart des touristes, n'ayant visité Rome que superficiellement et ignorant même qu'elle fût fortifiée, accueillaient ces malveillantes rumeurs et les accréditaient à leur tour dans le public. L'attaque victorieuse du 30 juin fut une réponse décisive aux bruits alarmants semés avec persistance par la presse démagogique et propagés avec une crédulité peu excusable par la presse modérée elle-même. — C'est surtout dans les régions officielles que la joie fut grande. Les ministres ne s'étaient décidés qu'avec peine à l'intervention armée : ils y avaient été entraînés plus qu'ils ne l'avaient voulue. Les hostilités se prolongeant, le sentiment de leur responsabilité leur pesait. Le ministre des affaires étrangères. M. de Tocqueville, très nerveux et très impressionnable, envisageait avec plus d'appréhensions encore que ses collègues les suites de l'entreprise. Nous sommes placés, écrivait-il le 1er juillet, alors qu'il ignorait encore la prise de Rome[43], nous sommes placés entre une honte et un malheur : la honte, ce serait d'échouer devant Rome ; le malheur, ce serait de la saccager pour la conquérir. Dans cet état d'esprit, les membres du gouvernement accusaient volontiers Oudinot. Ses rapports trop brefs, surtout au début, laissaient place à toutes sortes d'incertitudes, et, le champ restant ouvert aux conjectures, les hypothèses les plus défavorables trouvaient créance. La confiance dans le général en chef s'était affaiblie à tel point qu'on avait songé à lui donner un successeur : Changarnier était jugé trop nécessaire à Paris pour qu'on l'éloignât : Lamoricière fut sondé, mais déclina les ouvertures qu'on lui fit : Bedeau partit, muni de pleins pouvoirs. Sur ces entrefaites, on apprit la fin des opérations. Bedeau revint n'ayant pas dépassé Marseille. Les alarmes se dissipèrent ; et le gouvernement, délivré d'un grand poids, ne songea plus qu'à féliciter le chef militaire dont il avait naguère gourmandé les lenteurs.

A tout prendre, ces félicitations étaient justes : elles étaient méritées par les chefs, méritées surtout par l'armée. Sans doute au gré du public français, nerveux et impatient, la campagne avait paru longue. On s'attendait à un coup de main heureux, non à un siège de vingt-six jours. Cependant, dès qu'un siège régulier devenait nécessaire, on ne pouvait guère compter qu'il durât moins. Quatre causes bien distinctes expliquent, d'ailleurs, et justifient les retards du dénouement. — La première, c'est la force de résistance de l'armée assiégée : les corps garibaldiens, les corps lombards, certains corps romains eux-mêmes déployèrent une valeur d'autant plus remarquée qu'elle était moins attendue. Ces troupes, en rase campagne, n'eussent point soutenu le choc de nos régiments ; mais, abritées derrière leurs murailles, elles mirent à déjouer nos attaques une énergie peu commune. — En second lieu, les défenseurs de la ville, pendant les longues périodes des négociations, avaient eu le temps d'accumuler les retranchements et les barricades, de restaurer leurs ouvrages, de se pourvoir de munitions : ils avaient surtout la plus précieuse des ressources, c'est-à-dire une artillerie nombreuse. Ils disposaient de cent bouches à :eu ; ils avaient construit un grand nombre d'embrasures et, avec une extrême dextérité, ils transportaient leurs pièces de place en place, en sorte que nulle portion de leur matériel ne demeurait inutilisée. — Tandis que nos adversaires étaient ainsi abondamment pourvus, notre situation était tout autre. Au début, nous ne pouvions mettre en ligne que vingt et une bouches à feu ; même à la fin du siège, nous n'en avions que quarante-quatre[44] : de là une troisième cause d'infériorité. Une dernière cause — celle-là tout à l'honneur du nom français — ralentissait encore notre action : nous voulions rendre au pape Rome, non saccagée, mais intacte : nous voulions que notre victoire ne fût achetée au prix d'aucun dommage pour les monuments de la civilisation et des arts : de là notre attaque, non par la rive gauche du Tibre moins fortement défendue, mais par les quartiers de la rive droite qui étaient d'un accès plus difficile : de là nos ménagements pour la ville : de là notre sollicitude à limiter les ravages du bombardement.

De ces quatre causes qui retardèrent le succès, une seule était imputable à notre gouvernement, c'était l'insuffisance de nos ressources militaires et de notre matériel d'artillerie. Cette insuffisance tenait elle-même à une erreur d'un ordre plus général. On n'avait pas cru d'abord à la résistance des Romains. Le général Oudinot, au mois d'avril, était parti de Toulon dans un appareil qui n'était ni celui de la paix ni celui de la guerre. Aux premiers signes d'hostilité, on pensa qu'il s'agissait de quelques vaines démonstrations belliqueuses, sans consistance et surtout sans durée. Quand l'expérience eut éclairé les pouvoirs publics, ils se décidèrent à expédier des renforts, mais en détail, timidement et surtout tardivement. Or, soit qu'il s'agisse de guerre déclarée, soit qu'il s'agisse de négociations pouvant conduire à la guerre, le meilleur moyen de ne pas envoyer trop d'hommes et de matériel, c'est d'envoyer tout de suite tout ce qu'il faut. Le cabinet méconnut ce principe de prévoyance : peut-être aussi les ombrageuses défiances de l'Assemblée constituante lui interdisaient-elles une telle hardiesse. Ce fut là la véritable faute — faute moitié militaire, moitié politique — qui, d'un bout à l'autre, pesa sur l'expédition.

 

VII

Les Français étaient à Rome, et non sans avoir acheté leur conquête par de durs sacrifices ; depuis leur débarquement. à Civita-Vecchia, ils avaient perdu plus de mille hommes, tués ou blessés[45]. Si rudes qu'eussent été leurs travaux, ils n'avaient encore accompli qu'une partie de leur œuvre. Il leur restait une double tâche à remplir ; la première était de rétablir l'ordre ; la seconde était de restaurer le gouvernement pontifical, sans toutefois permettre que cc retour fût le signal de trop vives réactions. De ces deux tâches, la première était difficile, la seconde presque inextricable, et la suite de ce récit ne le montrera que trop bien.

Pour rétablir l'ordre, il importait d'abord de faire disparaître les derniers vestiges du gouvernement insurrectionnel. Les anciens triumvirs avaient donné leur démission : les nouveaux n'étaient pas entrés en fonction. La salle des séances de l'Assemblée constituante fut fermée. On procéda à l'élargissement des prisonniers politiques qui avaient été arrêtés, les uns pour sympathies envers la France, les autres pour refus de concourir à la construction des barricades[46]. Le général Rostolan fut nommé gouverneur de Rome. La presse fut soumise au régime de l'autorisation préalable. Les clubs et les cercles suspects furent fermés. Enfin, quelques assassinats ayant été commis sur des soldats isolés, les habitants reçurent l'ordre de consigner entre les mains de l'autorité française toutes les armes qui se trouveraient en leur possession

La présence dans la ville des différents corps de l'armée assiégée pouvait compromettre gravement la paix publique. La garde civique fut dissoute. Les anciennes troupes régulières de l'État pontifical furent au contraire conservées et furent bientôt admises à faire le service d'ordre de concert avec nos soldats. Restait à purger la cité des nombreux contingents étrangers qui avaient opprimé Rome autant qu'ils l'avaient défendue. Garibaldi n'avait pas attendu notre arrivée. Le 3 juillet, à la pointe du jour, il avait réuni ses plus fidèles partisans sur la place de Latran, les avait entraînés à sa suite hors de la porte S ?int-Jean, s'était jeté avec eux dans la campagne romaine et de là dans la montagne : notre cavalerie s'était mise à la poursuite des fuyards, mais sans les atteindre. Quant aux volontaires polonais, allemands, lombards, piémontais qui n'avaient pas suivi Garibaldi, ils furent licenciés et quittèrent pour la plupart les États pontificaux. Presque tous les chefs militaires ou les fonctionnaires de la République romaine obtinrent des passeports et purent s'embarquer sans être inquiétés. Nul acte de rigueur ne fut exercé : bien plus, la crainte de paraître céder aux représailles porta à une indulgence presque excessive. Cette indulgence fut poussée si loin qu'elle provoqua à l'étranger quelques réclamations. Pourquoi n'a-t-on procédé à aucune arrestation ? demandaient, à l'une des séances de la conférence de Gaëte, les plénipotentiaires de l'Autriche et de Naples. Les réfugiés vont se répandre partout et partout semer le trouble. Ces craintes n'étaient pas tout à fait sans fondement. C'est ainsi que cent cinquante Polonais embarqués pour Constantinople se jetèrent bientôt après sur la Hongrie[47].

La ville ainsi débarrassée de ces hôtes incommodes, on songea à rétablir au plus tôt un pouvoir municipal régulier. Ici la difficulté fut extrême. Rome prise, écrivait dès le 12 juin M. de Corcelles à M. de Tocqueville, il faudra mettre en avant les modérés... si l'on en trouve. Ces doutes sur l'énergie du parti modéré n'étaient que trop fondés. M. de Rayneval étant venu à Rome et ayant fait aux anciens libéraux quelques ouvertures, ne rencontra partout que crainte et hésitation : nul n'osait entrer aux affaires de peur d'attirer sur sa tête d'implacables vengeances. Il y a trois mois que nous ne sortons pas de chez nous, répondait-on au représentant de la France. — Voulez-vous venir avec moi ? répliquait M. de Rayneval. — Dieu nous en garde ! nous serions assassinés. Les moins timides ajoutaient toutefois : Faites-nous amener par des gendarmes afin que nous ayons l'air d'être forcés[48]. Dans cette cité conquise par nos armes, ce n'étaient pas les vainqueurs, mais les vaincus qu'on craignait. On ne parvint qu'avec beaucoup de peine à rassurer les esprits effarés et surtout à réorganiser une administration régulière.

A toutes ces mesures de police et de sûreté, à tous ces soins de l'ordre militaire ou administratif se joignait pour l'autorité française une autre préoccupation qui, celle-là, touchait à notre honneur.

On se souvient que, le 24 juin, comme notre artillerie tonnait contre les remparts, une protestation contre les prétendus désastres du bombardement avait été signée par un certain nombre de consuls résidant à Rome. L'inspirateur de cette manifestation était M. Freeborn, consul anglais, très hostile au Saint-Père, non moins hostile à la France ; et il fallait que cette hostilité fût bien vive, car elle alla, dit-on, jusqu'à embarrasser lord Palmerston lui-même. La plupart des signataires, comme ils l'avouèrent plus tard, étaient restés chez eux et n'avaient point constaté de visu les dégâts dont ils se plaignaient. Ainsi qu'on devait s'y attendre, l'accusation avait fait son chemin ; elle avait été accueillie par quelques organes considérables de la presse européenne, et il importait de la démentir.

Un secrétaire de la légation française de Naples, M. Baudin, fut chargé de rechercher sommairement les dommages. A quelques jours de là, afin que la lumière fût plus complète, une commission, composée d'artistes ou d'archéologues italiens et français, reçut le mandat de visiter chaque monument et de vérifier les pertes. Le rapport de cette commission, rédigé après les plus patientes investigations, confondit toutes les rumeurs accréditées par nos ennemis.

Sur la rive gauche du Tibre, les dégâts se bornaient à quelques dommages tout à fait insignifiants au palais Farnèse, à Saint-Jean des Florentins, au palais Madama. Le Panthéon, qui, d'après les journaux romains, était grandement endommagé, n'avait pas reçu la moindre atteinte. Au palais Rospigliosi, la célèbre Aurore du Guide n'avait point été touchée par les projectiles, malgré le dire contraire des assiégés. Une perte irréparable s'était, disait-on, produite au temple de la Fortune virile : constatation faite, le dégât se réduisait à une colonne construite en 1830. Au Capitole, une seule statue avait été détruite. — Sur la rive droite plus exposée au feu des assiégés, les traces du siège étaient plus visibles. Les villas Savorelli, Spada, Barberini, l'église Saint-Pierre in Montorio avaient subi d'assez graves détériorations. Mais pas plus sur la rive droite que sur la rive gauche, on n'avait eu à déplorer de pertes sérieuses au point de vue de l'art. A Saint-Pierre in Montorio, ni le petit temple de Bramante, ni la fameuse fresque de Sébastien del Piombo n'avaient été atteints. Au Vatican, le dommage causé aux tapisseries de Raphaël, dommage irréparable, affirmait-on, se réduisait à une lésion sans importance[49].

