HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

TROISIÈME PÉRIODE - 1073-1294

 

CHAPITRE VINGTIÈME.

 

 

Des papes, de l'Allemagne et de l'Italie pendant les croisades (1098-1294). — Fin de la querelle des investitures ; formation de la monarchie sicilienne. — Guelfes et Gibelins, puissance des villes en Allemagne et en Italie ; Adrien IV, Alexandre III, Grégoire IX, Innocent IV, Frédéric Barberousse, Frédéric II. — Grand interrègne ; maison d'Anjou à Naples, Rodolphe de Habsbourg.

 

I

C'est surtout pendant les croisades que les souverains pontifes ont gouverné les affaires temporelles de l'Europe, par l'influence de leur suprématie spirituelle, et par la supériorité personnelle du génie. Cette prépondérance s'est fait sentir à tous les rois et à toutes les nations, mais plus particulièrement encore l'Italie et l'Allemagne.

Urbain II, sortant du concile de Clermont, revint à Rome, et soutenu de ceux qu'il avait animés au voyage de Jérusalem, il chassa de la ville Clément III ; l'antipape se réfugia dans le château Saint-Ange, et il paraissait encore capable de résister. Urbain parcourut l'Apulie, la Calabre, la Sicile que possédaient les Normands. Il fit rentrer sous l'obédience du pape les églises de Sicile que les Grecs avaient tenues subordonnées au patriarche de C. P., et pour récompenser Roger, il le nomma légat du Saint-Siège dans son comté, avec le droit de n'envoyer aux conciles convoqués par le pape que les évêques qu'il lui plairait ; c'est ce privilégie qui est désigné du nom de Tribunal de la monarchie sicilienne. Le pape revint ensuite avec des forces suffisantes, et occupa librement le siège pontifical, Pascal II, successeur d'Urbain (1099), acheva la ruine de Clément qu'il obligea d'aller mourir à Cilla di Castello, et triompha de trois autres intrus que les schismatiques prétendaient élever au pontificat. En même temps Conrad, fils de Henri IV, qui s'était révolté contre son père, mourut à Florence (1100) ; la querelle des investitures n'était pas venue à sa conclusion, et pourtant paraissait terminée.

Tout à coup (1105) le marquis Thibaut e le comte Bérenger excitèrent à la révolte contre l'empereur son autre fils Henri, alléguant que le père avait été excommunié par les pontifes romains, le jeune Henri, soutenu par les princes de Souabe, de la France orientale, de la Bavière, entra sur cette terre de Saxe si facile à soulever contre l'autorité royale, attira à son obéissance tous les grands de cette nation, et fit tenir un concile à Nordhausen par l'archevêque de Mayence, Rotard, que l'empereur avait dépossédé. Ce concile ayant condamné la simonie, et d'autres choses contraires à l'Église romaine, le jeune Henri se porta pour le vengeur de tous les évêques, chassa des sièges épiscopaux les favoris de son père, et attira sur les siens la vengeance impériale[1].

Le royaume étant donc misérablement divisé contre lui-même, toutes ses forces étant réunies en armées, la terre ayant été ravage cruellement pat le fer et la flamme, le père et le fils vinrent camper sur les bords du Rhin. Le jeune Henri détacha de son père, le duc de Bohême et le marquis d'Autriche, et l'empereur, obligé de fuir, laissa à Rotard la liberté de retourner à son siège. Le fils vainqueur eut une entrevue avec son père à Bingen, et l'exhorta à l'obéissance envers l'Église romaine ; l'empereur demanda une diète, et elle fut indiquée à Mayence. Mais dans l'intervalle, il fut par une-ruse enfermé au château de Beckelheim. Les légats du siège apostolique survenant à la diète de Mayence (1106), publièrent l'anathème prononcé par les pontifes romains. L'empereur demandait à être entendu ; les grands redoutèrent une sédition du peuple, se rendirent près de Henri IV, et par leurs discours et leur habileté, le décidèrent à remettre à son fils les insignes de la royauté. Que cela soit juste ou ne le soit pas, dit Otton de Frisingue, je ne prononce pas[2]. Les grands de retour près de Henri IV, lui remirent les ornements impériaux, et les légats le couronnèrent.

Henri IV détrôné, se retira dans le pays des Belges, et fut reçu à Cologne, non comme un exilé, mais comme un roi. De là, il vint à Liège, et répondit aux démonstrations de respect qu'on lui prodiguait, par le récit de ses infortunes. Il écrivit au roi de France une lettre qui amollirait des cœurs de roche : Prince très-cher, disait-il, et en qui je mets tout mon espoir après Dieu, ô le plus fidèle de tous mes amis[3], je vous ai choisi entre tous pour vous raconter mes calamités et mes misères ; et je me prosternerais à vos pieds, si je pouvais le faire sans rabaisser la majesté de l'empire. Mais Henri V rassemblait ses forces et s'approchait de la Meuse, déclarant le duc de la basse Lorraine ennemi de l'empire, il avait tenté en vain un combat qui tourna contre lui, quand son père mourut à Liège (1106). Jusqu'à ce que l'excommunication eût été levée, le légat, s'opposa à ce que le corps de l'empereur fût déposé dans un lieu consacré. Cologne fut prise, la paix rétablie et les évêques dépossédés remis en possession de leurs sièges.

Cette triste fin du persécuteur de l'Église ne rendit pas Henri V lui-même plus prudent. Tandis qu'il essayait de soumettre le comte d'Alost et le roi de Hongrie, et d'enlever la Silésie aux Polonais, le pape Pascal II réclamait l'exécution du décret de Grégoire VII touchant les investitures. Henri V avait répondu qu'il ne gênerait pas la liberté des élections, mais qu'il prétendait les confirmer, donner aux élus l'investiture des droits régaliens, et recevoir l'hommage vassalitique ; il fit ainsi à Verdun et à Halberstadt. Pascal II passa aussitôt en France (1107), et dans le concile de Troyes, défendit l'investiture par les laïques. Des ambassadeurs de Henri V déclarèrent que leur maître ne souffrirait pas qu'une question de ce genre fût décidée dans un pays étranger, et qu'il viendrait à Rome pour défendre ses droits.

En effet, il rassembla une armée (1110), et campa près du Pô ; il avait trente mille cavaliers, sans compter ceux d'Italie qui accoururent, et son camp tenait un si grand espace, que l'œil n'en pouvait mesurer l'étendue. Il ordonna aux soldats d'allumer des feux pendant la nuit devant chaque tente, afin de donner aux indigènes un spectacle de gloire humaine[4] ; les villes de la Lombardie lui envoyèrent de riches présents : Milan seule refusa de le reconnaître pour souverain. En Toscane, Mathilde lui promit assistance contre tous ses ennemis, mais elle en exceptait l'Église. Enfin, le pape vint à Sutri pour conférer avec le roi germain ; les propositions de Pascal II surprirent Henri V, le roi prétendait au droit d'investiture pour conserver les droits régaliens, il n'avait donc qu'à reprendre ces droits, et à réunir au domaine de la couronne, les villes, marches, avoueries, forteresses, que des princes avaient donnée à l'Église ; l'Église aurait assez des dîmes, des offrandes, des terres qu'elle tenait des particuliers. Henri V prévoyant qu'une pareille concession ne plairait au clergé ni à la noblesse, accepta à condition que l'Église et les princes de l'empire l'accepteraient.

Le pape ne put décider les évêques ; l'empereur réclamant sa promesse, Pascal, obligé de refuser, fut arrêté aussitôt. L'évêque de Salzbourg, Conrad, par zèle de la justice, blâma cette action. Un des ministres de Henri tire son sabre, et le menace de la mort ; l'évêque tend la orge : J'aime mieux mourir, dit-il, que de cacher un pareil forfait. Aussitôt la multitude du peuple romain se soulève passe le Tibre, et surprend le roi à l'improviste devant les marches de l'église Saint-Pierre. Le roi, habile dans les armes, combattit hardiment, poussa les Romains jusqu'au Tibre, renversa les remparts de la ville, et sortit emmenant le pape captif ; il le tint en prison, le tourmenta, lui fit sentir la faim, puis exigea de nouvelles conditions. Le traité portait que l'élection des évêques et des abbés se ferait librement, sans simonie, avec le consentement du roi ; le roi donnerait l'investiture par l'anneau et la crosse, alors seulement l'élu serait consacré. L'empereur déciderait, si l'élection était contestée. Le pape n'inquiéterait plus Henri, ni pour les investitures, ni pour l'emprisonnement qu'il lui avait fait subir, et ne l'excommunierait jamais. Le pape ayant signé, revint à Rome, couronna Henri empereur, et lui remit ce privilège des investitures qui allait être révoqué bientôt comme un pravilège.

Henri V triomphait ; à son retour en Allemagne, il ensevelit en terre sainte le corps de son père, effraya les princes par la mort du comte Réginald, et épousa Mathilde, fille du roi d'Angleterre, Henri Ier ; dans la solennité de ses noces, le duc de Saxe, Lothaire, nu-pieds, couvert d'une saie, vint se jeter à ses genoux, et se livrer à lui ; car une grande terreur avait envahi le cœur de tous les princes, et nul n'osait plus se révolter[5]. On usa davantage en Italie ; les cardinaux pressaient, le pape Pascal de révoquer ses concessions arrachées par la force et dans la captivité. Il refusait fidèle à son serment, et ne voulait pas excommunier l'empereur ; les cardinaux condamnèrent eux-mêmes le traité ; et Gui, l'archevêque de Vienne excommunia le roi son suzerain. Cette nouvelle fut connue en même temps que la mort de la comtesse Mathilde ; cette princesse avait légué au Saint-Siège ses biens allodiaux mais non ses fiefs dont elle ne pouvait disposer. Henri V réclamant les fiefs comme empereur, et les alleuds comme héritier, passa une seconde fois en Italie (1116). A son approche, Pascal s'enfuit de Rome, et mourut. Son successeur, Gélase II, refusant de confirmer la convention de 1111, l'empereur fit élire à sa place Maurice Bourdin, archevêque de Brague, qui prit le nom de Grégoire VIII. Mais à la mort de Gélase, les cardinaux choisirent l'archevêque de Vienne qui avait excommunié Henri, et qui voulait s'appeler Callixte II. Ce dernier devait terminer la querelle. Son arrivée à Rome ruina l'antipape. Bourdin, saisi par le peuple à Sutri, fut couvert d'une peau de mouton toute saignante, placé sur un chameau au rebours, et amené à la populace de Rome, qui l'eût tué si Callixte ne s'y fût opposé. Le schisme détruit, il entreprit l'empereur ; ses propositions n'étant pas d'abord acceptées, il excommunia Henri qui, devenu plus docile, promit de faire rendre à l'empire les droits de l'empire, à l'Église les droits de l'Église. Une diète étant assemblée à Worms où l'on devait s'accorder (23 octobre 1122), Henri remit au légat un acte par lequel l'empereur renonçait à l'investiture par l'anneau et la crosse, accordait aux églises le droit d'élire librement leurs prélats, et promettait de rendre et de faire rendre à l'Église de Rome les possessions et les droits régaliens qu'elle avait perdus depuis l'origine de la contestation. En retour, le légat remit à l'empereur un acte par lequel le pape consentait à laisser élire les évêques et les abbés d'Allemagne, en présence de l'empereur, sans violence ni simonie ; s'il s'élevait une contestation entre deux concurrents, l'empereur prononcerait par le conseil du métropolitain et des évêques de la province. L'élu recevrait de l'empereur par le sceptre les droits régaliens, mais non l'investiture de tout ce qui appartenait en propre à l'Église ; il prêterait pour le fief le serment. Hors de l'Allemagne, l'évêque élu et consacré recevrait l'investiture de la même manière. Ainsi, le concordat de Worms affranchissait la puissance spirituelle de l'Église, et retranchait la si-manie dans l'investiture du temporel. C'était tout ce que Grégoire VII avait voulu. Callixte II en eut l'honneur, et l'on célébra son œuvre par cette inscription publiée dans Rome :

Ecce Calixtus, honor patriæ, decus imperiale,

Burdinum nequam damnat, pacemque reformat[6].

L'empereur Henri mourut quelque temps après la paix (1125) ; il ne laissait pas d'enfants, et la maison impériale de Franconie s'éteignait en lui. Une brillante assemblée, convoquée à Mayence par l'archevêque de cette ville, réunit soixante mille hommes ; les archevêques, les évêques, les abbés et les prévôts des chapitres, les ducs, les margraves, les comtes, tous accompagnés de leurs vassaux et de l'élite de la noblesse. Le droit d'élection appartenait encore à tous ; mais déjà l'exercice de ce droit se modifiait singulièrement, et préparait dans le privilège de quelques-uns, l'exclusion du grand nombre. L'assemblée forma un comité de dix princes, chargea de la prétaxation, c'est-à-dire du soin de lui désigner les candidats les plus dignes. On proposa donc quatre candidats, le margrave d'Autriche Léopold, le duc de Souabe Frédéric de Hohenstaufen, le duc de Saxe Lothaire, le comte de Flandre Charles le Bon. Le duc de Souabe l'eût emporté sans doute, s'il n'eût été absent, ainsi que le duc de Bavière ; l'archevêque de Mayence, appuyé d'un parti considérable de la petite noblesse, entraina successivement tous les suffrages, et fit proclamer Lothaire. Le duc de Bavière avait le privilège de suspendre l'élection du souverain, tant qu'il n'y avait pas lui-même consenti ; il approuva ce qui s'était fait, et le consentement des légats du pape, ayant tout confirmé, Lothaire fut couronné à Aix-la-Chapelle.

Le duc de Souabe déçu dans son ambition, et son frère Conrad, duc de Franconie, prétendaient au moins conserver quelques domaines impériaux que leur avait laissé prendre Henri V. Lothaire les réclama, et les grands vassaux, pairs de Frédéric, donnèrent raison, par leur sentence, à l'empereur ; Frédéric déclaré ennemi de la patrie, et mis au ban de l'empire, ne posait pas les armes, et opposait aux forces réunies de l'Allemagne, l'alliance de Henri le Superbe duc de Bavière. Lothaire lui ôta cette ressource, en mariant sa fille au Bavarois qui acquit par ce mariage l'espérance de posséder un jouir la Saxe. Réduit aux secours de son frère Conrad, le duc de Souabe ne céda pas encore ; Conrad, fier d'avoir délivré Nuremberg assiégé par l'empereur, prit le titre de roi des Romains, et descendant en Italie s'en fit couronner roi à Monza et à Milan.

Le Saint-Siège délivré de la querelle des investitures, soutenait maintenant une autre querelle contre les Normands ses vassaux. Le premier comte de Sicile, Roger, le frère et le compagnon de Robert Guiscard, était mort en 1101. Son fils, Roger le Jeune, lui avait succédé dans la Sicile et dans une partie de la Calabre : ce nouveau comte était destiné à réunir sous son autorité et sous le titre de roi, les trois États normands fondés au midi de l'Italie, avec la ville de Naples, jusque-là indépendante. Il crut en avoir trouvé l'occasion lorsque la mort de Guillaume II, le second héritier de Guiscard, laissa vaquer le duché de Pouille (1127). Il parut aussitôt à Salerne avec sept galères, et se fit reconnaitre, en qualité de souverain, par l'archevêque et les habitants ; Amalfi, Troia, Melfi, toute la Pouille suivit cet exemple. Cependant, d'après les usages féodaux, le pape, suzerain du pays, avait droit de réclamer la Pouille, comme fief dévolu au Saint-Siège, ou d'en conférer l'investiture à son gré, c'est ce droit que réclama le pape Honorius II, et il annonça l'intention d'investir du fief vacant un neveu de Guiscard, Bohémond II. Tout ce qu'il put faire, ce fut de sauver Bénévent, et de renvoyer avec un refus deux ambassadeurs du Sicilien qui venaient demander l'investiture. Les succès de Roger, qui occupa Tarente, Otrante et Brindes, et la désertion des troupes pontificales, décidèrent Honorius à une entrevue sur le pont de Bénévent ; c'est là qu'il conféra à Roger l'investiture des duchés de Pouille et de Calabre, et de Naples.

La ressemblance de leurs embarras devait rapprocher le pape et l'empereur. Honorius II, allié de Lothaire, déclara nul le sacre de Conrad de Franconie, et excommunia ce prince lui-même : Lothaire le dépouilla de son duché, et ôta la Thuringe au seul ami qui restât à ce rival. La mort d'Honorius II amena des événements qui resserrèrent encore l'alliance de l'Église et de l'Empire (1130). Seize cardinaux s'étaient hâtés d'élire Innocent II ; les autres, plus nombreux, s'assemblèrent plus tard, et firent choix d'Anaclet, fils d'un juif converti, que les richesses de son père rendaient puissant dans Rome. Chacun des deux élus se déclara légitime, et deux partis s'étant formés, Anaclet força son adversaire à quitter Rome ; il rechercha l'appui de Roger, celui-ci venait d'obliger à l'hommage le prince de Capoue, Robert II ; Anaclet approuva cette violence, et par une bulle donna au vainqueur le titre de roi de Sicile, avec la suzeraineté sur la principauté de Capoue et le duché de Naples, Roger se fit couronner à Palerme, ajouta à ses titres le nom de roi d'Italie, reçut l'hommage volontaire du duc de Naples, et établit dans ses États la dignité d'archimandrite ou abbé général, qu'il se réserva à lui-même, en vertu du privilège de Sicile. Cependant Innocent II arrivait en France ; l'assemblée mixte d'Étampes, composée de prélats et de seigneurs, où siégeait le roi louis le Gros, et où saint Bernard parla avec sa puissance accoutumée, avait d'avance reconnu l'exilé pour chef légitime de l'Église. Louis le Gros vint au devant du pape avec toute sa famille, et les autres souverains, à son exemple, reconnurent Innocent II, à l'exception de Roger, et du roi d'Écosse. Après avoir tenu un concile à Clermont, Innocent vint à Liège[7], et dans une entrevue avec l'empereur où saint Bernard parut encore, il obtint la promesse d'être ramené dans Rome par l'assistance impériale. Lothaire vint en effet avec une armée ; mais il ne put entrer à Milan, il ne put chasser Anaclet de Rome, il ne put être couronné que dans l'église de Latran (1133). Le testament de Mathilde était toujours un objet de contestations ; le concordat de Worms n'avait rien décidé touchant les alleuds que cette princesse léguait au Saint-Siège, et que l'empereur Henri V avait réunis à son domaine. Innocent II décida que ces alleuds appartiendraient à Lothaire, comme fiefs de l'Église, et après lui, au duc de Bavière, moyennant cent marcs d'argent par an. C'est dans ce sens qu'il faut entendre ces deux vers placés au bas du tableau qui représentait le sacre de Lothaire :

Rex venit ante fores, jurans prius urbis honores,

Post homo fit papæ, sumit quo dante coronam.

Cette expédition avait plutôt nui que profité aux affaires du pape, en découvrant la faiblesse de son allié. Lothaire repassait en Allemagne pour surveiller les princes de Hohenstaufen, et pour céder définitivement la Saxe à son gendre Henri le Superbe Roger échappait à une révolte excitée par la fausse nouvelle de sa mort, dépouillait entièrement le prince de Capoue, et régnait vassal d'Anaclet. Les Pisans, alliés du pape, attaquaient et pillaient Amalfi, puis, vaincus, abandonnaient leurs conquêtes et ne remportaient que leur butin. Heureusement l'éloquence de saint Bernard termina la rivalité de l'empereur et des princes de Souabe[8] ; Frédéric et Conrad furent rétablis dans tous leurs fiefs et honneurs ; Conrad obtint même la première place parmi les ducs d'Allemagne, et le droit de porter la bannière impériale. En même temps, l'empereur de Constantinople, Jean Comnène, fit proposer à l'empereur d'Occident une alliance offensive et défensive contre le roi de Sicile. L'espérance de conquérir pour lui-même l'Italie méridionale, engagea Lothaire à une seconde expédition (1137) ; cette fois il parla en maître. Il s'établit juge entre Milan et Crémone, divisées par la guerre, fit proscrire par les princes d'Italie les Crémonais, et ravagea lui-même leurs terres et leurs forts. Les habitants de Bologne et de l'Émilie, qui avaient autrefois méprisé sa faiblesse, vinrent suppliants offrir leurs services. L'Apennin passé, il reçut la soumission d'Ancône, de Spolète, et des autres villes, tandis que le duc de Bavière allait chercher Innocent II. Dans l'Apulie et la Campanie, il fit de si grandes choses qu'il surpassa tous les rois francs depuis Charlemagne[9]. Il prit Capoue, Troia, Salerne, des châteaux forts, des citadelles inaccessibles ; il occupa Bénévent qu'il rendit au pape : il vainquit Roger en personne et le força de fuir. Mais tant de succès ne décidèrent encore rien. Tous ceux qui avaient suivi Lothaire, réclamaient le droit de retourner, après leur devoir fidèlement rempli, auprès de leurs femmes et de leurs enfants. Il fallut donc se hâter de régler le sort de la conquête on déclara Rager ennemi, et on donna la Pouille et la Calabre au comte Réginald. L'empereur voulait exercer aussi bien que le pape le droit d'investiture ; ils convinrent donc que, pendant la cérémonie, chacun d'eux tiendrait à la main un étendard. Tel fut le dernier acte de l'empereur Lothaire ; il mourut au pied des Alpes, avant de revoir l'Allemagne (1137).

Le pape restait seul en présence de Roger et d'Anaclet. Le Sicilien, avec des forces nombreuses, menaçait Réginald, et rejetait la médiation de saint Bernard. Cependant la mort d'Anaclet détruisait son parti. Innocent II convoquant alors au palais de Latran un concile œcuménique, y prononça, devant deux mille prélats, ces paroles mémorables : Vous savez que Rome est la capitale du monde, que l'on reçoit les dignités ecclésiastiques, par la permission du pontife romain, comme à titre de fief, et que sans cela on ne peut les posséder légitimement. Tous les actes d'Anaclet furent cassés, et un successeur que les schismatiques avaient voulu donner à cet antipape, abdiqua ses prétentions ; ainsi fut terminé le schisme. Il ne fallait plus vaincre que Roger, à qui la mort de Reginald ôtait une grande crainte. Comme Léon IX, Innocent II voulut commander lui-même la guerre contre cet ennemi ; comme Léon IX, il fut vaincu, fait prisonnier, et traité en suzerain par le vainqueur. Roger demanda son pardon et une réconciliation entière. Le pape fit la paix, recouvra Bénévent, et en échange reconnut Roger et ses descendants, pour rois de Sicile, ducs de Pouille et de Calabre, à la condition de prêter hommage au souverain pontife, et de payer un tribut annuel de six cents pièces d'or. Il n'était point question de Naples dans ce traité ; mais les Napolitains vinrent eux-mêmes à Bénévent se soumettre à Roger, et obtinrent pour duc un de ses fils (1139).

