HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

TROISIÈME PÉRIODE - 1073-1294

 

CHAPITRE DIX-HUITIÈME.

 

 

Des trois premières croisades, de l'empire grec et des États musulmans. — Pierre l'Ermite, Godefroi de Bouillon, Bohémond ; fondation du royaume de Jérusalem ; la chevalerie, les ordres. — Zenghi et Nour-Eddin, saint Bernard, Conrad III et Louis le Jeune. — Saladin, Richard Cœur de Lion, Philippe-Auguste.

 

I

La mère de Constantin, sainte Hélène, retrouvant la vraie croix, et bâtissant à Jérusalem l'église de la Résurrection, avait désigné la ville sainte, berceau de la foi, au respect et au culte de tous les chrétiens. Depuis ce jour, toute la terre envoya des pèlerins qui visitèrent les contrées sanctifiées par les pas du Sauveur, et éclairées de sa doctrine. Mais la liberté du voyage commença d'être gênée, lorsque l'abomination de la désolation entra dans le saint lieu avec les musulmans d'Omar. Le zèle de Charlemagne obtint d'Haroun-Al-Raschid une protection que d'autres Abbassides accordèrent encore. Les pèlerins de l'Église romaine furent reçus dans un hospice composé de douze maisons, entouré de champs, de vignes, de jardins, et dans la Vallée de Josaphat. Mais l'empire des Abbassides se divisa : le khalifat du Kaire se posa, au nom d'Ali, en face du khalifat de Bagdad ; les Turcs se jetèrent entre Ismaël et Al-Abbas, et la persécution commença. Hakem répandit le sang chrétien en Égypte et en Syrie, et le pape Sylvestre II, qui avait vu ces maux, fit parler Jérusalem désolée au nom de ses enfants captifs, et appela l'Europe aux armes. Les Pisans, les Gênois, le roi d'Arles répondirent : une flotte vint ravager les côtes de Syrie ; mais cet effort inutile irrita encore la haine des fatimites ; les cérémonies chrétiennes furent interdites à Jérusalem, et l'église du Saint-Sépulcre renversée.

Les pèlerins affluèrent à cette nouvelle, animés par la persécution à consoler leurs frères. Hakem étant mort, et sous un khalife meilleur, l'Église abattue sortit de ses ruines, comme Jésus-Christ du tombeau. Robert le Diable lui-même, affublé du bourdon et du sac de la pénitence, nu-pieds, au milieu de ses barons, visita Sion, le mont des Oliviers, la vallée de Josaphat, Béthléem où naquit le Sauveur, le Thabor où il éclata dans sa gloire, et le Jourdain où il fut baptisé. Ils allaient tous sans crainte, s'écoulant vers l'Orient, quelquefois en troupes nombreuses, armés de leur foi et disait à Dieu : Seigneur, ayez pitié d'un chrétien infidèle et parjure, d'un pécheur errant loin de son pays. Point de violences sur leur passage ; ils n'avaient pas quitté leurs demeures pour un coupable dessein ; ils cherchaient à accomplir leur foi : les musulmans eux-mêmes en étaient frappés d'admiration. Et quand ils arrivaient enfin, s'agenouillant sur la montagne des Oliviers, les bras tendus au ciel, ils s'écriaient : Gloire à toi, Seigneur. Ils ne se vantaient pas de leurs fatigues ; ils songeaient à ceux qui les suivaient et qu'il fallait secourir.

Le soin des pèlerins qui voyageaient encore était un devoir des chrétiens arrivés. Des hospices s'élevèrent à Jérusalem : vers 1048 des marchands d'Amalfi bâtirent près de l'église du Saint-Sépulcre un couvent et un hôpital pour les pèlerins de leur nation. Les moines latins, qui s'y établirent, se donnèrent pour patron Jean-Baptiste, et les appelèrent les frères hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Toutes ces maisons vivaient des aumônes de l'Occident. Chaque année des moines venaient d'Orient recueillir les tributs de la charité.

Tout fut troublé encore une fois par la domination turque d'Alp-Arslan et de Malek-Schah. Michel Parapinace implora les secours de l'Occident ; Grégoire VII désira la mort au récit de tant de calamités ; il s'écria qu'il aimait mieux périr en délivrant la terre sainte que de commander à l'univers. Mais sa voix sembla se perdre au milieu du bruit des armes de l'Allemagne, de la résistance effrontée d'un clergé coupable, et des angoisses de Rome assiégée pendant trois ans. Enfin lorsque, après Victor III, Urbain II eut saisi d'une main vigoureuse l'héritage de Grégoire VII, un pauvre ermite, nommé Pierre, parut devant lui. Il avait vu les cheveux blancs de Siméon, patriarche de Jérusalem ; ils avaient pleuré ensemble, et ensemble ils s'étaient consolés par l'espérance. Il avait entendu Jésus-Christ lui-même, qui lui disait : Lève-toi, Pierre, cours annoncer les tribulations de mon peuple ; il est temps que mes serviteurs soient secourus et les saints lieux délivrés. Le pape le reçut comme un prophète, et l'envoya annoncer à l'Europe qu'il fallait secourir Jérusalem.

L'ermite traversa l'Italie, et, les Alpes franchies, se montra dans tout l'Occident. Quand on le voyait sur sa mule, un crucifix à la main, nu-pieds, tête nue, le corps ceint d'une grosse corde, on révérait sa charité, la rigidité de sa vie, son admirable parole. Heureux qui pouvait toucher ses vêtements ou arracher quelques poils de sa mule. Quand il parlait, quand il racontait les saints lieux profanés, ou redisait ses gémissements sur la roche du Calvaire, que les anges avaient entendus, il apaisait les haines des familles, faisait rougir le vice et secourir les pauvres. S'il rencontrait un chrétien banni d'Orient, c'était là son discours, il montrait son frère exile, soulevait ses haillons et l'œuvre des Turcs infidèles agitant tous les cœurs, le peuple levait la voix vers Dieu, et demandait grâce pour Jérusalem, les uns priant, les autres offrant leurs richesses. Enfin, quand la parole lui manquait, quand il n'avait pas de chrétien banni à faire voir, il avait ses larmes abondantes, sa poitrine qu'il frappait, son crucifix[1].

La chevalerie était née de la vie féodale. Le suzerain réunissait ordinairement dans son domaine, autour de sa personne, les fils de ses vassaux, qu'il élevait avec les siens. Quand ces jeunes gens avaient atteint l'âge d'homme, le seigneur leur conférait. le droit de porter les armes, par une cérémonie religieuse qui leur faisait comprendre la noblesse de leurs nouveaux devoirs. L'aspirant, dépouillé de ses habits, était mis au bain, et après cette purification revécu d'une tunique blanche, symbole de pureté, d'une robe rouge, symbole du sang qu'il devait verser pour la foi, d'une soie noire, symbole de la mort. Après vingt-quatre heures de jeûne, et une nuit de prière dans l'église, il se confessait, communiait, assistait à la messe du Saint-Esprit, écoutait un sermon sur les devoirs des chevaliers, faisait bénir par le prêtre l'épée suspendue à son cou, et s'agenouillait devant son seigneur. Après avoir promis de bien remplir tous ses devoirs, il recevait les éperons, le haubert ou cotte de mailles, la cuirasse, les brassarts et les gantelets, l'épée, et l'accolade du seigneur ou trois coups de plat d'épée sur l'épaule ou la nuque. Enfin on lui apportait un casque, on lui donnait un cheval, il s'y élançait, et sortait de l'église en faisant flamboyer son épée. Craindre Dieu, observer le christianisme jusqu'à la mort, combattre et mourir pour la foi, rester fidèle au prince, protéger les faibles, les veuves, les orphelins ; tels étaient les principaux devoirs ; tout gain sordide, toute alliance avec un prince étranger, toute violence, lui étaient interdits.

La chevalerie accepta donc avec ardeur l'espérance de reconquérir la ville de Dieu, de délivrer les concitoyens de Jésus-Christ. Mais de toutes parts il se manifestait un égal enthousiasme. On voyait des vieillards reprendre leurs armes, et des enfants s'essayer à manier la lance. En même temps, l'empereur M'exit Comnène envoyait aux chrétiens d'Occident des supplications lamentables. Il représentait les ennemis de la nature et de l'humanité aux portes de Constantinople l'invasion imminente d'un royaume chrétien par les Turcs, le plus honteux, le plus redoutable de tous les dangers. Il allait jusqu'à offrir sa couronne aux princes latins ; car s'il devait la perdre, il valait mieux encore que ce fût au profit des chrétiens.

Urbain II assembla un concile à Plaisance (1095) ; les ambassadeurs grecs y parurent : deux cents évêques ou archevêques, quatre mille ecclésiastiques, trente mille laïques étaient venus ; on parla de la guerre sainte, on écouta les plaintes de Berthe, la femme de l'empereur Henri IV (voyez ch. XVI, § 2) ; on fulmina l'anathème contre l'antipape Clément III : mais rien ne fut décidé pour la Palestine. Le pontife passa en France, et rassembla un autre concile à Clermont : la ville ne put contenir la multitude ; les villages voisins se remplirent de peuple ; des tentes furent dressées au milieu des champs. La trêve de Dieu renouvelée, la paix et la justice imposées, le roi de France excommunié pour le rapt de Bertrade, personne ne réclama. Mais quand le pape, plaçant à côté de lui le pauvre Pierre, lui eut donné la parole et l'eut prise lui-même avec éloquence au nom de chrétiens d'Asie, ce ne fut qu'un cri dans cette assemblée : Dieu le veut, Dieu le veut.... Oui, répondit le pontife, Dieu le veut. Il a promis de se trouver au milieu des fideles rassemblés en son nom et voilà qu'il vous a lui-même dicté cette parole. Il leur présente une croix ; un cardinal prononce une formule de confession, tous tombent à genoux, et reçoivent l'absolution de leurs péchés.

L'évêque du Puy, Adhémar de Montel, demanda le premier à entrer dans la voie de Dieu, et reçut la croix des mains du pape : les autres décorèrent leurs vêtements d'une croix rouge, et prirent le nom de croisés, porte-croix. Bientôt, dans tout l'Occident, on ne connut plus que cette parole : Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas avec moi, celui-là n'est pas digne de moi.

Les décrets du concile de Clermont promettaient à tous les croisés la rémission de leurs péchés ; l'Église prenait sous sa garde leurs personnel, leurs familles, leurs biens ; les dettes étaient suspendues, pendant le voyage de la terre sainte. Les croisades étaient une grande trêve de Dieu, la première répression du désordre féodal. Aussi de toutes parts, les pauvres, les opprimés, sans inquiétude, faisaient bénir des croix par les prêtres, comme Dieu avait béni la verge d'Aaron, la terreur des rebelles et des impies. Le pape avait fixé pour le départ la fête de l'Assomption de l'an 1096. Mais la multitude, impatiente, n'attendit pas le départ des princes et des barons. Trois.armées précédèrent la vraie croisade ; hommes, femmes, enfants, tout s'en allait vers l'Orient. Les uns conduits par Pierre l'Ermite, les autres par Gautier sans Avoir, d'autres par Gautier de Paxejo. Ceux-ci furent exterminés en Hongrie. Gautier sans Avoir arriva à C. P., et fut rejoint par Pierre l'Ermite. Mais déjà les Grecs avaient peur de ceux qu'ils avaient appelés. C'était, dit Anne Comnène[2], une troupe de sauterelles L'empereur se hâta de les faire passer en Asie : les Seldjoucides les exterminèrent, et bâtirent une ville de leurs ossements[3]. Trois autres bandes, formées en Allemagne, n'eurent pas un meilleur sort, et furent exterminées en Hongrie.

Cependant les princes étaient prêts. En France, c'étaient Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, qui renonçait à sa patrie pour le Saint-Sépulcre ; Hugues, frère du roi Philippe Ier, Robert de Normandie, frère de Guillaume le Roux, Robert comte de Flandre, Rotrou II, comte du Perche ; en Italie, Bohémond, fils de Guiscard, et son neveu Tancrède ; en Allemagne, Godefroi de Bouillon, duc de la basse Lorraine. Celui-ci avait tout vendu pour le service de la croix, son duché de Lorraine au comte de Limbourg, son duché de Bouillon au chapitre de Liège. Il fut le chef de cette croisade. Ses frères Baudouin et Eustache le suivaient ; et quatre-vingt mille hommes de Lorraine et d'Allemagne. Ardhémar de Montel, légat apostolique, représentait le pape dans cette expédition. Le rendez-vous général était C. P. Ils s'y dirigèrent tous par différents chemins : Raimond de Saint-Gilles par l'Esclavonie, Godefroi par l'Allemagne et la Hongrie ; les autres Français et les Normands s'embarquèrent à Brindes avec Bohémond. Godefroi avait donné son frère Baudouin au roi de Hongrie pour otage de la modération des croisés. Mais Alexis Comnène, que rien ne rassurait, fit arrêter le Français Hugues, jeté par un naufrage sur les côtes de la Grèce. Les croisés n'étaient déjà plus pour lui ces alliés secourables qu'il avait appelés ; c'était toute la race des barbares qui habitent à l'occident jusqu'aux Colonnes d'Hercule, soulevée et réunie en masse, qui se faisait un passage vers l'Asie par la violence[4]. Godefroi, arrive à Philippopoli, réclama la liberté de Hugues ; on ne répondit pas ; alors il laissa faire à son armée ; elle ravagea la Thrace pendant huit jours. Alexis promit de rendre la liberté à Hugues dès que les croisés approcheraient de C P. ; l'armée de Godefroi traita les Grecs comme des alliés. Cependant l'empereur pressait Hugues de se reconnaître son vassal, et de lui prêter serment. Hugues céda et fut délivré ; mais les croisés s'en indignèrent, et C. P. entendit leurs cris.