Si les assiégeants avaient respecté avec ce soin scrupuleux la Ville éternelle, on ne pouvait rendre aux assiégés le même témoignage. Sur la rive droite, de nombreuses villas avaient été presque démolies. Hors de la porte Cavallagieri et de la Porta Angelica, deux églises avaient été détruites. Les travaux de la défense, à la vérité, excusaient dans une certaine mesure ces dégâts. Mais que dire de ces villas, telles que les villas Borghèse ou Patrizzi, placées si loin du théâtre des opérations et cependant dévastées ? Que dire des mutilations commises, soit dans les jardins du Vatican, soit à la sacristie de la basilique de Saint-Pierre ? Que dire des violations de tombeaux, à Saint-Pancrace et ailleurs ? Que dire surtout des ostensoirs, calices, encensoirs, objets d'art de toute sorte enlevés à Sainte-Croix de Jérusalem, à Saint-Jean de Latran, à Saint-Jacques in Augusta[50] ? Une commission nommée plus tard fit opérer 2.815 restitutions d'objets volés, soit dans les églises ou les couvents, soit dans les musées ou dans les collections privées[51].

La générosité que l'armée française avait montrée pendant le siège, elle la déploya encore après la victoire. Dans cette ville qu'aucune capitulation ne protégeait, les personnes et les propriétés furent partout respectées. Jamais nos soldats ne furent plus admirables par leur esprit de dévouement et par leur discipline. Ils supportèrent sans se plaindre les fièvres, les maladies, les incommodités d'un climat fort insalubre en été et auquel ils n'étaient point accoutumés. Le respect de la population civile étant poussé presque à l'excès, on les vit bivouaquer dans les cours des palais tandis que de spacieuses habitations restaient vides. Ils déployèrent un courage plus méritoire encore, celui de résister à de malveillantes provocations. En effet, beaucoup de Romains, surtout parmi ceux qui avaient eu le plus peur pendant le siège, se plaisaient, le péril étant passé, à vanter l'énergie de leur résistance ; et plus notre longanimité était grande, plus leur jactance croissait : ajoutez à cela les railleries, les tromperies dans les marchés, les attaques dans les rues écartées. Un tel état de choses eût amené, sous une occupation autrichienne, des répressions violentes, et, sous une occupation espagnole, des luttes quotidiennes à coups de couteau. L'armée française s'appliqua à désarmer les hostilités par sa patiente modération, et elle y parvint peu à peu. Déjà les habitants du Transtevere venaient volontiers à nous ils avaient été chargés à prix d'argent de combler les tranchées et de détruire les barricades qui subsistaient encore : ce travail avait établi quelques relations entre nos troupes et eux ; et, comme ils souffraient d'une extrême misère, nos soldats, toujours compatissants, partageaient souvent leur pain avec eux. Plus tard, le reste de la population romaine apprit, elle aussi, à estimer ces hôtes aussi généreux que vaillants ; et ce ne fut pas le moindre succès de l'expédition.

 

VIII

Le rétablissement de la paix publique, le désarmement des troupes étrangères, les soins de la police urbaine, la réorganisation d'une administration municipale, les enquêtes sur les dégâts du siège, tels étaient les soucis de l'autorité française. Une question plus délicate restait à résoudre, c'était celle de la restauration pontificale.

Il semblait qu'on pressentît combien grandes seraient les difficultés, tant on mettait de répugnance à les aborder. A la vérité, dès le 1er juillet, le colonel Niel avait été envoyé à Gaëte pour porter au Saint-Père une des clefs de la ville et avait reçu du Pontife cet accueil d'une séduction empressée auquel on rie résistait guère. Le Pape n'avait pas marchandé l'expression de sa gratitude envers ses libérateurs : La France ne m'a rien promis, avait-il dit, et elle m'a tout donné. A ces paroles pleines d'effusion, Pie IX avait ajouté les témoignages les plus précieux de sa bienveillance pour le général et pour son envoyé. Mais, à part cette démarche, rien n'annonçait le rétablissement de l'autorité pontificale. Ni les lettres de félicitations du président de la République et du ministre de la guerre au général Oudinot, ni les remerciements votés par l'Assemblée aux troupes françaises ne faisaient d'allusion positive à la restauration de Pie IX. Si les insignes de la République romaine avaient disparu, l'écusson du Pape n'était nulle part rétabli. On eût dit que l'équivoque qui avait présidé au début de l'expédition survécût à l'expédition elle-même.

C'est seulement après dix jours d'occupation qu'on proclama le rétablissement du Saint-Père. Le 14 juillet, une adresse du général Oudinot aux Romains annonça officiellement cette résolution et fit connaître que, le lendemain, un Te Deum serait chanté en actions de grâces, à la basilique de Saint-Pierre. Quoique la ville renferma encore bien des artisans de troubles, le vrai peuple romain retrouva ce jour-là quelque chose de ses anciens sentiments pour le pontife qu'il avait tant aimé. Dès le matin, les rues qui avoisinent Saint-Pierre se pavoisèrent Les troupes françaises, qui faisaient la haie ou étaient massées sur la place jusqu'à la colonnade de Bernin, furent accueillies par des bouquets et par des vivat. Les troupes romaines avaient été rangées autour de l'église. Lorsque le général Oudinot, accompagné de M. de Corcelles et de M. de Rayneval, et escorté de son état-major, se rendit à la basilique, il fut salué par des acclamations presque unanimes. Les mécontents se dissimulaient, impuissants à troubler l'allégresse qui semblait générale. Le canon retentit. A ce moment, le drapeau pontifical fut hissé au sommet du fort Saint-Ange : c'était le signe visible et matériel de la restauration de Pie IX. M. de Corcelles eût même voulu que le drapeau papal parût entouré de tous les drapeaux des nations européennes : c'eût été à ses yeux une façon de marquer que l'œuvre accomplie par la France consacrait le triomphe, non d'un part ; mais de la civilisation chrétienne elle-même. Après le Te Deum, le cardinal Tosti harangua le général. Aux éloges un peu emphatiques qu'on lui décernait, Oudinot répondit avec une gratitude modeste. Il reporta sur la France entière l'honneur de l'entreprise : il rendit à la discipline et aux vertus militaires de nos troupes un hommage bien mérité : avec beaucoup d'à-propos il insista sur les pétitions nombreuses qui demandaient la prochaine rentrée du Saint-Père dans sa capitale. — A vrai dire, à cette fête un seul personnage manquait, c'était le Pape lui-même. Que fût-il advenu si, revenant à l'improviste de Gaëte, Pie IX se fût montré tout à coup et, suivant l'antique coutume, eût donné sa bénédiction à ce peuple depuis si longtemps privé de son pontife ? Les dispositions favorables, qui, depuis le matin, ne cessaient de s'accentuer, ne se fussent-elles pas transformées en un véritable enthousiasme ? Sous l'impression de ce retour inattendu, toutes les rancunes, toutes les haines, tous les mauvais souvenirs ne se fussent-ils pas fondus dans une immense acclamation ? Les indécis eux-mêmes ou les malveillants n'eussent-ils pas été entrants dans le courant général, et Pie IX, récompensé de son héroïque confiance, n'eût-il pas reconquis, peut-être pour toujours, le cœur de ses sujets ? Cette initiative hardie, le Souverain Pontife ne la prit pas. Sa nature l'y eût volontiers poussé. Au début de son règne, quand le souffle de la popularité le portait, il avait montré cet heureux à-propos, cet abandon spontané, une des plus précieuses qualités des princes. Mais le malheur lui avait inspiré la défiance de soi-même, et, cédant aux influences de ses conseillers, il revenait volontiers à ces traditions de prudence et de réserve qui sont le propre des Italiens et plus encore de la curie romaine.

Une commission du gouvernement fut envoyée à Rome : elle était composée de trois cardinaux, les cardinaux della Genga, Altieri, Vannicelli ; le cardinal della Genga, neveu de Léon XII, fut considéré comme l'homme important de ce triumvirat. C'étaient de doctes personnages, intègres, désireux de faire le bien. Avant leur départ de Gaëte, M. de Rayneval insista pour qu'ils se gardassent de toute réaction intempestive : Soyez tranquille, répondit le cardinal della Genga, j'ai l'intention de regarder de très près au présent, mais de jeter un voile sur le passé. Ainsi qu'on va le voir, la réalité ne répondit pas tout à fait à ces rassurantes paroles.

Les cardinaux arrivèrent le 31 juillet. Dès le lendemain, une proclamation adressée aux Romains amena un assez vif froissement entre eux et l'autorité française. Cette proclamation, en attribuant la restauration du Pape au bras invaincu et glorieux des armées catholiques, semblait mettre la France qui avait mené à bonne fin le siège de Rome sur le même pied que Naples, l'Espagne ou l'Autriche. Une si grande parcimonie dans l'expression de la reconnaissance surprit à juste titre et irrita nos soldats. Désireux de prévenir les conflits qui déjà s'annonçaient, Oudinot partit pour Gaëte. Le Pape lui prodigua les marques de sa faveur, le conquit par sa bonne grâce et plus encore par sa bonté, n'osa fixer l'époque de son retour dans sa capitale, laissa entendre néanmoins qu'il viendrait prochaine-meut à Castelgandolfo, que de là il pourrait passer en revue les troupes françaises, les bénir et les remercier. Oudinot quitta Gaëte, charmé non moins que rassuré. Par malheur, pendant son absence, les cardinaux s'étaient plus appliqués à éveiller les susceptibilités qu'à les apaiser. L'inquisition et la juridiction du cardinal-vicaire avaient été rétablies : l'institution n'avait plus rien de bien effrayant : mais le nom inquiétait. Dans un autre ordre d'idées, un décret décida que les bons émis par la République romaine ne seraient repris qu'avec une perte de 35 pour 100 ; cette perte correspondait à la dépréciation réelle de ces bons ; une telle décision était d'ailleurs justifiée par de nombreux précédents, soit en Italie, soit dans les pays étrangers : néanmoins les commerçants qui avaient espéré une solution plus favorable à leurs intérêts furent vivement déçus. Cc n'est pas tout. Tous les employés en fonction avant le 16 novembre avaient été remis en place. A ces mesures d'une opportunité contestable se joignit bientôt une autre mesure d'un caractère plus rigoureux : le 14 août, un conseil de censure fut institué pour rechercher la conduite de tous les fonctionnaires durant les derniers troubles politiques et pour désigner ceux qu'il conviendrait de châtier.

Ces résolutions, intempestives et maladroites plus encore que violentes, furent interprétées avec une extrême malveillance par la presse italienne ou étrangère. Elles eurent une conséquence plus fâcheuse encore, ce fut de provoquer un mécontentement assez vif, parmi les Romains, au sein même de notre armée, et surtout dans les conseils du gouvernement français.

Les Romains aimaient Pie IX et avaient au contraire peu de sympathie pour son entourage : or, il se trouvait que Pie IX qu'ils affectionnaient ne leur était point rendu : en revanche, on leur envoyait des cardinaux en surabondance pour les Gouverner. Les plus malveillants ne se génèrent pas pour railler sans pitié leurs nouveaux triumvirs. Les plus modérés ressentirent eux-mêmes quelque humeur et, après avoir souffert des excès de l'anarchie, craignirent de tomber dans l'excès contraire.

Dans l'armée française régnait cette disposition attristée et amère, assez ordinaire aux bienfaiteurs qui se croient méconnus. S'autorisant de leur sang versé pour la papauté, certains chefs militaires s'attribuaient sur toutes choses un droit de conseil, et souvent ils exerçaient ce droit avec plus de témérité que de compétence. C'est avec une extrême liberté de langage qu'ils appréciaient les actes de la commission pontificale : ils mettaient une sorte d'affectation à rassurer ceux que cette commission menaçait : surtout, ils ne se lassaient pas de répéter qu'ils étaient venus à Rome pour rétablir l'ordre, non l'arbitraire. De leur côté, les cardinaux marchandaient d'autant plus les marques de gratitude qu'on semblait les exiger. Ils défendaient d'autant plus leurs prérogatives qu'ils redoutaient que leurs concessions ne fussent attribuées à la crainte. Invoquant les nécessités d'une répression légitime, ils se plaignaient que les plus compromis des fonctionnaires de la République romaine demeurassent en liberté. Pendant ce temps, l'autorité française, s'affermissant dans son attitude, se refusait à prêter son concours aux arrestations politiques. Ainsi se développaient entre les deux pouvoirs les germes de mésintelligence. Seul Pie IX, en prenant les rênes du gouvernement, aurait pu prévenir ou apaiser les conflits. Mais Pie IX persistait à ajourner son retour. II faut bien le dire d'ailleurs, Dieu, qui avait prodigué au Pontife tous les dons du cœur, lui avait départi à un moindre degré cette fermeté politique qui domine et réduit au silence les prétentions rivales : peut-être était-ce à la conscience de sa propre faiblesse non moins qu'à l'influence de son entourage qu'il fallait attribuer la prolongation de son volontaire exil.