 

II

La mort de l'empereur Lothaire II ouvre la querelle des Guelfes et des Gibelins.

Deux familles redoutables par leur puissance se disputaient le trône impérial, la famille Welf et la famille de Hohenstaufen ; la première était représentée par Henri le Superbe, duc de Bavière, gendre de Lothaire II, à qui son beau-père avait conféré les duchés de Saxe et de Toscane, et qui tenait en ce moment les ornements impériaux[10] ; la seconde était représentée par le duc de Souabe, Frédéric, et par son frère Conrad, duc de Franconie, qui s'était autrefois déclaré et fait reconnaître roi des Romains. Henri le Superbe avait mérité, avec son nom, la haine de tous ceux qui l'avaient vu dans la guerre d'Italie ; et sa puissance qui s'étendait, comme il s'en vantait lui-même, de la mer à la mer, du Danemark à la Sicile, était un grand motif de crainte. Une élection furtive débarrassa les princes allemands d'un tel empereur ; l'archevêque de Trèves convoqua à Coblentz une assemblée des princes de Be n parti, et, sans attendre l'arrivée des États de Saxe et de Bavière, qui auraient certainement choisi leur duc, il fit proclamer le duc de Franconie sous le nom de Conrad III. Le couronnement se fit avec la même rapidité, à Aix-la-Chapelle, par les mains du légat d'Innocent II, et les Saxons, puis les Bavarois, après quelque hésitation, approuvèrent tout ce qui s'était fait. Henri le Superbe se soumit lui-même, et rendit les ornements impériaux, dans la diète de Ratisbonne (1138).

Si Conrad III eût voulu s'en tenir là, il n'y aurait pas eu de rivalité entre sa famille et la famille Welf ; mais il prit facilement ombrage d'un prince qui avait failli l'emporter sur lui, et qu'on pouvait à juste titre soupçonner de mécontentement et d'ambition turbulente. A la diète d'Augsbourg, il déclara n Henri le Superbe que sa puissance était trop grande pour un vassal, et qu'elle menaçait la tranquillité de l'empire ; il le somma en conséquence d'abandonner un de ses duchés. Il savait bien que Henri le Superbe n'y consentirait pas, et, profitant de cette résistance et de la haine que les autres princes portaient à son rival, il le déclara déchu de la Saxe, qu'il conféra au margrave de Brandebourg, Albert l'Ours, et de la Bavière, qu'il conféra au margrave d'Autriche, Léopold IV. Ce coup hardi étonna tout le monde ; la crainte vint ensuite de laisser prendre trop d'autorité à l'empereur. Les Saxons réclamaient pour leur duc, plusieurs des princes qui avaient jusque-là soutenu Conrad, se tournèrent du côté de Henri le Superbe ; Albert l'Ours fut chassé de la Saxe, et Henni le Superbe.se préparait à chasser également le margrave d'Autriche quand il mourut (1139). Il laissait un fils de dix ans, Henri le Lion, qu'il avait recommandé à l'archevêque de Magdebourg ; les Saxons soutinrent cet enfant, et ôtèrent toute espérance à son rival dans leur duché ; mais le défenseur de la Bavière, Welf d'Altorf, onde de Henri le Lion, après d'heureux combats, fut vaincu dans une grande bataille. !l avait chassé le roargravè d'Autriche, il voulu délivrer son château de Winsberg assiégé par Conrad ; il donna aux siens pour cri de guerre le nom de sa famille Welf ou Guelfe ; les partisans de l'empereur se servirent alors du nom de Waiblingen, petite ville dont la possession avait été le commencement de la fortune des Hohenstaufen de là les dénominations de Guelfes et de Gibelins. Welf d'Altorf vaincu ne put donner aucun secours à ceux qui défendaient le château. Conrad irrité de la résistance, ne voulut accorder qu'aux femmes la permission de sortir avec ce qu'elles avaient de plus précieux ; elles emportèrent toutes leurs maris sur leurs épaules. La mort du margrave d'Autriche rendit ensuite un accommodement plus facile. Conrad restitua la Saxe à Henri le Lion, à condition que celui-ci renonçât à la Bavière ; la Bavière fut donnée au nouveau margrave d'Autriche, Henri Jochsammergot et le margraviat de Brandebourg, pour dédommager Albert l'Ours, fut érigé en fief immédiat de l'empire. Welf d'Altorf mécontent, continua encore quelque temps la guerre contre le duc de Bavière, mais sans succès (1142).

Les noms de Guelfes et de Gibelins ont donc pris naissance ; ils désignent d'abord les partisans de la famille de Henri le Superbe, et de la maison impériale de Souabe. Plus tard la rivalité de ces deux familles s'étant renouvelée pendant que l'empereur faisait la guerre à l'Italie, et les Italiens qui combattaient pour leur indépendance nationale s'étant unis aux Guelfes, le nom de Guelfes désigna les partisans de l'indépendance italienne, le nom de Gibelins, les partisans de l'autorité d'un empereur étranger. Plus tard encore, quand les empereurs eurent perdu l'autorité réelle sur l'Italie, et que dans les villes italiennes devenues républiques, il s'éleva des seigneurs qui s'efforcèrent de constituer à leur bénéfice de petites royautés, en s'appuyant de la volonté des empereurs, le nom de Guelfes désigna les partisans de la liberté républicaine, le nom de Gibelins, les seigneurs et leurs partisans.

La lutte de l'Allemagne et de l'Italie était la conséquence inévitable de leur réunion sous un seul maitre. Les Italiens ne voulaient pas dépendre des Allemands, et ils s'étaient essayés à la résistance depuis le règne de Henri II, et sous les princes de la maison de Franconie. ; une grande rivalité se préparait. Comme les habitants des villes tiennent le premier rang dans cette lutte, il importe de rechercher quelle était la situation particulière des villes au milieu du gouvernement féodal.

En Allemagne, un très-grand nombre de villes étaient demeurées sous l'autorité immédiate des empereurs, quoique enclavées dans les Étais des grands vassaux. Les Ottons avaient confié aux évêques l'avouerie, ou la lieutenance impériale des meilleures villes du domaine. L'empereur Henri V révoqua successivement ces concessions et rétablit la plupart des cités dans leur ancienne immédiateté : Lothaire II suivit cet exemple, et ses successeurs s'appliquèrent comme à l'envi à multiplier ces petites républiques. Henri fit plus, il trancha d'autorité sur les anciens règlements qui faisaient une distinction entre les citoyens libres et les artisans ; et voulant fortifier le corps de bourgeoisie des villes de Spire, de Worms, et autres, il affranchit tous les artisans, gens de métier, et habitants serfs qui s'y trouvaient, et leur accorda les droits et la qualité de citoyens. Ce fut alors que, pour maintenir l'ordre parmi ces bourgeois agrégés, on établit des tribus et des communautés de gens de métiers, Les citoyens nobles s'unirent de leur côté sous le nom de monnayeurs, et se séparèrent entièrement des francs-bourgeois, avec lesquels ils avaient eu jusqu'alors plus d'une sorte de liaison. Les francs-bourgeois dédaignant, à leur tour, tout commerce avec les membres des tribus, se cotisèrent pareillement, et introduisirent ; par ce moyen, une nouvelle distinction, que l'empereur Lothaire II adopta lui-même dans une charte accordée à la ville de Mayence, en 1135, où il différencia les familiæ ou les nobles, des liberi ou francs-bourgeois, et ceux-ci des cives opifices ou bourgeois artisans... Les empereurs statuèrent aussi qu'un serf étranger qui, s'étant réfugié dans une ville, y demeurerait un temps déterminé, sans être réclamé par son maitre, recouvrerait sa liberté et serait reçu dans les tribus. Outre l'avantage particulier que les villes retirèrent de la réception des artisans, au nombre de leurs citoyens, ii en résulta un bien universel pour toute l'Allemagne. Jusqu'alors les arts et les métiers les plus utiles avaient flétri ceux qui les exerçaient et les préjugés de la nation germanique étaient parvenus au point que les personnes libres qui s'adonnaient au commerce se ravalaient au-dessous de la condition des affranchis, et tombaient dans une espèce de servitude, pareille à celle que le moyen âge avait imposée aux Juifs. Les Slaves du Mecklembourg, de la Poméranie, et du Holstein, profitèrent de ces erreurs des fiers Germains., pour attirer à. soi tout le commerce et toutes les manufactures de cette monarchie. Tout changea de face, après que Henri V eut déclaré libres les artisans et les négociants les fleuves de l'Allemagne se couvrirent de barques ; une abondance, inconnue jusqu'alors, passa des villes dans la campagne, et les commerçants acquirent, en moins de cent cinquante ans, une puissance qui fit trembler plus d'une fois les rois de Suède et de Danemark[11].

En Italie, la seconde invasion et l'éloignement des empereurs avaient successivement fait de toutes les villes de petits États, auxquels il ne manquait qu'une déclaration officielle pour être indépendants tout à fait. En présence des Sarrasins et des Hongrois, elles s'étaient bâti des fortifications, par droit de danger, à l'exemple des seigneurs féodaux. Otton Ier leur permit ensuite de se donner une administration municipale ; et chaque ville plaça à sa tête deux consuls annuels, élus par de libres suffrages, et chargés de présider les différents conseils. La faida, le droit de la défense et de la vengeance personnelle, appartenant à quiconque avait l'existence politique, les villes, ainsi constituées, le prirent comme les seigneurs, et organisèrent leurs milices. L'archevêque de Milan, Eribert, inventa, au commencement du XIe siècle, le caroccio, char à quatre roues, traîné par quatre paires de bœufs, au-dessus duquel s'élevait un Christ les bras ouverts, et l'étendard de la ville entre deux voiles blanches ; un chapelain l'accompagnait jusque sur le champ de bataille, et y célébrait les saints mystères ; la garde en était confiée aux meilleurs soldais. Toutes les villes adoptèrent l'invention des Milanais, et se donnèrent ainsi hors de leurs murs, un signe de nationalité, un gage de la liberté de leur patrie, qu'il était honteux de laisser aux mains de l'ennemi, et pour lequel il fût glorieux de mourir. Les nobles, qui habitaient ordinairement dans les campagnes devinrent jaloux de l'importance des bourgeois. Plusieurs nobles relevaient des évêques des villes, et se plaignaient des vexations de ces suzerains ; les évêques étaient ordinairement soutenus par les bourgeois, dont ils défendaient les institutions, et ils pouvaient, souvent à leur gré, dépouiller leurs vassaux turbulents. D'autres nobles craignaient d'être conquis par les bourgeois, et assujettis à l'égalité et aux devoirs de la cité. L'autorité impériale, également suzeraine des bourgeois et des nobles, ne s'entremettait dans ces querelles que pour attester par ses efforts son impuissance. Sans parler des usages féodaux et de ce droit de guerre qui donnait des armes à toutes les mains, quelle autorité pouvait exercer en Italie un souverain étranger dont le séjour sur cette terre conquise n'était jamais qu'un voyage ? L'empereur y venait ordinairement une fois pendant son règne, se présentait de ville en ville, prenait en Lombardie la couronne de fer, et n'avait pas toujours le loisir ni la force d'aller à Rome recevoir la couronne impériale. Il prononçait des ordres, contraignait à l'exécution ceux qu'il pouvait vaincre, se retirait devant la résistance, et quand ses vassaux allemands, après avoir accompli leur temps de service, réclamaient le droit de retourner dans leurs familles, il s'exposait à rester seul, s'il ne repassait les Alpes avec eux. De là cette grande importante des villes italiennes. Jamais les droits des empereurs sur les villes, jamais les devoirs des villes envers les empereurs n'avaient été clairement définis. L'absence du maître, la richesse du commerce, et la force qui en résultait, poussaient les esprits à la liberté républicaine. Les nobles des campagnes subirent, faute de protection, le joug des bourgeois, et ne conservèrent leurs terres que par la recommandation qui les agrégeait aux villes. Au milieu du XIIe siècle, toute la Lombardie était ainsi divisée en villes, dont chacune avait attiré à soi tous ceux qui habitaient son territoire : on ne trouvait plus de grand de noble, de puissant, qui n'eût subi la domination d'une ville. Tout était bon aux bourgeois, pour faire la guerre ; des hommes de condition inférieure, des ouvriers dans les arts mécaniques, que, dans les autres contrées, on repoussait comme une honte, des nobles occupations, mais que les villes acceptaient dans leur milice ou élevaient aux charges[12]. Du reste, l'activité des bourgeois tournait quelquefois contre eux-mêmes ; les villes se faisaient la guerre entre elles, faute d'avoir d'autres ennemis à combattre. En 1111 Milan détruisit Lodi, et défendit aux vaincus de relever jamais leurs murailles. Côme fut forcée de démanteler ses forteresses, et s'engagea à servir les Milanais dans toutes les guerres. Vers l'an 1143, une atroce rivalité de Venise et de Ravennes, de Vérone unie à Vicence, et de Pavie unie à Trévise, de Pise unie à Florence, et de Sienne unie à Lucques, couvrit l'Italie de sang, de ravages et d'incendies.

Rome elle-même se ressentait de cette fermentation républicaine. Il y avait toujours dans cette ville un parti qui ne voulait pas de la seigneurie du pape, et qui, tout en affectant le respect de son autorité spirituelle, repoussait son autorité temporelle et réclamait le rétablissement de l'ancienne république romaine, L'hérésie des politiques favorisait celte misérable réminiscence du passé. Le moine Arnaud de Brescia, disciple d'Abeilard, enseignait que les possessions temporelles de l'Église étaient un abus, et que le clergé devait se contenter des dîmes et des offrandes ; il mêlait d'autres erreurs à ces déclamations[13]. Le concile de Latran (1139) le condamna et le força à Fuir à Zurich. Mais sa doctrine était matée après lui. Les Romains, si fiers de leur nom, venaient de prendre la ville de Tibur qui avait soutenu Anaclet. Ces conquérants futurs du monde prétendaient imprimer une grande crainte de leur puissance aux vaincus, et ils réclamaient la destruction de la ville conquise. Innocent II s'y opposa. Aussitôt les politiques se soulèvent, s'assemblent au Capitole et rétablissent un sénat : ils croyaient déjà les temps glorieux revenus. Innocent mourut sur ces entrefaites, et fut remplacé par Célestin II, qui ne régna qu'un an[14]. Lucius II ne put faire prévaloir la raison contre la folie romaine. Il vit les politiques placer un patrice à la tête du sénat, et élever à ce titre le frère d'Anaclet. Le patrice fut investi de tout le pouvoir, de tous les droits régaliens dans la ville et hors de la ville ; on ne laissa au pape que les dîmes et les offrandes ; Lucius II périt des suites d'une sédition (1145). Eugène III, qui le remplaça, erra d'abord de retraite en retraite. Les Romains firent reconnaître par la force l'autorité de leur patrice, abattirent les tours des laïques, renversèrent les maisons des cardinaux et du clergé, profanèrent l'Église de Saint-Pierre, et extorquèrent aux pèlerins des offrandes qu'ils gardaient pour eux-mêmes. Eugène III parvint cependant, avec l'aide des tiburtins et les foudres de l'excommunication, à les réduire pour un moment à l'obéissance ; mais comme Innocent II, il refusa la destruction de Tibur, et prit la route de l'Allemagne.

L'empereur Conrad III, sollicité par l'empereur de Byzance Jean Comnène, se préparait à combattre le roi de Sicile Roger. Il y était encore excité par le nouveau sénat et le nouveau peuple romain ; ceux-ci apprenant qu'Eugène III comptait sur les secours de l'Allemagne, voulurent le prévenir :ils écrivirent à Conrad que tout ce qu'ils avaient fait, ils l'avaient fait pour lui, afin de rétablir en sa faveur l'empire de Constantin, et résumèrent en quelques méchants vers latins, au milieu d'une longue lettre en prose, les souhaits qu'ils formaient pour lui :

Que le roi soit puissant, qu'il obtienne ce qu'il désire, qu'il domine sur ses ennemis, qu'il siège à Rome, qu'il gouverne le monde. Prince de la terre, comme Justinien, César, qu'il exerce les droits de César, et le pape les siens, et que Pierre paye le tribut, selon l'ordre de Jésus-Christ.

La publication de la seconde croisade (1146) empêcha l'empereur de se décider, et suspendit la solution de toutes ces querelles. Roger, que tant d'inimitiés menaçaient, fut libre d'agir, et de se venger. Il combattit heureusement pour lui-même et pour le pape. En 1146 il attaqua les Grecs, prit Corfou sans combat, ravagea l'Acarnanie, et toute la côte. Il pénétra dans le golfe de Corinthe, dans le port de Crissa, sans rencontrer d'ennemi égal à son audace. Laissons parler ici les Byzantins ; l'emphase de leur langage exprime trop bien leur terreur et la vanité de leur orgueil. Tandis que Roger se montrait sur les côtes, le commandant de sa flotte faisait sortir des vaisseaux, des hommes pesamment armés, d'autres armés à la légère comme ces monstres marins qui cherchent leur nourriture sur les deux éléments ; il envahit la Béotie, et courut en renversant les villes sur son passage jusqu'à Thèbes. L'homme insatiable ! il dépouilla les habitants qui avaient une grande réputation de richesse, et ne craignit pas une victoire cadméenne. Ses vaisseaux enfoncèrent sous le poids de l'or et de l'argent ; il attaqua ensuite Corinthe, et même l'Acrocorinthe, la citadelle, où tous avaient déposé leurs trésors. Ce château fort, sur une haute montagne, avec ses eaux limpides et sa fontaine de Pirène, célèbre dans l'Odyssée, malgré la nature et le travail des mains humaines, fut occupé par les francs siciliens[15]. Cette guerre avait introduit dans la Sicile et dans l'Italie, des ouvriers en soie[16], et déjà Roger attaquait Tripoli et les pirates de l'Afrique musulmane. En 1149, il ramena dans Rome le pape Eugène III, et retourna contre les Grecs. L'empereur Manuel, semblable au Jupiter d'Homère ou à Thémistocle que les trophées de Miltiade empêchaient de dormir, roulait dans son esprit ce qu'il avait à faire[17]. Il rassembla de nombreux vaisseaux, et mit sur quelques-uns le feu grégeois qui depuis longtemps n'était plus employé, Corfou, occupé par les Siciliens, fut menacé, et les Vénitiens s'unirent aux Grecs. Georges, général de Roger, ne se sentant pas capable de résister, alla mettre le feu aux faubourgs de C. P., et lança une flèche enflammée contre le palais impérial. Les Grecs reprirent Corfou ; mais une tempête empêcha la flotte de Manuel d'aller attaquer la Sicile, et la paix fut faite sur la demande du pape. Roger se vengea sur l'Afrique où il fit quelques conquêtes. Mais la mort l'arrêta en 1164 ; il eut pour successeur son fils Guillaume le Mauvais[18].

Conrad III était mort au retour de la croisade (1162), après avoir désigné pour successeur au trône impérial, non pas son jeune fils, Frédéric de Rothenbourg, mais son neveu Frédéric Barberousse duc de Souabe. Cette désignation décida le choix des princes allemands auxquels s'étaient adjoints quelques barons d'Italie. Les uns et les autres espéraient beaucoup de l'énergie de ce prince, pour la pacification de l'Allemagne toujours menacée par la turbulence de Henri le Lion, et pour la pacification de l'Italie. Frédéric Barberousse commença par citer devant son arbitrage, trois compétiteurs qui se disputaient le royaume de Danemark, et l'ayant adjugé à Suénon, il en investit ce prince comme d'un fief de la couronne germanique. Il voulait ensuite porter la guerre en Hongrie, et ramener cette contrée par la force dans la dépendance de l'empire Les États s'y opposèrent. On préférait mettre fin par un arrangement aux réclamations des princes guelfes, et à la diète de Constance, les députés de Lodi étant venus demander justice des Milanais, on voulait saisir cette occasion d'assujettir de nouveau les villes italiennes. Quatre diètes successives à Wurtzbourg, à Spire, à Worms, à Gozlar, réclamèrent la Bavière pour Henri le Lion. Le margrave d'Autriche, qui ne voulait pas rendre ce duché, fut condamné par ses pairs, et il eût sans doute subi une guerre terrible, si de pressantes sollicitations n'avaient fait décréter une guerre contre l'Italie. Le héraut impérial, chargé de porter aux Milanais l'ordre de laisser rebâtir Lodi, avait été assommé par le peuple, et ses lettres déchirées. Le comte de Capoue Robert invoquait l'empereur contre Roger, Les demandes contradictoires du pape et du peuple romain semblaient livrer Rome aux Allemands. Frédéric prit donc le parti de passer les Alpes. Ni lui-même, ni ceux qui l'appelaient ne savaient encore ce que deviendrait cette guerre. Ce n'est qu'après la première expédition que la question sera nettement posée, et que la lutte s'engagera ouvertement entre la liberté italienne et l'ambition germaine.

Frédéric, ayant passé les Alpes, campait dans la plaine de Roncaglia, sur le Pô, non loin de Plaisance, à la manière des rois francs et teutons, qui faisaient halte pendant quelques jours dans cette plaine, quand ils venaient demander la couronne impériale. On suspendait un bouclier à une barre de bois ; le héraut de la cour appelait tous les chevaliers qui avaient des fiefs, pour faire garde au roi pendant la nuit, et ceux-ci appelaient à leur tour leurs feudataires. Le jour suivant, ceux qui étaient convaincus d'avoir manqué à la garde nocturne, amenés en présence du roi, des autres princes et des hommes illustres, étaient condamnés à perdre leurs fiefs ; il en était de même de ceux qui, par mauvaise volonté pour leur seigneur, étaient restés dans leur pays. C'était encore l'usage qu'en arrivant en Italie, le roi envoyât devant lui quelques-uns de ses familiers à chaque ville, pour réclamer les droits dus au fisc royal, et que les habitants du pays appelaient foderum. Alors toutes les dignités, toutes les magistratures cessaient devant cette justice royale établie par une ancienne coutume ; il fallait fournir aux soldats et au roi, toutes les choses utiles à la vie, excepté les bœufs et les semences nécessaires à l'agriculture. Si les villes osaient contredire ces réclamations, ou ne payer qu'une partie, elles étaient attaquées et détruites, et de là tant de ruines dans la Lombardie[19].