L'effroi redoubla en présence d'une armée nombreuse, qui vantait fièrement son secours. Ils portaient tous des noms barbares mal sonnants aux oreilles byzantines. Anne Comnène s'excuse d'écrire ces noms dans une histoire, par l'exemple d'Homère, dont la poésie molle et douce a cependant admis le nom des Biotes et des îles sauvages. Ils ne savaient pas la langue des Grecs : quand on les priait eu grec de ne pas frapper les hommes de leur religion, ils répondaient par des flèches. Ils étaient armés de la tzangra arc barbare, invention du diable pour perdre l'homme, qui n'était pas fait comme les autres arcs. Il fallait s'asseoir pour le tendre, appuyer des deux pieds sur le bois, tirer la corde des deux mains, et d'un tube attaché à cette corde sortaient des flèches armées de fer qui traversaient les boucliers, les statues d'airain, les murs des villes. L'empereur, aussi effrayé que sa fille, mais plus adroit, les invitait à passer en Asie : ils refusaient ; ils attendaient Bohémond qui venait de débarquer près de Durazzo. A ce nom l'effroi recommençait ; on savait bien que tous les chrétiens qui avaient entrepris la guerre sainte ne voulaient pas détruire C. P. ; mais Bohémond se faisait de la religion un prétexte pour anéantir l'empereur et venger sa défaite incertaine de Larisse ; et la malice du Normand, ses entretiens perfides, avaient entrainé les Francs, ses amis, à frapper les chrétiens, pendant que les Turcs menaçaient[5]. Tandis que l'empereur réclamait des croisés le serment de vassalité, Bohémond excitait de loin Godefroi à la guerre. Godefroi refusa, et sur les conseils de Hugues de Vermandois, il se décida à prêter serment, et promit de rendre à l'empire toutes les villes qu'il enlèverait aux barbares. Son exemple entraina les autres chefs ; l'empereur en avait besoin pour ne pas mourir de peur. Ils étaient si nombreux, qu'il vaudrait mieux compter les astres brillants de la nuit, les sables du rivage, ou les feuilles et les fleurs que le printemps fait naitre, comme dirait Homère[6]. Après Godefroi, étaient arrivés le comte de Flandre, le duc de Normandie, le comte de Chartres. Le jour où ils devaient prêter serment, tous étant rassemblés, un des comtes, vraiment noble, alla s'asseoir à côté de l'empereur sur le trône. Baudouin, le prenant par la main, lui disait : Tu as prêté serment solennel de fidélité à l'empereur, et tu oses t'asseoir à côté de lui. Ne sais-tu pas que les empereurs romains n'admettent pas au partage ceux qui leur sont soumis ? Observe au moins les usages du pays où nous sommes. — Vraiment, répondit l'autre dans son langage, voyez donc ce rustre qui s'asseoit seul au milieu de tant de capitaines debout. L'empereur remarqua le mouvement de ses lèvres, et entendit qu'il avait murmuré quelque chose : il se le fit expliquer par un interprète, et quand les comtes se furent retirés, il prit part ce Latin orgueilleux et impudent, et lui demanda qui il était, de quel pays, de quelle origine : Je suis Frank pur, dit le Latin, et des nobles. Je ne sais qu'une chose : dans le pays d'où je viens, à la rencontre de trois routes, il y a une église depuis longtemps bâtie, où celui qui a l'envie de combattre seul contre un autre en combat singulier, vient demander le secours de Dieu, en attendent son ennemi, Moi, j'ai demeuré longtemps à ce lieu, cherchant un adversaire et personne n'a osé venir. — Eh bien ! reprit l'empereur, si vous avez cherché la guerre sans la trouver, voilà le temps où les guerres ne vous manqueront pas. Je ne vous donnerai qu'un conseil : ne vous placez ni en tête ni en queue de l'armée, placez-vous au centre ; je sais depuis longtemps la manière de combattre des Turcs[7].

Enfin, Bohémond arriva avec ses bras vigoureux, ses mains charnues, son œil vert, ses larges narines et son frémissement de menace. Anne Comnène en eut si peur qu'elle n'osa pas regarder de près la couleur de sa barbe, parce qu'il avait le menton rasé. J'ai été ton ennemi, dit-il à l'empereur, et ton ennemi acharné ; mais je viens aujourd'hui t'offrir mon amitié pour toujours. — Vous devez être las de votre voyage, reprit Alexis. Il faut vous reposer, et prendre soin de votre corps. Nous aurons ensuite le temps de nous entretenir. On le fit passer dans une chambre où étaient servis deux repas, l'un cuit, et l'autre cru. C'est notre usage, dit l'empereur, de faire cuire d'une certaine façon ce que nous mangeons. Si notre cuisine ne vous convient pas, voici des viandes qui ne sont pas cuites faites-les préparer à votre goût, et par qui vous voudrez. Il avait beau faire, il ne pouvait éviter les soupçons du Normand ; Bohémond commença par offrir des viandes aux officiers impériaux, et ne mangea qu'après eux, quand il fut certain que rien n'était empoisonné. Cependant l'empereur lui demandait le même serment qu'aux autres, il le prêta, mais se le fit payer. On le promenait dans le palais, on lui montrait des salles pleines de richesses ; la place restait à peine pour entrer. Si j'étais le maître de toutes ces divinités-là, dit Bohémond, j'aurais bien vite conquis des villes et des royaumes. L'empereur les lui envoya aussitôt. Je voudrais, dit alors Bohémond, être domestique des écoles. L'empereur frémit ; il savait où tendait cette chose-là. C'était le chemin du trône, par lequel Alexis lui-même y était venu. Il s'empressa de répondre : Il n'est pas encore temps, Bohémond, il faut que votre valeur se soit prouvée à tous les yeux, et que la renommée publique me commande ce choix. Il est plus sûr d'arriver là par la voix commune que par la faveur du prince, toujours exposée à l'envie. Bohémond se laissa prendre aux nombreux présents qui devaient faire oublier le refus. Mais l'empereur tremblait toujours ; Raimond de Saint-Gilles avait refusé le serment ; Tancrède n'était pas même entré dans C. P. Alexis s'empressa de réunir les chefs croisés pour leur faire connaître les mœurs des Turcs, leurs ruses, leur façon de combattre ; et il les vit enfin traverser le Bosphore (1097). Les croisés furent rejoints par Pierre l'Ermite qui avait échappé au désastre des siens.

Kilidge Arslan régnait alors sur le pays de Roum. Il avait fortifié Nicée, et appelé à la défense de sa grande ville les plus braves musulmans. Un lac qui communiquait avec la mer, touchait la ville à l'occident, de larges fossés remplis d'eau l'environnaient en avant d'un double mur hérissé de trois cent soixante-dix tours. Le sultan, campé sur les montagnes voisines, pouvait compter dans la plaine l'armée des croisés, les hauberts des barons et des chevaliers, les écharpes des écuyers, les lances, les massues, les frondes, les poignards de miséricorde des simples guerriers. Les premiers assauts furent repoussés, mais une armée musulmane qui venait au secours fut mise en désordre après avoir tué deux mille chrétiens. Le siège fut poussé plus vigoureusement au milieu de la poix enflammée et de l'huile bouillante qui tombaient des murs par flots : on battait les murs par des machines, on avançait des tours mobiles d'où l'on pouvait voir tout ce qui se passait dans la ville ; enfin, on mina une forteresse qui s'écroula avec un épouvantable fracas. La femme du sultan voulut s'enfuir par le lac, elle fut prise ; la ville allait se rendre aux croisés, quand on aperçut les étendards d'Alexis sur les murs assiégés. L'empereur, comme l'oiseau qui cherche sa pâture sur les traces du lion, s'était avancé vers le camp des croisés ; il leur avait envoyé un détachement, pendant qu'il traitait avec les habitants de la ville. En faisant craindre aux assiégés la vengeance des Latins, il avait obtenu pour lui-même leur soumission. Les croisés n'entrèrent pas même dans Nicée délivrée par eux. Des présents les apaisèrent. Tancrède lui-même, contraint par les conseils de Bohémond, prêta serment à l'empereur, mais en menaçant.

Cependant la puissance turque reculait, il fallait la repousser au delà de Jérusalem. L'armée, divisé un deux corps, marchait à travers les montagnes de la petite Phrygie, quand parut Kilidge Arslan avec une armée nouvelle pour venger Nicée. Un des corps chrétiens se reposait de sa Longue route près de Dorylée, mais un cri d'alarme réveilla Bohémond. A peine il s'était mis en garde, que les Turcs, descendant des hauteurs, criblent de traits les chevaux. Les cavaliers chrétiens voulant courir à la rencontre, les Turcs se dispersent, évitent la mêlée, et revenant pour harceler sur tous les points divisent l'attention par l'incertitude, tandis que le sultan fait diversion sur le camp chrétien. Robert de Paris, celui même qui s'était assis sur le trône impérial, avait péri comme par un châtiment de son insolence[8], le frère de Tancrède était percé de flèches, la lance de Tancrède était brisée ; Bohémond revient au camp, chasse le sultan vers son armée. Le Normand Robert criant : A moi, Normandie, entraîne les siens en avant : femmes parcourent les rangs ; enfin, l'autre armée chrétienne parait ; c'est le comte de Flandre, Hugues de Vermandois, Godefroi de Bouillon. A la lumière qui jaillit de leurs casques et de leurs épées, au bruit de leurs tambours et de leurs clairons, le sultan ordonne la retraite, et recule sur des hauteurs. Mais les chrétiens morts seront vengés. Les croisés se remettent en bataille ; le vicaire apostolique les anime, ils s'écrient : Dieu le veut. Et les montagnes répètent : Dieu le veut. Enfin, ils s'ébranlent. Les Turcs, immobiles d'étonnement, sur un terrain mal commode, sans flèches, sont enfoncés au premier choc, et s'enfuient à travers les rochers. Leur camp, qui était à deux lieues de là, fut occupé ; les croisés, montant aussitôt sur les chevaux ennemis, poursuivirent le sultan jusqu'au soir.

Les Turcs avaient appris à respecter les chrétiens ; ils commençaient à dire qu'ils étaient aussi de la race des Franks, et que la guerre n'appartenait qu'aux Franks et aux Turcs ; mais un ennemi plus terrible, c'était ce pays inconnu, que le sultan ravageait pour affamer les croisés. La faim, la soif se faisaient sentir, les chevaux périssaient ; des chevaliers marchant à pied sous le poids de leurs armes, étaient heureux de monter quelquefois des ânes ou des bœufs ; les béliers, les chèvres, les pores, les chiens portaient le bagage. Cependant ils arrivaient à Antiochette, en Pisidie, et bientôt Baudouin parvint jusqu'à Tarse. Son étendard y flottait déjà ; les Turcs avaient promis de se rendre s'ils n'étaient pas secourus. Mais une querelle entre Baudouin et Tancrède les éloigna tous deux, et l'espérance d'une principauté poussa Baudouin jusqu'à Édesse. Un prince arménien, Pancrace, qui s'était échappé de la prison de C. P., pour rejoindre l'armée des croisés, avait excité l'âme ardente du frère de Godefroi ; il lui avait montré la Cilicie, et raconté qu'au delà, le Tigre et l'Euphrate formaient la Mésopotamie, où le genre humain avait commencé dans le paradis terrestre. Avec quelques guerriers ardents comme lui, Baudouin quitta l'armée des croisés pendant la nuit, parut rapidement dans l'Arménie, effraya les Turcs, se fit ouvrir de petites villes, et quand il approcha d'Édesse, le gouverneur grec, tributaire des infidèles, l'évêque, et douze des principaux habitants implorèrent son aide. Il n'avait plus que cent cavaliers ; il fut reçu avec acclamation. Le prince d'Édesse l'accepta pour fils, et bientôt fut chassé par le peuple même. Baudouin, vainqueur des Turcs et libérateur de la ville, fonda ainsi la principauté d'Édesse, indépendante des Grecs et des Turcs ; une partie de la Mésopotamie et les deux rives de l'Euphrate obéirent à un chevalier frank.

Depuis la bataille de Dorylée, aucun ennemi n'avait plus arrêté la marche des croisés ; la terreur leur ouvrit tous les passages du mont Taurus, où la nature seule opposa à leur patience d'intolérables fatigues. La vue de la Syrie les ranima, et les Turcs, battus sur le pont de l'Oronte, coururent annoncer à Antioche l'arrivée des chrétiens. Le siège paraissait difficile. Les murs renfermaient quatre collines ; sur la plus haute, une citadelle gui dominait la ville et les assiégeants, et une garnison renforcée des Turcs des villes voisines. Les croisés se comptèrent et ils se trouvèrent moins de cent mille armés. Cependant le siège fut entrepris ; chaque nation, son chef à sa tête, choisit son poste. Les Turcs les trompèrent d'abord par une inaction apparente, puis, dans une sortie, surprirent quelques pèlerins dont leurs machines lancèrent les corps au milieu de l'armée chrétienne. On veilla avec plus de soin, mais les vivres manquaient, les pluies détendaient les arcs, les vents renversaient les tentes. On résolut de faire des expéditions fréquentes dans les environs pour trouver des vivres ; on en rapportait un grand nombre, mais tant de banches les avaient vite dévorés, il fallait recommencer sans repos, Une effrayante mortalité s'en mêlant, les courages tombaient ; Bohémond avait peine à relever ces chrétiens pusillanimes, les prêtres ne pouvaient suffire aux funérailles. Au milieu de ces maux, le khalife d'Égypte troubla l'armée par une proposition. Puisque les croisés ne demandaient que Jérusalem, il promettait de relever les églises des chrétiens, de protéger leur culte, d'ouvrir les portes à tous les pèlerins qui se présenteraient sans armes. A cette condition, il serait leur allié, sinon, il soulèverait l'Égypte et l'Éthiopie, et tous ceux qui habitaient l'Asie et l'Afrique, depuis Cades jusqu'à l'Euphrate.

L'offre fut repoussée. Les croisés, vainqueurs d'un détachement turc, envoyèrent pour réponse au khalife les têtes et les dépouilles de deux cents musulmans. Bientôt une flotte de Gênois et de Pisans apporta des vivres, une grande victoire vengea les chrétiens que les Turcs persécutaient dans la ville : les vainqueurs accordèrent une trêve, ne s'apercevant pas que les assiégés auraient le temps d'amasser des vivres.

Bohémond n'avait pas oublié l'exemple de Baudouin. Pendant la trêve, les chrétiens et les Turcs se visitaient. Bohémond rencontra un Arménien qui avait abjuré la foi chrétienne, et qui défendait une tour d'Antioche. Le renégat pleurait sa lâcheté, Bohémond l'exhortait à la réparer par un grand service, et l'Arménien promit de livrer la ville. Le Normand rassembla les princes, proposa de séduire quelque ennemi, et demanda la propriété d'Antioche pour celui qui aurait le bonheur d'y introduire les chrétiens. On devina ses intentions, on le repoussa avec mépris ; mais la nouvelle qu'il répandait d'une armée formidable envoyée de Perse, trois lettres de l'Arménien qui promettait de livrer les tours, l'emportèrent sur la générosité du comte de Toulouse, qui ne voulait réussir que par les armes ; on consentit, on promit à Bohémond la principauté d'Antioche. Le lendemain, tandis que les assiégés, trompés par un faux mouvement, espéraient leur délivrance, et se laissaient aller au sommeil, une échelle de corde descend d'une tour, Bohémond s'y cramponne et escalade ; les croisés, après un mouvement d'hésitation, le suivent. Antioche est envahie, et retentit du cri Dieu le veut. Dix mille habitants périrent dans cette nuit. Au point du jour, l'étendard de Bohémond flottait sur la plus haute tour (1098).

Mais un château fort restait occupé par les Turcs, et, au bout de trois jours, parut l'armée du sultan Barkiarok. A sa voix, le Khorasan, la Médie, la Babylonie s'étaient levés : Cavanceddaouda Kerboga amenait à sa suite les sultans d'Alep et de Damas, vingt-huit émirs de la Perse, de la Palestine, de la Syrie, et trois cent mille hommes. Les croisés voulurent hasarder un combat, furent repoussés et assiégés à leur tour. Les richesses conquises sur les Turcs ne donnaient pas du pain ; on tua les bêtes de somme, les chevaliers tuèrent leurs chevaux ; d'autres voulaient fuir, malgré les noms de Judas et de sauteurs de corde, que les plus braves leur prodiguaient. L'empereur Alexis, qui s'était mis en route pour secourir les croisés, apprenant leur désastre et la force des musulmans, suspendit sa marche, et ses soldats ravagèrent son territoire. Kerboga, plein d'audace, franchissait les fossés et les murailles, et massacrait les chrétiens dans les rues. Bohémond, prince d'Antioche, se consumait en vains exploits ; pour animer les siens au combat, il fit mettre le feu à plusieurs quartiers, et n'y gagna que la ruine dei palais ou des églises construits avec les cèdres du Liban, le cristal de Tyr, et l'airain de Chypre.