C'est à Paris surtout que la nouvelle de ces dissentiments émut et troubla. Jugeant la situation d'après les lettres particulières et d'après les correspondances des journaux empreintes d'ordinaire d'exagération, M. de Tocqueville se montrait plus impressionnable qu'il ne convient à un homme d'État. Son irritation lui inspira même des paroles presque comminatoires : Nous sommes des conseillers qui avons l'épée au côté, écrivait-il, dès le 4 août, au général Oudinot. A l'Élysée on n'était pas éloigné d'attribuer à la faiblesse ou à la connivence de nos agents diplomatiques ou militaires l'attitude du gouvernement pontifical ou de la commission des cardinaux. On voulait une victime : Oudinot fut sacrifié : il le fut un peu au hasard : car, somme toute, il s'était montré jusque-là plus favorable qu'hostile aux libéraux romains. Le général fut rappelé sous le prétexte honorable que, le corps d'occupation devant être diminué, il n'était point de sa dignité de conserver ses fonctions. Vers la fin d'août, il rentra en France, comblé des témoignages de la municipalité romaine et du gouvernement pontifical. Il laissa le commandement au général Rostolan, brave et loyal comme lui, et doué en outre d une intelligence plus politique et plus ferme.

Tandis que les chefs militaires français luttaient à Rome contre les tendances du parti rétrograde, nos plénipotentiaires, MM. de Corcelles et de Rayneval, n'avaient pas à Gaëte une tâche moins rude ni plus facile. Là, il s'agissait de déterminer quels principes de gouvernement le Pape adopterait, et de sauver quelques-unes des institutions libérales qui avaient autrefois rendu si populaire le nom de Pie IX.

A cet égard, il était aisé pour tout observateur attentif de suivre le travail qui s'était opéré à la cour de Gante. Il semblait que les idées du Saint-Père ou de ses conseillers eussent subi, depuis leur départ de Rome, trois évolutions successives.

Jusqu'à la bataille de Novare, on avait songé à maintenir le statut de 1848. Il paraissait à Pie IX qu'il avait pris un engagement vis-à-vis de son peuple, et qu'il était de sa loyauté de le tenir scrupuleusement.

A partir du jour où la téméraire entreprise de Novare eut rendu à l'Autriche son influence compromise ou perdue, le retrait du statut trouva de nombreux partisans. Pour vaincre les hésitations du Souverain Pontife, on faisait observer, non sans raison, que le peuple romain, ayant accepté la République, avait lui-même brisé le contrat passé entre lui et le Saint-Père ; que par suite, les lois politiques antérieures se trouvaient virtuellement abolies. Cependant, tout en renonçant à la monarchie constitutionnelle proprement dite, on ne contestait guère que la Consulte d'État des finances ne dit avoir, en matière d'impôt, voix délibérative. Le 20 mai, à la conférence de Gaëte, le cardinal Antonelli, sans s'expliquer sur le régime à venir, convenait que le retour aux institutions antérieures à 1846 était impossible. De son côté, M. de Rayneval, dans ses dépêches au ministre des affaires étrangères, laissait entendre que les conseils qui seraient institués auraient, en matière législative, un droit de consultation et, en matière d'impôt, un droit de délibération et de vote. C'est l'impression qu'il avait rapportée, disait-il, de ses entretiens avec le secrétaire d'État du Saint-Père[52].

Vers la fin de juin, une nouvelle évolution se produisit dans les conseils du Souverain Pontife. On commença à déclarer que les institutions constitutionnelles, même mitigées et tempérées par toutes sortes de garanties, étaient incompatibles avec la nature du gouvernement pontifical : en revanche et pour voiler cette politique de recul, on se rabattit sur les libertés municipales et provinciales qui seraient, disait-on, plus étendues que dans la plupart des pays de l'Europe. Aux instances de nos envoyés qui cherchaient à maintenir le Saint-Père dans ses anciennes voies, le Pape et ses conseillers répondaient en termes évasifs : le plus souvent ils alléguaient, pour ajourner leur décision, l'état extraordinaire où ils se trouvaient : Comment voulez-vous, disait le Pape à M. de Corcelles, que j'oublie assez la nature purement morale de mon pouvoir pour m'engager d'une manière positive, lorsque je ne suis pas fixé sur les questions de détail et surtout lorsque je suis appelé à parler vis-à-vis d'une armée de trente mille hommes et d'une puissance de premier ordre dont les intentions ne sont un mystère pour personne ? Dois-je me condamner à paraitre subir la pression de la force ? Si je fais quelque chose de bon, ne faut-il pas que mes actes soient spontanés et aient l'apparence de l'être ? Ne connaissez-vous pas mes intentions ? Ne sont-elles pas rassurantes ? Les réformes dont vous me parlez, n'en ai-je pas pris l'initiative ?[53] Quelques jours plus tard, le Saint-Père tenait le même langage à M. de Rayneval : Il faut, répétait-il, que mes actes soient spontanés et le paraissent. Je ne veux pas de constitution, mais, par compensation, des institutions municipales et provinciales. J'aurai des conseils : auront-ils voix délibérative en matière de finances ? J'examinerai[54]. Les entretiens se multipliant, le Pape se défendait avec cette bonhomie pleine de charme qui lui conciliait tous les cœurs : Vous autres, Français, disait-il à nos envoyés, vous allez trop vite ; nous autres, Romains, nous prenons du temps. Parfois, ajoutait-il en souriant, nous en prenons beaucoup, mais il ne faut pas que cela vous effraye : ayez patience. Et en même temps, comme pour donner un aliment à l'ardeur de nos diplomates, il laissait espérer que le Code Napoléon, légèrement modifié, pourrait être appliqué à Rome[55].

Le 11 août, la conférence de Gaëte ayant tenu séance, le cardinal Antonelli laissa enfin entrevoir quel serait le programme du gouvernement pontifical. Comme toujours, il insista sur les franchises municipales et provinciales qui seraient, répéta-t-il, très larges. De plus, ajoutait-il, une consulte d'État en matière de finances serait établie. Comme le secrétaire d'État du Saint-Père se taisait sur la nature des attributions de cette consulte, M. de Rayneval l'invita à s'expliquer sur ce point. Le cardinal Antonelli ne déguisa pas alors que la pensée de la cour romaine, quoique non encore bien arrêtée, était de ne pas attribuer à ce corps voix délibérative. — Le mot même de consulte, dit-il en substance, indique suffisamment qu'il ne s'agit pas de créer une assemblée délibérante. Par les finances, on arriverait sans grand détour à toutes les questions gouvernementales et l'on reviendrait ainsi au régime constitutionnel qu'on veut écarter. Il serait à craindre que, les divers domaines étant confondus, on arrivât à refuser les fonds soit pour une mission, soit pour une œuvre religieuse. Notre impérieux devoir, poursuivait le cardinal Antonelli, est de ne pas ramener les circonstances pénibles qui ont rendu l'intervention nécessaire. — M. de Rayneval protesta, et fit observer que ses entretiens, soit avec le Saint-Père, soit avec le secrétaire d'État, lui avaient fait concevoir de meilleures espérances. Mais il trouva peu d'appui au sein de la conférence. — Le vote de l'impôt, abandonné à une chambre unique, pourrait entraîner, disait le représentant de l'Autriche, M Esterhazy, de graves inconvénients. — Le plénipotentiaire d'Espagne, M. Martinez de la Rosa, craignait que la Consulte, investie d'attributions délibératives en matière de finances, ne devînt une assemblée politique : c'est ainsi qu'en France, en 1789, l'assemblée des notables a conduit aux états généraux[56]. — Quant à M. Ludolf, représentant de Naples, il aurait été infidèle à la politique absolutiste de son maître s'il eût été plus exigeant que les plénipotentiaires de l'Espagne et de l'Autriche : on peut conjecturer sans témérité qu'une assemblée, fût-elle consultative, lui paraissait elle-même un luxe superflu.

Cependant nos représentants ne se décourageaient pas. Le 19 août, une note rédigée par M. de Rayneval — M. de Corcelles étant alors malade — fut remise au cardinal Antonelli. Dans cette note, on réclamait des garanties eu faveur de la liberté individuelle et de la propriété privée, une meilleure organisation judiciaire, une administration plus ouverte aux séculiers et, par-dessus tout, le vote de l'impôt par la consulte. En même temps, de Paris même, M. de Falloux, à qui ses sentiments catholiques donnaient une particulière autorité, adressait au Saint-Père une lettre qui lui fut remise par M. de Rayneval et où il faisait valoir, en termes pleins de déférence, la nécessité des réformes. Nos plénipotentiaires et nos hommes d'État insistaient surtout sur la crainte qu'une politique trop rétrograde ne nuisit à la cause de la religion, si populaire dans notre pays depuis le 24 février ; au contraire, disaient-ils, une politique conciliante ralliera d'enthousiasme la France libérale et chrétienne. Cette considération, invoquée avec une respectueuse insistance, était bien propre à toucher l'âme si élevée de Pie IX.

 

IX

Telle était la situation vers le milieu du mois d'août, situation compliquée, mais non insoluble. L'intervention personnelle du président de la République vint tout à coup dérouter les efforts des plénipotentiaires français et compromit le fruit de leurs patientes négociations. Cet incident est assez curieux pour qu'on le rapporte ici en détail.

Soit prudence, soit fidélité aux opinions de sa jeunesse, le président de la République avait toujours évité, dans la question romaine, de confondre son attitude avec celle de la droite parlementaire. Il laissait volontiers entendre qu'il professait sur cette question une politique a part, politique sur laquelle il ne s'expliquait guère et que lui-même eût été peut-être embarrassé de définir. L'idée d'une confédération italienne, dont un pape libéral serait le chef, hantait déjà son esprit, facilement accessible aux conceptions grandioses et un peu chimériques. Lorsque M. de Corcelles, avant de partir pour sa seconde mission, était venu prendre congé de lui, un propos caractéristique avait, au cours de l'entretien, marqué les véritables sentiments du prince : Vous ferez bien, avait-il dit à l'envoyé français, de vous mettre en rapport avec quelques-uns des hommes que j'ai connus autrefois en Italie. Puis, se ravisant tout à coup, et avec ce doux et indéfinissable sourire qui éclairait parfois sa physionomie : Au fait, avait-il ajouté, mes amis, je les ai depuis longtemps perdus de vue, et ils figurent sans doute parmi les assiégés. Ce mot, dans sa spirituelle sincérité, en disait plus que tout le reste sur la situation de Louis Bonaparte, ancien carbonaro, devenu, par la bizarrerie des choses, chef d'une croisade eu faveur du Souverain Pontife. Cette disposition un peu équivoque s'était changée en une franche mauvaise humeur lorsque les proclamations et les décrets des trois cardinaux avaient révélé la force du parti rétrograde qui essayait de se substituer à Pie IX ou de l'attirer à lui. Les familiers de l'Élysée, interprètes des pensées du maitre, n'avaient pas tari en railleries sur les triumvirs rouges, ainsi qu'on appelait la commission romaine, et le président lui-même, quoique tenu à plus de réserve, n'avait pas dissimulé son déplaisir. Les lettres venues d'Italie et qui, toutes, attestaient le mécontentement du corps expéditionnaire, avaient encore ajouté à l'irritation du prince. Le siège de Rome lui avait plu comme un moyen de se populariser dans l'armée par quelque entreprise militaire. Si cet avantage s'évanouissait, que restait-il ? Toujours attentif à pousser en avant sa fortune, Bonaparte se demandait si la faveur des catholiques, acquise à un si haut prix, n'était pas achetée trop cher. Au sein du conseil, cette appréciation malveillante et attristée était partagée par le chef du cabinet, M. Barrot, et aussi, assure-t-on, par M. Dufaure. Tous deux pensaient qu'on s'était trop pressé de rétablir le Saint-Père, et qu'il aurait fallu, avant de proclamer sa restauration, lui demander des garanties. Louis-Napoléon rejetait volontiers sur les chefs de la majorité la responsabilité de tous ses embarras. Rencontrant vers ce temps-là M. Molé : Ah ! monsieur Molé, lui disait-il, dans quelle galère m'avez-vous mis ! Bientôt ce sentiment du président ne fut plus un mystère pour personne. Il fut si connu que, dans une portion du parti républicain, on semble même avoir songé à l'exploiter. On ne peut guère interpréter autrement le langage de M. Jules Favre rappelant avec affectation, dans la séance parlementaire du 7 août, le rôle de Louis Bonaparte en 1831, l'opposant avec une perfide habileté à l'attitude de la droite et cherchant ainsi à transformer en une rupture ce qui n'était encore qu'un refroidissement passager.