Frédéric tenant donc à Roncaglia une diète des princes et des consuls des villes, diverses plaintes s'élevèrent. On entendit le marquis de Montferrat, Guillaume, qui presque seul des barons italiens avait évité la domination des villes, l'évêque d'Asti, et les députés de Côme et de Lodi. Le roi annonça qu'il passerait par Milan., et retint auprès de lui comme guides, les consuls de cette ville. Tandis que les-députés de Gênes lui apportaient des présents, les consuls le conduisaient par des lieux arides où l'on ne trouvait pas de vivres à prendre ou à acheter. Il s'irrita ; les Milanais osaient lui offrir de l'argent pour qu'il approuvât leurs actes ; des pluies fréquentes exaspéraient son armée ; il déclara donc la guerre aux Milanais, et ravagea leurs châteaux, entre autres celui qu'ils avaient construit pour maintenir l'obéissance de Novare. Les habitants de Cheri et d'Asti avaient repoussé ses ordres ; à son approche, ils s'enfuirent dans les montagnes voisines ; les deux villes furent démolies et brûlées. Après une trêve accordée au besoin de repos des soldats, pendant laquelle nul à l'inférieur du camp ne devait porter les armes, ou nuire aux alliés, il s'approcha de Tortone, amie des Milanais contre Pavie. Tortone se fit mettre au ban de l'empire pour son refus de quitter ses alliés, et ferma ses portes : cernée de tous côtés, par le roi à l'occident, le duc de Bavière devant le faubourg, les Pavésans dans la campagne, à l'orient et au nord, elle résista deux mois aux machines de tout genre, et ne se rendit qu'à la condition que tous auraient la vie sauve, et emporteraient ce qu'ils voudraient. Frédéric détruisit du moins la ville ; et invité à se rendre à Pavie, il s'y fit couronner aux grands applaudissements du peuple. Il passa ensuite par Plaisance et Bologne, et arrivé en Toscane, il ordonna aux Pisans d'armer une flotte montre Guillaume, fils de Roger ; enfin il se dirigea vers Rome[20].

A Eugène III avait succédé, après un court intervalle, un Anglais, Adrien IV — Nicolas Brekspeare. Arnaud de Brescia, qui était revenu à Rome dès le pontificat d'Eugène III, y demeurait toujours ; Adrien IV jeta l'interdit sur la ville de Rome : le peuple força le sénat de chasser le prédicateur ; mais on ne savait pour quel parti le roi germain allait se déclarer ; le pape retiré dans le Fort de Castellane, fut surpris de se voir amener, de la part du roi, Arnaud de Brescia pris en Campanie ; et il vint lui-même au camp de Frédéric. Une ambassade romaine arriva presque au même moment : elle parlait fièrement du Capitole rendu à son ancienne gloire, du sénat régénéré, du retour des temps glorieux ; elle exigeait pour Rome des conditions, l'assurance de la paix, une somme de cinq mille livres pour les officiaux qui seraient chargés de proclamer l'empereur, le sacrifice de son sang, s'il le fallait, pour écarter de Rome toute injure, et des privilégies confirmés par un serment[21]. Frédéric répondit avec dédain : J'avais beaucoup entendu parler de la sagesse et du courage des Romains, mais surtout de leur sagesse : je m'étonne donc de vos paroles, plus arrogantes que sages. Je reconnais que Rome a été grande et puissante : mais d'abord sa noblesse a été transférée à une ville d'Orient ; ensuite un Franc est survenu, véritablement noble par son nom et ses hauts faits, qui lui a enlevé la liberté. Tout est aujourd'hui en notre pouvoir, vos consuls, votre sénat, vos soldats. Ce que vous demandez est juste ou ne l'est pas ; s'il est injuste, il ne vous appartient pas de le demander, ni à moi de l'accorder. Cependant Frédéric prit ses précautions ; par le conseil du pape, il fit entrer dans la cité Léonine et près de l'église de Saint-Pierre un corps de mille hommes, et entra lui-même précédé d'Adrien. Pour que la cérémonie de son couronnement ne fut point troublée par le peuple, une garde veillait au pont voisin du château Saint-Ange. Mais quand le peuple rassemblé au Capitole avec les sénateurs eut appris qu'on ne lui avait pas demandé son consentement, il s'élance furieux au delà du Tibre, et tue dans l'église de Saint-Pierre quelques gardes impériaux ; l'empereur, rassemblant les siens, accablés de soif et de fatigue, commence le combat. Les femmes romaines animaient leurs maris, mais les Allemands remportèrent ; à les voir renverser et tuer les Romains on eût cru les entendre dire : Rome, reçois pour l'or d'Arabie le fer allemand, voilà l'argent que ton prince te donne pour ta couronne ! C'est ainsi que les Francs achètent l'empire ; voilà les serments qu'il te prête ! Mille Romains périrent tués ou noyés, et deux cents furent pris ; mais le climat était plus dangereux que les armes[22]. L'ardente canicule rendait l'air épais et mortel ; l'empereur remonta vers le nord, exigeant de plusieurs villes le foderum que Spolète refusa ou paya en monnaie fausse. Les Spolétins résistèrent, vinrent au-devant de l'armée ; mais repoussés et suivis de près, ils ne purent fermer leurs portes. La ville fut pillée, brillée ; ceux qui échappèrent se sauvèrent à moitié nus sur une montagne voisine ; en même temps les exilés du royaume de Naples rentraient chez eux, bravant le successeur de .Roger, sous la protection allemande. Ce châtiment et ces menaces n'effrayèrent pas les Véronais. Par un antique privilège de Vérone, les empereurs, à leur arrivée en Italie ou à leur départ, ne passaient pas dans cette ville, mais traversaient l'Adige sur un pont de bateaux au-dessous des murs. Cette fois, le pont avait été préparé de manière à se rompre quand, une partie de l'armée ayant passé, l'autre pourrait être, facilement détruite. L'armée traversa pourtant sana dommage, mais des embuscades l'attendaient sur la route pour exiger des cavaliers leurs cuirasses et leurs chevaux, et de l'argent du roi. Heureusement Otton de Wittelsbach, comte palatin de Bavière, tourna un corps de troupes sur la route de Vérone à Trente, le vainquit, et fit pendre ses prisonniers, à l'exception d'un seul qui fut chargé de l'exécution[23].

Lorsque Frédéric reparut en Allemagne, il ne trouva dans ce pays aucune résistance à ses volontés. Il fit rendre la Bavière à Henri le Lion ; seulement, pour dédommager le margrave d'Autriche, Henri le Jochsammergot, il détacha de la Bavière le pays au-dessus de l'Ens, qu'il joignit à l'Autriche, et donna au margrave le rang de vassal immédiat, et même le privilège de disposer de son duché à l'extinction de ses héritiers. A la diète de Worms il punit l'archevêque de Mayence et le comte palatin du Rhin, qui troublaient de leurs querelles la tranquillité publique, et condamna le palatin à la peine de la cynophorie ; il cita l'évêque de Ratisbonne, qui, élu par le clergé et le peuple, consacré par son métropolitain, avait sous-inféodé quelques fiefs de son église, avant d'avoir lui-même reçu de l'empereur les droits régaliens[24]. Il attaqua la Pologne, dont le duc, Boleslas IV, prenait le titre de roi, et refusait à l'Allemagne un hommage qu'il fut contraint de rendre ; les villes se plaignant des péages nombreux établis par les princes, l'empereur abolit tous les péages du Mein entre Bamberg et Mayence. Il donna ensuite au duc de Bohême le titre de roi, avec le tribut payé par la Silésie et la Pologne.

L'Italie ne s'était pas si facilement résignée. Cette fierté de Barberousse, qui surpassait Otton le Grand, qui parlait aux villes des droits impériaux avec le bon des anciens Romains, qui s'attribuait, en présence de Rome, l'héritage de la puissance romaine, qui attentait déjà à la succession de Guiscard et de Roger, cette fierté inquiétait et soulevait tous les partis. Le pape, jusqu'alors allié de l'empereur, allait être averti des dangers de cette alliance, et devenir le chef de la résistance italienne. Le Normand de Naples, Guillaume, fils de Roger, s'était maintenu, malgré le puissant empereur. Les Grecs de Manuel Comnène, en relation avec les Allemands, avaient soustrait des lettres marquées du sceau de Barberousse, et les portaient en Campanie et en Apulie, comme un témoignage de la donation que l'empereur d'Allemagne leur avait faite. Attaqué par les Grecs et par les exilés, Guillaume Ier fut un moment réduit (1155) aux villes de Salerne, Troia, Naples, Melfi, Amalfi et Sorrento[25]. Le pape Adrien IV, délivré d'Arnaud de Brescia, attaquait lui-même son vassal, après lui avoir refusé le titre de roi. Il recevait directement l'hommage des barons du royaume, et Guillaume eut besoin d'une grande victoire pour obtenir l'investiture (1156). Cette paix déplut à Frédéric, un mot mal interprété décida la rupture. Au moment où Frédéric, l'invincible empereur des Romains, recevait le salut cordial et l'affection de Henri, roi d'Angleterre, duc de Normandie et comte d'Anjou, où des ambassades de la Dacie, de la Pannonie, de l'Italie, de la Bourgogne, apportant des présents et des supplications, s'admiraient l'une l'autre avec un certain effroi ; à ce moment deux légats du pape Adrien IV parurent à la diète de Besançon[26]. ils apportaient une lettre où Adrien, se plaignant qu'un évêque ait été arrêté sur les terres de l'empire, rappelait à Frédéric quels services il lui avait rendus, comment l'Église romaine l'avait reçu, lui avait conféré la couronne impériale. Il ajoutait ; Nous n'avons pas de repentir d'a-voir- ainsi satisfait tous les désirs de : ta volonté ; si la chose eût été possible, ton excellence aurait reçu de nous de plus grands bienfaits[27] (beneficia). Ce mot, qui dans la langue féodale voulait dire des fiefs, choqua l'empereur et les princes. Le légat Roland dit a son tour : Si l'empereur ne tient pas la couronne impériale du pape, de qui la tient-il donc ? Le comte palatin de Bavière voulait le tuer. Frédéric ordonna aux légats de quitter Besançon, et envoya dans toute l'étendue de son empire une lettre, où il prenait le nom de Christ, à qui la divine puissance avait confie le royaume et l'empire et la paix de l'Église, tandis que le chef de l'Église se faisait la cause des dissensions, la source de tous les maux. Le pape expliqua ce mot de beneficium par le sens biblique ; mais l'empereur s'était promis une vengeance.

En 1158, il commença une seconde expédition Son allié de Byzance envoyait alors une flotte contre Guillaume. La défaite de cette flotte, par une trahison de la fortune[28], laissait encore le Normand aux prises avec ses sujets mécontents de ses favoris. Frédéric avait surtout à cœur l'insolence des Milanais, qui avaient relevé les murs de Tortone, et fait la guerre au marquis de Montferrat, aux villes de Pavie, de Novare et de Crémone, Au camp devant Brescia, il publia une trêve du prince pour maintenir la discipline dans l'armée[29] ; il déclama contre Milan, qui arrachait les barons à leur pairie, à leurs femmes et à leurs enfants, et, sur le conseil des hommes de lois, il cita les Milanais. Ceux-ci ayant envoyé de l'argent, l'empereur refusa, les déclara ennemis, et se prépara à les assiège L'Addua, grossi par la fonte des neiges et défendu par mille cavaliers de Milan, fut forcé ; mais quelques impériaux trop ardents, espérant surprendre la ville, se portèrent en avant, et périrent. L'empereur, plus irrité, commença le siège ; cette ville, antique ennemie des rois, qui aimait la division de l'empire, pour se révolter mieux, était entourée d'un mur et d'un large fossé plein d'eau, tout cela par la prévoyance de ses consuls. Il fallait l'environner, l'affamer, et non la frapper de machines ; encore les assiégés venaient-ils troubler le camp ennemi par leur agilité, par leurs archers et leurs frondeurs. Deux fois ils firent irruption sur le camp de Frédéric, duc de Souabe, et sur celui du duc d'Autriche ; ils conservèrent ainsi libre un côté de leurs murs, par où ils envoyaient leurs troupeaux dans la campagne, et entraient ou sortaient à leur gré A force d'examen et de fatigues, l'empereur vint à bout de leur fermer cette issue ; la crainte et la famine les prirent. Ils virent les hommes de Crémone et de Pavie se venger avec cruauté, comme un ennemi domestique, et ruiner leurs vignes, leurs figuiers, leurs oliviers ; la faim, le fer, la peste, les poussant, ils demandèrent enfin la paix[30]. L'empereur consentit par la médiation du roi de Bohême, et stipula la liberté pour les villes de Côme et de Lodi, pour lui-même le serment de fidélité prêté par tous les citoyens de quatorze à soixante-dix ans, la construction d'un palais impérial, une somme d'argent et trois cents otages pour garanties. Il permit aux consuls de garder leurs fonctions ; mais ordonna qu'à l'avenir les consuls élus par le peuple seraient confirmés par l'empereur. Il fit dresser son trône à deux lieues de Milan, et là se rendirent l'archevêque et le clergé, précédés des croix, marchant pieds nue ; les consuls et la noblesse, pieds nus têtes nues portant une épée nue sur la nuque ; enfin le peuple la corde au cou ; ils s'inclinèrent, et préfèrent serment[31]. Le vainqueur, s'éloignant ensuite de la ville, força les Gênois à démolir leurs fortifications, à payer mille marcs d'argent, et désigna aux Lodésans un lieu pour rebâtir Lodi.

Ce que la terreur commençait à faire, la loi devait le sanctionner. Frédéric assembla une diète à Roncaglia, un grand nombre d'Italiens y parurent, évêques, archevêques, et députés des villes, et quatre hommes habiles dans les lois, Bulgarus, Martinus, Jacobus et Hugo, docteurs de la ville de Bologne, et maîtres d'un grand nombre d'auditeurs. Avec ces quatre hommes, l'empereur jugeait tous ceux qui arrivaient portant des croix, c'est-à-dire réclamant justice, et discutait sur les droits royaux qui depuis longtemps avaient péri par la négligence des rois, ou la témérité de ceux qui les avaient envahis. Les jurisconsultes appliquèrent à l'empereur cette formule de l'ancien pouvoir impérial : Que ta volonté soit le droit ; tout ce qui plaît au prince a force de loi. Nul évêque, nul seigneur, nulle ville n'osa contredire tous, d'un même aveu, rendirent au roi les droits régaliens ; les Milanais se résignèrent les premiers, et on adjugea ainsi à' l'empereur les duchés, les marches, les comtés, les consulats, les monnaies, le foderum, les impôts, les moulins, les pêches, les ports, tous les revenus produits par les fleuves, enfin un cens annuel pour chaque tête de citoyen. On lui reconnut encore le droit de confirmer dans toutes les villes, les podestats, les consuls et les autres magistrats élus par le peuple, et qui devaient lui rester fidèles. Quand toutes les villes eurent prêté serment et donné des garanties au gré de l'empereur, quand la paix eut été jurée par tous, Frédéric publia une constitution sur les fiefs, pour l'Allemagne comme pour l'Italie. Le vassal appelé qui ne venait pas dans le temps marqué devait perdre son fief ; le fils du vassal qui insultait le suzerain, ne succéderait pas à son père, s'il ne faisait satisfaction. Dans tout serment de fidélité d'arrière-vassal à vassal, l'empereur serait excepté. Venaient ensuite des lois de paix publique qui fixaient des amendes aux perturbateurs, dépendaient les assemblées dans les villes, les alliances entre une ville et une ville, entre une personne et une personne, entre une personne et une ville. Frédéric, empereur des Romains par la grâce de Dieu et toujours auguste, ordonnait l'observation éternelle de ces lois[32].

Les armes, la loi, avaient établi les droits impériaux ; il ne restait plus qu'une chose à faire, la plus difficile, c'était l'exécution. Frédéric, passant l'hiver à Albe, envoya des princes dans les villes pour y faire élire les consuls, des cartulaires pour rapporter are fisc ce qui lui était di N, et donna les biens de Mathilde à Welf d'Altorf. Mais déjà le pape Adrien IV se plaignait du foderum, et des agents impériaux qui pesaient sur les terres de l'Église ; il accusait l'empereur d'ingratitude pour tant de bienfaits. Des lettres furent échangées, qui aigrirent les esprits[33]. Bientôt, les Milanais recommencèrent. Le chancelier Reinald, et Otton, comte palatin de Bavière, qui leur avaient été envoyés pour l'élection de leurs consuls, furent poursuivis, injuriés orgueilleusement, et frappés de pierres. Frédéric jura qu'il ne poserait plus la couronne sur sa tête, avant de s'être vengé. Les Milanais cités à une nouvelle diète, osèrent y venir ; comme on leur rappelait leur serment : Nous avons juré, dirent-ils, nous n'avons pas promis de tenir ce que nous avons juré. L'empereur rappela ses vassaux d'Allemagne qui, après la dernière campagne, étaient retournée chez eux, pressa la reconstruction de Lodi, s'assura l'alliance de Côme, fit déclarer les Milanais ennemis publics, et repoussa fièrement les légats du pape qui réclamait, pour l'Église, l'exemption du foderum. Les Milanais, de leur côté, prirent les armes, conspirèrent, cent les Allemands, contre la vie du prince, s'approchèrent pendant la nuit de la nouvelle Lodi, et la brûlèrent. L'empereur ayant enfin reçu. des forces amenées par sa femme Béatrix et par Henri le Lion, assiège Crême, sur le conseil des Crémonais[34]. Crême, au milieu d'une plaine, défendue d'un côté par un marais, entourée d'un fossé rempli d'eau et d'un double mur, pouvait repousser tous les assauts. On la cerna de toutes parts, on travailla aux machines de siège], tandis que les Pavésans se chargeaient d'occuper les Milanais. La mort du pape Adrien IV (1159) était alors suivie d'un schisme. La majorité avait choisi le cardinal Roland, Alexandre III ; et la minorité, le parti impérial, avait désigné le cardinal Octavien, sous le nom de Victor III. L'empereur ne quitta point le siège de Crême pour appuyer l'un des deux de son autorité, La résistance des Crémasques répondait à tous les efforts des assiégeants ; la violence était la même des deux côtés ; les impériaux jouaient avec les têtes des prisonniers comme avec des balles ; les Crémasques coupaient en morceaux sur les murs les corps des Impériaux. L'empereur fit élever une tour qui dominait les murs, mais on l'accablait de pierres ; pour la sauver, il y fit placer les prisonniers crémasques ; les pierres n'en furent pas moins lancées. Dans sa colère, il déclara qu'il n'y aurait plus de miséricorde pour les captifs ou les fugitifs qui viendraient demander grâce. On les pendit, comme il le promettait ; les Crémasques pendirent les impériaux. Les Milanais, malheureux dans leurs tentatives, s'entendirent avec les Plaisantins pour envoyer des secours aux assiégés. Frédéric, occupé de terminer le schisme, apprenait chaque jour quelque route nouvelle où ses soldats périssaient. Enfin, il fit avancer toutes ses machines, et en dernier combat fut livré. Les Crémasques exténués demandèrent la paix, la liberté de sortir, avec leurs femmes, leurs enfants, et tout ce qu'ils pourraient emporter sur leurs épaules. Frédéric l'accorda, détruisit la ville, et se vanta d'avoir laissé la vie aux habitants, par respect pour les lois divines et humaines qui commandent aux princes la clémence[35].

Alors se tint à Pavie un concile pour décider sur le schisme. Alexandre III refusa d'y paraître. Le concile, sous l'influence impériale, prononça en faveur de Victor III ; et les armes furent appelées à décider. Alexandre, ayant excommunié l'empereur, ne put se maintenir en Italie ; il passa en France, et Milan fut assiégée. Ce siège long et opiniâtre, en épuisant les forces des Italiens, pouvait affermir l'autorité impériale. Aux cruautés des Milanais., l'empereur répondait en coupant la main droite à leurs auxiliaires ; réduits à l'extrémité, ils demandèrent encore une fois la paix, et vinrent à, Pavie dans l'humble costume auquel leur première défaite les avait réduits, quatre ans plus tôt. Il leur laissa la vie, mais ordonna la destruction de leur ville. Lee, Pavie, Crémone se vengèrent lâchement sur ces murs déserts. Brescia, Plaisance, Bologne n'osèrent plus résister ; la charrue passa sur le sol où avait été Milan ; le pape était en fuite ; l'empereur, qui prétendait au droit d'assembler les conciles, croyait régner sur l'église et sur l'empire (1162).

Frédéric Barberousse en était arrivé à ce point où la puissance ne peut plus s'accroître, où elle ne peut changer que pour diminuer. Son troisième voyage en Italie (1163), lui apprit qu'il avait fini de vaincre. La dureté de ses agents souleva la Lombardie, et le désir de l'affranchissement unit Padoue, Vérone, Vicence, Trévise ; l'empereur, avec une faible armée, fut forcé de reculer ; il crut se venger en donnant pour successeur à Victor un Pascal III, en faisant un roi de Sardaigne, en arrachant aux évêques allemands le serment de ne jamais reconnaître Alexandre III ; il avait compris qu'il fallait tout recommencer. Déjà Alexandre III était rentré dans Rome. Frédéric avait envoyé en avant les archevêques de Cologne et de Mayence, et lui-même suivant de près, paraissait en Italie pour la quatrième fois (1166) ; il promettait justice contre ses officiers, et se dirigeait vers Ancône, quand une confédération se forma derrière lui au monastère de Puntido, sous le nom de ligue lombarde. Les Milanais dispersés, Vérone, Vicence, Trévise, Padoue, Crémone, Brescia, Bergame, Mantoue, Ferrare, Bologne, Modène, Reggio, Parme, Plaisance, s'engagèrent à rebâtir Milan, à défendre leur liberté contre l'empereur, tout en réservant ses droits à leur fidélité. Au bout d'un mois, Milan était rebâtie, et Lodi contrainte d'entrer dans la confédération.

La ligue lombarde ne fut pas infidèle à ses promesses Les deux archevêques venaient de battre les Romains, et Frédéric, maitre de Rome, s'y était fait couronner de nouveau avec sa Femme par l'antipape. Des maladies assaillirent son arillée ; il courut à Pavie, la seule ville qui lui restât fidèle ; il voulut tenter les passages des Alpes ; la ligue lombarde les gardait tous. Abandonné des siens, il fuyait avec une escorte de trente hommes ; et toujours poursuivi, il faisait pendre de distance en distance les otages milanais. Quand les habitants de Suze le virent chez eux, ils fermèrent leurs portes, renvoyèrent ce qui restait d'otages, et essayèrent de le tuer ; il échappa sous un déguisement. De toute sa puissance, il n'avait laissé à l'Italie que l'armée de l'archevêque de Mayence, cantonnée près de Rome. Partout ailleurs, les villes chassèrent les gouverneurs impériaux ; la ligue s'accrut, et, dans sa hardiesse, elle construisit, sur les frontières du marquis de Montferrat, rallié de l'empereur, une ville qu'elle appela Alexandrie, du nom du pape ; elle protestait ainsi contre le troisième antipape Callixte III qui s'élevait par la mort de Pascal.