Tout à coup un prêtre de Marseille, Barthélemy, vint raconter une vision. L'apôtre saint André lui avait dit : Va dans l'église de mon frère Pierre, à Antioche ; tu trouveras, près du maître-autel, creusant la terre, le fer de la lance qui perça le flanc du Rédempteur. Ce fer, porté a la tête de l'armée, délivrera les chrétiens. On fit des fouilles, on trouva le fer : la joie des chrétiens annonça leur victoire. Les chefs proposant à Kerboga un combat singulier ou une bataille générale, le musulman me mit à rire. Mais, après une nuit de prières et de repentir, le jour de la fête de saint Pierre et de saint Paul, les portes s'ouvrent, et l'armée chrétienne sort, en douze divisions, en l'honneur des douze apôtres ; Raimond de Saint-Gilles portait la sainte lance. Kerboga jouait aux échecs ; il se mit à rire encore une fois de la folie de ces mendiants, et, apercevant Bohémond, qui demeurait avec un corps de réserve près de l'Oronte, il donna ordre aux sultans d'Alep et de Damas de l'attaquer, tandis que lui-même soutiendrait le choc de l'armée, afin de broyer le peuple chrétien entre deux meules. Mais Bohémond, secouru par Godefroi et Tancrède, repoussa les deux sultans jusqu'au camp de Kerboga. De l'autre côté, Kerboga lui-même cédait ; Tancrède, semblable au léopard qui se rassasie de sang dans une bergerie, Godefroi dont l'épée brillait comme la foudre, portaient d'irrésistibles coups ; les rives de l'Oronte étaient garnies de Musulmans qui avaient jeté leurs armes. Kerboga s'enfuit vers l'Euphrate, laissant sur le champ de bataille cent mille hommes et toutes les richesses de son camp. La victoire des chrétiens parut si prodigieuse, que trois cents musulmans renoncèrent au prophète, et allèrent publier, dans les villes de Syrie, que le Dieu des chrétiens était le Dieu véritable.

Les croises rendirent Antioche à Jésus-Christ, y rétablirent le culte chrétien, y laissèrent Bohémond, et reprirent leur route vers Jérusalem, diminués par leurs souffrances, par leurs victoires et par l'absence de ceux qui avaient fui, ou qui restaient à Antioche. Sur le chemin, ils prirent Marra entre Hamath et Alep, et forcèrent au tribut l'émir de Tripoli, suivant toujours les côtes, par où les Pisans et les Gênois leur apportaient des vivres. Les désordres qui avaient agité quelquefois l'armée chrétienne, et attiré sur elle la colère de Dieu, avaient disparu. Tous étaient braves, sobres, patients, charitables, ou s'efforçaient de l'être. Ils traversèrent les terres de Bérythe, de Tyr et de Sidon, recevant des vivres des musulmans eux-mêmes, qui les priaient de respecter la parure de leurs territoires, leurs jardins et leurs vergers. Ils parurent devant Ptolémaïs (Saint-Jean-d'Acre) ; l'émir leur donna des provisions, et fit serment de se rendre quand ils seraient maîtres de Jérusalem. Après avoir salué les cimes d'Ephraïm, ils s'emparèrent de Lydda, le lieu du martyre de saint Georges ; ils y mirent un évêque et des prêtres, pour honorer Dieu sous l'invocation du martyr ; touchèrent Emmaüs, et firent planter par Tancrède l'étendard chrétien sur les murs de Bethléem, à l'heure où le Sauveur prit naissance et fut annoncé aux bergers. Enfin quelques voix de pèlerins crièrent : Jérusalem ; et, aux premiers rayons du jour la ville sainte apparut.

Ce n'était plus l'ancienne Jérusalem, comme Titus l'assiégea : la fille de Sion avait été retranchée. Mais elle renfermait encore quatre collines, entre autres le Golgotha, le centre du monde pour les Grecs, décoré de l'église de la résurrection. A l'approche des croisés, le lieutenant du khalife fatimite s'était entouré d'un désert, pour les affamer ; il avait comblé ou empoisonné les citernes, creusé des fossés, réparé les murs et les tours, et rassemblé quarante mille hommes. Dès le lendemain, les croisés se partagèrent le siège ; mais un premier assaut fut repoussé ; on manquait de machines ; une caverne heureusement découverte, quelques maisons voisines démolies, fournirent des poutres ; mais les travaux n'avançaient pas. Une soif brûlante sous le soleil de la Palestine, et la poussière soulevée par les vents au midi, dévoraient les hommes et les chevaux avec l'activité des flammes de l'enfer ; quelques-uns criaient, en se roulant à terre : Jérusalem, que tes murailles tombent sur nous, et que ta sainte poussière recouvre nos ossements ! Mais, aux cris de Dieu te veut, ils se relevaient pour courir à Joppé où une flotte gênoise venait d'apporter des vivres, et vers le pays de Samarie, où le bois ne manquerait pas. Les arbres tombant sous la hache, des chars attelés de chameaux et chargés de bois, entrant au camp, rendirent le courage, et l'horreur de la soif devint tolérable par l'espérance qu'elle finirait. Des machines s'élevaient avec rapidité. Trois tours furent faites avec trois étages ; le premier destiné aux ouvriers qui dirigeaient les mouvements, le second et le troisième aux guerriers qui devaient livrer l'assaut ; un pont-levis s'abaissait du sommet sur les murailles.

La ville sainte serait sans doute fermée aux coupables ; les prêtres se répandirent dans le camp, consolant les malheureux, et recommandant la charité fraternelle. Il fut convenu qu'on ferait une procession autour de Jérusalem comme Josué autour de Jéricho. Après trois jours d'un jeûne rigoureux, ils sortirent tons en armes, pieds nus la tête découverte, au son des trompettes, et précédés des images des saints ; de la montagne des Oliviers, ils contemplèrent les plaines de Jéricho, les rivages de la mer Morte et du Jourdain, et la cité sainte à leurs pieds. Voilà, leur dit le chapelain du duc de Normandie, l'héritage de Jésus-Christ foulé aux pieds par les impies, voilà le terme de vos travaux ; et, comme il les exhortait à la charité, Tancrède et Raimond de Saint-Gilles, qui avaient souvent donné le scandale de leurs querelles, s'embrassèrent devant toute l'armée. En cet instant, on vit sur les murs des Sarrasins qui élevaient en l'air des croix et les accablaient d'outrages. Aussitôt Pierre l'Ermite : Voilà Jésus-Christ qui expire sur le Calvaire ; les infidèles l'ont crucifié une seconde fois. Toute l'armée s'émut à cette voix, ainsi que sur la terre d'Europe quand Pierre agitait avec douleur son crucifix. Ils revinrent par le tombeau de David et la piscine de Siloë, en chantant ces paroles du prophète : Ceux d'Occident craindront le Seigneur, et ceux d'Orient verront sa gloire.

Ce fut un vendredi, à trois heures, à l'heure où le Sauveur était mort (25 juin 1099). La veille, la résistance musulmane avait égalé la valeur chrétienne. La tour de Godefroi s'approcha enfin des murs, au milieu d'une décharge de pierres, de traits, de Feu grégeois, et son pont-levis s'abattent donna passage aux guerriers. Godefroi y arriva le troisième et la ville fut envahie. Les siens, brisant la porte Saint-Étienne, la multitude des croisés se précipitent ; les Sarrasins, ralliés un moment par le désespoir, s'échappent comme ils peuvent, les uns dans les mosquées, les autres en se jetant du haut des remparts. Jérusalem est délivrée.

Le carnage fut horrible et dura huit jours. Godefroi seul s'en était abstenu, après la victoire, pour aller sans armes et pieds nus à l'église de la Résurrection. Son exemple suspendit ce jour-là les autres vengeances ; tous adorèrent le Saint-Sépulcre, et chantèrent ces paroles d'Isaïe : Vous qui aimez Jérusalem, réjouissez-vous avec elle. Mais la vengeance recommença le lendemain ; les juifs bourreaux de Jésus Christ, les musulmans coupables du sang chrétien versé à flots dans leurs conquêtes, couvrirent les rues, les mosquées de leurs cadavres. Quelques prisonniers turcs qui avaient préféré l'esclavage à la mort, furent chargés d'en délivrer la ville, et de les inhumer.

La conquête était faite : quel en serait le conservateur ? Jérusalem méritait bien d'avoir un roc chrétien, au-dessus des princes d'Édesse à d'Antioche. Le comte de Flandre, en proposant l'élection, avait déclaré qu'il ne parlait pas pour lui ; content du nom glorieux de fils de saint Georges, il n'en voulait pas d'autre, et attendait le jour de revoir l'Europe. Tancrède ne connaissait pas de plus beau titre que celui de chevalier. On convint de choisir le roi parmi les chefs, et de consulter, sur leur mérite, les compagnons de chacun. Ceux de Raimond de Saint-Gilles, qui craignaient peut-être de rester avec lui, parlèrent assez mal de leur maître. Ceux de Godefroi ne purent cacher ses vertus ; ils ne lui connaissaient qu'un défaut, celui de contempler curieusement les images et les peintures des églises, même après l'office divin, et si longtemps, qu'il laissait refroidir son repas[9]. Godefroi fut donc proclamé ; mais il refusa les insignes de la royauté, le sacre et la couronne, parce qu'il ne voulut pas porter une couronne d'or là où le roi des rois, Jésus-Christ, fils de Dieu, porta couronne d'épines le jour de sa passion. Le nouveau patriarche réclama le butin des mosquées et l'obtint. Les cérémonies religieuses reprirent toute la magnificence chrétienne, et pour la première fois depuis Omar, l'airain sacré sonna du haut des tours, et appela les chrétiens à la prière. Edesse, Antioche, la Syrie, la Cilicie, la Cappadoce, répondirent ; un peuple nouveau se vint établir à Jérusalem, et les pèlerins reparurent.

Cependant tout n'était pas fini : Tancrède, Eustache, le comte de Flandre, prenaient possession du territoire de Naplouse, quand une armée musulmane se montra. La haine du nom chrétien avait réuni des ennemis acharnés, Bagdad et l'Égypte, et les Turcs et Damas ; ils venaient innombrables pour venger Jérusalem, comme Kilidge-Arslan avait voulu venger Nicée. Mais les cloches appelèrent les chrétiens ; la parole et le pain sacré, distribués aux soldats de la croix, les remplirent de l'esprit de Dieu. On laissa dans la ville les femmes, les enfants, les malades sous la garde de Pierre l'Ermite, en leur confiant le soin de la prière, et l'armée chrétienne, réunie à Ramla, vint se poster entre Ascalon et Jappé. Les deux armées se regardèrent avec surprise ; mais les croisés allaient au combat comme à un festin joyeux ; l'émir de Ramla, auxiliaire des chrétiens, cria à Godefroi que le Dieu des croisés serait le sien. Tandis que Godefroi veillait sur Ascalon pour prévenir une sortie, et Raimond sur la flotte égyptienne, les plus jeunes portaient les coups. Robert de Normandie, arrachant le grand étendard des infidèles, commença leur déroute. Les vaincus couraient à leur flotte, et rencontraient Raimond qui les massacrait ou les forçait à se noyer. D'autres, escaladant des arbres touffus, étaient atteints de flèches, et retombaient ; d'autres, apercevant Godefroi, se rallièrent, mais pour périr tous ensemble ; quelques-uns se sauvaient à Ascalon ; deux mille s'écrasèrent aux portes dans la confusion. Le vizir Afdal s'enfuit maudissant Jérusalem victorieuse, et Mahomet qui ne le secourait pas. Sa flotte l'emporta au loin et les chrétiens altérés, au milieu d'un sable brûlant, eurent le loisir de vider les vases pleins d'eau que renfermait le camp ennemi.

Ainsi finit la première croisade. Les croisés se séparèrent après leur vœu accompli ; ils repartirent pour l'Europe, ne laissant à Jérusalem que Godefroi et Tancrède, et trois cents chevaliers. Les adieux furent tristes : N'oubliez jamais vos frères que voue laissez dans l'exil ; retournez en Europe, mais excitez les autres chrétiens à venir vers nous ; dites-leur qu'il faut visiter les saints lieux et combattre les nations infidèles.

Godefroi les combattit jusqu'à la fin de sa vie. Tancrède, envoyé en Galilée, prit Tibériade et d'autres villes voisines du lac de Génésareth, et en reçut la propriété. Le roi imposa le tribut aux émirs de Césarée de Ptolémaïs et d'Ascalon., et soumit les Arabes qui habitaient la rive droite du Jourdain, En même temps quelques émirs, descendue des montagnes de Samarie, vinrent visiter Godefroi ; ils le trouvèrent sans gardes, sans appareil, assis sur un sac de paille ; ils s'en étonnaient : La terre, leur dit Godefroi, n'est-elle pas bonne pour nous servir de siège, quand nous allons rentrer pour si longtemps dans son sein ? Ils admiraient sa grande sagesse ; il leur prouva ensuite sa force, en abattant d'un seul coup de sabre la tête d'un chameau. Les émirs lui offrirent des présents, et se dispersèrent pour raconter les merveilles du roi de Jérusalem.

Le royaume de Jérusalem étant fondé par la conquête, Godefroi voulut en assurer l'existence par la régularité de l'administration. A l'exemple de Bohémond et de Baudouin, il se reconnut vassal du Saint-Siège, et plaça sous la haute protection de l'Église le fief dont il lui faisait hommage. Il rédigea les assises de Jérusalem, monument précieux de la législation du moyen âge, où les coutumes féodales furent écrites pour la première fois. Les assises déclarent que le roi ne tient son royal fief d'aucun baron, rangent autour de sa personne des grands officiers, et classent hiérarchiquement les feudataires. Les grands officiers du roi sont : le sénéchal, administrateur du domaine royal, gardien du trésor, chargé de percevoir les revenus, et après chaque bataille de réclamer et de faire respecter la part de butin qui revient au roi ; le connétable, chefvtain de l'armée, commandant aux barons et aux chevaliers pendant la guerre, présidant aux combats singuliers ; le maréchal était son lieutenant ; enfin le chambellan, serviteur du corps du roi, qui lui présentait la coupe, et avait sa part des présents offerts au roi par les vassaux. Les vassaux du roi sont ceux dont lis terres relèvent immédiatement de la couronne, et qui font hommage au roi ; ils out à leur tour des vassaux dont as reçoivent l'hommage. Les titres de prince, de comte, de marquis, transportés en Palestine, s'appliquent aux terres et aux villes conquises et possédées par les vainqueurs. La cour du roi est présidée par le roi, ou par les quatre premiers barons, ou par le connétable ; tous les vassaux immédiats du roi en Font partie ; toutes les affaires féodales importantes ressortent de cette cour. Chaque baron a aussi dans ses domaines sa cour présidée par lui, et composée de ses vassaux qui sont pairs entre eux. Le service militaire est le premier devoir féodal, et les assises fixent le nombre d'hommes que doit à l'armée du roi chaque baronnie en temps de guerre.