On en était là lorsque, un jour, à une séance du conseil, le président montra à ses ministres, et spécialement à M. de Tocqueville, une lettre qu'il venait d'écrire sur les affaires romaines à l'un de ses aides de camp envoyé en mission à Rome, le lieutenant-colonel Edgar Ney. M. de Tocqueville fut frappé de la gravité de cette lettre qui formulait de très vives critiques contre le gouvernement pontifical, et demanda au président la permission de la communiquer à M. de Falloux, qui n'assistait pas à la réunion. Le dévouement de M. de Falloux au Saint-Père n'était pas suspect, et il venait d'en donner une preuve éclatante lorsque, à la séance du 7 août, à l'occasion des interpellations sur les affaires d'Italie, il avait défendu avec une admirable éloquence la cause de l'expédition. Toutefois, avec son sens exquis des nécessités politiques, il était d'avis de ménager beaucoup les susceptibilités de Louis Bonaparte. S'il n'approuva pas expressément la lettre, il ne crut pas qu'il convint de la désavouer. Nul n'imaginait, d'ailleurs, que cet écrit fût destiné à la publicité des journaux : on se contenterait, croyait-on, de le faire circuler en quelques mains : dans ces conditions, il ne faisait que répéter, sous une forme trop vive, ce que disaient nos représentants à Rome et à Gaëte, ce que pensait au fond le ministre des affaires étrangères lui-même ; et il pouvait y avoir quelque mauvaise grâce à répondre par un éclat à une communication officieuse et amicale. En présence de l'opinion de M. de Falloux, M. de Tocqueville se sentit rassuré. Pourtant, par un dernier scrupule, il voulut que la lettre fût lue de nouveau au conseil : de nouveau M. de Falloux jugea plus prudent de ne point protester. La lettre partit[57].

L'incident passa, dans le moment, presque inaperçu. On croyait si peu à la publicité de ce document par la voie des journaux que M. de Tocqueville fit prier l'un des colonels du corps expéditionnaire de tâcher de se procurer une des copies qui circuleraient et de la lui envoyer ; il désirait dans un but de curiosité conserver un exemplaire de cet écrit dans ses archives personnelles. Quelle ne fut pas la surprise quand on apprit, une dizaine de jours plus tard, que la lettre était répandue à profusion dans la ville de Rome ; que tout le monde la connaissait et la commentait ; que les principaux organes de la presse italienne s'étaient empressés de la publier ; que la ferme volonté du général Rostolan empêchait seule qu'elle ne parût dans le Journal officiel de Rome ! L'éclat une fois produit, les ministres ne crurent pas qu'il fût possible de s'opposer à la publication à Paris : le 7 septembre, la Lettre à Edgar Ney, devenue tout à coup fameuse, fut insérée dans la partie non officielle du Moniteur. La Patrie, dont les attaches avec l'Élysée n'étaient un mystère pour personne, la Patrie alla plus loin et crut pouvoir annoncer que tous les ministres, y compris M. de Falloux, avaient donné leur approbation à l'acte de Louis Bonaparte. M. de Falloux, qui était alors aux eaux, accourut aussitôt, protesta avec beaucoup de vivacité et obtint l'insertion d'une note rectificative au Moniteur. Cette protestation était certes légitime ; car M. de Falloux et M. de Tocqueville, qui avaient renoncé à arrêter ou à blâmer une communication privée, eussent sans doute été moins accommodants s'ils avaient su à quelle publicité tapageuse était réservée l'épître présidentielle.

Voici ce document, qui appartient à un double titre à l'histoire, d'abord à raison de l'influence qu'il eut sur les affaires italiennes ; en second lieu, parce qu'il fut la première révélation de cette politique capricieuse et pleine de surprises que Louis-Napoléon devait pratiquer plus tard à l'insu de ses ministres et souvent même contre eux :

Élysée national, le 18 août 1849.

MON CHER NEY,

La République française n'a pas envoyé une armée à Rome pour y étouffer la liberté italienne, mais, au contraire, pour la régler, en la préservant contre ses propres excès, et pour lui donner une base solide, en remettant sur le trône pontifical le prince qui, le premier, s'était placé hardiment à la tête de toutes les réformes utiles.

J'apprends avec peine que les intentions bienveillantes du Saint-Père, comme notre propre action, restent stériles, en présence de passions et d'influences hostiles. On voudrait donner comme base à la rentrée du Pape la proscription et la tyrannie. Dites de ma part au général Rostolan qu'il ne doit pas permettre qu'à l'ombre du drapeau tricolore on commette aucun acte qui puisse dénaturer le caractère de notre intervention.

Je résume ainsi le rétablissement temporel du Pape : Amnistie générale, sécularisation de l'administration, Code Napoléon et gouvernement libéral.

J'ai été personnellement blessé, en lisant la proclamation des trois cardinaux, de voir qu'il n'était pas même fait mention du nom de la France, ni des souffrances de nos braves soldats.

Toute insulte faite à notre drapeau ou à notre uniforme me va droit au cœur, et je vous prie de bien faire savoir que si la France ne vend pas ses services, elle exige au moins qu'on lui sache gré de ses sacrifices et de son abnégation.

Lorsque nos armées firent le tour de l'Europe, elles laissèrent partout, comme trace de leur passage, la destruction des abus de la féodalité et les germes de la liberté : il ne sera pas dit qu'en 1849, une armée française ait pu agir dans un autre sens et amener d'autres résultats.

Dites au général de remercier, en mon nom, l'armée de sa noble conduite. J'ai appris avec peine que physiquement même, elle n'était pas traitée comme elle devrait l'être ; rien ne doit être négligé pour établir convenablement nos troupes.

Recevez, mon cher Ney, l'assurance de ma sincère amitié.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

A ne considérer que les convenances, ce document était le plus étrange qu'on pût imaginer. Ce n'était ni au général Rostolan, ni aux diplomates accrédités, mais à un simple officier d'ordonnance que Louis Bonaparte faisait connaître son sentiment. Le président entrait en communication avec l'opinion publique, non par l'intermédiaire de ses ministres comme cela se pratique dans les pays libres, mais par l'intermédiaire du colonel Edgar Ney. Et, pour ajouter à toutes ces bizarreries, il se trouvait que M. Edgar Ney devait signifier au général Rostolan, son chef, qu'il eût à faire insérer dans le Journal de Rome la lettre dont il était, lui Ney, le destinataire. — A envisager le fond des choses, cet ultimatum en quatre points, adressé au Pape sous le couvert d'un aide de camp, ne prêtait pas moins à la critique. Il y avait quelque inconséquence à recommandez une amnistie plénière lorsque soi-même on détenait encore bon nombre des insurgés de Juin. Réclamer dans un langage presque comminatoire l'introduction du Code Napoléon dans les États romains, c'était oublier que chaque pays est le meilleur juge des institutions qui lui conviennent, et que les étrangers n'ont à cet égard qu'un droit de conseil. La sécularisation des ministères était au nombre des demandes depuis longtemps adressées à la curie romaine ; il ne fallait pas perdre de vue cependant que le Pape, souverain ecclésiastique, devait, par la force même des choses, s'entourer de dignitaires ecclésiastiques, comme le roi de Prusse ou l'empereur de Russie, souverains militaires, s'entourent d'un cortège de généraux. Quant au gouvernement libéral dont on voulait le prompt établissement, le mot même était trop vague et trop peu défini pour qu'on y vît autre chose qu'une simple formule.

Quel que fût le caractère de la lettre, l'effet produit fut considérable.

En France, il faut le dire, l'approbation fut plus vive ou au moins plus bruyante que le blâme La presse démagogique se réjouit, au point d'oublier les récentes répressions. Les républicains de toute nuance caressèrent de nouveau l'espoir de séparer le président de la majorité de l'Assemblée. Quant aux masses, elles furent séduites par le tour imprévu et cavalier de l'épître présidentielle. Cette affectation de sollicitude pour le bien-être de l'armée, ces allusions aux guerres révolutionnaires qui avaient détruit les vestiges du régime féodal et jeté partout les germes de l'indépendance, ces protestations contre toute entreprise rétrograde accomplie à l'ombre du drapeau tricolore, tout cela donnait l'idée d'un Bonaparte démocrate, égalitaire, patriote, nullement inféodé au parti prêtre, ainsi qu'on commençait à l'insinuer. Peu correct au point de vue international, le langage du prince était habilement calculé pour capter la faveur publique. Seuls, les catholiques s'affligèrent, et avec eux les gens sensés qui s'effrayaient de cette politique à violents soubresauts et de cette diplomatie éperonnée.

A l'étranger, la surprise fut partout extrême. Quant aux appréciations, elles différèrent suivant les sentiments et les vues. — En Italie, la presse libérale de Turin et de Florence, très excitée contre la cour de Gaëte et très malveillante contre la France, applaudit à l'initiative du président et retrouva même dans ses jugements vis-à-vis de nous une passagère équité. — En Prusse, où dominaient les préjugés protestants, le Roi parut approuver l'attitude de Louis-Napoléon. — En Angleterre, l'opinion et le gouvernement semblèrent partagés entre deux impressions contraires. Le cabinet de Londres entretenait alors à Rome deux agents : l'un, M. Scarlett, tory et catholique ; l'autre, M. Freeborn, protestant et presque radical : malgré la diversité d'opinions et de croyances, tous deux s'accordaient à réprouver les tendances de la curie romaine. Jugeant la situation sur de tels rapports, le ministère ne pouvait qu'applaudir à la lettre comminatoire partie de Paris. D'un autre côté, cette lettre avait un caractère si inconstitutionnel que, dans ce pays classique des formes parlementaires, l'éloge fut tempéré par quelque blâme. — Quant aux cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg, ils n'hésitèrent pas à marquer, sous une forme très nette, quoique très courtoise, leur désapprobation. Le prince Félix de Schwarzenberg, qui gouvernait alors l'Autriche, était loin d'encourager le parti rétrograde qui s'efforçait de dominer dans l'entourage du Pape : ses vues étaient même si modérées qu'il semblait v avoir une certaine opposition entre son propre langage et celui du représentant de l'Empire à Gaëte. Quoique non hostile aux réformes libérales, il jugea aussitôt avec sévérité la lettre à Edgar Ney : C'est une indiscrétion compromettante, dit-il à notre ambassadeur, M. de la Cour. L'œuvre de persuasion à tenter auprès du Saint-Père deviendra, ajouta-t-il, plus difficile que jamais[58]. Tandis que M. de Schwarzenberg s'exprimait de la sorte, le chancelier de l'Empire russe, M. de Nesselrode, tenait un langage à peu près semblable : C'est un ultimatum, disait-il à notre envoyé, le général Lamoricière ; et il s'étonnait d'autant plus de cette étrange publication que les dernières dépêches de M. de Kisselef, ambassadeur de Russie à Paris, ne laissaient en rien pressentir un pareil éclat. Allant au fond des choses, M. de Nesselrode critiquait sans amertume, mais non sans justesse, la lettre présidentielle. L'amnistie générale sans exception est, disait-il, impossible. L'application du Code Napoléon est difficile dans un pays qui a ses traditions propres. Quant à la sécularisation, on la demande sous une forme trop absolue ; si l'on élimine l'élément ecclésiastique, il faudra recourir aux nobles italiens ; or, les princes romains, corrects dans un salon, sont d'une effroyable nullité dans les affaires. Reste, ajoutait le chancelier, le vote délibératif de la Consulte en matière de finances ; mais, sur ce point capital, l'acte du président ne fait que rendre l'entente plus difficile. A ces critiques formulées sur le ton le plus amical, Lamoricière répondait — ce qui était vrai — que la lettre n'avait pas un caractère diplomatique : Nous avons été froissés, et la lettre a été l'expression un peu vive de ce froissement[59].