L'empereur, à son retour en Allemagne, avait trouvé la Saxe déchirée par les querelles de Henri le Lion et de ses vassaux. Il termina le différend à l'avantage de Henri ; il hérita de la Franche-Comté, ressaisit le duché de Souabe, qu'il avait cédé à son cousin Frédéric de Rothenbourg, acheta de Welf d'Altorf les biens patrimoniaux de la maison guelfe en Souabe et une diète tenue à Bamberg (1169) partagea d'avance la succession impériale entre ses fils. Henri, l'ainé, fut reconnu roi des Romains ; Frédéric eut la Souabe et l'Alsace ; Otton, la Franche-Comté ou comté palatin de Bourgogne, avec le vicariat de la Bourgogne occidentale, et Conrad, le duché de Franconie. De Bamberg il courut à Salzbourg et à Passau pour en chasser les deux évêques qui avaient reconnu Alexandre III, et, à la diète de Worms, il déclara une nouvelle guerre à l'Italie. Sa cinquième expédition n'en fut pas plus glorieuse (1171). L'archevêque de Mayence, Christian, le précéda encore cette fois. Le belliqueux prélat, traversant la Lombardie, se hâta d'arriver en Toscane, où les querelles des villes lui offraient un espoir de succès et de domination : sa conduite perfide retint les Toscans dans l'obéissance impériale. Sienne, Pistoie, Lucques, les nobles de l'Ombrie et de la Romagne lui donnèrent des forces pour ravager le territoire de Florence, et bientôt assiéger Ancône. Secondé par les Vénitiens, malgré leur adhésion à la ligue lombarde, il attaqua par mer et par terre, ravagea sans résistance les vignes, les arbres, les oliviers des environs. Privés de vivres, les habitants soutinrent les deux chocs de l'armée de terre et des Vénitiens, et mirent le feu aux machines. Comme l'archevêque ne voulait pas se retirer pour de l'argent, ils mangèrent courageusement des chairs immondes, des cuirs, des herbes sauvages, des orties de mer qu'on croyait empoisonnées. Les femmes aussi intrépides, animaient la défense ; une d'elles, voyant un soldat abattu à terre par la faim, lui offrit le lait dont elle nourrissait son jeune enfant, et le fit rougir de succomber ailleurs que sur les murs. Une armée qui arrivait au secours d'Ancône décide Christian à se retirer[36].

Frédéric vint donc lui-même (1174) ; il brûla Suse peler se venger du danger qu'il avait couru dans la dernière campagne, soumit Asti, et donna rendez-vous aux Pavésans et au marquis de Montferrat devant Alexandrie. Les Allemands voulurent railler en voyant cette ville qui n'avait ni tours, ni murs et défendue seulement par un fossé et des remparts de boue et de paille ; ils l'appelaient Alexandrie de la Paille, et le nom est resté comme un monument glorieux de sa faiblesse et du désastre des Allemands. Une première attaque repoussée aigrit l'empereur davantage contre cette ville bâtie en haine de lui, en l'honneur du pape légitime. Il pratiqua une mine, donna une trêve pour la célébration du vendredi saint, et, ce jour même, il essaya d'introduire ses soldats par la mine ; il les fit exterminer. La ligue lombarde amenant des forces, il mit lui-même le feu à son camp, et prit la route de Pavie. On pouvait lui couper le chemin : on préféra traiter, s'il était possible. Il proposait des arbitres, en réservera les droite de l'empire ; la ligue les acceptait, en réservant son dévouement à l'Église romaine et la liberté. On négocia. Les légats d'Alexandre III furent entendus, rien ne fut décidé, et ou reprit les armes. Ici recommence la querelle des Guelfes et de la maison- de Souabe, suspendue depuis que Henri Je Lion avait recouvré ses duchés ; les Allemands, ennemis de l'empereur, font alliance avec les Lombards ; les noms de Guelfes et de Gibelins deviennent italiens. Pendant les négociations, les deux partis ayant licencié leurs troupes, Henri le Lion était revenu en Allemagne ; Frédéric lui indiqua un rendez-vous, et lui demanda son secours. Le Guelfe ne répondit pas ; Frédéric se jeta vainement à ses genoux : alors l'impératrice s'écria : Levez-voue, seigneur, [mot illisible]-vous grand Dieu, vous rappeler cette scène ! La cause du refus c'était que Frédéric rie voulait pas abandonner Gozlar, ville impériale de Saxe. D'autres vassaux amenèrent leurs hommes, et l'empereur se porta vers le château de Lignano (1176). Les Milanais avaient formé deux cohortes de cavalerie d'élite, telle de la mort, et celle du caroccio : elles décidèrent la victoire. Barberousse, se précipitant au milieu de l'ennemi, eut trois chevaux tués sous lui ; sa bannière tomba aux mains des Lombards et la plupart des Allemands périrent dans le Tésin ; pour que rien ne manquât à la joie de la ligue, on répandit le bruit que l'empereur était mort, et sa femme prit le deuil[37]. Venise fut choisie pour le lieu du imité. Alexandre III s'y était rendu, et avait été reconnu pour pape légitime. La paix fut faite entre l'empereur et le pape, une trêve de quinze ans entre l'empereur et le roi de Sicile, une trêve de six ans entre l'empereur et les villes lombardes. L'antipape, bien traité, reçut une abbaye, et les biens de Mathilde furent abandonnés pour quinze ans à l'empereur. Alexandre remit au doge de Venise un anneau, comme symbole de son union avec la mer, et de là le mariage annuel du doge avec la mer.

Lorsque Barberousse revint en Allemagne, après cette pacification qui humiliait l'empire, et vengeait solennellement l'Italie il voulut faire retomber sa colère sur le premier auteur de son désastre, et il désigna Henri le Lion comme le grand coupable dont le châtiment devait égaler la Félonie, Le prince guelfe, détesté des autres pour sa puissance gai leur faisait envie, ne trouva aucun allié. Cité successivement à trois diètes (1179-1180), il ne voulut comparaître b aucune, et celle de Wurtzbourg le déclara déchu de tous ses fiefs. Barberousse savait trop bien ce que l'empereur avait à craindre d'un vassal trop puissant, pour donner à un seul homme la succession entière de Henri le Lion. Il écouta toutes les ambitions qui espéraient une part des dépouilles, et il démembra les duchés de Saxe et de Bavière. La Saxe se composait des trois provinces de Westphalie, d'Angrie et d'Ostphalie ; l'Ostphalie seule garda le nom de duché de Saxe et fut donnée à Bernard de Brandebourg ; dans lies deux autres parties, les évêques furent autorisés à se rendre indépendants ; ceux de Brime de Magdebourg, Minden, Verden, Paderborn, Munster, Hildesheim, Halberstadt, Mersebourg, Naumbourg, devinrent ainsi vassaux immédiats ; le landgrave de Thuringe reçut, à titre de fief impérial, la dignité de comte palatin de Saxe ; la Westphalie, avec quelques districts de l'Angrie, fut donnée aux archevêques de Mayence ; Lubeck fut déclarée ville impériale. En Bavière, Ratisbonne devint aussi ville impériale ; les évêchés, les margraviats de Styrie et d'Istrie, et le comté d'Andechs ou de Méranie, fiefs immédiats ; à ces conditions, le titre de duc de Bavière fut donné au comte palatin, Otton de Witterlbach. La maison guelfe sembla anéantie, car elle ne conserva que ses allodiaux qui ont formé plus tard le duché de Brunswick et le pays de Hanovre. Mais l'empereur comprit bien vite que sa justice tournait contre sa propre autorité et quand Henri le Lion tenta le sort des armes, il lui eût volontiers fait grâce, et l'eût rétabli dans ses terres, s'il l'avait pu. C'est qu'ami lieu d'un seul vassal qu'un seul arrêt pouvait dépouiller de tous ses fiefs, comme la chose venait de se faire, il créait un grand nombre de souverains, contre chacun desquels il faudrait désormais un prétexte et une guerre, pour les dépouiller. L'immédiateté multipliait les petits rois ; tous ces immédiats s'arrogèrent peu à peu la juridiction, le droit de réclamer le service militaire, d'établir des péages et de battre monnaie, en un mot la quasi-souveraineté ou supériorité territoriale. Ainsi Henri le Lion était vengé, en quelque sorte, par sa spoliation même.

Il fallut encore que Barberousse se résignât à reconnaître l'indépendance de l'Italie. Dès l'an 1179, Alexandre III avait complété l'affranchissement des papes, et prévenu les élections d'antipapes. Désormais Le pontife légitime serait celui qui aurait réuni les deux tiers des suffrages des cardinaux, et, comme l'Église de Rome n'avait pas de supérieur, aucun juge étranger ne pourrait prononcer dans une élection litigieuse. Les villes lombardes obtinrent en 1183 la paix de Constance ; jouissance dies droits régaliens dans leurs murs, et hors des murs si elles les y avaient possédés autrefois ; confirmation des droits et immunités accordés par les anciens empereurs ; droit d'élire lieurs couses, qui recevraient l'investiture de l'évêque, selon l'usage ancien, ou d'un délégué de l'empereur, mais gratuitement ; le droit de se fortifier et de se confédérer. L'empereur prenait pour lui l'établissement d'un juge à qui serait porté l'appel des causes civiles ; le serment de fidélité prêté et renouvelé toutes les dix années par les citoyens de seize à soixante-dix ans et le foderum, mais à la condition qu'il ne s'arrêterait pas trop longtemps dans une ville ou un diocèse. Enfin pour sauver son honneur, il fut convenu que la ville d'Alexandrie prendrait le nom de Césarée, que les habitants en sortiraient tous un certain jour, et y feraient reconduits par un lieutenant de l'empereur ; la chose se fit ainsi. Petite et misérable formalité qui n'a pas empêché le nom du pontife vainqueur de triompher jusqu'à nous dans le nom d'Alexandrie. Frédéric, étant venu en Italie en 1184, fut bien obligé de s'incliner devant la puissance pontificale. Lucius III, successeur d'Alexandre forcé de quitter Rome encore remuante, les allodiaux de Mathilde, et refusa de couronner le fils de l'empereur, disant qu'il ne pouvait y avoir deux empereurs à la fois.

Enfin le roi de Sicile triomphait de son côté. Espérant réunir la couronne de Sicile à l'empire avait négocié le mariage de son fils Henri avec Constance, fille de Roger, et tante de Guillaume II. Tandis que l'empereur parcourait le Nord, Guillaume attaquait les Grecs, dont l'Allemagne avait autrefois réclamé l'alliance. Le prince Alexis, exilé par l'empereur Andronic (1185), entraîna les Normands à Dyrrachium, et de là à Thessalonique. Le gouverneur de la ville, plus timide que les cerfs, demeura spectateur du siège, ne fit aucune sortie, ne revêtit jamais son casque ou ses armes, mais dédaignant le casque, la cuirasse, les bottes de guerre, il se promenait mollement dans les rues, vêtu d'un manteau et de chaussures incrustées d'or[38]. Les Normands ne furent donc pas arrêtés longtemps devant Thessalonique ; un océan de malheurs y entra quand elle se fut rendue ; les barbares, confondant les choses divines et hautaines, n'étaient retenus par aucune religion, et massacraient les fugitifs dans les églises ; plus cruels que les bêtes féroces, ils ignoraient ce que c'est que la pitié, et se délectaient dans le massacre des hommes. Ils se dirigèrent ensuite vers C. P. elle-même, qu'Andronic fortifia, s'arrêtèrent à la nouvelle qu'Isaac l'Ange était empereur, et furent battus par une flotte grecque. Mais une défaite n'affaiblissait pas leur réputation de force et d'audace ; le mariage n'en fut pas moins conclu entre le roi des Romains et Constance de Sicile. Urbain III, qui craignait cet agrandissement de la maison de Souabe, éleva de nouvelles réclamations sur les biens de Mathilde, parla d'excommunication, et la troisième croisade éloigna l'empereur (1187).

Le succès du parti guelfe avait constitué au nord de l'Italie un grand nombre de petites républiques. Tandis que l'empereur déclarait tenir pour Pavie, Crémone, Côme, Tortone, Asti, Alexandrie, Gênes et Albi, et désignait ainsi les forces du parti gibelin ; les villes de Novare, Verceil, Lodi, Bergame, Brescia, Mantoue, Vérone, Vicenoe, Padoue, Trévise, Bologne, Faenza Modène, Reggio, Parme et Plaisance, prenaient le nom de confédérées ; elles modifiaient leur gouvernement dans l'intérêt de la liberté. Les Milanais, par exemple, ôtèrent aux consuls le pouvoir judiciaire, pour le transporter à un étranger, élu chaque année, et qui s'appela podestat. Ce pouvoir de sang, ce glaive nu qu'il faisait porter devant lui, semblait peu redoutable dans la main d'un homme du dehors, qui n'avait pas d'appui dans la ville. On lui confia dore encore le soin de faire la guerre aux ennemis de l'ordre public. L'archevêque, ancien comte de la ville, gardait le droit de battre monnaie, et de faire percevoir un péage aux portes de Milan. Les con suis, au nombre de douze Formaient le conseil de confiance ; ils avaient la nomination aux charges, et l'administration des finances Le peuple chargea de leur élection cent électeurs choisis parmi les artisans de la ville, et comme pour réunir tous les partis, désigna les nobles au choix des électeurs. A Bologne, trois conseils, des consuls, et un podestat. La ville était divisée en quatre tribus ; dix électeurs de chaque tribu y élisaient annuellement les membres des conseils, parmi les citoyens qui avaient plus de dix-huit ans, les bas artisans étaient seuls exceptés. Le podestat étranger, comme à Milan, était désigné par quarante électeurs, quelquefois les conseils leur indiquaient dans quelle ville il fallait le prendre. Des lois pareilles furent portées dans presque toutes les villes. A Gênes, un podestat étranger (1196) remplaça les consuls, et quelques années après, bous les citoyens furent exclus des magistratures. Une ville fait exception à cette ardeur démocratique, mais elle n'appartient pas à l'histoire de la ligue lombarde ; c'est Venise, cette ville qui avait échappé ai habilement aux empereurs de Byzance et aux empereurs germains. Après avoir commencé par la démocratie, elle arrivait déjà à cette aristocratie odieuse qui a fait sa force et sa servitude. Le peuple élisait le doge, et l'on n'aperçoit pas jusqu'à la fin du XIIe siècle, de famille puissante, qui ait réclamé ou retenti l'influence et l'autorité. Un tribunal de quarante membres, la quarantie, avait le droit de rendre la justice, sans exercer d'autre pouvoir. Tout à coup (1171), ce tribunal prit une attitude imposante. Le doge Michaeli venait d'être tué dans une sédition populaire ; la quarantie osa décider que dorénavant six électeurs, représentants des six quartiers, choisiraient quatre cent soixante-dix citoyens pour former un grand conseil et remplacer les assemblées ; que ce grand conseil nommerait tons les ans six hommes, un par quartier, qui seraient les conseillers intimes du doge, et sans lesquels il ne pourrait rien faire. Le doge avait encore un autre conseil, celui des pregadi ou priés, qu'il invitait à venir délibérer avec lui ; la quarantie décida que les quatre cent soixante-dix choisiraient parmi eux chaque année soixante pregadi. Sebastiano Ziani, élu doge, confirma ces règlements ; le grand conseil arriva en un siècle à être la seule noblesse et la seule puissance dans Venise[39].

Enfin, le chef de la liberté italienne, le pape, recouvrait son autorité dans Rome. Clément III (1188) transigea avec la république romaine, replaça sous sa main le sénat, la ville, la basilique de Saint-Pierre, les autres églises, et tous les droits régaliens ; il n'abandonna que le tiers du produit de la monnaie, et le péage d'un pont : la dignité de patrice fut abolie, et les sénateurs, nommés tous les ans devaient prêter au pape serment de fidélité.

 

IV

Frédéric Barberousse mourut dans la troisième croisade (1190), quelque temps après Guillaume II de Sicile. Henri VI fils de Barberousse et son successeur à l'empire, était aussi le seul héritier direct de Guillaume, par sa femme Constance. Il importait au parti gibelin, humilié par les Guelfes, de ne pas perdre cette occasion d'agrandissement ; mais un petit-fils du roi Roger, Tancrède comte de Lecce, avait déjà occupé le royaume de Sicile par l'intrigue et par la force : c'est ce pince qui régnait au moment du passage de Philippe-Auguste et de Richard Cœur de Lion à Messine. Henri VI, après avoir reçu à Rome la couronne impériale, et l'autorisation de conquérir l'héritage des Normands, arriva dans la Pouille, prit plusieurs places, échoua devant Naples, et rappelé en Allemagne par quelques mouvements de Henri le Lion, il laissa sa femme à Salerne. A peine il était parti que l'impératrice fut livrée à Tancrède qui la lui renvoya ; la guerre continua sans résultat décisif pour les Allemands.

Le caractère despotique des princes de Hohenstaufen s'était déjà révélé dans Barberousse ; leur acharnement ne reculait devant aucun moyen de succès ; la fraude, le sang, ne leur répugnaient pas. Henri VI porta encore plus loin ces mœurs de famille. Richard Cœur de Lion, jeté par une tempête en Autriche, avait été arrêté par le duc Léopold : le roi anglais était allié de Tancrède ; pour lui faire expier cette alliance, l'empereur réclama le prisonnier, et l'acheta comme un bœuf ou comme un âne, selon l'expression des Anglais eux-mêmes. Une grande indignation s'éleva aussitôt en Europe contre cet affront du héros de la troisième croisade. Le pape Célestin III sollicité par la mère de Richard, menaça Henri VI de l'excommunication ; les Anglais pressaient le pape d'user en leur faveur de son pouvoir sur les rois. L'empereur avait pour lui l'attachement des princes d'Allemagne, les intrigues du roi de France, l'ambition du frère de Richard ; il ne céda qu'après quinze mois de négociations, et encore, par les traités de Spire et de Haguenau, il se fit donner une rançon de 160.000 marcs d'argent avec la promesse que le roi délivré se reconnaîtrait son vassal. Cette basse extorsion fut le prélude de la conquête de la Sicile, et des cruautés qui suivirent. Tancrède était mort quelques jours après son fils aîné, et son second fils Guillaume III régnait sous la tutelle de la reine Sibylle (1194). Henri VI commença par demander l'alliance des Génois. Si par vous après Dieu, disait-il aux Gênois, je parviens à recouvrer mon royaume de Sicile, l'honneur en sera pour moi et le profit pour vous. Les forces qu'il conduisait contre la Pouille l'en eurent bientôt rendu maître ; il fit expier cruellement aux Salernitains leur trahison envers sa femme ; pas sent de là an Sicile, il prit Messine avec la flotte génoise et Palerme, le jeune Guillaume III déposa docilement sa couronne aux pieds du vainqueur. On croyait aux belles promesses de Henri VI ; il s'était engagé à bien traiter le jeune roi, et il le nommait comte de Lecce et prince de Tarente ; tout à coup, dans une diète tenue à Palerme, il accusa de conspiration, sur de prétendues lettres dont il était l'auteur, plusieurs barons du royaume. Un grand-nombre de prélats, de comtes, de nobles, furent arrêtés, puis Sibylle et son fils Guillaume ; les uns eurent les yeux crevés, d'autres furent pendus, d'autres brûlés vifs, d'autres relégués en Allemagne. Ce fut ensuite le tour des morts : Tancrède et son fils Roger furent tirés du tombeau, et leurs cadavres dépouillés de la couronne. La célébration d'une noce vint se mêler à ces horreurs. Henri VI avait donné à son frère Philippe de Souabe le duché de Toscane et les biens de Mathilde, il le maria avec la veuve de Roger fils de Tancrède. Alors il crut pouvoir reprendre la route de l'Allemagne. Il avait découvert des trésors cachés, et une glorieuse quantité de pierres précieuses et de perles, et de vêtements de soie ; il rapportait ce butin avec lui[40], et traînait encore les otages des différentes villes, parmi lesquels l'archevêque de Salerne, la reine Sibylle, ses trois filles et Guillaume. Arrivé en Allemagne, il enferma les princesses dans un cloître, Guillaume dans une forteresse, et fit crever les yeux aux otages.

S'il avait espéré, par ce déploiement de rigueur, dompter toutes les résista.nc.es, et prévenir la rébellion par le despotisme, il fut bientôt désabusé. Les villes de Lombardie ne lui avaient pas fermé le passage, mais quand il voulut leur parler en maitre, il les vit former une confédération nouvelle, et n'essaya même pas de les empêcher. En Allemagne il fit reconnaître pour roi des Romains son jeune fils Frédéric, âgé de deux ans, mais il échoua dans le projet le plus ambitieux qu'aucun empereur eût encore annoncé. Il voulait rendre la couronne impériale héréditaire dans sa famille, et il en fit la proposition à la diète de Mayence. Il offrait en retour de réunir le royaume de Sicile à l'empire, de reconnaître l'hérédité de tous les fiefs qui relevaient de l'empereur, et de renoncer au droit de dépouille. Cinquante princes paraissaient disposés à y consentir ; le duc de Saxe, le margrave de Brandebourg et les autres princes saxons s'y refusèrent absolument. Henri VI, furieux de ce refus, tourna sa vengeance contre la Sicile ; Célestin III l'excitait à la croisade ; il prit la croix, pour entraîner à sa suite quelques Allemands, et arrivé en Pouille, il fit arrêter de nouveaux conspirateurs ; l'un d'eux avait été élu roi, on lui attacha la couronne avec des clous sur la tête, les autres subirent divers supplices, et tous ceux qui n'étaient pas coupables firent l'objet d'une amnistie. Henri VI avait mérité le surnom de Cyclope. Il mourut la même année (1197), à la grande joie de toute l'Italie. Il laissait le royaume de Sicile à son fils Frédéric, sous la tutelle de Constance, et sous la suzeraineté du pape ; c'est une clause formelle de son testament ainsi conçue : Frédéric reconnaîtra tenir du pape en fief le royaume de Sicile ; au défaut d'héritiers après lui ce royaume reviendra au Saint-Siège. Si le pape confirme à Frédéric la dignité impériale, Frédéric restituera les biens de Mathilde ; il recevra du seigneur pape le duché de Ravenne et la manche d'Ancône, lesquels au défaut d'héritiers reviendront aussi à l'Église romaine[41]. Le jeune Fréderic hérita donc du royaume de Sicile, mais en Allemagne les princes ne pouvait accepter un si jeune empereur, se partagèrent entre Philippe de Souabe frère de Henri IV, et Otton IV fils de Henri le Lion.