Les habitants des villes ne paraissent pas avoir été compris dans l'administration féodale : une cour appelée basse-cour ou cour des borges, présidée par le vicomte de Jérusalem et composée des principaux habitants de chaque ville, réglait les intérêts et les droits de la bourgeoisie ; les assises règlent également le nombre de chevaliers que doivent les villes en temps de guerre. Une troisième cour, réservée aux chrétiens orientaux, était composée de juges nés en Syrie, parlant la langue, et prononçant d'après les lois du pays. L'Église de Jérusalem, immédiatement soumise à l'Église de Rome, fut plus indépendante de l'État que les églises d'Occident ; elle ne fournissait de milices que dans les cas extraordinaires.

Le code des assises fut déposé dans une caisse de l'église du Saint-Sépulcre, après que des copies en eurent été faites ; chaque chevalier et chaque juge devaient le savoir par cœur ; on ne consultait l'original que si un doute s'élevait sur la lettre. Cet exemplaire ayant péri, en 1187, à la prise de Jérusalem par Saladin, la mémoire du comte de Joppé y pourvut, et le code fut rétabli tel qu'il est demeuré.

Le dernier acte de Godefroi fut un secours à Tancrède ; le prince musulman de Damnas, qui attaquait la Galilée, fut vaincu avec les Arabes du désert ses alliés. Comme Godefroi revenait, quelques émirs se présentèrent sur son passage, apportant des présents, et offrant leur alliance ou des tributs ; mais tandis qu'il méditait la conquête des villes de la Palestine encore occupées par les musulmans, il tomba malades Joppé, et fut rapporté à Jérusalem pour y mourir (1100). Cinq jours de lamentations honorèrent sa mort. Son tombeau fut placé dans l'enceinte du Calvaire, et l'on y mit cette épitaphe : Ici repose l'illustre duc Godefroi de Bouillon, qui a conquis toute cette terre au culte chrétien ; que son âme règne avec Jésus-Christ.

 

II

Malgré le départ du plus grand nombre, les défenseurs semblaient ne pas manquer à Jérusalem reconquise, Baudouin à Édesse, Bohémond à Antioche, Tancrède en Galilée, et la terreur du nom chrétien, et le souvenir de ces victoires où vingt mille croisés avaient dispersé les infidèles par cent mille Mais Césarée, Tyr, Ascalon, n'étaient pas prises ; Alep, Damas, avaient encore leurs sultans ; Barkiarok n'était pas mort : les fatimites n'étaient pas las, et l'empereur de C. P. réclamait la conquête.

Tels étaient les ennemis des chrétiens, les Grecs et les musulmans ; pendant deux siècles, l'histoire de ces peuples ne peut être séparée de l'histoire des croisades et du royaume de Jérusalem.

Baudouin, élu par les barons, céda Édesse à son cousin Baudouin du Bourg, et vint régner à la place de Godefroi. Presque en même temps les deux ennemis des croisades recommencèrent leurs attaques. Bohémond surpris par les Turcs fut emmené captif et envoya au roi de Jérusalem une mèche de ses cheveux, en signe de douleur. De nouveaux croisés qui arrivaient par Constantinople, éprouvèrent la perfidie grecque. Trois armées effrayèrent successivement Alexis Comnène de leur passage La première, venue de Lombardie, paraissant menacer l'empereur, on lâcha contre elle des léopards et des lions ; et pour se défendre, elle tua un prince grec, et un lion qui faisait les délices du palais. L'empereur leur donnant pour chef Raimond de Saint-Gilles, alors à C. P., les fit passer en Asie où bientôt ils furent broyés- comme la paille par Kilidge-Aslan ; mais il avait à peine reçu cette nouvelle que la seconde armée traversait C. P., conduite par les comtes de Nevers et de Bourges. Le désastre de ces derniers, près d'Ancyre, ne découragea pas le comte de Poitiers, le duc de Bavière et le margrave d'Autriche ; mais la trahison grecque leur tendit des embûches jusque sur la mer, et s'entendit avec les Turcs, Le plus grand nombre resta captif ; quelques-uns arrivèrent jusqu'à Baudouin (1101).

L'adversaire des Grecs fut Bohémond. Le prince d'Antioche heureusement délivré, reçut une lettre d'Alexis qui le sommait de rendre sa ville et tout ce qu'il avait conquis par la même perfidie[10]. Le Normand ne fut pas embarrassé pour répondre que les trahisons de l'empereur avaient relevé les chrétiens de leurs promesses, et qu'ils ne devaient rien à un allié perfide de ce qu'ils avaient conquis sans lui. Alexis ordonna la construction d'une flotte, et apprenant que les Pisans amenaient des vaisseaux. aux chrétiens d'Asie, pour effrayer ces marins, il fit placer à ses proues des têtes de lions et d'autres Mies féroces, en fer ou en airain, reluisantes d'or ou d'autres couleurs, et qui par des conduits secrets vomissaient du feu sur l'ennemi[11]. Les Pisans, chassés de Chypre, se hâtèrent d'arriver à Antioche. Bohémond, surpris, demanda la paix, et bientôt ayant repris la guerre, il ne put la soutenir, mais il n'était pas fait pour reculer devant les Grecs ; il se chargea de les occuper ailleurs, répandit le bruit de sa mort, laissa Antioche à Tancrède, et échappant dans un cercueil, arriva à Corfou. De là il fit dire aux Grecs qu'il vivait encore, et qu'il leur montrerait bientôt tout ce que pouvaient sa main, sa lance, son audace, qu'il était Bohémond, le fils redouté de Robert. Il parut devant le pape, reçut l'étendard de saint Pierre, et la permission de lever une armée nouvelle ; il passa en France, épousa une fille du roi, en obtint une autre pour son neveu Tancrède, et traitant Alexis de païen[12], il entraîna les chevaliers du Poitou, du Limousin, de l'Auvergne, et même des Espagnols (1106). Ses préparatifs rappelèrent l'empereur d'Asie. Alexis fortifia Durazzo et envoya une flotte dans l'Adriatique ; tous ces efforts furent inutiles. La sœur de Bohémond défendit Brindes contre la flotte grecque. Bohémond lui-même ayant pris quelques Scythes de l'armée impériale, fit savoir à toute l'Europe quel était cet empereur, ce profane, cet impie, ce fauteur des barbares, cet ennemi déclaré du nom chrétien. Il les promenait, dit Anne Comnène, dans les villes, montrant leur visage hideux, leurs épouvantables vêtements, répétant qu'ils étaient Scythes, et de tous côtés on accourait à lui. Enfin, il traversa la mer, dévasta les côtes d'Illyrie, et assiégea Durazzo. Architecte infatigable, il construisait des machines de guerre, des tours pour approcher des murs, des béliers pour frapper, et d'autres inventions pour protéger ceux qui travaillaient aux mines[13]. La faim, les mauvais aliments, la maladie nommée cœliaque qui en fut la suite, rien ne rebutait cette âme invincible au mal. Tel qu'un serpent ou une bête féroce blessée, il se roulait sur lui-même et s'agitait en tous sens, inquiet et furieux dans son trouble. Le siège dura longtemps ; Alexis quelquefois brûlait ses machines, et l'on eût cru voir l'incendie d'une forêt immense où le vent anime la flamme. Bohémond persistait ; l'empereur fit comme Fabius ; non pas qu'il eût peur de Bohémond, ni qu'il craignit de le combattre en bataille rangée. Il avait le cœur ardent, les mains impatientes de frapper son fier adversaire ; mais la sagesse modéra le courage, et lui fit préférer l'habileté et la réflexion au danger et au fer[14]. Cette temporisation fut utile. Il essaya d'attirer les amis de Bohémond, et le prévint que ses amis et son propre frère allaient le trahir. Il le troubla par cette ruse, l'attaqua dans de petits combats, évitant lui-même d'y paraître, et enfin Bohémond n'eut plus de vivres. Le fier Normand, aux prises avec la peste, demanda la paix et l'obtint humiliante (1108). Il revint en Italie pour préparer une nouvelle guerre. Mais il mourut en 1111 Canuse, au moment de s'embarquer. Alexis passa le reste de son règne à combattre les Cumans, qui franchissaient le Danube, ou les Turcs d'Iconium, qui occupèrent Cyzique, ou les manichéens, dont l'obstination opposait à toutes les remontrances la dureté du diamant[15].

La diversion du prince d'Antioche avait éloigné les Grecs de la Syrie. Aux musulmans, Baudouin opposa d'autres ressources. Dès la première année de son règne, il fit alliance avec les Gênois qui, sous prétexte d'un pèlerinage, étaient venus reconnaitre les profits matériels de la guerre sainte. Il leur promit un tiers du butin, et dans chaque ville conquise une rue qui s'appellerait rue des Gênois. Ces mercenaires d'un nouveau genre contribuèrent à l'agrandissement du royaume de Jérusalem. Avec leur secours, Baudouin prit Arsur et Césarée (1101) ; et la terreur de ce succès décida une autre victoire sur les troupes égyptiennes d'Ascalon. Les Pisans et les Gênois aidèrent encore à la conquête de Saint-Jean d'Acre (Ptolémaïs), Biblos, Sarepta, Berythe, devinrent à leur tour des baronnies chrétiennes. Raimond de Saint-Gilles avait commencé le siège de Tripoli ; il mourut sans nu voir la fin, mais son fils Bertrand le continua, prit la ville, et en acquit la principauté (1110). Cette conquête avait une grande importance par le blé, les vignes, les mûriers qui croissaient sur les collines d'alentour ; quatre mille ouvriers travaillaient dans Tripoli des étoffes de laine, de soie et de lin. Le départ des Gênois et des Pisans fut compensé par l'arrivée de Sigurd, fils du roi de Norvège Magnus III, dont les dix mille hommes assurèrent la prise de Sidon. Baudouin, dans la dernière année de son règne, poussa jusqu'en Égypte, et pilla Pharamia à trois journées du Caire.

Alexis Comnène mourut la même année que Baudouin (1118) ; son fils Jean, lui succéda, malgré Anne Comnène ; cette princesse voulait faire son mari empereur, et elle ne craignait pas de dire que si elle ait été un homme, son frère n'aurait pas régné[16] ; des conspirateurs furent les premiers ennemis que Jean Comnène eut à punir. Il déploya ensuite une grande activité contre les ennemis du dehors ; il combattit et vainquit les Scythes en Europe ; sous ce nom générique les historiens confondent souvent les Petchenègues, les Cumans, et même les Hongrois. Il enleva à Saisan, sultan d'Iconium, Laodicée de Phrygie, et dans de longues guerres, prit, perdit, reprit des villes d'Asie-Mineure, sans obtenir aucun résultat durable[17]. Le royaume de Jérusalem ainsi préservé des attaques les Grecs, continuait de s'agrandir. Le successeur de Baudouin Ier fut Baudouin du Bourg, prince d'Édesse, qui céda cette principauté à Joscelin de Courtenay, comme fief de la royauté. A peine devenu roi, Baudouin il fut pria par les infidèles, mais sa captivité n'empêcha pas la conquête de Tyr. Les Vénitiens, jaloux des richesses que la Palestine reconquise fournissait aux autres peuples maritimes, se dirigeaient enfin de ce côté ; ils rencontrèrent une flotte génoise, et saisis d'une grande colère à la vue de ce qu'elle rapportait, ils l'attaquèrent, la pillèrent, puis, croyant faire oublier cette guerre impie de chrétiens contre chrétiens, ils assaillirent une flotte égyptienne, et la coulèrent à fond. Le régent qui gouvernait pour Baudouin, sollicita les secours du doge ; le chef des marchanda fit d'abord ses conditions ; il exigea pour les Vénitiens un tiers de la ville qu'il aiderait à prendre, et dans toutes les villes de la Palestine une église, une rué, an four, et un tribunal particulier. Le marché conclu, la flotte vénitienne attaqua le port de Tyr, tandis que les croisés attaquèrent du côté de la terre ; la communication fermée avec le dehors, les murailles renversées, et la famine, enlevèrent au khalife fatimite tout espoir de garder la ville ; les drapeaux du roi de Jérusalem et des Vénitiens furent arborés sur les murs, et Baudouin délivré remporta une victoire près de Damas, au lieu de la conversion de saint Paul. Les Vénitiens, devenus par une seule victoire plus puissants en Palatine que les Pisans et les Gênois, se vengèrent, au retour, de l'empereur grec qui s'était déclaré leur ennemi ; les îles de Rhodes, de Chio, de Samos, de Mitylène d'Andros furent saccagées ; le Péloponnèse envahi vit tomber les murs de Modon, et toute la jeunesse de la ville fut emmenée prisonnière. Jamais une flotte vénitienne n'avait rapporté tant de dépouilles.

Les États chrétiens d'Asie semblaient donc affermis. Le comté d'Édesse s'étendait sur les deux rives de l'Euphrate et sur le revers du mont Taurus ; il comprenait plusieurs villes importantes. La principauté d'Antioche s'étendait le long de la mer, depuis le golfe d'Issus jusqu'à Laodicée, de Tarse aux portes d'Alep, du Taurus à Émèse et aux ruines de Palmyre. Le comté de Tripoli était défendu d'un côté par le Liban, et de l'autre par la mer de Phénicie ; le royaume de Jérusalem, borné de ce côté par le fleuve Adonis, s'étendait jusqu'à Ascalon et aux déserts de l'Arabie. Enfin la petite Arménie était devenue un royaume chrétien à l'abri de ses montagnes ; et en Géorgie se rassemblait un peuple brave qui, vers le milieu du XIIe siècle, contint les nations de la Perse et les barbares de la Tartarie.