Si telle était l'impression produite dans les cours de l'Europe, quel ne dut pas être l'embarras de nos plénipotentiaires à Gaëte ! Le Pape avait naguère laissé entendre au général Oudinot qu'il songeait à se rapprocher de Rome et à s'installer à Castelgandolfo : de là, il eût été aisé de le décider à rentrer dans sa capitale. A la nouvelle de la lettre à Edgar Ney, le Saint-Père n'eut plus d'autre souci que de se dérober à une protection dont les exigences effaçaient presque les services : il s'enfuit jusqu'à Portici, à l'ombre même du palais du roi de Naples. De leur côté, les trois cardinaux menaçaient de quitter Rome si la lettre de Louis-Napoléon y recevait une publication officielle. Toutes les négociations poursuivies depuis deux mois étaient interrompues. Les solutions extrêmes étaient plus que jamais à l'ordre du jour.

Dans ces délicates conjonctures, nos plénipotentiaires auraient pu céder à deux tentations également dangereuses. La première eût été de modeler leur attitude sur celle du président : en quoi ils eussent sûrement échoué ; car, si les remontrances, même respectueuses, ne sont pas toujours accueillies à Rome, les sommations y réussissent moins encore. La seconde tentation eût été de renoncer à de nouveaux pourparlers et de ne point poursuivre des négociations que la capricieuse volonté du président pouvait, au moment le plus imprévu, rompre ou rendre vaines M. de Corcelles, puissamment aidé par M. de Rayneval, sut, à cet instant décisif, éviter l'une et l'autre faute. Courageusement, il s'efforça de réparer le regrettable éclat qu'on n'avait pu éviter : malgré bien des mécomptes, il s'efforça de sauver du naufrage de 1848 les quelques épaves libérales qui pouvaient surnager encore ; il sut être insistant, sans cesser d'être respectueux ; il s'obstina à chercher les termes d'une transaction, et cela sans autre perspective que de déplaire au chef de l'État et de n'être en France qu'à demi soutenu par l'opinion. En agissant de la sorte, il rendit à la cause de la paix religieuse, peut-être même à celle de la paix générale, un signalé service.

L'action de nos représentants, pour être efficace, devait s'exercer sur trois points différents, à Rome, à Paris, à Portici.

A Rome, le premier souci de M. de Corcelles fut d'empêcher la publication officielle de la lettre à Edgar Ney. Usant des pleins pouvoirs qui lui avaient été conférés à son départ de France, il écrivit de Naples au général Rostolan de s'opposer à l'insertion dans le Journal officiel de Rome. Il redoutait toutefois que des avis venus de Paris n'eussent devancé son message ; et, à cet égard, ses inquiétudes étaient justifiées. Heureusement, le général Rostolan était ferme, obstiné même, disaient quelques-uns. Il résista à toutes les suggestions, et la lettre ne reçut pas, dans la capitale des États romains, la consécration de la publicité officielle.

M. de Corcelles, tandis qu'il exerçait ainsi son influence à Rome, s'efforçait par ses dépêches d'éclairer son gouvernement, de calmer l'irritation qui régnait à l'Élysée et d'incliner les esprits vers les résolutions modérées. A ces dépêches, il joignait de longues lettres confidentielles destinées au ministre des affaires étrangères, M. de Tocqueville, à qui le liait une étroite amitié. Cette correspondance tout intime et qui n'a pas été publiée jusqu'ici, révèle mieux que tout le reste combien s'était accrue la défiance réciproque entre ces deux puissances dont l'une venait de sauver et de restaurer l'autre. Vous menacez la Papauté, disait M. de Corcelles, d'un appel au monde et à l'Italie : cela blesse : c'est une vaine intimidation, si vous êtes décidé à vous arrêter en chemin : ce sont d'effroyables complications en perspective, si vous voulez aller jusqu'au bout... L'Église, ajoutait notre envoyé, ne peut pourtant pas faire une nuit du 4 août pour satisfaire les lecteurs de feuilletons. Deux jours plus tard, le langage de l'ambassadeur français était encore plus net : Le Pape ne peut opter qu'entre la France et l'Autriche : en présence de nos escapades et de nos velléités de contrainte, comment ne préférerait-il pas l'Autriche respectueuse à la France menaçante ? Les difficultés apparaissaient si grandes que M. de Corcelles n'hésitait pas à suggérer l'idée d'un congrès : car si l'Autriche intervient, la guerre sortira peut-être de cette malheureuse question italienne... — Nous sommes sur les limites de la rupture des relations officielles, écrivait un peu plus tard le vigilant diplomate. En même temps il montrait combien seraient grands les embarras de l'autorité française si les cardinaux quittaient Rome. Vous serez privés des rétrogrades, privés des amis du Pape, privés des peureux modérés : vous n'aurez pour vous que les révolutionnaires qui se transformeront en flatteurs très perfides : de là des conflits et, en fin de compte, une guerre ou une grande humiliation. — A ce langage d'une si nette franchise, M. de Tocqueville répondait en termes découragés : Le président, disait-il, est ingouvernable : les membres du cabinet font cause commune avec lui : depuis que Falloux est parti, je prêche seul la modération. Il ne la prêchait pas tellement qu'il ne participât un peu à la mauvaise humeur générale. Les lenteurs de la cour romaine lui causaient un extrême déplaisir, et il y voyait volontiers un signe de duplicité : Nous ne pouvons, écrivait-il dès le 2 septembre, être joués, battus et contents. Cependant les avis multipliés de notre envoyé n'étaient point sans fruit. M. de Corcelles ayant avancé l'idée d'un congrès, M. de Tocqueville invitait M. de Lamoricière, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, à sonder sur ce point M. de Nesselrode. A l'Élysée, dans le conseil, au ministère des affaires étrangères, l'irritation subsistait : mais on patientait, et aucun éclat nouveau ne s'ajoutait à celui qui s'était produit. — Si M. de Tocqueville avait pu méconnaitre la voix affectueuse et attristée de l'ami de sa jeunesse, la joie de nos plus implacables ennemis l'eût éclairé sur les dangers de notre nouvelle attitude. A l'heure même où le ministre des affaires étrangères lisait les lettres qu'on vient de citer, il pouvait lire dans les journaux une autre lettre bien différente qui lui était adressée, à lui et à M. de Falloux, par Mazzini. Dans cette lettre, Mazzini s'emparait du message à Edgar Ney pour en triompher. Il se montrait le véritable bénéficiaire de notre nouvelle politique. Il triomphait, d'ailleurs, avec une insolence dédaigneuse, jugeait que ce retour n'amnistiait aucune des violences passées et se contentait de signaler avec hauteur la discorde entre le protecteur et le protégé[60].

Ce n'était pas seulement à Rome et à Paris, c'était surtout à Portici que l'action de M. de Corcelles devait se faire sentir. Autant notre envoyé mettait de soin à recommander à Paris la déférence vis-à-vis du Pape, autant, en présence du Pape lui-même, il se montrait attentif à faire valoir le dévouement traditionnel de la France, les reconnaissants égards que lui méritait la récente effusion de son sang, les avantages d'une prompte transaction, le préjudice qu'une rupture ouverte pouvait causer à la foi catholique. A Portici, du 4 au 13 septembre, il fut reçu quatre fois par le Pape. Pie IX accueillit avec une extrême bonne grâce notre envoyé, qui avait su gagner toute sa confiance. Il ne marchanda pas l'expression de sa gratitude et de sa sympathie envers la France. Seulement, il était visible que la lettre du président l'avait blessé comme une atteinte à son indépendance : La lettre ! la fameuse lettre, la nota lettera, répétait-il souvent avec un mélange d'inquiétude, de tristesse et peut-être aussi d'ironie. M. de Corcelles faisant valoir la nécessité des concessions, le Saint-Père insista, comme il l'avait fait si souvent, sur les larges franchises municipales et provinciales qu'il avait le désir d'accorder à ses sujets : mais, pour tout ce qui ressemblait au gouvernement constitutionnel, sa répugnance semblait presque invincible. Notre ambassadeur tenta pourtant un dernier effort en faveur du vote délibératif à attribuer à la Consulte en matière de finances. Afin de prévenir les objections du Souverain Pontife, il suggéra même l'idée de refuser à ce conseil le droit d'amendement et de ne lui conférer d'autre faculté que celle d'adopter ou de rejeter le budget en bloc. Les dépenses ecclésiastiques échappaient, comme il était juste, à tout examen des corps délibérants. Le Saint-Père goûta peu cet expédient. Il aimait mieux, disait-il, des attributions consultatives, mais sérieuses, qu'un droit de contrôle qui, à force d'être restreint, deviendrait tout à fait fictif. M. de Corcelles demanda du moins que l'édit des réformes fût promptement publié : car l'incertitude où l'on était autorisait dans la presse les plus malveillants commentaires et entretenait les mésintelligences. A cet égard, l'ambassadeur de France proposait avec tous les ménagements désirables une sorte de compromis : La lettre à Edgar Ney, disait-il, n'a point reçu et ne recevra point à Rome de publication officielle ; mais en retour, que l'édit des réformes, que le Motu proprio, depuis si longtemps sollicité par l'Europe, soit enfin promulgué. Ces instances ne demeurèrent point vaines, et l'on crut enfin qu'on touchait au terme de ces laborieuses négociations : Je viens d'obtenir pour lundi ou mardi, écrivait le 14 septembre M. de Corcelles à M. de Tocqueville, la publication du Motu proprio[61]. En effet, le décret si impatiemment attendu parut le 19 septembre dans le Journal de Rome, et fut affiché le lendemain.

 

X

C'était le sort de cette malheureuse question romaine de soulever de nouvelles complications au moment même où l'on croyait toucher à une entente. La lettre à Edgar Ney avait attristé les âmes religieuses et inquiété tous les esprits réfléchis. Il se trouva que le Motu proprio fut pour beaucoup de libéraux sincères une véritable déception.

L'édit du Saint-Père organisait les conseils municipaux et provinciaux : ces conseils devaient se recruter par l'élection et étaient investis d'attributions étendues. Si, dans les assemblées locales, une large place était faite à l'esprit de liberté, cette place était plus parcimonieusement mesurée pour les assemblées appelées à connaitre des affaires de l'État. Au siège du gouvernement central étaient créés deux conseils : un conseil d'État nommé par le Pape et destiné à préparer les lois ; une Consulte spécialement préposée aux finances et nommée par le Saint-Père sur des listes de présentation dressées par les assemblées provinciales. Cette Consulte était chargée d'examiner les projets de budget et de donner des avis, mais n'avait pas, comme l'aurait désiré le cabinet français, voix délibérative. En résumé, la monarchie pontificale n'était ni une monarchie absolue, ni une monarchie constitutionnelle, mais une monarchie consultative. L'édit promettait en outre de prochaines réformes en ce qui concernait la justice civile et criminelle.

Le Motu proprio était accompagné d'un décret d'amnistie. Ici, il faut en convenir, les amis les plus zélés du Pontife devaient renoncer à une justification impossible. La clémence disparaissait sous le luxe des exceptions établies. Non seulement ces exceptions étaient trop nombreuses, mais il semblait que, par une insigne maladresse, les auteurs du décret eussent pris à tâche moins de les voiler que de les mettre en relief. On proclamait en principe le pardon ; puis on créait à plaisir des catégories comme pour préparer et faciliter les représailles. Étaient exceptés de l'amnistie les membres du gouvernement provisoire formé après le 16 novembre ; les membres de l'Assemblée constituante qui avaient pris part à ses délibérations ; les membres du Triumvirat et du gouvernement de la République ; les chefs des corps militaires ; les amnistiés de 1846 qui, contrairement à leurs engagements, avaient participé aux derniers troubles ; enfin tous ceux qui, outre les délits politiques, s'étaient rendus coupables de délits de droit commun. Notre gouvernement avait demandé une amnistie générale, sauf des exclusions nominatives, et il arrivait que, dans un édit de clémence, on insérait de véritables listes de proscription. Les exceptions mêmes étaient si mal précisées qu'elles laissaient place à un effrayant arbitraire. Dieu sait pourtant qu'aucune âme ne répugnait plus que celle de Pie IX aux rigueurs et aux vengeances. L'inintelligence de quelques serviteurs, ingénieux à déployer des menaces que nul ne songeait à exécuter, avait seule surpris au doux et saint pontife ce déplorable décret.