Innocent III venait de monter sur le trône pontifical (1198). Jamais, depuis Grégoire VII, tant d'énergie, d'activité, de vertu, ne s'était trouvé réuni dans un même homme, et l'admiration serait incertaine entre ces deux pontifes, si Grégoire VII n'avait paru le premier. Innocent III commença par assurer son pouvoir dans Rome. A la place du sénat qu'ils avaient d'abord établi, les Romains venaient de créer un sénateur, chargé d'exercer seul tous les pouvoirs du sénat. Innocent III exigea le serment de ce magistrat et la promesse de n'anticiper jamais sur les droits régaliens qui appartenaient à saint Pierre. Il obligea au même serment le préfet de Rome, officier de l'empereur, lui donna une nouvelle investiture de sa charge par le manteau, et anéantit par là l'autorité impériale dans les murs de Rome. Jusqu'alors tous les empereurs avaient promis à leur sacre de mettre le Saint-Siège en possession de la donation de Charlemagne mais aucun n'avait tenu sa parole. Innocent III envoya deux cardinaux dans la marche d'Ancône, et deux autres dans le duché de Spolète, pour soumettre ces deux provinces ; les villes fatiguées de la tyrannie des empereurs ouvrirent leurs portes, et satisfaites de conserver leurs gouvernements municipaux, elles entrèrent avec joie sous l'autorité de l'Église. Il était impossible encore d'occuper l'exarchat et d'obtenir enfin justice touchant les allodiaux de Mathilde ; Innocent III s'en dédommagea du moins en excitant à l'indépendance les villes Toscanes, Florence, Lucques Sienne, Volterra, Prado , San-Miniato, s'associèrent en effet par une ligue guelfe ; elles s'engageaient à ne reconnaître aucun empereur, aucun roi, aucun marquis ou duc, qui n'eût pas été approuvé expressément par l'Église romaine, à se défendre les uns les autres, à défendre l'Église toutes les fois qu'elles en seraient requises, à seconder le pape dans tous ses efforts. Pise, Pistoia, et Poggibonzi, voulurent rester fidèles à l'empereur, et formèrent une ligue gibeline. Le royaume de Sicile intéressait doublement le pape comme suzerain de la terre et comme tuteur du jeune roi : Constance s'était placée sous la protection d'Innocent III. Le privilège de Sicile fut révoqué en grande partie, et après la mort de Constance, le pape, malgré les troubles intérieurs, conserva à Frédéric un royaume, dont il abusa depuis contre l'Église romaine odieusement[42].

La mort de Henri VI avait empêché la réunion du royaume de Sicile à l'empire ; rien ne troublait la liberté des villes italiennes. La lutte des deux compétiteurs qui se disputaient le trône d'Allemagne suspendait toutes les prétentions des empereurs sur l'Italie, Le chef des guelfes, le pape, surveillant ces circonstances, s'efforçait de leur faire produire tous leurs résultats. Ce génie infatigable, dont tout l'univers chrétien a ressenti l'influence et que les musulmans ont appris à redouter en Orient et en Occident, en tourne temps qu'il donnait ses ordres aux croisés d'Orient, qu'il combattait Philippe-Auguste dans le nord de la France, les Albigeois dans le comté de Toulouse, Jean sans Terre en Angleterre, les Almohades en Espagne, qu'il soumettait à la justice de ses réclamations les rois de Portugal, et d'Aragon, et qu'il faisait reconnaître la suprématie catholique du pontife romain à l'Église même des Bulgares, dirigeait les affaires d'Italie et d'Allemagne avec la liberté d'esprit, et la continuité de pensées d'un souverain qui n'a qu'un royaume et qu'un intérêt à gouverner. Tant qu'il vécut le parti guelfe l'emporta, et s'il ne fit pas mort à cinquante-cinq arts, on ne peut dire ce qu'il serait advenu de l'empire romain germanique.

Un légat d'Innocent III arriva en Allemagne (1201) pour déclarer légitime l'élection d'Otton IV, et excommunier Philippe de Souabe. Comme les princes s'étonnaient que le pape prononçât dans cette querelle, Innocent III leur répondit que le pape, pouvant seul couronner l'empereur, avait bien le droit d'examiner auquel des deux compétiteurs il pourrait donner la couronne légitimement. Otton promettait respect et obéissance au Saint-Siège, et des secours pour recouvrer les biens réclamés. Le sort des armes semblait décider autrement ; l'union de Philippe avec la noblesse de Souabe et de Franconie, la mort de Richard Cœur de Lion dei avait soutenu. Otton IV, et plusieurs défections, réduisaient ce dernier à ses alleuds de Brunswick, Innocent III, en présence de ces événements défavorables, consentit à se réconcilier avec le vainqueur, pourvu qu'il promit de marier sa fille au frère du pape, et de leur donner pour dot la Toscane, Spolète et la marche d'Ancône, de laisser désigner Otton pour son successeur et de faire la paix avec ce rival. Philippe acceptant ces conditions, ou du moins il avait déjà conclu une trêve d'un an. Tout à coup une inimitié personnelle mit fin à sa vie ; il fut assassiné par le comte palatin de Bavière, en présence de l'évêque de Spire (1208).

Le consentement unanime de tous les princes reconnut enfin Otton Ier. Cet empereur était doublement guelfe, par le nom et par son alliance avec l'Église le pape et les Guelfes mirent d'abord en lui leur confiance. Il promettait que les élections des évêques et des abbés seraient libres et gratuites, que les appels en cour de Rome ne seraient pas contrariés, qu'il rendrait au Saint-Siège le duché de Spolète, la marche d'Ancône, l'exarchat, la Pentapole, et les biens de Mathilde. Quand il parut en Italie les Guelfes de la Lombardie saluèrent avec empressement leur partisan ; le pape vint à sa rencontre, et le couronna à Rome. Cependant le titre d'empereur, et le désir d'en exercer tous les droits avaient bien vite changé les dispositions d'Otton IV ; ce Guelfe était devenu Gibelin. On n'avait pas remarqué en Lombardie qu'il recherchait l'amitié des podestats, de ces magistrats choisis par des citoyens libres, mais déjà empressés d'usurper le pouvoir monarchique dans les villes qui les avaient choisis. La vigilance d'Innocent III, trop pénétrante pour être jamais surprise, ne se laissa pas distraire du danger. Aussitôt après le sacre, il réclama l'exécution des promesses. Otton faisait naitre de grandes difficultés, il ne voulait restituer ni Viterbe, ni Pérouse, ni Spolète. Il osa davantage, il donna en son nom l'investiture de la marche d'Ancône, et essaya de soulever les Romains en faveur de l'ancien sénat il donna le duché de Spolète à un Allemand, et accorda aux Pisans de grands privilèges, qui ont fait de Pise la ville la plus gibeline de l'Italie, il menaça même le jeune Frédéric de Sicile.

Innocent III ne se déconcerta pas. Il conçut alors le projet de renverser Otton IV par Frédéric, de faire ce jeune prince empereur, d'attacher par ce grand bienfait la maison de Souabe à l'Église, de subordonner l'Allemagne à l'Italie sous un empereur italien. En conséquence il négocia le mariage de son pupille avec Constance, fille du roi d'Aragon, et traita avec le roi de France, Philippe-Auguste, et plusieurs seigneurs allemands, pour faire élire Frédéric empereur. Otton était entré dans le royaume de Naples, mais l'archevêque de Mayence publiait contre lui la bulle d'excommunication ; celui de Trèves, le landgrave de Thuringe, le roide Bohême, le duc de Bavière, formaient une ligue sous l'influence de Philippe-Auguste ; l'empereur quitta l'Italie. Il avait à peine repassé les Alpes, que déjà Frédéric s'en approchait pour réclamer l'empire ; il trouva quelque résistance dans les Guelfes italiens qui tenaient pour le Guelfe Otton, et ne comprenaient pas l'alliance du pape avec un Gibelin. Frédéric cependant fut reconnu empereur à Aix-la-Chapelle (1212), et Otton, défait à Bouvines (v. ch. XXI), put garder encore le titre d'empereur ; il ne pouvait détruire son jeune concurrent. En 1213, Frédéric, à la diète d'Égra, reconnut par une bulle d'or toutes les prérogatives de la cour de Rome, promit de rendre toutes les terres réclamées, et d'y ajouter même la Sardaigne et la Corse. En 1216, par un acte daté de Strasbourg, il promit qu'aussitôt après avoir reçu la couronne impériale, il céderait à son fils Henri le royaume de Sicile. Innocent III mourut avant d'avoir reçu cette promesse.

Ainsi, depuis la mort de Barberousse, l'incertitude avait confondu les deux partis, et retardé la reprise d'une guerre ouverte. Quand Innocent III eut disparu, Frédéric II ne dissimula plus, il se crut affranchi de ses promesses par la mort de celui qui les avait reçues ; la lutte recommença entre l'Allemagne et l'Italie, entre l'empire et l'Église. Jamais lutte ne fut plus solennelle, les princes de Souabe y succombèrent jusqu'au dernier.

L'Allemagne obéissait à Frédéric. Après avoir donné en 1212 au roi Bohême Ottocar Ier une lettre de majesté qui lui confirmait le titre de roi, il avait châtié, en 1215, le comte palatin du Rhin qui soutenait encore son frère Otton IV, et donné le palatinat au duc de Bavière Louis Ier, qui le céda a son fils. Enfin, la mort d'Otton IV le laissait sans compétiteurs (1218). Pour assurer la docilité des princes, il consentait à retirer quelque chose des droits impériaux, et il promit (1220) aux princes ecclésiastiques de ne plus intervenir dans leur juridiction, sauf le cas de sa présence personnelle dans leurs États. Il retardait la croisade dont il avait fait vœu en 1216, cherchait à faire nommer son fils Henri roi des Romains, et répondait au pape Honorius III qu'il n'avait pas la pensée de réunir la Sicile à l'empire. En protestant de son dévouement à l'Église qui l'avait nourri de son lait comme une mère, en renonçant à la d'épouille des évêques, en donnant toutes les garanties pour la séparation des couronnes impériale et sicilienne, il obtint à Francfort l'élection de son fils, et fut couronné à Rome de la main du pape. De Rome, il vint dans le royaume de Naples, son royaume de prédilection ; et, de concert avec son chancelier, Pierre des Vignes. Il fit des lois et une administration nouvelle. Pendant le dernier délai qu'Honorius III lui accorda pour la croisade, il fonda l'université de Naples (1224), et soumit au repos les Arabes qui agitaient encore la Sicile ; il en transporta vingt mille en Capitanate, et leur céda Lucera ; il se fit ainsi une armée de Sarrasins toujours prêts à combattre pour lui, contre toute croyance et toute opinion ; il contint ses feudataires par des châteaux et des garnisons, et bâtit le château de Naples[43].

Depuis que les menaces impériales n'inquiétaient plus les villes de la Lombardie, malgré la rivalité toujours subsistante des noms guelfe et gibelin, il n'y avait plus de ligue lombarde ; au contraire, ces villes, autrefois unies, n'hésitaient pas à se faire la guerre. Plusieurs se divisaient déjà en factions ; les nobles contraints de quitter leurs châteaux et de venir demeurer dans les villes, se vengeaient par une affectation d'orgueil et de mépris. Quelquefois ils se faisaient chasser comme il arriva à Milan, en 1221 ; lés Milanais détruisirent les demeures des nobles, et effacèrent la noblesse pour quelque temps. D'autres villes étaient gênées par des voisins puissants qu'elles n'avaient pu soumettre à leur autorité. La maison de Romano avait commencé ainsi son odieuse célébrité. Un gentilhomme allemand, Etzelin, ou le petit Attila, que l'on appelle Eccelino, avait reçu de Conrad II les terres d'Onara et del Romano dans la marche de Trévise[44]. Ses héritiers, étendant leurs domaines, avaient égaré lu force des républiques auxquelles ils confinaient et se montraient les chefs du parti gibelin. Admis dans les villes de Vicence, de Padoue, de Vérone, quelquefois exclus ; ils exerçaient cependant une grande influence, quand une ville choisissait un podestat de leur parti. La maison d'Est, dont les possessions touchaient aux territoires de Padoue, de Vicence, de Vérone et de Ferrare, avait aussi échappé à la domination des républiques ; alliée des Guelfes, ennemie de la maison de Souabe, elle défendait l'Église. Ailleurs, les deux partis restaient en présence, égaux en force. Florence, appelée à la liberté par Innocent III, avait pris, comme les autres, son podestat étranger qui exécutait les ordres de la commune, faisait décider les procès civils, prononçait les sentences criminelles. Mais vers 1215, une querelle de famille troubla Florence. Un jeune homme de la famille des Buondelmonti prit une femme dans la famille des Donati, malgré sa parole donnée aux Amidei alliés des Uberti. Il fut assassiné, et deux partis se formèrent les Buondelmonti entraînèrent quarante-deux familles dans le parti guelfe ; les Uberti en entraînèrent vingt-quatre dans le parti gibelin. Chaque faction éleva des tours, fortifia des palais ; pendant trente-quatre ans, la rivalité ne décida pas la victoire ; les deux ennemis demeurèrent dans l'enceinte des mêmes murs. Il n'y avait encore que Venise où l'aristocratie l'emportant, les factions fussent impossibles. Le grand conseil resserrait alors le pouvoir du doge, en établissant les cinq correcteurs du serment des doges et les trois inquisiteurs de la conduite du doge défunt. Les premiers imposaient au doge, à son entrée en charge les volontés du grand conseil ; les autres flétrissaient sa mémoire, et pouvaient poursuivre sa famille. Toutefois, malgré leurs divisions, les villes d'Italie étaient redoutables ; on pouvait tout attendre de ces hommes égaux entre eux, qui combattaient pour leur patrie, rapportaient leurs blessures à leurs familles, ou préféraient la mort à l'autorité impériale. Frédéric II ne tarda pas de l'éprouver.

Avant de partir pour la croisade (1226), il voulut mettre fin aux troubles des villes lombardes ; il indiqua une diète à Crémone, et s'imagina que la présence d'une armée allemande commandée par le roi des Romains rétablirait l'ordre partout. A cette nouvelle, la ligue lombarde se forma pour la seconde fois ; les villes en avaient le droit par la paix de Constance. Milan, Bologne, Plaisance, Vérone, Brescia, Faenza, Mantoue, Verceil, Lodi, Bergame, Turin, Alexandrie, Vicence, Padoue, Trévise, se confédérèrent, rompirent toute alliance entre leur ligue et les villes qui n'y entraient pas, et défendirent à leurs citoyens de communiquer avec l'empereur. Frédéric ne trouva partout que des ennemis qui lui fermèrent les chemins ou les portes des villes ; il voulut les mettre au ban de l'empire, mais il n'avait pour alliés que les villes gibelines de Modène, Reggio, Parme, Crémone, Asti, Lucques et Pise ; il fallut revenir dans la Pouille, et accorder, comme l'exigeait le pape, unie amnistie aux Lombards.

Le successeur d'Honorius III, Grégoire IX, fut bien autrement formidable (1227). Ce vieillard de quatre-vingt-cinq ans poursuivait sans crainte l'exécution de ce qui lui avait paru utile et bon. Il pressa Frédéric de partir pour la croisade, l'excommunia pour sers retarde (v. ch. IX), lui défendit de partir, et le poursuivit au delà des mers d'un anathème qui fut entendu des chrétiens d'Orient. Pour le forcer au retour, il prêcha contre lui une croisade dans ses États d'Europe, et confia l'armée pontificale à Jean de Brienne, beau-père de Frédéric. Les troupes du pape portaient sur leurs habits les clefs de saint Pierre comme les croisés de Palestine portaient la croix ; la ligne lombarde réunie à Mantoue, commença par décider que les républiques confédérées ne prendraient pour podestat aucun citoyen des villes gibelines, aucun sujet de l'empereur, qu'aucun citoyen lombard ne recevrait des pensions, des présents ou des fiefs de l'empereur, enfin que toutes les villes confédérées répareraient les dommages éprouvés par l'une d'elles[45]. Milan et Plaisance envoyèrent des troupes au pape : et déjà le royaume de Naples était ravagé. Frédéric revenu lança contre l'Italie ses Arabes et les Allemands qui avaient visité la terre sainte ; il reprit ses places perdues, et souleva des factions dans Rome. Grégoire IX, forcé de se retirer à Pérouse, offrit la couronne impériale au neveu d'Otton IV qui refusa. Le patriarche d'Aquilée l'archevêque de Salzbourg, l'évêque de Ratisbonne, les ducs d'Autriche, de Carinthie, de Méranie, le grand maitre des teutoniques, s'interposèrent en faveur de la paix. Elle fut conclue à San-Germano (1210) ; elle donnait amnistie aux ennemis de l'empereur, révoquait le ban porté contre les villes lombardes, laissait au pape pendant un an les villes de Gaëte et de Sainte-Agathe, et exigeait l'exécution des lois de l'Église dans toutes les présentations et élections ecclésiastiques. Ensuite, la paix fut prêchée. Frère Jean de Vicence courut dans les villes, en commençant par Bologne, où la foule rassemblée autour de lui avec des croix et des étendards le chargea de réformer les statuts de la république ; il entra dans Padoue sur le caroccio de la ville, et réforma les statuts comme à Bologne. Il visita les villes et les seigneurs de la marche trévisane ; et pour que l'amitié rétablie entre tous les Lombards, il les convoqua près de Vérone ; il y prêcha sur ce texte : Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix. Au nom du Saint-Siège il leur ordonna de renoncer à leurs inimitiés, rapprocha par un mariage les maisons d'Est et de Romano, et maudit les troupeaux, les moissons, les vignes, les vergers de ceux qui enfreindraient cette pacification. Frédéric, réconcilié avec le pape, travailla avec Pierre des Vignes à l'administration du royaume de Naples, acheva les lois ecclésiastiques civiles, féodales, et appela au conseil des barons et des prélats, des députés envoyés par les villes.

Les villes lombardes ne savaient pas vivre en paix les unes avec les autres ; mais toutes les inimitiés particulières cessaient dès qu'il était question de défendre l'indépendance nationale, et la paix dura quelque temps entre la confédération lombarde et l'empereur. Ce n'est pas que Frédéric n'essayât de le rompre. Mais Grégoire IX se mit entre les deux partis, prononça une sentence arbitrale qui donnait l'avantage aux villes, et se servit des troupes de Frédéric pour contenir Rome agitée. En même temps les troubles de l'Allemagne retenaient forcément l'attention de l'empereur. On commençait à ressentir tous les résultats fâcheux de la spoliation de Henri le Lion ; le progrès toujours croissant de la puissance des vassaux constituait, comme de petits royaumes, tous les anciens fiefs, et toutes les principautés sorties du démembrement de la Saxe et de la Bavière. Les fiefs impériaux devenant la propriété des investis, et déjà se partageaient entre plusieurs héritiers comme les alleuds ; le Brandebourg en avait donné l'exemple (1221). En 1230 Frédéric accorda aux princes séculiers ce qu'il avait accordé dix ans plus tôt aux ecclésiastiques, la promesse de ne plus intervenir dans leur juridiction, sauf le cas de sa présence personnelle. Il porta ainsi le dernier coup aux comtes palatins, lieutenants de la justice impériale. Il perdait aussi la plupart des droits que les empereurs avaient exercés jusque-là sur les villes libres ; son fils Henri, roi des Romains, renonça (1232) au droit de marier à son gré les filles des principaux bourgeois. L'empereur voulait au moins retirer aux bourgeois l'élection de leurs magistrats municipaux ; les villes s'armèrent, et les corps de métiers eux-mêmes gardèrent leur part dans cette élection (1233). Le nombre et l'importance des bourgeois s'accroissait avec leur richesse ; de grands seigneurs s'alliaient avec les villes, et pour en être protégés, entraient dans la bourgeoisie sous le nom d'Usburger ou bourgeois externes. D'autre part, des serfs fugitifs, des gens sans aveu venaient réclamer h même protection ; ils ne pouvaient être reçus au nombre des citoyens, mais ils s'établissaient entre la ville et des palissades qui leur servaient de rempart : ces pfalburgrer ou bourgeois des palissades ont fondé les faubourgs. Enfin, en 1234, le jeune roi des Romains tenta une révolte contre son père. Il publia à Worms une constitution qui obligeait les ducs, comtes, et prélats, à consulter les plus notables de leurs hommes sur les affaires publiques, Cette tentative de popularité effraya l'aristocratie et l'empereur lui-même. Malgré une entrevue à Aquilée avec son père, le jeune prince persista dans ses desseins, il surprit l'alliance de Milan, Brescia, Bologne, Novare, Lodi et du marquis de Montferrat, et se révolta ouvertement. L'impartial Grégoire IX donna tort au fils rebelle, réprimanda les évêques allemands qui avaient manqué de fermeté dans cette circonstance, et ordonna à celui de Mayence d'excommunier le coupable. Henri, obstiné à lutter contre son père, échoua devant Worms, fut pris, et condamné à une prison perpétuelle ; il alla languir dans la Pouille. Il ne pouvait plus prétendre à l'empire, il fut solennellement déposé de ses droits, et son frère Conrad mis à sa place ; cette élection se fit par les seuls électeurs, c'est-à-dire par un certain nombre de princes qui étaient parvenus successivement à changer la prétaxation en élection définitive ; les autres princes ne firent qu'approuver ce que les pères et les luminaires de l'empire avaient arrêté. Frédéric reprit pour lui-même le duché de Souabe et d'Alsace, reçut à titre de fiefs quelques domaines occupés par l'évêque de Strasbourg, érigea en duché de Brunswick et Lunebourg les possessions de la maison guelfe, publia la paix à Mayence, et passa en Alsace l'hiver de 1236.

Ce fut par ces maisons puissantes qui entouraient les républiques italiennes que la guerre recommença contre l'Italie. Eccelin II de Romano, se retirant du monde, avait hissé à son fils Eccelin le Féroce, les châteaux entre Padoue et Vérone, à l'autre, Alberic, les fiefs dépendants de Trévise ; Frédéric II avait pris les deux frères sous la protection impériale. Eccelin parvint (1236) à la charge de podestat de Vérone ; il avait liespéra.nee d'été soutenu par les villes de Crémone, Parme, Modène, Reggio, toutes gibelines, et qui avaient opposé leur confédération à la ligue lombarde. Menacé par les Guelfes dont le chef Azzon III d'Est était podestat de Vicence, il appela à son aide Frédéric II. L'empereur, en 1236, se contenta de mettre, à feu les districts de Mantoue et de Brescia, de sauver Vérone menacée pendant l'absence d'Eccelin. Le Féroce enhardi par ce succès, attaqua Padoue effrayée, s'y établit en maitre, disposa à son gré des charges, de la vie des citoyens et de leurs propriétés.