C'est encore au règne de Baudouin IV que se rapporte le commencement de deux ordres militaires qui ont formé, jusqu'à la fin des croisades, la plus utile milice du royaume de Jérusalem ; nous parlons des hospitaliers et des templiers. L'hôpital de Saint-Jean, fondé par les marchands d'Amalfi, fut renouvelé, pendant la première croisade, par Gérard de Martigues, et quelques autres chevaliers, qui renoncèrent à leur patrie et au monde pour se consacrer à la vie religieuse, et au soin des blessés et des malades : ils fondèrent une église sous l'invocation de Saint-Jean et des bâtiments spacieux où étaient reçus les pèlerins et les pauvres. Quelques témoins de leur zèle leur accordèrent des terres en diverses contrées de l'Europe ; le comte de Sicile, Roger, leur céda le territoire de Messine ; bientôt les donations furent abondantes, et promirent à l'œuvre tout ce qu'il fallait pour l'entretenir. Une bulle de Callixte II, confirma cette société de frères, et à Gérard la supériorité sur les autres. Raimond du Puy, qui succéda à Gérard, modifia les statuts, et aux devoirs de charité ajouta le service militaire, l'obligation de combattre les infidèles : alors on commença à distinguer trois sortes de frères ; les servants, dévoués aux soins matériels, les clercs, qui administraient les sacrements, et les chevaliers d'armes. Leur habit était noir, et orné sur la poitrine d'une croix blanche à huit pointes. Telle fut l'origine des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui sous ce nom, et successivement sous les noms de chevaliers de Rhodes et de chevaliers de Malte, se sont montrés les plus intrépides adversaires des Turcs. Égaleraient après la première croisade, neuf chevaliers fondèrent une confrérie militaire, destinée à combattre les infidèles et à protéger les pèlerins sur tes routes dangereuses leur premier chef connu fut Hugues de Payens : ils faisaient les trois vœux de chasteté, obéissance et pauvreté. Baudouin II leur ayant donné une aile de son palais qui, selon une tradition, aurait fait partie de l'ancien temple, ils s'appelèrent d'abord indifféremment chevaliers du Temple, templiers soldats du Christ, milice du temple de Salomon, milice de Salomon, mais le nom de templiers finit par prévaloir. Leur règle fut rédigée par Saint-Bernard ; leur habit était blanc, et leur croix rouge. L'utilité de cet ordre lui valut, comme aux hospitaliers, des donations et des privilèges dans toute l'Europe, et pendant plus d'un siècle, il demeura digne de son origine et de la confiance de la chrétienté. Dans les batailles, les templiers marchaient à droite de la croix, les hospitaliers à gauche : ils devaient toujours être les premiers à l'attaque, et les derniers à la retraite. Si quelqu'un d'eux montrait moins de courage qu'il ne devait, il était soumis à une rude discipline. Dépouillé ignominieusement de l'habit et de la croix séparé de la communion de ses frères, il mangeait assis à terre, sans nappe, pendant une année ; il lui était même interdit de se défendre des morsures des chiens. Il n'était réintégré qu'au bout de l'an, après l'accomplissement de sa pénitence[18].

Le royaume de Jérusalem avait atteint son plus haut point de splendeur ; désormais il ne combattra plus que pour se défendre ; cette existence militante a duré cent quatre-vingts ans. Des révolutions fréquentes renversaient les puissances de la haute Asie, et donnant à chaque ambitieux le droit d'arriver au premier rang par l'audace, entretenaient chez les musulmans une ardeur de conquêtes dont les chrétiens portèrent la peine. Barkiarok, sultan de Perse, et maitre absolu des khalifes de Bagdad, était mort en 1105, dans ce temps où les étoiles de l'islamisme avaient pâli devant l'étendard victorieux des Franks. Alors la sultanie de Perse se démembra : les atabeks s'élevèrent. Ce nom, qui veut dire père du prince, désignait les lieutenants des sultans. Quatre dynasties d'atabeks s'établirent dans l'Irak, dans la Médie, dans la Perse et dans le Laristan, sur les bords du golfe Persique Nour-Eddin-Zenghi, atabek de l'Irak et sultan de Mossoul se rendit bientôt redoutable au khalife de Bagdad Mostarched, puis vaincu et obligé à la paix, il se tourna vers la mer, et prit Alep en 1128. Les assassins occupaient plusieurs châteaux en Syrie ; le sultan particulier de Damas avait survécu à toutes les attaques ; l'empereur Jean Comnène reproduisait les prétentions de son père sur la principauté d'Antioche.

Foulques d'Anjou, gendre de Baudouin II, lui succéda (1131). Sous son règne, la principauté d'Antioche faillit devenir la proie des Grecs. Jean Comnène s'ouvre enfin un chemin à travers la sultanie d'Iconium, par ses victoires sur le sultan Masoud, et se présente devant Antioche, alors gouvernée par Raimond de Poitiers. La résistance fit traîner le siège en longueur ; d'un côté les soldats grecs changeaient la guerre en maraude, et volaient des fruits dans les jardins voisins de la ville, de l'autre les habitants pressaient leur prince de traiter avec l'empereur. On convint d'un accommodement qui laisserait à Raimond le gouvernement de la ville, et en transporterait à l'empereur la souveraineté ; puis les deux rivaux, réconciliés, marchèrent ensemble contre les infidèles de la Mésopotamie. Au retour, une sédition força Jean Comnène à sortir d'Antioche[19], et une flèche empoisonnée le tua au passage du Taurus (1143). Délivrés des Grecs, les chrétiens apprirent que Damas était menacée par Zenghi, et n'hésitèrent pas à secourir contre l'atabek un prince musulman moins redoutable, et ils sauvèrent Damas ; mais Zenghi se vengea bientôt. Foulques d'Anjou mourut en 1144 et fut remplacé par son fils Baudouin III, un enfant de quatorze ans. Zenghi avait établi une puissance redoutable depuis Mossoul jusqu'aux frontières de Damas. Il convoitait Édesse, gouvernée alors par le pusillanime Joscelin II ; il apparut inopinément devant la ville, l'entoura de son armée comme d'un cercle, et la battit de ses machines. Nul prince chrétien ne prit les armes, tant ils étaient stupéfaits ; les tours de la ville s'écroulèrent, l'ennemi entra, et le carnage dura jusqu'à la troisième heure du jour ; le sang coula par torrents pour le triomphe de la loi mahométane. Les têtes des chrétiens, portées à Bagdad et jusque dans le Khorasan, firent éclater la joie commune des barbares. Ce fut en vain que Zenghi mourut après ce succès, et que Joscelin reprit Édesse. Nour-Eddin, fils de Zenghi, sortit de sa capitale, et jura de n'y pas rentrer qu'il n'eut exterminé les chrétiens. La ville ne pouvait résister. On prit le parti de la fuite, mais les fugitifs, serrés entre les assiégeants et les soldats turcs de la citadelle, périrent aux portes, ou furent conservés captifs. Édesse, jusque-là digne d'envie, tomba dans ce jour de Malheur ; ses tours, sa citadelle, ses églises furent renversées ; les chrétiens en furent bannis. En même temps la foudre tomba sur les églises du Saint-Sépulcre et de Sion, et les princes chrétiens se tournant vers l'Occident en appelèrent les secours à grands cris.

Manuel Comnène régnait à Constantinople depuis 1143. Obligé de se défendre contre les attaques de Roger, premier roi de Sicile (v. le ch. XX), et contre les Turcs d'Asie Mineure, il se dédommageait des succès des Normands par l'humiliation de Masoud ; il allait assiéger Iconium elle-même lorsque le sultan demanda la paix en restituant ce qu'il avait pris aux humains[20]. Poussant jusqu'en Cilicie, il reprit les forteresses enlevées aux Grecs, battit Raimond, le chassa, et s'approcha d'Antioche. Battu à son tour, il reconquit au moins toutes les côtes de la Cilicie, emmena de nombreux captifs, et brûla la flotte des infidèles, Ainsi l'empereur grec, vainqueur des Turcs, menaçait incessamment le royaume de Jérusalem.

Saint-Bernard prêcha la seconde croisade (1146). Élevé au monastère de Cîteaux, fondateur de l'abbaye de Clairvaux, dans la vallée d'Absinthe, il avait eu pour disciples l'abbé de Saint-Denis, Suger, et celui qui occupait alors la chaire de saint Pierre, Eugène III. Par son éloquence, il avait fait reconnaître autrefois le pape Innocent II ; et par une lettre, avait fait sortir de la Champagne l'armée de Louis le Jeune. Ce roi avait incendié l'église de Vitry et brûlé treize cents réfugiés : et aussitôt, frappé de repentir, il avait fait vœu d'aller venger Édesse et les chrétiens d'Asie. Suger s'y opposait ; mais la bulle du pape, qui proclamait la croisade et chargeait saint Bernard de la prêcher, remporta sur tous les calculs du politique. L'assemblée de Vézelay en Bourgogne fut enlevée par la parole du moine. Le cri de Dieu le veut fut répété comme à Clermont ; Louis prit la croix, et sa femme, Éléonore de Guienne, et le comte de Toulouse et les comtes de Flandre, de Champagne, de Soissons, de Ponthieu ; et les seigneurs de Colley, de Lusignan, de Dreux. L'abbé de Clairvaux déchira ses vêtements pour suffire à tous ceux qui demandaient la croix. De Vézelay, il se montra dans les pays d'alentour, et souleva la multitude ; il fallut un ordre du pape pour empêcher les croisés de le mettre à leur tête.

Il passa en Allemagne. Un moine nommé Rodolphe y prêchait le massacre des Juifs. Bernard le fit taire en lui ordonnant de prier pour ta conversion des Juifs, et de ne déclarer la guerre qu'aux superbes ; il apaisa les Murmures des peuples qui avaient écouté Rodolphe avec joie, et courut à Spire où l'empereur Conrad III tenait une diète. Conrad hésitait à se croiser un jour que Bernard célébrait la messe, l'empereur et les princes étant là, il s'interrompit tout à coup et parla de la guerre sainte. Il représenta le jugement dernier au son de la trompette fatale, et Jésus-Christ s'adressant à Conrad comblé de biens pour lui reprocher son ingratitude. L'empereur n'y tint pas et les larmes aux yeux il jura d'aller où la volonté de Jésus-Christ l'appelait. Il prit des mains de Bernard la croix et un étendard bénit par le ciel même. Dans une autre diète, réunie en Bavière, et animée par les lettres du prédicateur, le duc de Bohême, le marquis de Styrie, le comte de Carinthie, le due de Turin, le marquis de Montferrat, jurèrent la guerre contre les infidèles. L'Allemagne, émue depuis le Rhin jusqu'au Danube, envoya de nombreux guerriers ; des voleurs, des brigands qui Faisaient pénitence et promettaient leur sang à Jésus-Christ. Alors Bernard repassa en France ; remplit tous les cœurs d'enthousiasme et d'espoir au récit de ce qu'il avait fait des Allemands, et écrivit au pape : Je vous ai obéi, et votre autorité à béni mon obéissance. Les villes et les châteaux commencent à se changer en solitudes ; on voit partout des veuves dont les maris sont vivants.

Des envoyés de Roger de Sicile avaient proposé la route de mer, et offert des vaisseaux- Roger voulait tourner les croisés à leur passage contre les Sarrasins d'Afrique qui menaçaient la Sicile. On préféra la route de terre. Conrad partit le premier (1147) ; il était le beau-frère de l'empereur Manuel[21] ; il espérait son alliance ; imprudent que les dangers de la première croisade n'avaient pas averti, et dont la bonne foi chevaleresque ne soupçonnait pas la perfidie même dans un Grec. L'empereur ne redoutait rien tant qu'une croisade. Le mouvement des Celtes, des Germains, des Gaulois, de tous ceux qui habitaient autour de l'ancienne Rome, ne pouvait que l'inquiéter. Leur prétexte, disait-on à C. P., c'était de passer en Asie pour combattre les Turcs, et de descendre en Palestine pour visiter le temple du Seigneur, mais le véritable objet de leur départ, c'était d'infester sur leur chemin les terres des Grecs, et de renverser tout ce qu'ils rencontreraient ; leur armée était innombrable ; Xerxès, au passage de l'Hellespont, n'avait pu se vanter d'une si formidable armée[22]. Il y avait parmi eux des femmes portées sur des chevaux, à la manière des nommes, armées de lances, et fières de vinage, plus hardies que les Amazones ; l'une d'elles, comme une autre Penthésilée, avait un vêtement bordé d'or, et on la surnommait la femme aux pieds d'or. Manuel reçut leurs ambassadeurs qui demandaient le passage, promit de tout accorder, et envoya ordre dans ses provinces d'exposer des vivres sur leur route. Mais il craignait que le loup ne vint sous la peau de la brebis, et que le lion ne fût caché sous la peau du renard. Il rassemblait ses forces, et délibérait sur le danger avec les siens. On répétait combien il y avait de cavaliers dans cette armée étrangère, combien de guerriers pesamment armés, combien de fantassins ; qu'ils étaient tout d'airain, avides de meurtres, que leurs yeux étincelaient, qu'ils trouvaient plus de joie dans le sang, que les autres à se baigner dans l'eau. On ajoutait que le tyran de Sicile, comme un monstre marin, infestait les bords de la mer. Des querelles survenues entre les Grecs et les Allemands augmentaient les craintes malgré la sévérité de Conrad, qui traitait cruellement ceux qui apportaient des vivres dans le camp sans les payer[23]. À C. P. même une sorte de rivalité s'établit entre Conrad et Manuel, tous deux empereurs, et tous deux successeurs de César et de Constantin. Le Byzantin exigea que le Bosphore fût immédiatement traversé l'armée allemande, après avoir répondu audacieusement qu'il dépendait d'elle de rester ou de partir, monta enfin les vaisseaux de l'empire tous rassemblés et qui suffirent à peine. L'empereur ensuite ne négligea rien pour leur rendre la route difficile. Les villes grecques fermaient leurs portes et n'offraient pas de vivres : on descendait du haut des murs des paniers où les croisés déposaient d'abord leur argent ; quelquefois on leur rendait en échange du pain ou autre chose. D'autres fournissaient de la farine mêlée de chaux, pour les empoisonner. Je ne sais, dit l'historien Nicétas, si cette chose se faisait de concert avec l'empereur ; mais ce qui est certain, c'est que, par ordre de l'empereur, on fabriqua une mauvaise monnaie avec du mauvais argent, et qu'on la donnait à ceux de l'armée d'Italie qui avaient quelque chose à vendre. Pour tout dire en un mot, il n'est aucun genre de mal que l'empereur n'ait essayé contre eux ou n'ait fait essayer. On voulait qu'un souvenir éternel éloigne leurs descendants des terres de l'empire[24]. L'Occident s'en est souvenu au delà des espérances des Grecs ; au jour fatal marqué pour sa ruine, C. P. implora les descendants de ces Latins l'Occident ne répondit plus.

Manuel s'était entendu avec les Turcs. Conrad marcha sans obstacle jusqu'à Dorylée ; alors parurent les Turcs. Les Allemands, sans ordre, se précipitent en Grand tumulte ; mais les Turcs tournent le dos, feignent la fuite, et entraînent à leur poursuite une partie des croisés ; puis ils se rassemblent, et frappent les hommes et les chevaux. Conrad, audacieux soldat, perdit tous les chevaux que Manuel lui avait donnés, et faillit être pris[25].