En France, la presse antireligieuse signala avec une ironie dédaigneuse les prétendues concessions de Pie IX. La presse modérée se tut ou défendit, non sans quelque embarras, les décrets pontificaux. Dans les régions officielles, le déplaisir fut très vif, surtout dans le premier moment. On était surpris que le Pape, en ce qui concernait la réforme judiciaire, se fût contenté d'une vague promesse : on s'étonnait qu'il eût gardé le silence sur la sécularisation des emplois publics et sur l'introduction du Code Napoléon dans les États romains : ce dernier point qui n'était pas le plus important tenait surtout à cœur. Le président voyait dans le Motu proprio et dans l'amnistie la justification de sa lettre récente ; et les membres du cabinet, cette fois, n'étaient pas éloignés de penser comme lui. De tous les ministres, le plus attristé était assurément M. de Tocqueville. Depuis son entrée aux affaires, il s'efforçait de retenir Louis Bonaparte, qui voulait aller trop vite, et de pousser en avant la cour de Rome, qui allait trop lentement. Afin d'amener le Pape aux concessions, il s'était ingénié à lui plaire : c'est ainsi qu'à l'une des dernières séances du conseil, il avait demandé que le port des croix et médailles conférées par Pie IX fût autorisé dans Farinée. A la fin d'août, il était entré en pourparlers avec le chargé d'affaires d'Autriche, M. de Hübner, et avait discuté avec lui les termes d'un programme de réformes qui pourrait être soumis au Saint-Père et appuyé tout à la fois par les cabinets de Paris et de Vienne. Lorsqu'il vit à quel mince résultat aboutissaient de si loyaux efforts, il eut peine à contenir son dépit : Le Motu proprio est dérisoire, s'écria-t-il, et l'amnistie est cruelle. Dans sa première irritation, il reprocha même à M. de Corcelles d'avoir hâté la publication de l'édit pontifical, reproche mal fondé et dont lui-même il reconnut plus tard l'injustice[62] !

A l'étranger, les puissances favorables au Pape et au principe d'autorité ne formulèrent qu'une approbation réservée. Les autres exprimèrent leur déplaisir ou affectèrent l'indifférence. M. de Schwarzenberg à Vienne, M. de Nesselrode à Saint-Pétersbourg, jugèrent que les concessions du Pape auraient pu être plus larges, ajoutant, toutefois, que les réformes accordées deviendraient peut-être le point de départ de réformes nouvelles. En Italie, la presse redoubla de violences contre le Saint-Père et reprit contre nous le cours de ses invectives, un instant interrompu par la lettre à Edgar Ney. En Angleterre, l'opinion et le ministère se montrèrent dédaigneux pour le Pape et légèrement railleurs vis-à-vis de nous. Si les Romains se contentent de ce degré de liberté, disait le Times, les Français n'ont pas qualité pour en demander davantage. Quant à lord Palmerston, il avait une façon aussi injuste que pittoresque de caractériser le Motu proprio et l'amnistie : Le Pape, disait-il, peut condenser ses décrets en trois lignes : Je nomme un conseil d'État dont je suivrai les avis s'ils me plaisent, je promets des réformes et je pardonne à tous les innocents[63].

Les hommes qui, à l'exemple de M. de Corcelles, de M. de Rayneval, du général Rostolan, s'étaient employés depuis plusieurs mois, avec le zèle le plus patriotique et le plus désintéressé, à dissiper les préjugés et à amener une loyale entente, durent éprouver une réelle tristesse en écoutant ce concert de plaintes qui leur arrivaient de France et de l'étranger. Eux-mêmes étaient trop éclairés pour ne pas comprendre à quelles critiques prêtaient les décrets du Saint-Père. Le général Rostolan alla jusqu'à solliciter son rappel.

Cependant, le premier découragement passé, nos plénipotentiaires sentirent que leur tâche n'était point finie. L'édit d'amnistie, si rigoureux et si maladroit, pouvait, par une interprétation libérale de ses clauses restrictives, s'adoucir et se transformer. Quant au Motu proprio, tout dépendait de l'application qui en serait faite. S'il était appliqué sans bonne volonté et sans confiance, l'expérience resterait vaine, et après quelques apparentes satisfactions données à l'opinion publique européenne, on retomberait bientôt dans l'ornière des vieux abus. Si, au contraire, il était appliqué avec loyauté et surtout avec suite, il pouvait devenir fécond en résultats, car en dépit de ses lacunes, il contenait trois choses importantes : des libertés locales très réelles, des institutions consultatives sérieuses, enfin des promesses de réformes en matière d'organisation judiciaire. Corriger les sévérités de l'amnistie, développer les germes bienfaisants renfermés dans le Motu proprio, tel devait être le double travail de nos diplomates. Malgré les mécomptes passés, ils n'hésitèrent pas à se consacrer à cette œuvre qui, pour être menée à bonne fin, exigeait des égards respectueux, de l'esprit de suite et surtout de la patience. — A la dernière réunion de la conférence de Gaëte, M. de Rayneval insista vivement sur la nécessité de compléter, par de nouvelles concessions, le dernier édit du Saint-Père : il demanda surtout que ces réformes fussent accomplies avec promptitude[64]. M. de Corcelles, de son côté, s'appliqua à amender les duretés de l'amnistie : à cet égard, la réalité dépassa ses meilleures espérances : car la bonté de Pie IX conspirait avec ses propres désirs. Les exceptions si malheureusement introduites dans le décret furent peu à peu restreintes et limitées. Un assez grand nombre de constituants furent l'objet de mesures spéciales de clémence. On n'engloba dans la dénomination de membres du gouvernement provisoire que les plus hauts fonctionnaires de ce gouvernement. Les chefs de corps se réduisirent à huit ou neuf officiers généraux ou supérieurs. Les seize cents amnistiés de 1846, qui, au nombre de plus de six cents, avaient participé aux derniers troubles, ne furent point inquiétés : la plupart d'entre eux avaient reçu des laissez-passer de l'autorité française et avaient quitté librement le territoire romain. Le décret ainsi interprété, deux ou trois cents poursuites au plus auraient pu être intentées. Trente-huit seulement furent commencées. Encore ces trente-huit individus, particulièrement compromis, reçurent-ils tous des passeports, soit pour la France, soit pour le Piémont : pour quatorze d'entre eux ces passeports furent même accompagnés de secours de route[65]. Chose étrange ! cette amnistie si malheureusement rigoureuse dans sa rédaction devint dans la pratique l'une des plus larges qu'on eût jamais accordées ; et il se trouva que Pie IX, qui avait été, après son avènement, le plus libéral des princes, fut, après sa restauration, le plus clément des souverains.

En France et en Europe, on ne connut que plus tard les mesures généreuses du Saint-Père ; on ne les connut même jamais qu'imparfaitement. Il est juste de dire que, si on ne les connut point aussitôt, on les pressentit. A la déception qu'avaient causée, même chez les esprits les plus modérés, le Motu proprio et l'amnistie, succéda bientôt un sentiment plus réfléchi, et, par suite, moins malveillant. On se dit que les institutions représentatives, possibles avant la B évolution, ne l'étaient plus après ; que la bonne volonté de Pie IX et la sagesse de ses sujets pourraient, avec le temps, développer les concessions du Motu proprio. On désavoua donc implicitement et d'un accord commun les violences des premiers jours. Les dépêches officielles se ressentirent de cette appréciation plus modérée et exprimèrent à l'égard de l'édit du Saint-Père un mélange de confiance et de regrets. A ce moment, d'ailleurs, les plus avisés réservaient leur jugement : car l'Assemblée législative, prorogée depuis le 11 août, venait de se réunir de nouveau. C'est à elle qu'il appartenait de dire le dernier mot sur notre politique en Italie. Il dépendrait d'elle, suivant l'attitude qu'elle adopterait, d'apaiser ou de raviver les divisions.

 

XI

Le 1er octobre, le cabinet déposa sur le bureau de l'Assemblée une demande de crédits pour couvrir les dépenses de l'expédition romaine. Cette demande fournissait l'occasion d'un débat solennel. Ce débat lui-même, bien qu'attendu et désiré, offrait un double écueil. Si l'on approuvait la lettre à Edgar Ney, on s'exposait à mécontenter la cour pontificale au point de rendre toute conciliation impossible ; si, au contraire, on la désavouait, on poussait à bout le président et on le provoquait peut-être à quelque irréparable éclat. Pour sortir d'embarras, on imagina de considérer la lettre comme un acte non politique, mais privé, et de la passer sous silence. Quant au Motu proprio, on résolut de l'approuver, sinon en lui-même, au moins comme le point de départ d'une ère de réformes. Tel fut l'avis de la commission des crédits.

Les choses ainsi réglées, la commission dut confier à l'un de ses membres le soin de porter la parole en son nom. Pour une question si grave, il fallait un rapporteur considérable par le talent et l'autorité. M. Thiers fut choisi. Le 15 octobre, il vint lire son rapport.

Dans ce travail qui avait toute la portée d'un document historique, M. Thiers n'hésitait pas à approuver l'expédition de Rome au double point de vue de l'intérêt catholique et de l'intérêt français. Cette expédition, ajoutait-il, n'avait pas été moins profitable à la cause de la vraie liberté : car, à défaut de la France, l'Autriche seule serait intervenue et aurait sans doute rétabli toutes les anciennes institutions. — Quant au Motu proprio, le langage de M. Thiers était très net. L'adhésion réservée que la commission avait donnée à l'édit pontifical se transformait dans sa bouche en approbation presque complète. Le Motu proprio, disait en substance le rapporteur, concède des franchises municipales et provinciales étendues : il crée des institutions consultatives : le Saint-Père n'a pas pensé qu'il fût opportun de s'avancer davantage : il est, après tout, le meilleur juge de ce qui convient à ses sujets ; et, malgré nos services, nous n'avons d'autre droit qu'un droit de conseil respectueux.

Ainsi parla M. Thiers : et son rapport, quoique simple lecture, fut interrompu plusieurs fois par les furieux murmures de la Montagne. A vrai dire, ce rapport était plus remarquable encore par ses omissions que par ses affirmations. Vainement on y eût cherché la moindre allusion à la lettre à Edgar Ney, à cette lettre qui était dans toutes les mémoires et que, par un commun accord, on feignait d'ignorer.

La discussion publique s'étant ouverte le 18 octobre, la majorité tout entière resta fidèle à cette attitude prudente et réservée. Elle eut pour principal interprète M. de Montalembert, qui refit avec son ampleur habituelle l'histoire de l'expédition et qui excita surtout les acclamations de l'Assemblée en parlant de la faiblesse de l'Église, faiblesse qui fait sa force, aux yeux de toutes les âmes généreuses.

Il semblait donc que tout concourût à un dénouement pacifique. Néanmoins, avant qu'on arrivât au terme des débats, une nouvelle complication faillit anéantir tous les projets d'entente et ramener brusquement à la politique d'aventures.

Autant le parti conservateur était désireux de jeter sur la lettre à Edgar Ney le voile de l'oubli, autant la Montagne avait intérêt à la remettre en lumière. Elle y trouvait le triple avantage d'attirer à elle le président, de le brouiller avec la majorité, d'empêcher l'entente entre la France et le gouvernement du Saint-Père. La gauche mit à rappeler la lettre autant de soin que la droite à la faire oublier. Le discours de M. Mathieu de la Drôme, celui de Victor Hugo, qui venait de se séparer de la majorité, n'eurent pas d'autre objet. Ce qui rendait cette tactique dangereuse, c'est que le président, cette fois, n'était pas insensible à ces avances intéressées. Le silence de M. Thiers lui avait paru plus insultant que la plus amère des critiques : il était exaspéré : ses ministres observaient en lui, écrivait M. de Tocqueville, une de ces colères intérieures auxquelles il était sujet et qui, après avoir couvé quelque temps, éclataient tout à coup. Les ministres eux-mêmes n'étaient pas sans quelque humeur contre la droite : ils estimaient que, dans le jugement sur le Motu proprio, elle poussait trop loin l'approbation : d'un autre côté, la protection de M. Thiers, déplaisante pour le président, ne l'était guère moins pour eux-mêmes, et ils éprouvaient un certain dépit à voir les chefs de la majorité se substituer à eux.