Frédéric reparut en 1237 ; douze mille Serra-81ns vinrent à sa rencontre ; sa bannière, portée par un éléphant, était entourée de l'élite des Apuliens et des Arabes. Mantoue fut réduite à l'obéissance. Les villes lombardes amenaient aussi leurs bannières chacune sur son caroccio traîné par des bœufs, et défendu par Ta cohorte des vaillants. Les Magnais, surpris à Corte-Nuova, soutinrent avec courage le choc des Sarrasins et des Allemande, mais plièrent à ta fin. Leur caroccio abandonné Fut envoyé à Rome comme un monument de la victoire impériale. Leur podestat, Pierre Thiépolo, fils du doge de Venise, fut freiné dans les prisons de la Pouille, et mourut sur l'échafaud. La confédération, dissoute par le peur, fut réduite un instant à quatre villes Frédéric, dominant sans partage, donna à son fils Enzius l'ile de Sardaigne, promise au pape.

Il s'agissait de savoir si la liberté italienne succomberait, si d'atroces despotes opprimeraient les villes sous la protection allemande, si les promesses faites au Saint-Siège seraient toujours éludées impunément. L'intrépide Grégoire IX ne se rebute pas malgré ses quatre-vingt-dix-sept ans. Il traita avec les Vénitiens (1239), leur demanda des secours leur promit L'investiture du royaume de Naples, s'ils s'en rendaient maîtres, et le dimanche des rouleaux (1239), il excommunia l'empereur, comme ennemi de l'Église, du pape et des cardinaux, fauteur des Arabes. Pierre des Vignes rédigea un manifesté adressé à toute l'Europe, et trouva dans l'Apocalypse que le pape était le grand dragon qui séduit l'univers. Grégoire IX répliqua par une accusation terrible, fit connaitre à tous cette parole de Frédéric : que le monde avait été trompé par trois imposteurs, Moïse, Jésus-Christ et Mahomet, et son ardeur releva le parti guelfe, qui triompha à Trévise et à Ravenne. Frédéric, bien reçu par les villes gibelines de la Toscane, soumit Viterbe dans l'état de Rome, cernée de toutes parts, et partagée aussi en Guelfes et Gibelins, semblait devoir succomber ; mais Grégoire IX, précédé de la croix, marcha vers la basilique de Latran au milieu des lâches injures du parti gibelin. Il entraina tout par sa fermeté, même ses ennemis ; ils le suivirent à écoutèrent sa parole puissante, et tout ravis d'admiration, ils prirent la croix contre l'empereur ; le parti gibelin n'osa' plus paraître et Frédéric s'éloigna.

Les Guelfes confédérés venaient de prendre Ferrare, et de la remettre au légat du pape ; l'empereur assiégeait Faenza lorsque Grégoire IX convoqua un concile. Frédéric déclara qu'il s'y opposerait, que le pape ne pouvait assembler un concile sans la permission de l'empereur, et il équipa une flotte commandée par Enzius, qui se joignit à celle des Pisans. Les prélats furent pris à la bataille de Meloria. Quoique forcé par les menaces de saint Louis à relâcher ceux de France, Frédéric se sentait fort ; il prit Spolète, Tivoli, Narni ; le cardinal Jean Colonna, ennemi du pape, s'empara du château de Monteforte que le pape avait construit pour sa sûreté. Obligé d'habiter les parties basses de la ville dans un air malsain, l'héroïque vieillard voulait lutter toujours mais son corps succomba (1241). Frédéric, en conçut une grande espérance ; à la demande des cardinaux, il relâcha les prélats captifs, cessa les hostilités contre Rome, et vit élire Célestin IV, qui mourut après dix-huit jours. Ma.ltr'e de l'état ecclésiastique, il espérait un pape à sa convenance ; comme il ne restait que sept cardinaux, et que dans toute élection, il fallait l'accord des deux tiers, trois cardinaux auraient empêché le choix d'un pape son ennemi. Après une longue vacance les cardinaux élurent le Génois Sinibald de Fiesque, qui prit le nom d'Innocent IV (1243).

Frédéric hésitait : le nouveau pontife avait été lié avec lui il le redoutait maintenant ; on prétend qu'il dit ces paroles : Cardinal, il était mon ami ; pape, il sera mon ennemi ; il demanda à négocier avec l'Église romaine. Le pape répondit qu'il ne ferait pas la paix sans les Lombards, empêcha que la confédération fût soumise au jugement des tribunaux. de l'empire un cardinal essaya de chasser les troupes impériales de Viterbe ; alors Thaddée de Suessa et Pierre des Vignes obtinrent les conditions suivantes : L'empereur restituera à l'Église et à ses adhérents tout ce qu'ils ont possédé avant son excommunication ; il déclarera que s'il a méprisé cette censure a c'est qu'elle ne lui avait pas été signifiée dans les règles ; il se soumettra aux pénitences que le pape exigera, pour obtenir l'absolution ; il rendra aux prélats captifs ce qui leur a été enlevé ; le pape axera quelle réparation doit être faite aux églises et aux ecclésiastiques qui ont souffert. L'amnistie sera réciproque et entière[46]. Mais pendant les négociations, Frédéric cherchait des ennemis au pape ; il voulait se faire livrer les fortifications élevées par les nobles Romains dans le Colisée, et dominer ainsi du haut d'une citadelle. Innocent IV, obligé de se travestir pour visiter les villes de l'État ecclésiastique[47], s'entendit avec les Génois ; il trouva leur flotte à Civita-Vecchia, passa par Gênes, ramena au parti guelfe Asti et Alexandrie, et se rendit à Lyon, ou, l'archevêque et les chanoines lui donnèrent toute sûreté.

La fuite du pape annonçait de grands événements. Innocent IV convoqua un concile général, et renouvela l'excommunication de l'empereur. Le concile étant ouvert, le pape prononça un discours où il compara aux cinq plaies du Sauveur, les cinq douleurs de l'Église, les succès des Mongols, le schisme des Grecs, les hérésies, les succès des Khowaresmiens, et les attentats énormes de Frédéric II. Thaddée de Suessa demanda un délai de douze jours ; au bout de ce temps, il en appela à un autre concile, è un autre pape ; ses remontrances furent perdues ; Innocent IV prononça cette sentence : Je suis le vicaire de Jésus-Christ, tout ce que je lierai sur la terre, sera lié dans le ciel ; suivant la promesse du fils de Dieu à saint Pierre ; c'est pourquoi, après en avoir délibéré avec nos frères et avec le concile, je déclare Frédéric atteint de sacrilège et d'hérésie, excommunié et déchu de l'empire ; j'absous pour toujours de leur serment ceux qui lui ont juré fidélité ; je défends, sous peine de l'excommunication, de lui obéir désormais ; j'ordonne aux électeurs d'élire un autre empereur, et je me réserve la disposition du royaume de Sicile. Quand il eut fini, les pères du concile jetèrent à terre les cierges qu'ils tenaient allumés, et Thaddée de Suessa s'écria : Jour de colère, de calamité et de misère. Le pape se leva et dit : J'ai fait mon devoir, et il entonna le Te Deum.

La colère de Frédéric acheva de le perdre. Ce pape m'a donc rejeté, s'écria-t-il ; qu'on m'apporte ma couronne, et se la mettant sur la tête : Non, elle n'est pas perdue ; ni les attaques du pape, ni les décrets du synode n'ont pu me la ravir ; je ne la perdrai pas qu'il n'en coûte bien du sang. Une lettre plus violente encore compara le clergé aux Pharisiens, accumula des injures, exagéra les vices de quelques-uns, en les attribuant à tous ; il souleva ainsi contre lui ses propres sujets de Naples. Le pape encouragea cette ardeur de liberté dans les Napolitains[48] ; il pressa les princes allemands d'élire un autre empereur, et fit choisir Henri Raspon, landgrave de Thuringe. Frédéric combattait les conspirations dont il était entouré, dénonçait à l'Europe les conspirateurs ; il les frappait, n'épargnant personne dans ses soupçons ; il fit périr Pierre des Vignes lui-même. Eu Allemagne, le roi des Romains, Conrad, combattait l'anti-César ; vaincu à Francfort, il se releva par une victoire près d'Ulm, qui fit mourir Raspon de douleur. Mais Enzius était réduit à l'inaction dans la Lombardie par l'épuisement des deux partis ; Guillaume, comte de Hollande, devenait empereur, sous l'influence d'Innocent IV, qui l'aidait de son argent et de ses exhortations. Frédéric, offrant satisfaction au pape, demandant à être admis dans la croisade de saint Louis, promettant de rester jusqu'à sa mort au-delà des mers, apprit que la ville de Parme était envahie par les troupes pontificales. Tout à la fois l'anti-César Guillaume s'empara d'Ulm, et les Parmesans repoussèrent Frédéric. Il avait donné à son camp la forme d'une ville, qu'il appelait Vittoria par une espérance anticipée ; pendant qu'il était à la chasse, les Parmesans le brillèrent, détruisirent ses travaux, prirent Thaddée de Stressa, qui avait perdu les deux mains en combattant, et le massacrèrent (1248).

L'empereur avait encore pour lui la Toscane, où le parti guelfe était abattu ; Il assurait le triomphe des Gibelins à Florence (1249), et trente-six palais des Guelfes renversés avec leurs tours, la ville de Capraia réduite par la famine, les prisonniers conduits dans la Pouille pour y mourir, ou perdre les yeux[49], toutes ces vengeances relevaient Frédéric. Mais un légat excitait les Bolonais à conquérir la Romagne. Bologne déploya toutes s forces. Imola, Faenza, Forli, etc., jurèrent d'être fidèles à l'Église, et constantes à l'alliance de leurs vainqueurs ; Modène fut menacée. Enzius, venant au secours, rencontra les Bolonais près du torrent de Fossalta ; la bataille dura tout le jour ; vers le soir, les Gibelins se rompirent, et, se dispersant, laissèrent leurs chefs en danger. Enzius fut pris, conduit à Bologne, reçu avec honneur, et emprisonné. Une loi fut portée qui défendait an sénat ou au peuple de le remettre jamais en liberté. quarte- somme que son père offrit, quelque menace qu'il fit entendre. Retournant aussitôt contre Modène, les Bolonais lancèrent dans la ville un âne mort ferré d'argent, qui tomba dans la plus belle fontaine. Cet intolérable affront donna du courage aux assiégés, que Frédéric abandonnait ; ils sortirent pour vaincre et, satisfaits de leur honneur conservé, ils négocièrent leur alliance avec Bologne ; et leur fidélité à l'Église. Eccelin seul donnait quelque puissance au parti gibelin ; il avait soumis dans la marche de Trévise un grand nombre de châteaux ; il avait réduit les villes de Feltre et de Bellone ; partout l'atrocité de ses vengeances répandait la terreur et la colère. Il tramait condamnés sur la place, revenus d'une robe noire et leur faisait trancher la tête ; il confisquait leurs biens, rasait leurs maisons, déclarait suspects leurs parents et leurs amis ; il faisait construire de nouvelles prisons près de l'église Saint-Thomas, à Padoue. Un accusé ayant écarté ses gardes et poignardé son juge, l'approbation publique se manifesta par ce mot, qui devint proverbe : Celui qui veut mourir est maître de la vie du roi. Tel était l'ami de Frédéric L'empereur, retiré depuis un an dans la Capitanate, où il s'était entouré d'une nouvelle garde de Sarrasine, y mourut en 1250.

 

V

Le triomphe des Guelfes, la ruine de la maison de Souabe, n'étaient pas encore décidés. Innocent IV quitta Lyon, et, parvenu à Gênes, reçut les ambassadeurs de toutes les villes guelfes ; il se rendit à leur invitation, les visita t'une après l'autre, et traversa, entouré d'escortes d'honneur, le territoire des viles gibelines. Milan, qui avait forcé Lodi à entrer dans la ligue guelfe, et Pavie à traiter, le retint plus de deux mois, et lui déféra le droit de nommer le podestat. Les Guelfes rentrent dans Florence (1261) par la volonté du peuple, divisèrent la ville en six sesti, administrés chacun par deux anziani, donnèrent la juridiction civile et criminelle à deux juges étrangers qu'ils appelèrent capitaine et podestat ; le peuple fut divisé pour la guerre en trente-six districts la cloche Martinella devait annoncer à l'ennemi, pendant quatre semaines, l'entrée eu campagne ; Pistoia, Arezzo, Sienne devinrent par la force alliés de Florence.

Quoique le pape eût annoncé l'intention de réunir aux domaines de l'Église le royaume de Naples, un fils de Frédéric Mainfroy, en prenait la régence au nom de Conrad IV. Ce nouvel empereur parut en Italie, s'entendit avec les Gibelins du nord, soumit le royaume de Naples, et, sentant bientôt qu'il allait mourir, il recommanda à Innocent TF son jeune fils Cm-gradin., et laissa la régence à Berthold de Hohenbourg (21 mai 1254). La maison de Souabe finissait ainsi en Allemagne ; Guillaume de Hollande n'avait plus de compétiteurs, et ceux même qui n'avaient pas contribué à son élection ne parlaient pas d'en choisir un autre. Le pape réclamant le royaume de Naples, Berthold céda la régence à Mainfroy, et celui-ci reçut du pape, comme fiefs immédiats de l'Église, la principauté de Tarente, le comté d'Adria ; il voulait réserver les droits de sen neveu or ri mais partout dans le royaume des légats réclamèrent le serment pour le pape.

Il était important en effet que le chef du parti guelfe eût une puissance capable d'arrêter les Gibelins. Les florentins venaient de conquérir Volterra, place forte de leurs ennemis, et ils en avaient trimai-porté les habitants à Florence. Au nord, Eccelin dominait toujours ; ce fils de perdition, cet homme de sang, le plus inhumain des enfants des hommes, brisait tous les liens de la société humaine, tontes les lois de la liberté évangélique... Quand ses captifs étaient morts dans ses cachots, ou par leu tortures, il renvoyait leurs cadavres dans leurs villes, où on leur tranchait la tête ; les gentilshommes, conduits par troupeaux sur la place, périssaient sous le sabre, et leurs corps, coupés en morceaux, entassés en Forme de bûcher, étaient consumas par le feu. Innocent I étant mort. à Naples (décembre 1264), au moment où M'alerte- prenait les armes, Alexandre IV lui avait succédé ; ce neveu de Grégoire IX n'avait pas moins d'activité, il offrit à Edmond de Lancastre, Els du roi anglais Henri III, la couronne de Sicile, comme fief de l'Église, à la condition d'un tribut, et prêcha une croisade contre Eccelin (1256). Guillaume de Hollande venait de périr dans une guerre contre les Frisons ; le pape écrivit aux princes allemands pour éloigner Conradin de l'empire, et soutint d'abord la lutte contre Mainfroy ; il fut le plus faible : le fils de Frédéric, aidé par les maladies qui travaillaient l'armée pontificale, s'empara successivement de Naples, de Capoue et d'Aversa, soumit la -Sicile, fit cesser la domination directe du pape dans ce pays. Les princes allemands, n'ayant pu s'entendre (1257), avaient choisi deux maîtres, Richard de Cornouailles, et Alphonse X de Castille, Conradin était du moins écarté ; Mainfroy fit répandre le bruit de sa mort, se laissa proclamer roi à Palerme, et, quand la mère de Contadin réclama, il répondit que son jeune neveu était un Allemand ; que, pour gouverner les Napolitains, il fallait un homme élevé dans leurs mœurs ; que si Conradin voulait venir eu Sicile, il le laisserait régner après lui (1258).

Eccelin n'était pas si heureux ; l'archevêque de Ravennes, chargé de prêcher la croisade, avait formé une armée nombreuse de persécutés A la tête des milices de Padoue, Vérone, Vicence, Eccelin avait mis à feu le district de Mantoue, et chargeait un de ses lieutenants d'arrêter sur la Brenta les troupes croisées. Le légat eue fut point arrêté ; après avoir enlevé plusieurs châteaux, il se dirigea vers Padoue, en Faisant chanter-parles siens l'hymne Vexilla Regis ; maîtres des faubourgs, les croisés attaquèrent la ville, reçurent la poix enflammée sur leurs machines, et retournèrent l'incendie contre les assiégés ; ils massacrèrent, mais ouvrirent les prisons d'Eccelin ; ils furent salués comme des libérateurs. Eccelin, apprenant cette nouvelle, conduisit à Vérone onze mille Padouans qu'il avait dans son armée, les désarma, les mit en prison, les fit périr par le froid, la faim, la soif, et massacra ceux dont la vie avait résisté à ces maux. Cette atroce exécution aurait du soulever toute la Lombardie ; malheureusement le légat manquait de talent. Brescia et Milan étaient agitées. A Milan, Martin della Torre (1257), chassant l'archevêque et les nobles, commençait la puissance des Torriani. Eccelin put attaquer Brescia, mais sa rapacité le brouillant avec ses alliés, une ligue se forma contre lui ; Crémone y entra comme Milan, pour venger les habitants de Friola qui tous avaient été mutilés par Eccelin. Les Milanais, commandés par Martin (1259), le repoussèrent de Monza ; le marquis d'Este, avec les troupes de Crémone, Ferrare et Mantoue, l'atteignit au pont de Cassano ; blessé dès la première attaque, il vit, en frémissant de colère, ses troupes découragées mal obéir ; les Milanais survenaient et achevaient de l'entourer ; il voulait gagner Bergame ; ses soldats tombaient autour de lui à lui-même, blessé à la tête, fut fait prisonnier : il ne voulut aucun secours, déchira ses plaies, et mourut après onze jours de captivité. Aussitôt les villes de sa domination chassèrent ses satellites et appelèrent les troupes de l'Église ; Vicence et Bassano demandèrent des podestats à Padoue ; Vérone choisit Mastino della Scala. Albéric, frère d'Eccelin, chassé de Vicence, ne put trouver d'asile. Cerné dans un château fort, pressé par la faim voulut se rendre avec sa femme et ses enfants ; on les massacra.

Le parti gibelin, qui devenait peu à peu le parti de la noblesse et des Familles puissantes, semblait abattu dans la haute halle. En Allemagne, Richard de Cornouailles avait été couronné par l'archevêque de Cologne, en présence de l'archevêque de Mayence, de dix évêques, de trente ducs et comtes, et d'un grand nombre dei chevaliers Alphonse X, retenu par les Castillans, pressait vainement le pape de prononcer entre les deux concurrents. Richard, obligé de revenir souvent en Angleterre, laissait l'Allemagne dans l'anarchie ; le grand interrègne commençait pour la sûreté des Italiens. Mais le parti gibelin vivait encore au midi, comme parti de la maison de Souabe. Après Eccelin restait Mainfroy, Alexandre IV, pour traiter avec lui, exigeait qu'envoyât ses Arabes ; Mainfroy en appela un plus grand nombre (1260), envahit l'état ecclésiastique, et secourut Sienne, qui faisait la guerre à Florence. La bataille de Mont-Aperto décida le succès des Gibelins ; les Guelfes y perdirent dix mille morts, et un plus grand nombre de prisonniers ; Florence retentit de gémissements ; l'armée gibeline y entra, fit abolir toutes les lois populaires, et l'autorité fut rendue à la noblesse, sous la protection de Mainfroy, à qui elle prêta serment de fidélité. Ensuite une diète des cités gibelines de la Toscane délibéra sur les moyens de conserver la prépondérance. Sienne et Pise proposèrent de détruire Florence. L'éloquence de Farinata dei Uberti s'y opposa, et l'on décida que la ligue gibeline prendrait à sa solde mille gendarmes commandés par le comte Guido Novello, Mainfroy était devenu le maître de la Toscane ; il voulait conquérir aussi l'état de et les troubles de Rome l'y excitaient ; le sénateur Brancateone, qui avait forcé le pape de quitter la ville, avait fait démolir cent quarante tours de la noblesse ; à sa mort il fut remplacé par son oncle Castettano, malgré l'opposition du pape. Urbain IV, successeur d'Alexandre (1261), eut encore un ennemi de plus. Il avait nommé Otton Visconti archevêque de Milan, Martin della Torre s'y apposa, repoussa l'archevêque malgré l'interdit lancé sur sa ville, et laissa son pouvoir à son frère Philippe, qui ajouta aux domaines de Milan, Côme, Verceil, Novare et Lodi ; ainsi les villes guelfes elles-mêmes commençaient à subir le joug d'une famille, et les plus faibles étaient menacées par les puissantes.

Urbain IV, dans ces circonstances, offrit la couronne de Sicile au frère de saint Louis, Charles d'Anjou. L'hommage, la présentation annuelle d'une haquenée blanche, un secours de trois cents cavaliers pour trois mois, le rappel des exilés, la restitution des biens de l'Église, l'obligation de ne jamais être roi d'Allemagne ni empereur, de ne posséder jamais la Toscane ou le Lombardie : c'étaient là les conditions qui devaient être jurées tous les dix ans par les barons du royaume. Saint Louis ne pouvait s'opposer à cet accord. Cette guerre de Sicile était encore une croisade ; faire la guerre aux Hohenstaufen, alliés des Arabes c'était encore combattre les infidèles ; c'était une œuvre pieuse d'enlever à la maison de Souabe cette Italie du midi, qu'elle livrait aux Arabes de Sicile, de fermer l'Europe à l'Afrique, la chrétienté au mahométisme[50]. Une seule circonstance retarda un moment la conclusion ; une des factions qui agitaient Rome fit nommer Charles d'Anjou sénateur de la ville, et l'ambitieux homme noir espérait, avec cette dignité redoutée du pape, obtenir de meilleures conditions. La mort d'Urbain IV fit cesser l'incertitude, le Français Clément IV ayant été élu, Charles d'Anjou se disposa au départ. Personne, à ce moment, ne pouvait douter du triomphe du parti guelfe (1265).