Le roi de France — que les Byzantins appellent roi de Germanie — avait passé le Danube ; les Grecs vantaient sa modération. Celui-là, disaient-ils, n'avait pas enflé son cœur comme Conrad ; il était certain qu'il ne voulait faire aucun mal aux Grecs ; il recevait avec bienveillance les ambassadeurs impériaux. Manuel recherchait son affection, et dans une entrevue au palais, il descendit de son siège élevé, et se plaça à côté du roi de France, sur un siège que les Romains appellent sella[26]. Mais ce n'était là qu'une ruse : les Allemands périssaient en Asie, par les intrigues de Manuel. Les Français apprirent bientôt que tous leurs desseins étaient livrés aux Turcs ; ils murmuraient, et pendant que l'empereur, à l'exemple d'Alexis, cherchait à obtenir le serment des croisés, l'évêque de Langres leur conseilla de prévenir leur ruine en prenant C. P. Les chevaliers refusèrent ; les barons prêtèrent serment, et passèrent en Asie.

lis rencontrèrent près de Nicée l'armée vaincue des Allemands. La perfidie grecque était certaine ; mais d'abord les Français se mirent à rire : Pousse, pousse, Allemand, criaient-ils. C'était, dit Cinnamus, un cri de dérision en usage chez les Français, dont la cavalerie rapide insultait à plaisir à la pesanteur de l'infanterie allemande. Conrad et Louis s'étaient embrassés en pleurant ; mais Conrad fatigué, réduit à quelques soldats, et rappelé à G. P. par Manuel qui lui conseillait le repos, se sépara du roi de France, après avoir juré qu'il le rejoindrait en Palestine. Tandis que l'Allemand prenait dans la ville impériale toutes sortes de distractions. Louis le Jeune traversait l'ancienne Phrygie (1148), et arrivé sur les bords du Méandre, ii aperçut les Turcs. Le fleuve traversé en présence des barbues, et malgré les coups redoublés de leurs flèches, les Turcs s'enfuirent en petit nombre ; le reste était mort, et leurs ossements couvrirent le bord du fleuve, semblables aux ossements des nitrions exterminés par Marius, dont les Marseillais entourèrent leurs vignes[27]. Mais il fallait forcer le passage dans chaque province. Dans les défilés de la Pamphylie, l'armée, partagée en deux corps, fut entourée par les Turcs ; l'arrière-garde, où était le roi, surprise dans son désordre, combattit mal ; trente compagnons du roi périrent à côté de lui, et le découvrirent en tombant. L'armée fuyait, le croyant mort lui-même ; il restait adossé contre un rocher, bravant seul l'attaque des infidèles : il ne fut sauvé que parce qu'on le prit pour un soldat, rejoignit enfin son avant-garde. Entrés dans la Pamphylie, ils souffrirent le froid, la faim, l'humidité, leurs vêtements tombaient en lambeaux. Attalie, ville grecque, environnée de forteresses turques, ne consentit à les recevoir que lorsqu'ils firent entendre des murmures terribles ; le gouverneur grec eut peur et offrit des vaisseaux. Louis accepta et s'embarqua : mais il laissait sur le bord deux troupes de pèlerins, après les avoir recommandés au gouverneur d'Attalie, et payé de cinquante marcs d'argent les soins qu'il demandait. Les Grecs les trahirent, les laissèrent combattre contre les Turcs, leur refusèrent un asile dans leurs murs ; les malheureux furent exterminés en cherchant leur route vers la Cilicie.

Le roi de France arrivait enfin dans la principauté d'Antioche. Pour l'y retenir, et lui faire combattre ses ennemis avant ceux de Jérusalem, Raimond de Poitiers gagna Léonore de Guienne, sa nièce, dont les mœurs légères se trouvaient à l'aise sous le beau ciel de la Syrie, et dans la cour brillante d'un Aquitain transplanté en Orient ; elle déclara qu'elle voulait rester à Antioche, et menaça, si on la contrariait, de faire cesser son mariage pour cause de parenté. Louis irrité l'emmena de force, et se rendit aux prières du roi de Jérusalem, sans se reposer à la cour du comte de Tripoli. Comme il entrait à pied dans la terre sainte, Conrad, fidèle à sa parole, y arrivait par mer. Baudouin III convoqua une grande assemblée à Ptolémaïs, et on décida que Damas serait assiégée. Personne n'avait encore pu emporter cette ville, toujours indépendante sous un sultan. Défendue à l'orient et au midi par de hautes murailles, elle était ailleurs environnée de jardins plantés d'arbres, hérissés de palissades, de murs de terre et de petites tours. L'armée chrétienne pénétra dans les jardins ; en tête, le roi de Jérusalem et les chevaliers du temple ; au centre, Louis le Jeune, et Conrad à l'arrière-garde, avec son débris d'armée qui formait la réserve, et veillait aux surprises. Une première bataille devant la ville effraya les Sarrasins, surtout par la valeur de Conrad, qui avait passé à l'avant-garde, et d'un seul coup d'épée fendait ses adversaires en deux parts. Cette victoire donna de l'eau aux chrétiens ; les musulmans couchèrent sur la cendre, se rassemblèrent autour du Koran, et invoquèrent Mahomet. Pour se donner le temps de fuir, en retardant le vainqueur, ils obstruaient les rues de grosses poutres, de chaires et de pierres amoncelées. Mais déjà les croisés, trop confiants, se disputaient à qui d'entre eux Damas devait appartenir. Les musulmans le surent et firent des propositions aux barons de Syrie essayant de leur rendre suspects les nouveaux venus de l'Occident, menaçant de livrer Damas à Nour-Eddin. Alors les barons de Syrie proposèrent de changer l'attaque et de livrer l'assaut du côté des mura. En même temps arrivaient à Damas vingt mille Kurdes et Turcomans, avec Ayoub et son fils Saladin. L'eau manqua une seconde fois aux croisés quand ils eurent changé de place ; la di coi redoubla au bruit d'une armée qui venait d'Alep. Le siège de Damas fut levé, et la seconde croisade se termina par une retraite. Louis le Jeune, pris par les Grecs au retour, ne fut sauvé que par la vaillance du. roi de Sicile, Roger, et rien n'arrêta plus l'ambition de Nour-Eddin.

 

III

Les atabecks semblaient plus redoutables que les premiers sultans seldjoucides, et Nour-Eddin que Barkiarok. Leur dévouement à la lettre du. Koran, leur haine des sectes rivales ne pouvait pas sans doute rendre la vie à l'islamisme, mais en détruisant les sectaires, en relevant l'autorité du khalife de Bagdad, ramener un moment les hommes de Mahomet à l'unité et opposer aux chrétiens une seule puissance. Nour-Eddin le tenta, imitateur des mœurs des premiers khalifes, observateur rigide des formes ordonnées par le prophète, il attaqua les Ismaélites, et les détruisit ; il remit en honneur les Abbassides, les Sunnites, ceux qui réclamaient sans partage la succession de Mahomet, et il entreprit la ruine des princes chrétiens de la Palestine.

Le khalife de Bagdad, Moctafi II, le cinquantième depuis Mahomet, le sixième depuis la victoire d'Alp-Arslan sur Kayem, venait de secouer le joug du sultan seldjoucide, qui gouvernait pour lui, et de reprendre le gouvernement de l'Irak (1152). Nour-Eddin prit enfin Damas ; il accusa le sultan de cette ville d'intelligence avec les chrétiens, et par son expulsion réunit sous un seul maire tous les musulmans de Syrie. Baudouin III, pour réparer les désastres de la deuxième croisade, assiégeait Ascalon, ce poste avancé de la domination égyptienne, que n'avaient pu soumettre encore les plus brillantes victoires remportées devant ses murs. Cette fois elle succomba en trois jours ; cette belle cité, cette fiancée de la Syrie, arrachée à l'islamisme, fut rendue au vrai Dieu sous l'invocation de saint Paul. L'affront était grand pour les fatimites, la terreur fut plus grande encore. Ces khalifes depuis longtemps ne régnaient plus par eux-mêmes ; ils prêtaient leur nom à l'autorité de leurs vizirs ; le vizir pour arrêter les armes des chrétiens, s'engagea à leur payer tribut. Cet état de choses dura quelques années jusqu'au règne d'Amaury (1162), frère et successeur de Baudouin III et d'Adhed, le onzième fatimite ; alors le vizir Schaour, refusant le tribut, et axant été supplanté par Dargham, que les chrétiens soutenaient, appela à son aide Nour-Eddin ; l'atabek lui donna pour le rétablir, des troupes commandées par Chirkouk et son neveu Saladin (Salaheddin). Schaour reprit l'autorité, mais comprenant bientôt les projets ambitieux de ses alliés, il rechercha contre eux l'alliance de ce même roi de Jérusalem qu'il avait rejetée naguère, et l'ayant obtenue, il obligea Chirkouk à retourner les mains vides auprès de son maitre.

L'avidité de Chirkouk était excitée par la vue de l'Égypte ; celle de Nour-Eddin, le fut davantage encore par les récits de Son lieutenant. Pour la déguiser sous une apparence de zèle religieux, l'atabek recourut au khalife de Bagdad, qui par l'autorité de commandeur des croyants pouvait justifier une guerre d'ambition et entrainer les vrais fidèles à la ruine d'un empire rebelle. Aussitôt les imans du khalife prêchèrent partout la guerre, et renouvelèrent les promesses du paradis de Mahomet. Cette tendance à l'unité musulmane avertissait assez les chrétiens d'employer leurs efforts à entretenir la division. Amaury se déclara donc l'ami des ennemis du Sunnite : arrivé le premier en Égypte, il fit alliance avec Schaour et le fatimite ; et la nombreuse armée de Nour-Eddin, diminuée par les ouragans du désert, et assaillie par les troupes chrétiennes, eût été exterminée facilement si Amaury avait su achever sa victoire. Il triompha cependant. Saladin, chargé de la garde d'Alexandrie, se fit admirer par sa valeur, et fut armé chevalier par les chrétiens eux-mêmes ; mais il fut forcé de leur rendre la place : l'Égypte fut délivrée une seconde fois, et le libérateur Amaury remporta de grandes richesses et la reconnaissance de Schaour (1167).

Nour-Eddin, humilié de nouveau, n'aurait peut-être pas repris la guerre si Amaury ne lui en eût donné une occasion favorable. Le roi de Jérusalem, malgré les représentations du grand maître du temple, malgré les prévisions des chevaliers qui redoutaient pour la valeur chrétienne la vue seule de l'Égypte, conçut la pensée de conquérir pour lui-même le pays qu'il avait conservé à ses alliés. Il était ami de l'empereur Manuel, dont il avait épousé la nièce, il espérait des secours en hommes et surtout des vaisseaux il partageait d'avance aux compagnons rie son entreprise, le butin et les villes de l'Égypte. Il parut inopinément (1168), et s'empara de Bilbéis. Le vizir et le fatimite hors d'état de résister, implorèrent l'assistance de Nour-Eddin, et, en attendant ce secours, retardèrent par de forges sommes d'argent les succès de l'imprudent Amaury. A peine Chirkouk eut reparu qu'ils se joignirent à lui, et firent reculer Amaury dans son royaume. C'est ainsi que le roi de Jérusalem livra l'Égypte aux atabeks ; Chirkouk prit cette fois des précautions sévères pour garder le pays. Après avoir proclamé Nour-Eddin, le prince victorieux, il tua Schaour, dont il redoutait la rivalité, et se fit vizir à sa place. Sa mort transmit cette dignité à son neveu Saladin. Ce jeune homme avait jusque-là dissimulé son génie sous les mœurs orientales. Dès les premiers jours (1170) de son administration, il repoussa d'Égypte une quatrième expédition d'Amaury, aidé cette fois d'une flotte grecque, et acheva l'établissement de la domination de Nour-Eddin. Tous les ismaélites qui occupaient des places furent destitués, au profit des Sunnites ; Adhed, le dernier fatimite, disparut. Déjà, par ordre de Nour-Eddin, dans les prières des mosquées, on ne prononçait plus son nom, mais celui du khalife de Bagdad ; la couleur noire des Abbassides triomphait, comme au temps d'Aboul-Abbas, et l'islamisme croyait à sa forte et à la durée de cette unité, dont la ruine était réservée aux Mongols.

Il semblait maintenant que rien n'empêchait plus l'atabek de conquérir les États chrétiens de Palestine ; il attaquait même déjà les principautés d'Antioche et de Tripoli ; et il leur eût fait éprouver sans doute le sort d'Édesse, sans les inquiétudes que lui inspirait Saladin, gouverneur d'Égypte ; le maitre et le lieutenant employaient vis-à-vis l'un de l'autre le mensonge et la perfidie ; celui-là pour commander, celui-ci pour ne pas obéir. Nour-Eddin rappelait Saladin peur l'associer à ses nouveaux efforts contre les infidèles ; Saladin sortait d'Égypte, errait dans le désert, puis retournait, disait-il r pour conquérir la Nubie ou les côtes de la mer Rouge. Ces incertitudes donnèrent quelque repos aux chrétiens ; elles continuèrent encore après la mort de Nour-Eddin (1173), et d'Amaury (1175). Malek-es-Saleh Ismaïl, le fils de Nour-Eddin, l'héritier d'Édesse, de Damas, d'Alep, de Mossoul et de l'Égypte, avait onze ans ; Baudouin IV, fils d'Amaury, en avait treize. Pendant que le comte de Tripoli disputait au seigneur de Carac la régence du royaume de Jérusalem, les émirs se disputaient avidement la tutelle ou plutôt la possession des villes de Malek-es-Saleh. Il était d'une politique habile d'entretenir la division des ennemis du nom chrétien, et surtout de contrarier l'ambition de Saladin, le plus redoutable de tous. On soutint donc contre lui les autres émirs ; mais on consentit bientôt à recevoir son argent pour lui donner la paix. Quand un vit qu'il était en pleine possession de l'Égypte, qu'il avait battu ses rivaux occupé Damas, et qu'il ne laissait qu'Alep au fils de Nour-Eddin, on reprit les armes, et d'abord avec succès. Une seconde victoire d'Ascalon, aussi glorieuse que celle de Godefroi, illustra Baudouin IV ; le fier sultan obligé de fuir devant la vraie croix, n'échappa que par la rapidité d'un chameau. Revenu, au Caire, il lit décapiter quelques prisonniers chrétiens par les dévots de l'islamisme ; mais il déclarait lui-même que l'étoile de la famille d'Ayoub avait pâli, et jamais le souvenir de sa défaite d'Ascalon ne sortit de sa mémoire (1178).

Les chrétiens conçurent trop de fierté de ce succès. Le plus aventureux de tous les chrétiens, le plus brave peut-être, mais le plus imprudent, était Renaud de Châtillon. Il avait suivi l'armée de Louis le Jeune en Asie ; par sou mariage avec la veuve de Raimond de Poitiers, il était ensuite devenu prince d'Antioche. Ses guerres contre les Grecs et les musulmans avaient été marquées d'événements divers ; il avait enfin été pris par le père de Saladin. Délivré après la victoire d'Ascalon, repoussé d'Antioche où régnait un autre prince, mais investi par Baudouin IV de la seigneurie de Carac, il ne cessait pas de harceler les musulmans. Saladin, avait traité avec le roi de Jérusalem ; Châtillon refusant de poser les armes, continuait ses excursions, et dépouillait les caravanes musulmanes et les pèlerins de la Mecque. Toutes les représentations de Baudouin, toutes les menaces de Saladin, furent inutiles. Châtillon ne comprenait pas qu'on fit la paix avec les infidèles, ou qu'on l'observât quand elle était faite. En 1182, Saladin réunit Alep à ses États, après la mort du fils de Nour-Eddin, et pour punir Chatillon, il commença de menacer le royaume de Jérusalem. Il s'avançait doucement, emportant une ville, une petite province, à peine aperçu des chrétiens. Châtillon conçut alors un grand projet, c'était de surprendre Médine et la Mecque, de les détruire et dé couper court à la dévotion musulmane, dont le centre eût été supprimé par là. Il n'était qu'à deux lieues de Médine, quand une armée égyptienne supérieure en nombre accourut ; il fut vaincu, et les prisonniers chrétiens, conduits à Médine, périrent dans la solennité du Baïram. Saladin, frémissant du danger que l'islamisme avait couru, et plus irrité encore de l'audace de Châtillon, jura par le Koran qu'il vengerait l'honneur de la religion musulmane.