C'est au cours de la discussion parlementaire que l'orage éclata. A l'une des séances du conseil, le président de la République remit à M. Barrot une lettre qu'il lui adressait et l'invita à la lire à l'Assemblée. Cette lettre, beaucoup plus modérée dans la forme que celle à Edgar Ney, contenait une dernière phrase menaçante pour la majorité. Vous n'avez pas oublié, Monsieur le ministre, disait le président, avec quelle persévérance j'ai secondé l'expédition romaine, alors qu'un premier échec sous les murs de Rome et une opposition formidable à l'intérieur semblaient compromettre notre honneur militaire : je mettrai la même constance à soutenir, contre des résistances d'une autre nature, ce que je considère comme l'honneur politique de l'expédition. En présence des dispositions du prince, les membres du cabinet auraient pu céder à une dangereuse tentation. Ils n'ignoraient pas que les chefs parlementaires les protégeaient avec dédain ou même les faisaient attaquer, non à la tribune, mais dans les conversations ou dans les articles de journaux. Ils auraient pu, à leur tour, se venger de ces procédés en creusant un abîme entre la majorité et Louis Bonaparte. Ils n'obéirent point à de si mesquines rancunes. Ils considérèrent que le président avait besoin de la majorité, et la majorité du président. M. Barrot refusa, comme il le dit lui-même, de se faire le héraut des défis de Louis Bonaparte à l'endroit du Parlement[66]. Cependant, comme il fallait donner une satisfaction au chef de l'État, il fut convenu que le président du conseil prendrait la parole avant la fin de la discussion, et, par la netteté de son langage, effacerait ce que le silence affecté de M. Thiers avait eu de blessant pour le prince. Ce programme fut fidèlement suivi. A la séance du 20 octobre, M. Barrot monta à la tribune. Il rendit hommage aux intentions du président de la République. Il fit observer — ce qui était vrai — que la lettre à Edgar Ney n'était, sous une forme un peu trop vive, que la traduction fidèle de nos propres dépêches. Il s'attacha surtout à combattre les affirmations de la Montagne qui s'était plu à établir un véritable antagonisme entre la lettre à Edgar Ney et le Motu proprio. C'est avec une réelle habileté et un rare bonheur d'expressions qu'il s'efforça de concilier ces deux documents qu'on avait jusque-là opposés l'un à l'autre : On nous dit : Voilà deux politiques qui sont contraires : la lettre et le Motu proprio ; faites votre choix. Notre réponse est facile. Nous prenons le Motu proprio et la lettre à la fois (mouvement) : la lettre comme expression du but que nous voulons atteindre ; le Motu proprio comme une concession déjà acquise, comme un premier pas vers ce but. Tel fut le langage de M. Barrot. Les catholiques et les chefs de la majorité étaient trop clairvoyants pour ne pas pressentir les périls de la désunion. La plupart connaissaient, bien qu'on ne l'eût ni lue ni publiée, la nouvelle lettre comminatoire de Louis Bonaparte. Ils renoncèrent à faire ressortir les dissidences partielles entre leur opinion et celle du président du conseil. Tout finit par un embrassement général, écrivait le 21 octobre M. de Tocqueville à M. de Corcelles. On alla aux voix, et les crédits furent adoptés par 470 voix contre 165. C'était le jugement de l'Assemblée sur la question romaine.

A Portici, on avait suivi avec une curiosité anxieuse les débats de l'Assemblée française. On avait accueilli avec reconnaissance le rapport de M. Thiers : on avait lu avec admiration le discours de Montalembert : le discours même de M. Barrot était plein des témoignages les plus respectueux pour le Saint-Père, et, quoiqu'il appelât bien des réserves, il tendait à adoucir plutôt qu'à raviver le souvenir toujours pénible de la lettre à Edgar Ney. Vers la fin d'octobre, Pie IX fit connaître à M. de Corcelles son projet de revenir à Rome, et notre ambassadeur put un instant espérer qu'il couronnerait sa mission en ramenant le Pape dans ses États. Cette satisfaction qui eût été la légitime récompense de ses services ne lui fut point donnée. A quelque temps de là, de nouvelles hésitations s'étant produites dans la politique du président, le retour du Souverain Pontife fut de nouveau ajourné. C'est seulement le 12 avril 1850 que Pie IX rentra dans sa capitale.

 

XII

A partir de ce moment, l'Italie, qui, depuis deux années, avait tant agité l'Europe et s'était tant agitée elle-même, rentra dans cette sorte d'immobilité où elle avait si longtemps vécu. Les révolutionnaires, réduits à l'impuissance, cédèrent aux événements : les libéraux, attristés ou détrompés, ajournèrent leurs desseins ou cherchèrent dans une résignation passive l'oubli passager de leurs espérances : les masses cédèrent à cette lassitude qui suit presque toujours un long effort : de là un apaisement apparent, accalmie plutôt que repos. Naples était depuis longtemps retombée sous le despotisme capricieux et inintelligent de ses princes, despotisme plus dur pour les classes éclairées que pour le reste de la nation. A Bologne, à Ferrare, dans les duchés, à Florence même avait reparu l'uniforme blanc des soldats autrichiens, protecteurs des princes restaurés. Milan, après le soulèvement de 1848, avait repris ses anciennes chaînes, douce et noble cité qui se résignait mollement à son sort en attendant qu'elle s'insurgeât de nouveau. Le quadrilatère était plus que jamais hérissé de défenses. Plus rudement atteinte que ses sœurs de la Péninsule, Venise, après un siège mémorable, avait vu effacer une seconde fois les emblèmes de sa glorieuse république : les bombes autrichiennes avaient enfoncé les voûtes de ses églises et dégradé les frises de ses palais : le choléra avait décimé sa population : Manin, le dictateur Manin, venait enfin de partir pour l'exil, et avec lui avait disparu le seul homme de trempe vraiment héroïque Glue la Révolution italienne eût fait surgir.

De toutes les cités de l'Italie, Rome fut la moins malheureuse. La réaction s'accomplit sans violence et même avec profit pour elle. Depuis longtemps les traces du siège avaient disparu. Garibaldiens en chemise rouge, étrangers aux uniformes bigarrés, démagogues de toute provenance et de toute profession, tous s'étaient éloignés ou se dissimulaient. Ainsi débarrassée de ces hôtes incommodes, Rome redevint la cité chère aux artistes, aimée des rêveurs, propice aux cœurs souffrants, sorte de musée en plein air conservé pour l'instruction et l'édification du monde. Les étrangers reprirent le chemin de ses murs, apportant avec eux l'abondance. On revit les splendeurs des fêtes religieuses, les pompes des bénédictions pontificales, les pittoresques cortèges des princes et des cardinaux. Le peuple de Rome se reprit à cette existence douce, exempte de soucis, un peu monotone, sorte de bonheur tempéré dont les nations, comme les hommes, se fatiguent parfois. A voir ce calme profond, on n'eût soupçonné ni les agitations des années précédentes, ni les révolutions successives, ni le siège récent. La ville avait retrouvé sa physionomie d'autrefois. Seulement, par intervalles, on entendait dans les rues le pas régulier de nos patrouilles : parfois aussi les sonneries éclatantes des chasseurs de Vincennes troublaient le silence des ruines ; et ces bruits inaccoutumés rappelaient la présence des soldats français, protecteurs du repos de la cité.

Cette protection était, hélas ! nécessaire, et la France, en ce temps-là, eut l'honneur de ne la point marchander. Cependant, si jamais prince mérita de n'avoir pour sauvegarde que l'amour de ses sujets, ce prince fut assurément Pie IX. Sans doute le Pie IX de 1850 n'était plus celui de 1846, prompt à l'espérance, confiant dans l'avenir, prodigue de ses promesses. Mais si les dures expériences de la disgrâce et de l'exil avaient impressionné son esprit et jeté peut-être quelque incertitude dans sa conscience, elles n'avaient pas changé son cœur. Les jours du triomphe étaient passés : mais le Pontife, qui ne devait plus être à la joie, voulut du moins être au devoir : c'est avec une parfaite bonne foi, sinon avec une efficacité entière, qu'il s'appliqua à réaliser les promesses que contenait le Motu proprio. Dès la fin d'octobre 1849, il avait annoncé à M. de Corcelles la nomination de la commission appelée à préparer les réformes. Le conseil des ministres fut organisé. C'est surtout en matière de finances que le gouvernement pontifical s'efforça d'alléger les charges de ses peuples. A cet égard la tâche était lourde. L'occupation autrichienne était onéreuse et, avant les réductions d'effectif, coûtait annuellement plus de cinq millions. L'occupation française, beaucoup moins exigeante, coûtait quatre cent mille francs environ. Les révolutions qui s'étaient accomplies avaient, d'ailleurs, jeté un trouble profond dans le crédit public. Malgré cet héritage du passé, l'équilibre du budget fut rétabli au bout de quelques années. Sur toutes les questions budgétaires, la Consulte d'État fut appelée à donner son avis, avis consciencieux, motivé, toujours pris en sérieuse considération. Le contrôle existait, plus sincère de fait qu'en bien des pays de l'Europe. En même temps, l'administration des communes, celle des provinces furent régies d'après les règles les plus larges[67]. Le peuple romain, après de si terribles secousses, était-il fondé à demander davantage ? Sans doute, les libertés politiques proprement dites faisaient défaut : mais ni les libéraux ni les révolutionnaires n'avaient le droit de s'indigner qu'on les leur refusât, car ces libertés, si largement accordées autrefois, avaient été étouffées dans le sang de Rossi !

Tel était, après deux ans d'agitation, l'état de la Péninsule. L'apaisement y régnait, apaisement apparent, ai-je dit, plutôt que réel. A ne juger que la surface, on était revenu, sauf quelques différences, à l'ancien ordre de choses. Pour tout observateur attentif, un travail profond s'opérait dans les esprits, travail qui pouvait se dissimuler dans l'ombre, subir des temps d'arrêt, mais qu'aucune puissance au monde n'était désormais capable d'anéantir ou d'enrayer. C'était chez les uns le désir d'un État fédératif, chez les autres l'aspiration vers l'unité nationale, chez presque tous le goût des réformes, chez tous le vœu d'échapper aux peuples étrangers qui avaient fait des provinces italiennes autant de champs clos pour leurs combats, autant de gages pour les négociations de leurs traités. Ou ne s'accordait guère sur le programme à adopter : les temps, d'ailleurs, ne permettaient point qu'on le discutât librement : mais, en dehors de toute action de la parole ou de la presse, un courant d'opinion se formait qui devait tout d'abord agir lentement, miner peu à peu le régime ancien, puis éclater tout à coup avec violence. En gens habitués à céder à la fortune, les Italiens avaient accueilli sans trop d'irritation leurs princes ; mais, le premier moment de tristesse ou de surprise passé, ils se reprirent à caresser secrètement les théories qui les avaient séduits. Chose singulière ! ceux que les derniers troubles avaient le plus rudement atteints n'échappaient pas toujours à l'influence commune, et, abrités sous la paisible domination de l'Autriche, ils se sentaient parfois gagnés eux-mêmes par l'esprit de nouveautés.