Charles d'Anjou, comte de Provence par son mariage, avait une femme ambitieuse, Béatrix, dont les trois sœurs étaient reines, et qui demeurait avec peine en un rang inférieur. Lui-même, sage et prudent au conseil, hardi dans la guerre redouté de tous les rois du monde, ennemi des mimes, des troubadours et des courtisans, il parlait peu, dormait peu, agissait beaucoup, ne riait presque jamais ; réservé comme un religieux, catholique ardent, âpre à rendre justice, indomptable à l'adversité, fidèle dans ses promesses, égal par ses hautes pensées aux plus grandes entreprises, avide d'acquérir pour aider à ses projets, il semblait plus qu'aucun autre seigneur fait pour la majesté royale. Il portait la terreur dans son regard dur, sa peau basanée, son corps grand et nerveux[51]. Les Gibelins tremblèrent quand ils surent ses desseins. Philippe della Torre fit alliance avec lui, et demanda un podestat provençal, le marquis d'Este, seigneur de Ferrare, releva le parti guelfe dans la marche Trévisane. Les Guelfes toscans errant à l'aventure pour trouver des Gibelins à combattre, s'approchèrent de Modène, y rétablirent les Guelfes, se formèrent un corps de quatre cents chevaux, et se pourvurent d'argent. Mainfroy anima de son côté le marquis Pelavicino, seigneur de Pavie, qui avait été successivement seigneur et allié de Milan ; il tint prête la flotte des Pisans pour intercepter la route de mer. Charles d'Anjou osa pourtant avec vingt galères et mille chevaliers traverser la mer de Marseille au Tibre, où il pénétra malgré la flotte de Mainfroy. Comme il était entré dans Rome, et s'était établi au palais de Latran, Clément IV alors à Pérouse, le réprimanda, et après avoir reçu ses excuses, envoya quatre cardinaux pour lui donner la couronne des Deux-Siciles, et lui remettre l'étendard de l'Église. Béatrix cependant rassemblait une armée, la conduisait par la Savoie, le Montferrat, et atteignait Ferrare, guidée par Napoléon della Torre ; son armée grossie des Gueltes florentins, des sujets du marquis d'Este, et de quatre mille Bolonais entrainés à la croisade contre Mainfroy, arriva enfin à Rome (1266).

Charles d'Anjou signa toutes les conditions de son investiture, reconnut que toute princesse de Sicile qui se marierait sans la permission du pape perdrait son droit à la succession, laissa abolir toute la législation ecclésiastique de Frédéric II, et promis de déposer la place de sénateur de Rome quand il serait maitre du royaume. Il marcha ensuite contre Mainfroy, et le joignit près de Bénévent ; les gendarmes français repoussèrent les Sarrasins ; les Guelfes de Florence brillaient par une incroyable valeur. Tout à coup, Charles donna l'ordre de frapper aux chevaux, et déconcerta ainsi la cavalerie allemande ; les barons de Sicile prirent la fuite. Mainfroy, pour combattre jusqu'à la mort, mettait son casque, mais l'aigle d'argent qui en formait le cimier tomba sur son cheval ; Voilà, dit-il, le signe de Dieu. Il se jeta dans la mêlée et y périt. On le retrouva après trois jours ; ses barons captifs ayant déclaré que c'était bien lui, le vainqueur défendit d'inhumer en terre sainte le corps de l'excommunié. On lui creusa une fosse près du pont de Bénévent, et chaque soldat français y apporta une pierre. Hélène, femme de Mainfroy, fille du despote d'Épire, et ses enfants furent enfermés. Hélène mourut en peu d'années : ses enfants portèrent leurs chaînes pendant trente et un ans.

La victoire de Charles d' Anjou lui livrait le royaume ; il entra dans Naples avec une extrême magnificence, appela les barons pour les rassurer, et dispersa sur toutes les provinces des justiciers, des comtes, des inspecteurs des ports et des magasins, des douaniers, des baillis, des notaires. Il mêla l'administration royale qui commençait à se former en France, à l'administration féodale, doubla les emplois, encouragea la rapacité ; le pape Clément IV lui adressa de sévères reproches[52]. Cependant les Guelfes l'emportaient. A. Florence, le lieutenant de Mainfroy, Guido Novello, soutenu par quinze cents chevaliers allemands, fut effrayé de l'espérance populaire qui annonçait le retour d'une république guelfe. Pour demeurer maître, il se résigna à partager son pouvoir ; il appela de Bologne deux frères Gaudenti, l'un Guelfe, l'autre Gibelin, les nomma podestats, leur donna un conseil de trente-six prud'hommes moisis parmi les nobles et les marchands, les Gibelins, et les Guelfes ; il laissa les métiers les plus importants se réunir en corporations, et s'établir ainsi les sept arts majeurs des jutes et notaires, des marchands de Calimala, des banquiers, des fabricants d'étoffes le laine, des médecins et droguistes, des marchands de soieries, les cinq arts mineurs des marchands détailleurs, des bouchers, des cordonniers, des maçons et charpentiers, des maréchaux et serruriers. Quand il voulut établir un impôt nécessaire à la solde de ses gendarmes, les trente-six refusèrent, résistèrent aux Gibelins qui les menaçaient, forcèrent Guido à fuir, et demandèrent le secours de Charles d'Anjou. Huit cents chevaliers français (1267) suffirent pour éloigner les Gibelins, et Charles fut déclaré seigneur pour dix ans ; les trente-six furent réduits à douze, et le vicaire du seigneur chargé de la guerre et de la justice[53]. Nommé par le pape vicaire impérial en Toscane, et conservateur de la paix, le roi de Sicile prit Poggibonzi, la retraite des Gibelins, et fut reçu comme seigneur dans les villes de Pistoie, Prato et Lucques ; il ne restait plus que les Torriani, ces Guelfes incertains qui supportaient l'interdit sans se lasser, et ne voulaient pas recevoir l'archevêque Otton Visconti.

Les Pisans, toujours Gibelins, toujours dévouée à la maison de Souabe se servirent des vexations exercées par Charles dans son nouveau royaume ; de concert avec les persécutés, ils appelèrent le jeune Conradin que sa mère élevait à la cour de Bavière, sous la tutelle de l'évêque de Constance sans pouvoir lui conserver son duché de Souabe. Cet enfant de quinze ans fut tout à coup entouré par les sollicitations des Napolitains qui lui promirent pour défenseurs les Sarrasins de Lucera, ces amis de Frédéric II qu'ils pleuraient encore, des Pisans qui offraient les fortes de la moitié de la Toscane, du podestat de Vérone Mastino della Scala, Gibelin zélé à la tête d'une ancienne ville guelfe, et du marquis Pelavicino dépouillé de sa domination par la victoire des Français. Sa mère ne pu le retenir ; la noblesse d'Allemagne accourant à lui. Rome était soulevée contre le pape par son sénateur Henri de Castille, d'abord ami de Clément IV, et qui s'était brouillé, pour n'avoir pas obtenu le royaume de Sardaigne ; l'absence de Charles d'Anjou encourageait les révoltes dans le royaume de Naples. Conradin traversa la Lombardie sans résistance ; son général Conrad Capece allait chercher en Afrique Frédéric de Castille, frère de Henri, et le ramenait dans la Sicile, que les proclamations de Conradin firent révolter, excepté Palerme et Messine. Charles d'Anjou, campé en Toscane par où il croyait que Conradin s'avancerait, apprit que les Sarrasins de Lucera avaient pris les armes, qu'il ne lui restait plus qu'une ville fidèle dans les Abruzzes. Cette nouvelle, et une lettre de Clément IV, le ramenèrent en arrière ; il assiégea Lucera.

Les Pisans reçurent Conradin avec enthousiasme ; leur flotte envoyée sur les cotes des Deux-Siciles assiégea Gaëte, dévasta les environs, et prit vingt-sept galères de la flotte royale. De Pise, Conradin se rendit à Sienne ; et dédaignant les menaces du pape, il apprit qu'il venait d'être excommunié ; il passa devant Viterbe et s'imagina faire trembler le pape en déployant toute son armée. Clément IV, alors en prières, se contenta de dire à quelques prêtres effrayés : Ne craignez rien ce sont des victimes qui vont au sacrifice. Conradin, bien reçu dans Rome par le sénateur, s'avança hardiment dans le royaume de Naples jusqu'à la plaine de Tagliacozzo (1268). Les forces de Charles étaient bien moins nombreuses ; mais un vieux Français, Alard de Saint-Valery, qui revenait de la terre sainte, partagea cette armée en trois corps : deux furent chargés de défendre la rivière qui séparait les combattants ; le troisième se cacha dans un vallon, sous le commandement du roi et d'Alard pour attendre la fin du combat. Conradin passa la rivière à gué, et donna au travers des Provençaux et des Français ; en un instant l'armée de Charles fut mise en déroute ; et les Gibelins se Croyant vainqueurs, se mirent à poursuivre et à piller : Sire, il est temps, dit alors Alard ; et les huit cents hommes, s'élançant de leur embuscade, tombent au dépourvu sur les Allemands ; les Français dispersés par le premier combat se rallient. Conradin fuit à son tour : Henri de Castille arrêté est livré au vainqueur. Conradin et son inséparable ami Frédéric d'Autriche espéraient se sauver sur une barque jusqu'en Sicile. Le seigneur d'Astura, Jean Frangipani, qui leur avait donné asile, assiégé par les troupes de Charles d'Anjou, fut forcé de les livrer.

Le vainqueur jugea qu'il fallait aux Gibelins un exemple qui les contînt par la terreur. Il convoqua à Naples deux syndics de chaque ville de la terre de Labour et de la principauté ; il en forma un tribunal, leur déféra Conradin, Frédéric d'Autriche, et leurs partisans, et il les accusa lui-même, Un jurisconsulte néanmoins parla pour Conradin, et un seul juge, Provençal de nation, osa voter la mort les autres se taisaient. Charles confirma la sentence, et Conradin fut amené avec ses compagnons sur la place de Naples, en face de cette baie enchantée où il avait espéré régner en maitre. Le roi, toute sa cour, une foule immense, remplissaient la place. Lorsque le juge provençal récita la sentence, Robert de Flandre, gendre de Charles, se jeta sur lui et le poignarda en disant : Il ne t'appartient pas de condamner un si noble seigneur. Mais la volonté inflexible du roi ne permettait pas d'espérer grâce. Conradin détacha son manteau, se mit à genoux pou r prier, et se relevant, il dit : Oh ma mère ! quelle douleur je vous ai préparée. Alors il se retourna vers le peuple, jeta son gant dans la foule, et tendit sa téta à la hache. Frédéric d'Autriche mourut après lui, puis deux comtes de Lancia, dont la famille avait été dévouée à Mainfroy, puis Gérard et Gavareo Donoratico de Pise. Les Gibelins de Sicile, découragés par cette exécution tombèrent les uns après les autres aux mains des Français ; vingt-quatre barons de Calabre, saisis au château de Gallipoli, furent tous envoyés au supplice. En Sicile, le farouche Guillaume assiégea Augusta entre Catane et Syracuse, la prit par trahison, et ne laissa pas échapper un seul de ses mille défenseurs. Les Sarrasins de Lacera furent dispersés ou extermines. Charles d'Anjou étendit sa vengeance jusque dans Rome sur les citoyens qui avaient reconnu Conradin.

Ainsi s'éteignit la maison de Souabe ; Enzius retranché du monde depuis dix ans, mourut lui-même en 1272 ; il ne restait de la race des Hohenstaufen, de cette race de vipères, comme on les appelait, que des femmes, l'une fille de Frédéric II, qui avait épousé le landgrave de l'infinie, Albert le Dénaturé, et une fille de Mainfroy, mariée à Pierre III d'Aragon. Leurs derniers partisans succombaient le marquis Pelavicino disparut ; les Torriani promirent de recevoir l'archevêque Visconti, et après la mort de Clément IV, pendant une longue vacance du Saint-Siège (1269), Charles d'Anjou réunit les villes lombardes à Crémone, et s'offrit à elles pour seigneur. Le plus grand nombre refusa, mais les Milanais et quelques autres y consentirent.

Tous les événements concouraient à assurer l'affranchissement de l'Italie la décadence de l'empire toujours croissante donnait gain de cause à l'Église et à la liberté défendue par elle. Les empereurs d'Allemagne ne passaient plus les Alpes ; on pouvait urémie croire qu'il n'y avait plus d'empereurs. Qu'était-ce que Guillaume de Hollande, et qui avait succédé à Guillaume ? Des deux compétiteurs auxquels la division des suffrages donnait des droits égaux, l'un, Alphonse de Castille, ne pouvait obtenir de ses sujets la permission de quitter son royaume, l'autre, Richard de Cornouailles, voyageait d'Angleterre en Allemagne, et d'Allemagne en Angleterre ; il ne régnait ni ne gouvernait. Cependant cet interrègne livrait à toutes les ambitions les débris de l'autorité impériale. Du démembrement de la Saxe et de la Bavière, opéré par Barberousse, étaient sortis de nombreux souverains ; la mort ide Conradin eut un résultat pareil ; les possessions de la maison de Hohenstaufen se démembrèrent comme celles de la maison guelfe ; cent cinquante États se formèrent des États d'un seul duc ; ducs, comtes, évêques, abbés, villes libres, tous aspirèrent à l'immédiateté qui aboutissait à la supériorité territoriale, c'est-à-dire à l'indépendance, sous la suprématie nominale de l'empereur. Ainsi fut détruite pour toujours l'œuvre d'Otton le Grand, et l'Allemagne retourna, par cette multiplicité de petits princes, à l'ancienne division de la Germanie en tribus indépendantes. Alors aussi il s'établit une hiérarchie entre tous ces États. Au premier rang sont les électeurs. La pré-taxation, devenue l'élection définitive, s'était clairement manifestée sous Frédéric II, à l'élection de son fils Conrad. Sept princes conservèrent seuls l'ancien droit de la nation tout entière, comme un privilège et un patrimoine : c'étaient l'archevêque de Trêves, l'archevêque de Mayence, archi chancelier de l'empire ; l'archevêque de Cologne, archi chancelier d'Italie ; le comte Palatin de Lorraine ou du Rhin, l'héritier de l'ancienne puissance des ducs de Franconie, archi sénéchal ; le duc de Saxe, archi maréchal ; le roi de Bohême, archi échanson, et le margrave de Brandebourg, archi chambellan. Ces pères, et les seule luminaires de l'empire, outre le droit d'élire l'empereur, avaient encore une part dans le gouvernement impérial ; ils concouraient à la concession des grâces et des privilèges, et aux investitures. Au-dessous des électeurs se rangèrent les princes du saint-empire. Ce nom désigna tous les souverains, ecclésiastiques ou séculiers, vassaux immédiats de l'empereur, qui n'étaient pas électeurs. Enfin les villes impériales au troisième rang ; elles ne formaient pas encore un ordre particulier ; mais la communauté de leurs intérêts devait les réunir, et l'exemple des princes leur donner la confiance de prendre le nom de villes libres.

Le grand interrègne porta donc le coup mortel aux empereurs par le grand nombre de souverainetés dont il affermit les privilèges contre l'autorité du suzerain suprême. Il bouleversa en même temps l'Allemagne par le désordre dont il fut la cause, et par le droit de la force qu'il consacra. La première pensée de chaque prince avait été de devenir maitre chez soi ; la seconde fut de s'agrandir aux dépens de ses voisins. Quiconque se crut capable d'usurpation, s'efforça d'usurper par les guerres privées. La violence, qui avait formé autrefois la féodalité, reparut avec toutes ses conséquences : le faible ne put échapper à sa ruine qu'en se confédérant avec les faibles. Les nobles inférieurs formèrent alors les ganerbinats : la première condition de ces ligues, c'était de fortifier un château qui fût un lieu de défense et de retraite, et dont tous les confédérés fussent propriétaires et héritiers en commun — ganerben ou gemein-erben. Les villes plus menacées encore eurent aussi leurs confédérations. Déjà en 1247 les archevêques de Mayence, de Trèves et de Cologne, et soixante villes situées sur les deux rives du Rhin, depuis Zurich jusqu'à Cologne s'engagèrent à faire une guerre perpétuelle aux perturbateurs du repos public. Telle fut la confédération du Rhin, l'empereur Guillaume de Hollande le confirma en 1255. Il fut convenu que les alliés s'assembleraient tous les trois mois, afin de délibérer sur leurs intérêts, dans les villes de Cologne, Mayence, Worms et Strasbourg. A peu près dans le même temps se forma la ligue hanséatique ou hanse teutonique. Lubeck l'avait fondée (1241) par son alliance avec quelques villes voisines, pour combattre les pirates de la Baltique ; à la faveur du grand interrègne, toutes les villes commerçantes, situées entre le Rhin et la Baltique, y entrèrent par l'espérance de mettre leur commerce à l'abri de la violence des nobles ; la crainte d'Alaric et d'Attila avait fondé Venise ; la crainte fonda de même au nord de l'Allemagne, une puissance commerciale qui tint anus sa loi, pendant plusieurs siècles, tous les États du nord.

Les empereurs avaient perdu peu à peu toute leur juridiction. La justice impériale, qui, en protégeant les arrière-vassaux contre les vassaux immédiats, constatait la supériorité du suzerain, avait été abandonnée on usurpée. Pendant le grand interrègne, la même nécessité de défense qui justifiait la formation des ligues, autorisa l'établissement d'une justice nouvelle. Les États, qui voulaient la paix, se constituèrent réciproquement arbitres nés des différends qui s'élevaient entre eux, ou que d'autres leur suscitaient ; ainsi commença la juridiction arbitrale des austrègues — décision définitive d'un litige. Né du désordre, cet établissement judiciaire aurait dû cesser au rétablissement de la paix ; mais il survécut au désordre. Les États y trouvaient l'avantage de décliner la juridiction de l'empereur, et de consacrer, par leur propre justice, l'indépendance de leur pouvoir,

Richard de Cornouailles n'essaya même pas de lutter contre ces maux ; il eût compromis un titre déjà trop incertain, et dont la conservation lui attirait au moins la considération des Anglais ; il favorisa lui-même l'ambition du rai de Bohême, Quo-car H, en lui donnant les duchés d'Autriche et de Styrie. Il fit accepter en 1269 une ordonnance utile qui abolit les péages établis sur le nitra au grand détriment de la navigation, puis il épousa une belle Allemande, et retourna pour toujours en Angleterre. L'anarchie n'eut plus de frein ; le grand domaine de l'empire usurpé par les quatre électeurs du Rhin ; les domaines royaux, situés dans les duchés, ravis par les ducs ou les comtes ; les droits régaliens des empereurs attribués au fisc des États ; les villes impériales se disant libres et affranchies de tout tribut ; le clergé prenant l'habitude de ne plus fournir à l'entretien de la cour impériale ; les droits que le concordat de 1122 laissait à l'empereur, entièrement oubliés, il ne restait plus à celui qui serait élu qu'un titre sans puissance ni revenus, que le droit des premières prières, et la liberté d'assister aux élections des chapitres. Richard de Cornouailles étant mort en 1272, on ne se hâtait, pas de lui donner un successeur.

Un archidiacre de Liège, Thibaud Visconti avait été élu pape en 1271, après une vacance de trois ans (1268-1271), et consacré sous le nom de Grégoire X. L'évêque d'Olmutz lui ayant écrit, au sujet de l'anarchie allemande : Tout le monde désire un empereur bon et sage, mais nul ne veut entendre parler d'un empereur fort, Grégoire X menaça les Allemands de choisir l'empereur, s'ils tardaient plus longtemps. Les électeurs se réunirent donc à Francfort. Prémislas Ottocar II, roi de Bohême, duc de Moravie, d'Autriche, de Styrie, de Carinthie, de Carniole, était capable de relever l'autorité impériale ; il fut repoussé pour cette seule raison. L'archevêque de Mayence Werner, proposa de choisir Rodolphe de Habsbourg. Ce prince, du second ordre, tirait son nom du château de Hahichtsbourg (château des autours), bâti par un de ses ancêtres, dans le XIe siècle. Il possédait le comté de Habsbourg, avec une partie du canton de Zurich, des terres en Souabe, le bourgraviat de Rheinfelden et l'avouerie des trois cantons de Schwitz, Uri et Unterwalden, le landgraviat de la Haute-Alsace, les comtés de Kybourg, de Baden en Suisse et de Leuzbourg. Il avait autrefois accompagné l'archevêque de Mayence à Rome, comme écuyer, et l'on dit qu'il avait rempli la charge de maitre d'hôtel à la cour d'Ottocar. L'archevêque de Mayence le proposa donc comme un homme vertueux, et un prince de peu de puissance ; et le bourgrave de Nuremberg, Frédéric de Hohenzollern représenta aux électeurs séculiers qui avaient perdu leurs femmes, que Rodolphe ayant six filles, ils pourraient les demander en mariage, et régner par leur beau-père. Rodolphe fut élu à l'âge de cinquante-sept ans : il faisait alors la guerre à l'évêque de Bâle ; à la nouvelle de l'élection, il prit la ville, et l'évêque s'écria : Tenez ferme, ô mon Dieu, sur votre trône, ou bien ce Rodolphe vous en chassera. Rodolphe en effet, allait réduire au repos la turbulence féodale, et son règne termine cette période par le rétablissement de l'ordre, en préparant à l'Allemagne de nouvelles destinées. Il reçut d'abord le serment des vassaux à Aix-la-Chapelle ; ils avaient fait disparaître le sceptre sur lequel ils devaient jurer ; Rodolphe, sans se déconcerter, saisit une croix sur l'autel, en disant : Cette croix qui a sauvé le monde vaut bien un sceptre. Avant de sortir de la ville, il maria une de ses filles au comte palatin du Rhin, et une autre au duc de Saxe. Cet exemple, habilement suivi par ses descendants a fait leur force et leur importance. Depuis les six filles de Rodolphe, jusqu'à notre impératrice Marie-Louise, la maison de Habsbourg-Autriche a régné sur la moitié du monde ou s'est relevée de ses plus épouvantables désastres par des mariages :

Belli gerant alii, tu felix Austria nube,

Nam quæ Mars aliis, dat tibi regna Venus.

Rodolphe termina d'abord la longue lutte qui avait divisé le sacerdoce et l'empire. Grégoire X vit arriver au concile de Lyon (1274) le vice-chancelier de l'empire, qui renouvela les serments d'Otton IV et de Frédéric II. Rodolphe dans une entrevue avec le pape (1275), confirma la promesse de n'accepter aucune charge dans l'état ecclésiastique, et de ne point inquiéter les vassaux de l'Église. Trois papes ayant succédé à Grégoire X, dans l'espace d'une seule année Nicolas III (1277), pour décider Charles d'Anjou à renoncer au titre de vicaire de l'empire en Toscane, lui fit donner par Rodolphe l'investiture du comté de Provence, réclamé par Marguerite, veuve du roi de France, saint Louis, et sœur aînée de Béatrix. Le pape obtint pour lui-même la cession de l'exarchat, et une déclaration (1279) formelle qui rendait à l'Église Bologne, Imola, Faenza, Forli, Forlimpopoli, Cesena, Ravenne, Rimini et Urbin. Ainsi fut constitué définitivement l'état ecclésiastique.