Le moment était favorable. Baudouin IV, obligé par ses maladies à remettre l'administration à un régent, avait choisi d'abord Gui de Lusignan, le second mari de sa sœur Sibylle ; puis mécontent à juste titre, il confia la régence au comte de Tripoli, et désigna pour la royauté son neveu, Baudouin V, né du premier mariage de sa sœur (1185). Quand il fut mort Sibylle préféra son mari à son fils, et par une ruse fit couronner Gui de Lusignan. Le comte de Tripoli réclamait pour sou pupille, et menaçait Lusignan de la guerre civile, lorsque la guerre avec Saladin devint sérieuse (1187).

Une première bataille fut soutenue dans la Galilée par cinq cents chevaliers de Saint-Jean et du Temple. Les intrépides hérissés de flèches, brillés par la soif, ne cédaient qu'à la mort. Les musulmans eux-mêmes, les admirant à terre, essuyaient leur sang, ou s'arrachaient les lambeaux de leurs habits ; le grand maure du Temple et deux chevaliers échappèrent seuls ; leur vue réconcilia le comte de Tripoli et le roi Lusignan. Saladin venait d'emporter d'assaut la ville de Tibériade : on marcha à sa rencontre. L'armée musulmane, postée devant le lac, couvrait les collines et dominait les défilés par bu les chrétiens devaient passer. On se résolut à s'ouvrir une route au travers jusqu'au Jourdain. Mais les musulmans répondirent à l'attaque par une grêle de pierres et de flèches, et leur cavalerie descendue rapidement des hauteurs disputait le passage. Les chrétiens, serrés autour de la vraie croix, gardaient leurs rangs et paraissaient invincibles soue ce bouclier. Harassés du combat, privés d'eau, ils furent secondés par la fin du jour ; ils eurent la nuit pour se reposer, et recommencèrent le lendemain. Saladin avait placé ses archers sur des hauteurs, après leur avoir distribué quatre cents charges de flèches, et ses précautions étaient prises pour cerner les chrétiens. Le vent aida à l'islam : les flèches sifflaient en l'air comme le vol des passereaux, et l'eau des glaives couvrait la plaine comme l'eau de la pluie, enfin, pour décider la terrible querelle des fils du paradis et des enfants du feu, Saladin mit le feu aux herbes sèches qui remplissaient la plaine, pour étouffer l'ennemi. Les chrétiens, entourés de fumée, s'avançaient sans rien voir, et frappaient de terribles coups de lance ; apercevant une montagne à leur gauche, ils s'y portèrent ; trois fois l'ennemi les y attaqua, trois fois il fut repoussé. Les chevaliers de Saint-Jean et du Temple auraient encore sauvé les chrétiens s'ils avaient pu l'être. La vraie croix étant tombée aux mains infidèles, ce fut le signal du désespoir ; les uns jetaient leurs armes et attendaient la mort ; d'autres se précipitaient sur les glaives des musulmans. Gui de Lusignan et son frère Geoffroi, Renaud de Chatillon, le grand maitre des templiers, étaient pris. Raimond de Trivoli s'était seul ouvert un passage, pour aller mourir dans sa capitale. Saladin, fier de ce champ de bataille, de ces collines et de ces vallées rouges de sang, de ces têtes, de ces bras, de ces jambes jetés pêle-mêle, savourait avec délice ces suaves parfums de la mort[28]. On lui amena la foule des prisonniers ; il traita bien le roi, et lui donna une boisson rafraichie dans la neige. Le roi passait la coupe à Renaud de Châtillon : Arrête, s'écrie le vainqueur, ce traitre ne boira pas en ma présence ; je ne veux pas lui faire grâce. Il lui reprocha ses trahisons, et lui offrit l'adoption de l'islamisme, comme condition de salut. Garde ta loi, répond Châtillon. Le sultan le frappant de son glaive, les musulmans se jette nt sur le brave désarmé, et sa tête roule aux pieds de Lusignan. On amena ensuite les chevaliers du Temple et de Saint-Jean. Je veux, dit Saladin, délivrer la terre de ces deux races immondes. Des émirs, des docteurs de l'islam entouraient le trône ; il permit à chacun d'eux de tuer un chevalier enchaîné. Enfin, on lui montra la vraie croix : Il parait, lui dit un émir, à la désolation des chrétiens, que ce bois n'est pas le moindre prix de ta victoire. On la conserva soigneusement.

Tout céda après ce désastre ; la citadelle de Tibériade, Naplouse, Jéricho, Ramla, Ptolémaïs, Césarée, Jaffa ; toutes reçurent l'étendard jaune du sultan. Ascalon fut assiégée ; elle se défendit, et la brèche étant ouverte, elle refusa la paix proposée, puis accepta à condition que le roi de Jérusalem serait remis en liberté dans un an. Mais Ascalon soumise, rien ne protégeait plus Jérusalem ; là étaient une reine éplorée, les enfants des morts ou des prisonniers de Tibériade, quelques fugitifs et quelques pèlerins d'Occident ; les portes n'étaient pourtant pus ouvertes quand Saladin arriva, Il fit appeler les principaux habitants, et leur offrit une partie de ses trésors et des terres, s'ils voulaient sortir sans combat. Nous ne pouvons, dirent les chrétiens, céder Jérusalem où Dieu est mort, encore moins la vendre. — Les tours et les remparts de Jérusalem seront donc renversés, s'écria le sultan, les musulmans égorgés par Godefroi seront vengés, j'en jure par le Koran.

Le brave Baléan d'Ibelin, échappé de Tibériade, répara aussitôt les fortifications, créa cinquante chevaliers, arma tout ce qui était en âge, prit les richesses des églises ; les étendards de Saladin, flottant sur les hauteurs d'Emmaüs, animaient tous les murs. Le siège, commencé au lien même où Godefroi avait campé, fut troublé par des sorties. Saladin dirigea son attaque sur le nord, et mina les remparts ; on sortit pour détruire les travaux ; les chrétiens se comptant r se rassuraient sur leur petit nombre : un seul de nous fera fuir dix infidèles, dix en feront fuir dix mille ; et ils avançaient avec une valeur incroyable. Mais le nombre remporta les travaux inaccessibles, derrière la masse de leurs défenseurs, demeurèrent debout ; les chrétiens rentrèrent en pleurant. On commençait à désespérer ; le cri lugubre, miséricorde, retentissait d'un bout de la ville à l'autre : on découvrit alors un complot ; les chrétiens grecs de la Syrie, les melquites, allaient livrer Jérusalem. Dans cette détresse, Baléan d'Ibelin demanda une capitulation. Le sultan ne répondit pas ; on demanda encore, il ne répondit pas. A la troisième demande, il répondit avec dédain : Comment voulez-vous que j'accorde des conditions pour une ville prise ? On se chargea de lui prouver qu'elle n'était pas prise ; on le repoussa bravement. Aussitôt, il consulta les docteurs de sa loi ; ceux-ci lui dirent que, malgré son serment, il pouvait accorder des conditions ; il donna la vie, et vendit la liberté aux hommes pour dix pièces d'or, aux enfants pour deux, aux femmes pour cinq. Tous les guerriers eurent la permission de gagner Tyr ou Tripoli.

Les larmes furent abondantes quand il fallut quitter la ville. Il n'y avait pas cent ans que Godefroi l'avait enlevée aux fatimites. Était-ce donc pour quelques années seulement que Dieu l'avait rendue à tant d'efforts, après tant de sang versé ? Après avoir pleuré sur le tombeau de Jésus-Christ, on se dirigea vers les portes ; mais elles étaient toutes fermées, excepté celle de David. Le sultan avait fait dresser son trône sur le chemin pour voir passer l'exil du christianisme. Le patriarche marchait en tête ; il emportait les vases sacrés ; les ornements de l'église du Saint-Sépulcre, puis venait la reine Sibylle suivie de femmes chargées de leurs enfants. Quelques-unes osèrent s'agenouiller devant le trône du sultan, et demander la liberté de leurs maris ou de leurs fils. Saladin fut touché : il écouta les plaintes, et promit d'adoucir les maux. D'autres emportaient, au lieu de leurs richesses, des parents affaiblis par l'âge ou des malades. Saladin, ému de nouveau, permit aux hospitaliers de Saint-Jean de rester dans la ville pour soigner les malades. Maintenant qu'il ne craignait plus la valeur de ces chevaliers, ils avaient cessé d'être une race immonde à ses yeux (1187).

Les chrétiens auraient trouble de leur présence le triomphe de Saladin ; ils étaient enfin partis : il convertit toutes les églises en mosquées, fit laver avec de l'eau de rose, apportée de Damas, la grande mosquée d'Omar ; il y plaça lui-même la chaire construite par Nour-Eddin, et de là partirent les exhortations à la guerre sainte, la plus noble coutume des musulmans, et les prières pour le khalife de Bagdad, le glaive tranchant et l'étoile resplendissante de Dieu.

Heureusement pour les chrétiens d'Asie, la nouvelle de la prise de Jérusalem avait couvert l'Europe d'une morne consternation. Le pape Urbain III était mort de douleur ; des chants lugubres répétés dans les villes, des images ou l'on voyait le tombeau de Jésus-Christ foulé aux pieds, et souillé par les chevaux ennemis tout appelait le monde chrétien à la vengeance. Le. vice parut le grand coupable, la seule cause de la colère de Dieu, qu'il fallait détourner par une vie sainte désormais. L'oubli des injures, les aumônes, furent prêchés par exemple. Grégoire VIII et son successeur Clément III publièrent la croisade, et travaillèrent à mettre la paix entre Gênes et Pise désunies ; enfin l'archevêque de Tyr, Guillaume, l'historien des croisades, arriva pour emmener les hommes de l'Occident. Il anima l'Italie ; à son approche, le roi d'Angleterre Henri II, le roi de France Philippe-Auguste posèrent les armes, et l'écoutèrent près de Gisors. Aux plaintes de l'archevêque répondit le cri de guerre : la croix, la croix ; les deux rois, Richard Cœur de Lion, fils de Henri II, le duc de Bourgogne, les comtes de Flandre, de Champagne, de Blois, du Perche, les deux frères Josselin et Mathieu de Montmorency, jurèrent de délivrer la terre sainte. Mais on manquait d'argent ; dans le conseil des princes et des évêques, on convint de lever une dîme, que l'on appela Saladine, au nom de l'ennemi. On la levait dans chaque paroisse, en présence d'un prêtre, d'un archiprêtre, d'un templier, d'un hospitalier, d'un homme et d'un clerc du baron et d'un clerc de l'évêque, Philippe-Auguste fit arrêter tous les Juifs dans leurs synagogues, et les força de livrer cinq mille marcs d'argent. En Angleterre, Henri II lui-même présida à cette levée ; il manda devant lui les plus riches habitants des villes et l'estimation étant faite par des arbitres, il les obligea de remettre le dixième de leurs revenus. Une nouvelle guerre entre la France et l'Angleterre allait retarder l'expédition, lorsque Henri II mourut, et fut remplacé par Richard Cœur de Lion (1189). Le nouveau roi rassemblant l'Angleterre près de Northampton, y fit prêcher la croisade par l'archevêque de Cantorbéry. Le prédicateur courut ensuite le pays, soulevant tout de sa parole ; l'enthousiasme alla si loin que les Juifs furent massacrés dans les villes de Londres et d'York. Alors Philippe et Richard se virent à Nonancourt convinrent de se rendre par mer en Palestine, et firent des règlements de discipline pour la route. Aucune femme ne suivrait les croisés ; les jeux de dés et de hasard furent défendus. Celui qui donnerait un soufflet, serait plongé trois fois dans la mer ; cella qui frapperait de l'épée, serait privé du poing ; le voleur recevrait de la poix bouillante sur sa tête rasée et couverte de plumes ; le meurtrier, attaché au cadavre de sa victime, périrait dans les flots ou enterré vif.

Les deux rois étaient déjà devancés. Guillaume de Tyr avait visité l'Allemagne et sollicité l'empereur Frédéric Barberousse ; il avait donné la croix aux seigneurs et aux prélats. L'empereur ne voulut recevoir dans son armée que des hommes habitués à la guerre et qui pouvaient emporter trois marcs d'argent ; il éloigna les vagabonds et les aventuriers dont la vie déréglée avait déshonoré les autres croisades, et imposa un tribut à ceux qui ne partaient pas. Il écrivit à Saladin pour lui déclarer la guerre, s'il ne rendait Jérusalem et les autres villes enlevées aux chrétiens ; il demanda le passage au sultan d'Iconium ; il l'avait aussi demandé à l'empereur grec.

L'empereur Manuel Comnène, après de longues guerres contre les Turcs et les Normands d'Italie (v. ch. XX), était mort en âge. Son fils Alexis II lui avait succédé. Mais  sa jeunesse, livrée à la régence d'une mère débauchée et à la cupidité de courtisans rapaces, remplit le palais impérial de confusion et de tempêtes, semblable au serpent de la fable s'avançait pour sa ruine la tête en arrière[29]. Andronic Comnène, cousin de Manuel, qui l'avait exilé, apprit au lieu de sa retraite les troubles du palais, les jeux, les courses à cheval dont on amusait le jeune Alexis ; comment ses gouverneurs s'élançaient dans les provinces à la manière des abeilles, et faisaient de l'argent au lieu de miel ; comment ils s'engraissaient de profite sordides, à la mode des pourceaux, sans aucun souci de la gloire ou de l'État, et tout entiers à leurs vices et à leur turpitude[30]. Il osa revenir vers C. P. et déclara la guerre au sébastocrator qui partageait la régence avec l'impératrice. Après une faible lutte, les courtisans passèrent à Andronic ; le sébastocrator lui fut livré, et, pour commencer sa puissance, Andronic déclara la guerre aux Latins établis dans la ville. La multitude les haïssait aussi ; on les combattit sur terre et sur mer. Les Latins, entourés par deux armées, ne pouvaient se défendre ; chacun chercha son salut comme il put ; ils ouvraient leurs maisons au pillage, espérant désarmer la haine par les richesses et les biens de tout genre dont elles étaient pleines. Les uns se dispersèrent dans la ville, les autres trouvèrent un asile dans les maisons des grands ; d'autres, sautant sur des vaisseaux échappèrent au glaive. Mais tous ceux qu'on prit perdirent la tête et tous leurs biens. Quelques vaisseaux, chargés de fugitifs, errèrent dans l'Hellespont, et s'échappèrent après avoir brûlé plusieurs monastères. Andrade entra enfin dans C. P., et donna permission à l'empereur Alexis et à sa mère de venir le visiter. Il traita la mère sans dissimulation, mais salua l'empereur avec une déférence hypocrite. On saisit dans ce moment un homme grand de taille, sans demeure, qui errait autour des maisons des nobles, pour mendier quelques morceaux de pain : on le prit pour un magicien, on le livra à la populace qui l'entoura de bois sec et de sarments, et le brûla pour amuser Andronic. Ce nouveau maître administra comme il voulut, d'attaqua aux nobles, aveugla Jean Cantacuzène, fit périr par le poison la sœur d'Alexis, le dépouilla lui-même, et se fit couronner[31].