Il était dans la Péninsule un État qui avait, pénétré cette disposition des âmes et s'apprêtait à en profiter ; cet État, c'était le Piémont. Le Piémont, après Novare, avait cédé pendant quelques jours au découragement de la défaite : Tout est fini, écrivait, le 3 avril 1849, d'Azeglio ; ... après de tels coups, on ne garde plus que les apparences de la vie : l'âme et le corps sont morts. Je ne verrai plus ma patrie délivrée du joug. Que la volonté de Dieu soit faite ! Il ne nous reste que notre honneur[68]. Un sentiment plus réfléchi avait bientôt adouci l'amertume de cette première impression ; et, sans qu'on osât encore l'avouer, l'idée de l'hégémonie italienne apparut de nouveau comme l'espoir de l'avenir. Au mois d'octobre 1849, à l'heure même où Pie IX publiait son Motu proprio, le peuple de Turin, silencieux et recueilli, gravissait les pentes de la Superga et accompagnait jusqu'à sa royale sépulture la dépouille de Charles-Albert, qui venait de s'éteindre en Portugal, brisé moins par la maladie que par la défaite. Dans les honneurs extraordinaires rendus alors à ce prince mort loin de sa patrie, ne fallait-il voir rien autre chose que le naturel hommage d'une nation à son souverain ? Ce triomphe posthume ne cachait-il pas au contraire un sentiment, calculé chez les hommes de gouvernement, instinctif au sein des masses ? Lorsqu'on exaltait les vertus du monarque, sa bravoure, ses défis à la fortune ; lorsque les libéraux qui l'avaient si souvent dédaigné l'appelaient dans le parlement le magnanime Charles-Albert ; lorsqu'on lui décernait des honneurs dont l'ombre même du prince eût été inquiète et troublée, ne songeait-on pas à donner à la cause de l'indépendance italienne une sorte de précurseur légendaire à l'image chevaleresque et touchante ? A la différence des autres souverains, le roi Victor-Emmanuel maintint le statut : seul il le pouvait faire sans péril, à raison du caractère national de sa dynastie et du tempérament de son peuple. Il se mit à pratiquer une politique, non d'inaction, mais de recueillement, attentif à saisir les moindres symptômes de l'opinion publique, dissimulant ses vues ambitieuses pour les mieux poursuivre, s'apprêtant à enrôler dans les cadres de sa monarchie toutes les forces libérales de l'Italie. A ce prince, bien jeune encore et peu au niveau d'un tel rôle, la Providence avait envoyé un conseiller d'une haute intelligence et d'une haute droiture, M. Massimo d'Azeglio. M. d'Azeglio, ministre des affaires étrangères du roi de Sardaigne et président du conseil, ne contribua pas peu à relever dans l'estime de l'Europe son pays vaincu. Puis il vint un jour où, pour les desseins du Piémont, la droiture ne fut plus suffisante et put même devenir un obstacle. Dans cette nouvelle conjoncture, la fortune n'abandonna pas Victor-Emmanuel. Parmi les collègues de M. d'Azeglio était un personnage d'une perspicacité extraordinaire, doué d'une infatigable activité, capable de tout entreprendre, trop habile pour commettre une malhonnêteté inutile, mais léger de scrupules et surtout sensible au profit : on l'appelait Camille de Cavour. Avec une désinvolture tout italienne, M. de Cavour, après s'être effacé devant son chef, l'évinça. La conquête de la présidence du conseil fut sa première annexion. Une fois au pouvoir, il entreprit de persuader aux chancelleries que le bon ordre politique de l'Europe ne pouvait se consolider que par la grandeur du Piémont. On ne sait ce que l'on doit le plus admirer, ou de l'audace du ministre sarde qui tint ce langage, ou de la naïveté des chancelleries qui l'écoutèrent. C'est à M. de Cavour qu'il devait être réservé d'utiliser le mouvement libéral italien, de lui assigner son but et de l'absorber en le contenant.

Pendant les années 1850 et 1851, la France, à part l'occupation de Rome, resta étrangère au sort de cette Italie, matériellement si tranquille, moralement si agitée. Notre politique intérieure absorbait alors toute notre activité. Ce n'est que plus tard que Louis-Napoléon, ayant transformé le titre de son pouvoir, tourna de nouveau son attention sur la Péninsule. S'il nous était permis d'anticiper sur les événements, nous dirions que les souvenirs de 1848 et 1849 furent alors perdus pour le prince et pour la France. Des négociations pénibles et souvent infructueuses que nous avions tentées, deux leçons ressortaient visibles et indéniables. La première, c'est qu'il ne faut intervenir qu'avec réserve dans les affaires des nations voisines, même lorsqu'on veut les éclairer et les sauver : Lamartine, Cavaignac, Bastide, plus tard M. de Lesseps n'avaient recueilli pour prix de leurs bons offices que la défiance ou les injures. La seconde leçon, c'est que cette réserve, sage toujours, l'est surtout vis-à-vis des Italiens, de tous les peuples le plus séduisant, le plus fin et aussi le moins accessible à la reconnaissance. Nos peines, nos mécomptes, nos embarras de toute sorte n'auraient pas été payés trop cher si nous avions pu nous pénétrer de ce double enseignement. Cette expérience, comme bien d'autres, resta sans profit pour nous.

 

 

 



[1] VAILLANT, Siège de Rome, p. 15 à 18, p. 17

[2] Rapports du Général Vaillant au ministre de la guerre, 19 mai et 2 juin 1849. (Siège de Rome, p. 182 et 183.)

[3] VAILLANT, Siège de Rome, p. 33 — Le général Oudinot, dans son rapport au ministre de la guerre, ne parle que de cent soixante-cinq blessés ; mais ce rapport rédigé le 4 juin au matin, lorsque l'action venait de se terminer, n'aura sans doute donné que des chiffres incomplets. Nous avons cru devoir reproduire les chiffres fournis par le général Vaillant, dont le récit, publié longtemps après les événements, emprunte à la situation de l'auteur un caractère presque officiel,

[4] Haute Cour de Versailles : Procès des accusés du 13 juin, déposition Revel. (Gazette des Tribunaux, 18 octobre 1849.)

[5] Haute Cour de Versailles : Procès des accusés du 13 juin ; acte d'accusation et dépositions de Guillaume, Terré, Gent, etc. (Gazette des Tribunaux, 14, 18, 19 octobre 1849.)

[6] Souvenirs de l'Hôtel de ville, par M. MERRUAU, secrétaire général de la préfecture de la Seine, p. 188.

[7] Haute Cour de Versailles : Procès des accusés du 13 juin ; acte d'accusation et dépositions Robin, Tisserand, de Saint-Aubin, de Goyon, Guy, etc. (Gazette des Tribunaux, 14, 18 et 19 octobre 1849. Rapport du général Changarnier sur les évènements de juin. (Moniteur de 1849, p. 2103.)

[8] Lettre du colonel Guinard au National. (Le National du 23 juin 1849.)

[9] Haute Cour de Versailles : Procès des accusés du 13 juin, passim.

[10] Haute Cour de Versailles : déposition Tronche. (Gazette des Tribunaux, 21 octobre 1849.)

[11] Le Conservatoire des arts et métiers pendant la journée du 13 juin, par M. POUILLET, p. 6.

[12] Le Conservatoire pendant la journée du 13 juin, par M. POUILLET.

[13] Le Conservatoire pendant la journée du 13 juin, par M. POUILLET, passim.

[14] CONSIDÉRANT, Le 13 juin. (Extrait du Débat social de Bruxelles.)

[15] Haute Cour de Versailles : Procès des accusés du 13 juin, passim.

[16] Haute Cour de Versailles : Procès des accusés du 13 juin, passim. M. POUILLET, Le Conservatoire des arts et métiers pendant la journée du 13 juin, p. 17-19.

[17] Rapport du général Changarnier. (Moniteur, p. 2103.)

[18] Rapport du général Changarnier. (Moniteur, p. 2103.)

[19] Oui, général, disait le soir, moitié sérieusement et moitié en riant, le président de la République au général Changarnier, oui, la journée a été bonne ; mais vous m'avez fait passer bien rapidement devant les Tuileries. (BARROT, Mémoires, t. III, p. 303.)

[20] Haute Cour de Versailles : Procès des accusés du 13 juin ; acte d'accusation.

[21] Cour d'assises de la Haute-Garonne : Troubles de Toulouse ; acte d'accusation. (Gazette des Tribunaux, 15 décembre 1849.)

[22] Cour d'assises de l'Aveyron : troubles de Perpignan. (Gazette des Tribunaux, 1er décembre 1849.)

[23] Ceux de nos lecteurs qui seraient curieux de connaitre dans ses détails cette tentative de jacquerie agricole, prélude des tentatives plus graves de 1851, consulteront avec fruit le compte rendu du procès dus insurgés de l'Allier. Cour d'assises du Puy-de-Dôme, audience du 17 novembre 1849 et audiences suivantes. (Voir Gazette des Tribunaux, n° du 21 novembre 1849 et numéros suivants.)

[24] Déclaration de M. Faucher, 5 février 1849. (Moniteur de 1849, p. 356.)

[25] Conseil de guerre de Lyon : insurrection du 15 juin 184.9 ; déposition Galerne, commissaire central. (Gazette des Tribunaux, 2 décembre 1849.)

[26] Procès des insurgés de Lyon ; déposition écrite de M. Tourangin, préfet du Rhône. (Gazette des Tribunaux, 3 décembre 1849.)

[27] Rapport du général Magnan sur les événements de Lyon. (Moniteur de 1849, p. 2095.)

[28] Procès des insurgés de Lyon. (Gazette des Tribunaux du 30 nov. 1849.)

[29] Rapport du général Gémeau, commandant la 6e division militaire, sur l'insurrection de Lyon. (Moniteur de 1849, p, 2005.)

[30] Revue des Deux Mondes, 15 juin 1849. Chronique.

[31] Moniteur de 1849, p. 2135.

[32] Moniteur de 1849, p. 2143.

[33] Moniteur du 28 juin 1849, p. 2176.

[34] Rapport sur les épidémies de choléra-morbus de 1817 à 1850, par M. BRIQUET. (Mémoires de l'Académie de médecine, t. XXVIII, p. 211.) — Les quartiers les plus frappés furent le quartier Saint-Marceau, celui des Invalides et l'île Saint-Louis. L'hospice de la Salpetrière, sur une population de 4.000 personnes âgées ou infirmes, compta 952 victimes. (Mémoires sur la mortalité comparée des quartiers de Paris pendant l'épidémie de 1849, par M. BOUVIER. — Mémoires de l'Académie de médecine, t. XVII, p. 337.)

[35] Voir supra, paragraphe premier.

[36] VAILLANT, Siège de Rome, p. 42.

[37] VAILLANT, Siège de Rome, p. 63, 68, 70, 71 et 81. — Rapport du général Oudinot, 11, 12, 13, 17 juin. (Moniteur de 1849, p. 2112 et 2443.)

[38] Relations et documents inédits.

[39] Lettre à M. de Gérando, 13 juin.

[40] VAILLANT, Siège de Rome, p. 99 et suiv. — Rapport du général Oudinot, 22 juin. (Moniteur de 1849, p. 2185.)

[41] VAILLANT, Siège de Rome, p. 142. — Le général Oudinot, dans son rapport du 30 juin (Moniteur de 1849, p. 2297), parle de neuf tués et de cent dix blessés. Ce rapport, rédigé lorsque l'action venait à peine de se terminer, n'a pu donner que des chiffres approximatifs et par suite incomplets.

[42] Rapport du général Oudinot du 30 juin.

[43] Correspondance inédite.

[44] VAILLANT, Siège de Rome, P. 156 et 196.

[45] Voir VAILLANT, Siège de Rome, p. 159.

[46] Dépêche de M. de Corcelles, 4 juillet. (Moniteur, p. 2623.)

[47] Procès-verbaux des conférences de Gaëte, séance du 24 juillet 1849. — Mémoires et papiers inédits.

[48] Dépêche de M. Rayneval au ministre des affaires étrangères, 5 juillet 1849. (Moniteur, p. 2609.)

[49] Rapport de la commission mixte instituée à Rome pour constater les dégâts du siège. — Passim.

[50] Rapport de la commission mixte instituée à Rome pour constater les dégâts du siège. — Passim.

[51] M. DE CORCELLES, Du gouvernement pontifical. (Correspondant, 1856, p. 724.)

[52] Dépêches de M. de Rayneval au ministre des affaires étrangères, 18 mai et 14 juin 1849. (Moniteur, p. 3252.)

[53] Dépêche de M. de Correlles au ministre des affaires étrangères, 20 juillet 1849. (Moniteur, p 2624.)

[54] Dépêche de M. de Rayneval au ministre des affaires étrangères, 24 juillet 1849.

[55] Dépêche de M. de Rayneval au ministre des affaires étrangères, 31 juillet 1849. (Moniteur, p. 3233.)

[56] Procès-verbaux des conférences de Gaëte, séance du 11 août 1849.

[57] Les Mémoires de M. de Falloux, publiée postérieurement à la première édition de cet ouvrage, rapportent cet incident d'une façon un peu différente. Je n'ai pas cru devoir modifier mon récit que j'emprunte à une lettre particulière écrite à l'issue même de la séance du conseil par M. de Tocqueville à M. de Corcelles. (Note de la seconde édition.)

[58] Dépêche de M. de la Cour à M. de Tocqueville, 18 septembre 1849.

[59] Dépêche du général Lamoricière à M. de Tocqueville, 25 septembre 1849.

[60] Lettre de Mazzini à MM. de Falloux et de Tocqueville, septembre 1849.

[61] Correspondance inédite.

[62] Papiers et documents inédits.

[63] Dépêches de M. Drouyn de Lhuys à M. de Tocqueville, 28 et 30 septembre 1849.

[64] Procès-verbaux des conférences de Gaëte, séance du 22 septembre 1849.

[65] DE CORCELLES, Du gouvernement pontifical. (Correspondant, 1856, p. 666.)

[66] BARROT, Mémoires, t. III, p. 446.

[67] DE CORCELLES, Du gouvernement pontifical. (Correspondant, 1856, p. 727 et suivantes.)

[68] D'AZEGLIO, Correspondance, p. 50.