Rodolphe avait dit qu'il viendrait à Rome pour y recevoir la couronne impériale mais il comparait l'Italie à la caverne du lion. Les affaires d'Allemagne suffisaient à son activité. Dès l'an 1276, Ottocar avait réclamé contre l'élection de Rodolphe. L'insolence de son envoyé à la diète d'Augsbourg le fit mettre au ban de l'empire. Il voulut résister par les armes, Rodolphe, rassemblant la noblesse de l'Alsace et de la Souabe, marie une de ses filles au duc de la Basse-Bavière, pour le détacher d'Ottocar, entre en Autriche, et jette sur le Danube un pont qu'il faisait porter sur des charriots. Ottocar, attaqué dans ses retranchements, demanda la paix et des arbitres (22 novembre 1276). Les arbitres le condamnèrent à restituer l'Autriche, la Styrie, la Carinthie, la Carniole et le district d'Égra. Ottocar, ensuite, reçut à genoux l'investiture de la Bohême et de la Moravie : mais le caractère altier de sa femme le perdit, il reprit les armes. Rodolphe, après avoir gagné les grands d'Autriche par des privilèges, et déclaré Vienne ville immédiate, livra (1278) la bataille de Marchfeld ; il y paya de sa personne, et, renversé à terre sous son cheval, il ne fut sauvé que par son bouclier : Ottocar, percé de dix-sept blessures fut relevé par un bohémien qui le montra à Rodolphe. L'empereur pénétra ensuite en Bohême, et fit la paix avec le jeune Venceslas II fils d'Ottocar ; il lui laissa la Bohême, lui promit une de ses filles, et prit pour cinq ans la Moravie comme indemnité. L'Autriche, la Styrie, la Carniole, furent données, à titre de duchés, au fils de Rodolphe, Albert. Vienne, déclarée ville municipale, fut dotée de grands privilèges.

Il fallait reprendre encore tous les droits régaliens usurpés par les vassaux ; on ne m'a pas fait roi, pour que je me cache, disait Rodolphe ; il révoqua donc les concessions ou les usurpations qui n'étaient pas antérieures à la mort de Frédéric II ; il n'excepta que la Souabe, voulant laisser le rang, d'immédiats à .tous les vassaux qui l'avaient pris, et les soumettre directement à l'autorité impériale ; il les força de renoncer aux guerres privées ; il abattit leurs châteaux, dont les ruines out demeuré jusque aujourd'hui sur les Vosges, ou dans la Forêt-Noire. Ainsi tomba le farouche comte de Wurtemberg, Eberhard, qui avait pour devise : Ami de Dieu, ennemi de tout le monde. La Franche-Comté fut soumise, malgré le roi de France Philippe le Bel, at la paix publique partout établie. En 1281 les États de Franconie, en 1286 ceux de Souabe et de Bavière, en 1288, ceux d'Alsace jurèrent la paix pour cinq ans, promirent de n'exercer aucune violence, et de ne point se faire justice par eux-mêmes. Rodolphe veille rigoureusement à l'exécution des promesses, et détruisit en Thuringe soixante-six châteaux d'où partaient les guerres privées. Il mourut en 1291, sans avoir pu faire reconnaître son fils Albert pour roi des Romains. Mais sa famille avait pris rang parmi les premières familles, et l'Allemagne était pacifiée.

L'Italie était enfin libre ; dans l'espérance d'assurer cette liberté par le concours de toutes les volontés, Grégoire X s'efforça de concilier toutes les haines, et de faire un seul peuple des deux anciens partis. Il se montra généreux envers les Gibelins, il tenta de contenir les Guelfes. Il avait permis aux Torriani de ne pas recevoir l'archevêque Visconti, relevé Pise des censures ecclésiastiques, réintégré les Gibelins vaincus dans Florence, fait cesser la guerre entre Venise et Bologne ; il reconnut l'empereur grec Michel Paléologue, pour contenir l'ambition de Charles d'Anjou, qui aspirait au trône de Byzance en vertu d'un traité conclu avec l'empereur Baudouin II. Charles d'Anjou, mécontent, avait de toutes ses forces fait opposition au pape, et le parti guelfe divisé approchait de sa ruine.

Après la mort de Grégoire X, l'archevêque Visconti, le soutien des nobles et des Gibelins, s'approcha de Milan (1277), chassa les Torriani, et fut proclamé seigneur perpétuel. Milan cessa d'être libre ; la famille gibeline des Visconti, entourée de la noblesse-mercenaire qu'elle ramenait, régna sans peine sur un peuple fatigué de tant de guerres et corrompu par la prospérité. Mais le coup le plus terrible, celui qui frappa le parti guelfe dans son chef le plus redoutable, ce sont les Vêpres Siciliennes. Charles d'Anjou se croyait assuré de nouveau par l'élection de Martin IV, prélat français, qui lui avait transmis la dignité de sénateur de Rome ; il établissait des troupes françaises dans la Romagne, la marche d'Ancône, le duché de Spolète, le patrimoine de Saint-Pierre, et résidait à Viterbe avec le pape ; il réclamait une seconde fois l'empire grec au nom de sa fille qui avait épousé le fils de Baudouin II, et provoquait l'excommunication contre Michel Paléologue qui était retourné au schisme. Une nombreuse cavalerie et une flotte étaient prêtes : dans le royaume de Naples, en deçà du phare, les barons français établis à la place des Allemands maintenaient l'obéissance ; mais il oubliait que dans la Sicile restaient des barons dépouillés qui attendaient un vengeur, et que les Français établis dans les villes et sur les côtes, ne pénétraient pas à l'intérieur[54] ; il ne savait pas que le médecin de Mainfroy, Jean de Procida, dépouillé de tous ses biens, s'était retire à la cour dira ors ; et qu'après avoir instruit la reine Constance, fille de Mainfroy, des plaintes des Siciliens, il avait passé en Sicile au moment où les préparatifs d'une croisade entrainaient de nouvelles persécutions, de Sicile à C. P., puis à Rome où il avait décidé le pape Nicolas III à déposséder Chartes d'Anjou. Charles ne conçut de l'inquiétude qu'en apprenant les armements du roi d'Aragon Pierre III, et tout à coup une effroyable nouvelle lui fut apportée. Le lundi de Pâques (1282), un grand nombre de nobles siciliens étant réunis à Palerme, les habitants, suivant l'usage, se mirent en route pour aller entendre vêpres à trois milles de la ville, dans l'église de Montréal. Le vice roi avait défendu aux Siciliens de porter des armes, et les Français voulant s'assurer si l'ordre était exécuté, une jeune femme sicilienne reçut un de ces outrages que les peuples ne pardonnent pas. Un cri s'élève : Qu'ils meurent les Français, qu'ils meurent. Deux cents périssent à l'instant dans la campagne, le massacre se communique à la ville, rien n'est épargné ; les Français reconnus, ceux qui ne peuvent prononcer le mot ciceri, les femmes siciliennes qui ont épousé des Français, quatre mille hommes ou femmes périssent en un seul jour. Les Palermitains, arborant l'étendard du pape leur souverain, appellent à leur aide Pierre d'Aragon, et sortent de leur ville pour entraîner le reste du pays ; les Français périssent dans d'autres lieux ; les habitants de Calatafimo, gouvernés par Guillaume de Porcelets, se ressouviennent de sa justice et de sa loyauté, ils le renvoient avec honneur, puis se révoltent ; enfin, Messine éclate, abat les armoiries de Charles d'Anjou, chasse son vicaire, et jure de partager le sort des habitants de Palerme.

En apprenant ces massacres, Charles s'écria : Sire Dieu, puisqu'il t'a plu de m'envoyer la fortune contraire, qu'il te plaise aussi d'ordonner que ma décadence ne se fasse qu'à petits pas (Villani). Il passa aussitôt en Sicile et assiégea Messine. Vaincus deux fois, les assiégés envoyèrent une députation au roi qui la reçut mal, mais cependant permit au légat qui l'accompagnait d'entrer dans la ville pour connaitre les demandes des habitants. Les Messinois promettaient de rentrer sous l'obéissance de Charles, à condition que le passé serait oublié, que les tributs établis autrefois sous Guillaume le Bon seraient seuls exigés, et que les Fran ais seraient exclus de toute magistrature et de toute charge en Sicile. Les seigneurs français eux-mêmes étaient d'avis d'accepter ces conditions. Mais Charles aurait cru faire acte de faiblesse que de consentir. Il répliqua qu'il établirait les taxes à son gré, qu'il confierait les places aux Français comme aux Siciliens, et que les assiégés, s'ils voulaient obtenir miséricorde, livreraient huit cents étages à sa discrétion. Ce fut celte rigueur qui perdit ses affaires. Le légat se retira ; les assiégés jurèrent de manger leurs enfants plutôt que de se rendre ; l'activité et la constance de la défense égalèrent l'activité et la constance de l'attaque ; en vain le roi faisait battre les murs sur tous les points, pour donner uni assaut général ; les murs, aussitôt réparés que frappés, renouvelaient incessamment tous les obstacles.

Pierre d'Aragon avait d'abord fait voile vers l'Afrique ; il voulait attendre ce que deviendrait la révolte des Siciliens, et n'y prendre part qu'à coup sûr, lorsqu'il n'y attrait plus qu'il en recueillir le profit Il avait dit, pour expliquer ses armements, qu'il voulait faire la guerre aux infidèles, et sous ce prétexte, il avait emprunté de l'argent au pape. lia nouvelle de la résistance des Messinois et les ambassades des Palermitains le tirèrent enfin d'incertitude. Il aborda à Trapani avec huit cents hommes d'armes et dix mille fantassins sur cinquante galères. Deux loura après il entra dans Palerme en libérateur, aux acclamations des habitants, et envoya à Charles d' Anjou un ordre de quitter la Sicile, dont t'impérieuse assurance contrastait singulièrement avec la pusillanimité de sa prudence antérieure. Chartes d'Anjou répondit aven la même fierté, mais quand il sut que, par le conseil de Procida, l'Aragonais envoyait Roger de Loria, à la tête de sa flotte, pour surprendre dans le phare la flotte française, ïl crut prudent de ne pas exposer en vain ses hommes et ses vaisseaux. Il leva le siège de Messine, et donna ordre de regagner la Calabre. A peine arrivé sur le rivage, il vit l'amiral ennemi s'emparer de vingt-neuf galères dans le détroit, et en brûler quatre-vingts près de Reggio ; il mordait son sceptre de colère, et criait : Dieu, Dieu, vous m'avez offert beaucoup à surmonter ; je vous prie que la descente se fasse doucement. Il avait la conscience de sa valeur, et ne se croyait pas vaincu par la défaite des siens ; il proposa un combat singulier à Pierre d' dragon, ou bien un combat de cent chevaliers contre cent, près de Bordeaux sous la garantie du roi d'Angleterre.

Dans ces circonstances, la rivalité de Pise et de Gênes se renouvelait : la possession de la Corse et de la Sardaigne les avait autrefois armées l'une contre l'autre ; les Pisans, enrichis par le commerce, étaient encore les plus puissants des Gibelins ; Gênes, qui humiliait alors Venise dans les mers d'Orient, et attirait à elle tout le commerce par son alliance avec les Paléologues, pouvait seule lutter contre Pise. Le juge de Ginerça, en Corse, exerçant des pirateries, fut réprimé par les Génois ; les Pisans prétendirent le secourir, et la guerre fut déclarée. Pendant deux ans, on s'observa sur mer ; enfin, en 1284, la bataille de la Méloria fut décisive ; les Pisans y perdirent vingt-huit galères prises, sept coulées à fond, cinq mille morts et onze mille prisonniers. Les captifs furent conduits à Gênes, et l'on disait dans toute l'Italie : allez à Gênes, si vous voulez voir Pise. Les Guelfes de la Toscane reçurent les Gênois dans leur ligue, et s'engagèrent à ruiner Pise, à disperser ses murs et ses habitants.

Ce grand désastre de la ville gibeline par excellence, fut inutile cependant aux Guelfes du midi ; car le combat proposé n'avait pas eu lieu ; selon les uns, le pape blâmant Charles d'Anjou d'exposer sa cause au hasard d'un combat, aurait écrit au roi d'Angleterre de ne pas permettre cette rencontre sur son domaine ; selon d'autres Pierre d'Aragon, qui n'avait accepté que pour gagner du temps, serait venu à Bardeaux avec trois chevaliers, protester que le roi de France se tenant dans le voisinage avec ses troupes, il n'y avait aucune sûreté pour lui-unième ; après quoi il aurait disparu à la hâte, et fait cent milles d'une seule traite. Quoi qu'il en soit, la querelle se débattait de nouveau dans le royaume de Naples. Martin IV avait excommunié Pierre, et le déposant de son royaume espagnol, il avait désigné à sa place Charles de Valois, fils de Philippe le Hardi[55]. Charles d'Anjou se mettait en mer pour conduire à Naples cinquante-cinq galères armées, et trois gros vaisseaux chargés de troupes, lorsque Roger de Loria, instruit de son arrivée, vint provoquer au combat le prince de Salerne, Charles le Boiteux. Les insultes des Aragonais firent oublier au jeune prince la défense de son père : il s'élança sur l'ennemi, et fut vaincu et pris ; quand on le dit au roi, il s'écria : Or fût-il mort, puisqu'il a failli notre mandement ; et après le débarquement, il fit pendre c'eut cinquante Napolitains qui s'étaient montrés infidèles à sa cause. Sa vengeance s'arrêta là : il mourut en 1285 ; ses ennemis et ses amis moururent dans la même année, Philippe le Hardi, Pierre d'Aragon et Martin IV.

Les Guelfes de Toscane poursuivaient leurs avantages. Depuis l'an 1282 une nouvelle forme républicaine avait été donnée au gouvernement de Florence. Six prieurs des arts, dont la réunion s'appelait la seigneurie, étaient investis de tout le pouvoir exécutif, et chargés de représenter la majesté de l'État. Ils mangeaient à la même table, aux frais de la république, et ne devaient pas s'absenter pendant les deux mois que duraient leurs fonctions : l'humiliation des nobles était toujours à Florence la garantie de ces institutions populaires. Pise, au contraire maintenait la noblesse, et soutenue par Arezzo, prétendait braver toute la haine de la ligue toscane. Elle faillit périr par la trahison d'un de ses nobles ; le comte Ugolin de Gherardesca, pour se rendre maitre des affaires, s'était entendu avec les Guelfes. Devenu podestat, il régla le gouvernement à son gré, et jouit pendant quelque temps de son audace. Que me manque-t-il ? Disait-il un jour, en parlant de sa puissance : rien que la colère de Dieu, lui répondit une voix intrépide. Ugolin refusa de se laisser associer l'archevêque Roger, frappa du poignard son propre neveu qui l'avertissait du mécontentement du peuple, et tua d'un coup de hache le neveu de l'archevêque. Ces crimes eurent enfin leur châtiment. Ugolin saisi par les Gibelins avec deux de ses fils et de ses petits-fils, fut enfermé dans une tour où ils moururent tous de faim- Sortie de ce danger, Pise appela le comte de Montefeltro, qui la défendit heureusement pendant qu.elqu.es années ; mais une nouvelle guerre avec les Génois (1290) ruina son port, et commença la décadence de sa richesse. La ligue guelfe en triomphait. L'année suivante les Florentins publièrent les ordinamenti della Giustizia, cette terrible expression de la vengeance plébéienne, et de l'humiliation de la noblesse. Trente sept familles nobles privées du droit de cité, ne pouvaient plus se faire inscrire même dans les corps de métiers. La seigneurie fut autorisée à inscrire sur cette liste tente famille plébéienne qui mériterait d'être traitée comme noble : tout individu inscrit sur cette liste dut fournir une caution de 2.000 livres de Florence, et tous ses parents légitimes ou illégitimes devinrent solidaires des amendes ; judiciaires qu'il pourrait encourir. Il fut défendu aux nobles de parage dans les rues, en cas de tumulte, de posséder une maison proximité d'un port ou d'une porte de la ville, de paraître en justice pour dénoncer un plébéien. Des services signalés pouvaient seuls obtenir la réhabilitation. Il semble que la démocratie ne puisse aller plus loin. Nous verrons cependant les Florentins précipiter encore plus bas la noblesse.

Les Guelfes de Sicile, au contraire, avaient perdu dans Charles d'Anjou, toutes leurs espérances de vengeance. Charles II le Boiteux était prisonnier des Aragonais, quand son père mourut ; le comte d'Artois administra pour lui. L'héritage de Pierre d'Aragon divisé après sa mort, donna à Jayme son second fils le trône de Sicile. Deux fois le roi d'Angleterre, Édouard e, s'entremit pour procurer la fin des hostilités. Il obtint la délivrance de Charles II, à condition que celui-ci renoncerait à la Sicile, et Charles de Valois à l'Aragon. Jayme de Sicile se repentit bientôt de cet accord, et en 1289 il reprit les armes. Il est occupé toute la Calabre, sans l'activité du comte d'Artois ; et Gaëte sans une nouvelle intervention du roi d'Angleterre. Le traité de Tarascon, conclu en 1291, devait terminer la rivalité en retirant aux deux rivaux leurs alliés ; les rois de Naples et de France s'engageaient à ne plus faire la guerre à l'Aragon, et le roi d'Aragon à ne plus secourir son frère de Sicile. Mais le trône d'Aragon devenant vacant sur ces entrefaites, Jayme courut en prendre possession, et transmit la Sicile à son Frère Frédéric, qu'aucune promesse n'engageait à la paix.

Ainsi le parti guelfe n'avait pu jouir de son triomphe. Il n'appartenait pas ; à la maison d'Anjou d'enlever la Sicile aux Aragonais. Il n'était pas réservé aux villes Lombardes de garder à l'intérieur de leurs murs, la liberté qu'elles s'étaient faite par l'affaiblissement des empereurs. Déjà Vérone et Milan avaient un seigneur. Ces Gibelins réclamaient pour leur pouvoir naissant la protection impériale, et l'archevêque Visconti obtenait pour son neveu le titre de vicaire de l'empire en Lombardie. En 1294, le trône pontifical fut occupé par Boniface VIII, sous lequel l'influence de la papauté dans les affaires temporelles de l'Europe, devait commencer à déchoir.

 

 

 



[1] Otton. Frising., Chron., 7-8.

[2] Chron., 7-11. Jusque-là, dit-il, tout ce que j'ai raconté appartient aux auteurs qui ont écrit avant moi. Ce qui suit, je l'ai vu, ou appris d'hommes dignes de foi.

[3] Ce roi était Philippe Ier.

[4] Otton. Frising., Chron., 7-14.

[5] Otton. Frising., Chron., 7-15.

[6] Otton. Frising., Chron., 16.

[7] Ott. Fris., 7-18.

[8] Ott. Fris., 19.

[9] Cinnamus, 3-1.

[10] Ott. Fris., 7-20.

[11] Pfeffel, Histoire du droit public d'Allemagne, t. I.

[12] Ott. Fris., De reb. gest., Frid., 2-13.

[13] Guntheri Lig. Carmina, liv. 3.

[14] Ott. Fris., Chron., 7-27.

[15] Nicétas, Manuel Comnène, 2-1.

[16] Ott. Fris., De gent., Frid., 1-33.

[17] Nicétas, ibid. Cinnamus.

[18] Voici l'inscription du sceau et de l'épée de Roger :

Apulus et Calaber, Siculus mihi servit et Afer.

[19] Ott. Fris., De gest., Frid., 2-12, 13. Guntheri carmina, livre 2.

[20] Ott. Fris., De gest., Frid., 2, de 13 à 20.

[21] Ott. Fris., 2-21. Guntheri carmina, Discours des ambassadeurs.

[22] Ott. Fris., De gest., Frid., 2- 22.

[23] Ott. Fris., De gest., Frid., 25.

[24] Ott. Fris., 2-28.

[25] Ott. Fris., 2-28. Cinnamus, lib. 4.

[26] Radevici Frisingensis canonici appendicis ad Ottenem, lib. 1, caput 7, 8.

[27] Radevici Frisingensis canonici appendicis ad Ottenem, lib. 1, caput 9.

[28] Cinnamus, 4-2.

[29] Radevicus, ibid., 26.

[30] Radevicus, lib. 1, de 33 à 40.

[31] Radevicus, lib. 1, 41, 42, Guntheri carmina, lib. 8.

[32] Radevicus, ibid., lib. 2, de 3 à 7.

[33] Voyez dans Radevicus, la correspondance du pape et de l'empereur, liv. 2, de 15 à 20.

[34] Radevicus, 2, de 21 à 39.

[35] Radevicus, 2, de 39 à 63. Guntheri carmina, 10.

[36] Voyez Boncompagni, obsidio Anconæ, 24. Schœll, dont assurément on ne peut contester la science, ne dit pas un mot du siège d'Ancône ; serait-ce par orgueil national ou dévouement aux monarchies allemandes ?

[37] Sigonium, De regno italico. — Romualdi salernit., Chronicon.

[38] Nicétas, Andronic, 1-7.

[39] Daru, Histoire de Venise. Nous mentionnons plutôt que nous ne racontons l'histoire intérieure de Venise à laquelle il nous semble que l'on attache beaucoup trop d'importance avant le XIVe siècle.

[40] Arnold de Lubeck, 2-20.

[41] Muratori, rer. Ital., III.

[42] Vita Innocentii III, passim.

[43] Voyez Schœll, t. IV, qui fait un grand usage de l'ouvrage allemand de Raumer.

[44] De factis in marchia Trevisana, Rolandini.

[45] Bernardo Corio, Histoire de Milan.

[46] Mathieu Paris, Histoire d'Angleterre, ann. 1244.

[47] Voyez Sismondi, t. III.

[48] Sismondi, tout en gardant sa défiance, ne peut s'empêcher d'admirer la lettre du pape aux Napolitains.

[49] Villani, 6-23.

[50] Nous prenons au sérieux ces paroles moqueuses d'un auteur moderne.

[51] Villani, 7-1.

[52] Voyez dans Sismondi la lettre de Clément IV à Charles d'Anjou.

[53] Villani.

[54] Les plaintes des historiens contre Charles d'Anjou ne sont peut-être que l'expression des plaintes du peuple de Sicile : Que dire de leurs inventions inouïes, de leurs décrets sur les forêts ? De l'interdiction du rivage, des taxes sur le produit des troupeaux. Que tout périsse de langueur sous le climat accablant de l'automne, ils ne déclarent pas moins que la moisson a été abondante. Nous avons reçu l'antéchrist du royaume de Sicile. Il faut représenter chaque troupeau au bout de l'an, et plus de petits que le troupeau n'en peut produire. Les pauvres laboureurs pleurent, les bouviers, les gardiens de chèvres tremblent ; toutes les fois qu'il plait au roi de frapper une nouvelle monnaie, la trompette sonne dans les rues, et il faut livrer l'argent.

[55] Je laisse à d'autres, dit Muratori, à décider si ce décret fut juste et louable. Mais ce que je sais bien, c'est que les Français, qui dans ces derniers temps ont attaqué le pouvoir que s'attribuent les souverains pontifes de déposer les rois, et de disposer de leurs royaumes reçurent à baisemain ce don que Martin leur fit des États d'un autre.