Le règne d'Andronic fut de deux ans. Nicée et Pruse refusa lent de le reconnaître. Nicée, après la perte de son plus brave défenseur, se rendit ; les uns furent exilés, les autres précipités du haut des remparts. Pruse, malgré ses efforts, ne réussit pas mieux ; Andronic traita les habitants, non pas comme un homme, mais comme un lion affamé qui tombe sur un troupeau sans défense[32] : il mit une recherche cruelle dans le genre de supplices. Ange Théodore eut les yeux crevés, on l'attacha sur un âne et on le conduisit au delà des limites de l'empire ; il eût été dévoré par les bêtes féroces, comme Andronic le désirait, si des Turcs n'en avaient eu pitié. D'autres furent pendue à des arbres élevés, d'autres perdirent les doigts, ou les mains, ou les pieds, ceux-ci l'œil droit et le pied gauche, ceux-là l'œil gauche et le pied droit. A son retour, le peuple de C. P. l'accueillit avec des acclamations joyeuses, et fut régalé de spectacles et de jeux de-cirque. Mais les parents d'Alexis excitèrent le roi de Sicile contre le tyran. Les Normands ravagèrent la Grèce infatigablement. Pour se venger, Andronic fit périr plusieurs grands ; mais il ne put atteindre Isaac l'Ange, issu par les femmes du premier Alexis, et que le peuple aimait. Isaac tua l'assassin envoyé contre lui, et accourut sur une place en criant : Je viens de tuer le diable. Le peuple ameuté se soulève, Andronic arrêté par ses soldats, est amené à Isaac, proclamé empereur. Le tyran, livré aux outrages, fut pendu par les pieds, et Isaac l'Ange régna (1185).

Isaac était empereur au moment de la troisième croisade : obligé de repousser les Normands, menacé par les Bulgares qui se révoltaient (1186) sous la conduite de Calo-Pierre et d'Asan, entouré de moines schismatiques qui détestaient les Latins, Isaac eut peur de l'empereur allemand, et se prépara à nuire aux croisés. Il n'osa pas refuser le passage, mais fit alliance avec Saladin. Il donna ordre de fournir des vivres aux croisés, mais en même temps d'abattre les murs des villes par où ils devaient passer, afin qu'ils ne pussent s'y établir. On fermait les chemins par des arbres renversés ; mais Frédéric Barberousse les franchit ; il écrivit qu'on essayait en vain de lui fermer la route, et surprit Philippopoli[33]. Il chassa l'armée de l'empereur qui ne rabattit rien encore de sa fierté. Refusant à Frédéric le titre d'empereur, il se nommait lui-même très-sublime et très-puissant empereur, Ange de toute la terre. Le patriarche soutenait ce ton fier, et disait en chaire que le meurtre de cent croisés obtenait le pardon de dix assassinats. Mais lorsque après l'hiver Frédéric approcha de C. P., Isaac changea de façons : il appela son ennemi le très-victorieux empereur des Allemands ; il demanda des otages et en donna, donna de l'argent et fit approcher des vaisseaux de Gallipoli. Toute l'armée allemande passa en quatre jours en Asie, et s'approcha de Philadelphie sans la traverser. Les habitants l'attaquèrent ensuite, mais ne pouvant rien contre ces statues de fer et ces géants, ils tournèrent le dos. Le sultan d'Iconium avait promis comme les Grecs. Les Allemands furent bien reçus à Laodicée de Phrygie, et Frédéric, dans son étonnement, s'écriait : Si les provinces romaines avaient toutes de pareils chrétiens, si partout les soldats de Jésus-Christ avaient été reçus de cette manière, nous leur aurions donné volontiers nos richesses, et nous aurions traversé les frontières romaines sans rougir nos lances du sang chrétien[34]. Mais bientôt les Turcs se montrèrent aussi perfides que les Grecs. On les aperçut rangés en bataille sur les hauteurs ; Frédéric, vainqueur, se rendit encore plus célèbre auprès des nations de l'Orient par un autre combat près d'Iconium. Les Turcs, rassemblés en avant de cette ville, ne la défendirent pas. Les Allemands s'établirent dans les faubourgs, ne prirent que ce qui était nécessaire pour leur nourriture et continuèrent leur route. Le Taurus était déjà traversé ; l'empereur marchait sur la Syrie en côtoyant une rivière qu'on appelle Sélef. La fraîcheur de l'eau le séduisit, il voulut s'y baigner ; on l'en retira glacé et mourant. Son fils, Frédéric de Souabe, emporta son corps avec l'espérance de l'ensevelir à Jérusalem, mais il était désormais refusé aux chrétiens de rentrer dans la ville sainte.

Saladin, après la prise de Jérusalem, avait commencé le siège de Tyr. Le fils du marquis de Montferrat, Conrad, s'était jeté dans la place ; soldat de l'Église contre l'Allemagne, libérateur de l'empereur de Byzance menacé d'une conspiration, ta sœur d'Isaac l'Ange et le titre de César ne lui avaient pas suffi ; il avait quitté sa femme et son beau-frère pour combattre les infidèles, et au moment où la ville de Tyr, effrayée par la bataille de Tibériade parlait de capituler, il était venu ranimer les courages, agrandir les fossés, réparer les fortifications ; son ardeur se communiqua à tous les habitants. Sen père avait été pris à Tibériade ; Saladin, pour opposer le père au fils, menaça de placer le vieux Conrad aux premiers coups des assiégés. Dieu, répondit Conrad, m'est plus cher que mon père ; rien n'arrêtera mes coups ; si les Sarrasins font périr un vieillard qui s'est rendu sur parole, j'aurai la gloire d'être fils d'un martyr. Les attaques se multiplièrent : les templiers, les hospitaliers, le chevalier aux armes vertes, se faisaient admirer de Saladin lui-même. Repoussé sur terre et sur mer, le sultan leva le siège et attaqua Tripoli. Repoussé par les vaisseaux du roi de Sicile Guillaume, il se vengea sur Bohémond III, prince d'Antioche, à qui Tripoli appartenait, et lui vendit une trêve de six mois ; enfin maître de la forteresse de Carac, le château de Renaud de Châtillon, d'où cette guerre était sortie, il remit en liberté Gui de Lusignan (1188).

Le roi délivré errait sans royaume ; Tyr s'était donnée à Conrad, et ne voulait pas du vaincu de Tibériade ; Lusignan assiégea Ptolémaïs (1189) ; ce fut le point d'attaque de la troisième croisade ; le siège dura deux ans. D'abord la flotte des Pisans,  douze mille hommes du Danemark et de la Frise, et une flotte anglaises guidée par l'archevêque de Cantorbéry, fermèrent le port, soutinrent l'attaque de Saladin, et le virent s'éloigner pour tout l'hiver. Au printemps, Henri, comte de Champagne, arriva. Le grand comte, pour parler comme les Sarrasins, fit construire des béliers, et deux tours énormes composées de bois, d'acier, de fer et d'airain ; puis Frédéric de Souabe, le fils de Barberousse, amena les restes de l'armée allemande. Un nouvel ordre religieux et militaire fut alors fondé. Dès l'an 1128, un riche Allemand avait établi à Jérusalem un hôpital pour les pèlerins de sa nation. Devant Ptolémaïs quelques citoyens de Brême et de Lubeck firent une tente d'une voile de vaisseau, pour y recevoir les infirmes et les blessés. Frédéric de Souabe conçut la pensée d'un ordre semblable aux hospitaliers ou aux templiers. Approuvé du patriarche, il fit une règle sur le sel-vice des malades et sur le service militai, distingua les chevaliers qui portaient. les armes et les frères servante, leur donna le nom d'Hôpital teutonique de la Sainte-Vierge de Jérusalem, plaça à la tête Henri de !alpes, demanda au pape Clément III et obtint de Célestin III les meutes privilèges qu'aux autres ordres. Les Teutoniques soumis à la règle de Saint-Augustin eurent un habit blanc et une croix noire. Ces nouveaux défenseurs du christianisme combattirent les infidèles en Palestine et au nord de l'Europe ; ils ne reconquirent pas la Palestine, mais ils fondèrent la Prusse.

Cependant le siège de Ptolémaïs n'avançait pas ; les chrétiens ne pouvaient vaincre. Saladin ; ils pénétraient quelquefois dans le camp des lions de l'islamisme ; mais ils étaient vaincus au milieu de leur victoire. La faim les exténuait. Une charge de farine, qui pesait deux cent cinquante livres, se vendait quatre-vingts écus. Des gentilshommes dérobaient du pain, d'autres allaient bravant la mer, piller l'ile de Chypre : Frédéric de Souabe mourut de misère devant la ville, et la femme de Lusignan, Sibylle, étant morte avec ses deux enfants, Conrad, marquis de Tyr, réclamait le royaume de Jérusalem. Renonçant à sa femme qu'il avait laissée à C. P., il épousa une autre fille d'Amaury, Isabelle, déjà mariée et dont le mariage fut cassé. Conrad et Lusignan allaient en venir aux mains, lorsque l'armée chrétienne convint de remettre l'affaire au jugement de Philippe-Auguste et de Richard Cœur de Lion.

Ces deux rois avaient fait route ensemble de Marseille à Messine. Ils s'y brouillèrent pour la cause de Tancrède, usurpateur du trône de Sicile au préjudice de Constance, femme de l'empereur Henri VI, dont Philippe-Auguste était allié. Richard reprochait à Tancrède devoir maltraité la reine Jeanne, sa sœur et comme Tancrède tardait à la mettre en liberté, Richard s'empara de deux forts qui dominaient Messine ; il y planta son étendard sans respect pour le roi de France son suzerain. Philippe donna ordre d'abattre le drapeau ; Richard obéit et se sépara du roi de France.

Philippe-Auguste pressait Richard d'épouser sa sœur Alix ; Richard refusait, et sa mère, Éléonore de Guienne, lui amenait Bérengère de Navarre ; les deux rivaux se réconcilièrent pourtant, et Philippe partit le premier.

Les Française arrivés devant Ptolémaïs, se placèrent à la portée des traits de l'ennemi. Ils auraient pu prendre la ville, si Philippe n'eût voulu attendre la présence de Richard. Celui-ci avait été ballotté par une tempête ; trois de ses vaisseaux échoués sur la côte de Chypre, avaient été saisis par Isaac Comnène, roi de cette île. Bérengère de Navarre n'avait pu obtenir qu'on lui ouvrît le port de Limisso, et le même refus s'adressa à Richard quand il parut ; le Grec osait braver le lion de l'Angleterre ; il fut vaincu ; il demandait à ne pas être mis aux fers. Richard le fit lier de chaînes d'argent. Il épousa ensuite Bérengère ; reprit sa route, coula à fond un vaisseau, et de grands feux annoncèrent son débarquement en Palestine. Les Sarrasins connurent alors la crainte ; la réputation de Philipe et de Richard s'augmentait à la vue de leur union. La dispute des prétendants au trône de Jérusalem, la maladie des deux rois d'Occident, ne ralentirent qu'un moment le siège. Il fut décidé que Gui de Lusignan garderait le trône jusqu'à sa mort, et que Conrad et ses descendants lui succéderaient. Les hostilités reprises sans relâche donnèrent de grands spectacles. Saladin et son frère Malek-Adhel égalaient presque Philippe et Richard. Un jour un chevalier défendit seul une porte du camp. Les Sarrasins l'appelaient un démon animé par tous les feux de l'enfer ; les pierres, les coups de lances ne l'ébranlaient pas ; il restait hérissé de flèches dans sa cuirasse, jusqu'à ce que le feu grégeois le consumât. Partout, dans les croisés, même valeur ; ils comblaient les fossés de cadavres, pratiquaient des chemins sous terre, jusqu'aux fondements des remparts ; ils élevèrent une colline auprès de leur camp et la poussèrent jusqu'à la ville. Les musulmans, armés de pioches, de sabres, de pelles, essayèrent de l'arrêter, et creusèrent des fossés sur le passage.

Le commandant de la ville demanda grâce. Vous ne l'aurez, dit Philippe-Auguste, que si vous rendez Jérusalem. L'émir jura, par le paradis, que cinquante chrétiens tomberaient en enfer, pour un seul musulman qui serait sauvé. Mais les flots tumultueux des Franks roulaient vers la place ; ils montaient sur les remparts à demi ruinés, comme les chèvres sur les rocs escarpés. Ptolémaïs céda. Saladin avait promis aux assiégés une armée nouvelle ; la consternation abattit son cœur, quand il vit l'étendard des croisés sur les murs et les tours. Philippe et Richard entrèrent dans Ptolémaïs, les mosquées purifiées redevinrent des églises chrétiennes. Mais tout n'était pas fini : les musulmans de Ptolémaïs avaient promis, en se rendant, que Saladin restituerait la vraie croix et seize cents prisonniers, et payerait deux cent mille pièces d'or. Des otages et tout le peuple, enfermé dans Ptolémaïs, devaient rester au pouvoir du vainqueur, jusqu'à l'exécution du traité (1191).

Richard demeura seul pour faire exécuter cette capitulation. Son orgueil avait humilié le duc d'Autriche, et peut-être offensé Philippe. Le roi de France, travaillé par une maladie, déclara l'intention de retourner dans ses États. Les députés du duc de Bourgogne ne purent le retenir par leurs larmes. Il partit, ne laissant que dix mille Français. Richard réclama aussitôt de Saladin la vraie croix et les sommes promises. Le sultan ne payant pas, Richard fit égorger, hors de la ville, deux mille sept cents prisonniers sarrasins et s'avança vers Jaffa. Une flotte suivait les côtes, un char à quatre roues recouvertes de fer, portait l'étendard de la guerre sainte suspendu à un mea. Après une marche lente, où l'on ne faisait que trois lieues par jour, entre des ravins ou des rochers et les attaques continuelles des Sarrasins, on vit Césarée, et bientôt l'armée de Saladin qui voulait venger Ptolémaïs. On avançait toujours en ordre de bataille, comme une nation de fer, sans que la trompette donnât le signal. A la fin, quelques croisés impatients engagent le combat. Ce fut une mêlée confuse. Vingt chariots n'auraient pu porter les javelots et les traits qui couvraient la terre. Les chrétiens, au cri nouveau : Dieu, sauvez le saint sépulcre, mirent en déroute le centre et l'aile gauche des ennemis. Saladin n'avait plus auprès de lui que dix-sept hommes. Incertains du succès, les chrétiens relevaient leurs blessés, quand vingt mille Sarrasins, ralliés tout à coup, se présentèrent. Mais aucun ne pouvait se tenir debout devant Richard ; il les tranchait comme des épis. La forêt d'Arsur cacha les débris des musulmans. Saladin avait perdu huit mille soldats et trente-deux émirs.

Cette victoire d'Arsur ne porta pas ses fruits. Saladin démolit les villes et les châteaux qu'il n'avait pas l'espoir de défendre. L'armée chrétienne trouva les murs et les tours de Jaffa abattus. Ascalon, Ramla, Gaza, Naplouse, furent ainsi démantelées. On conseillait à Richard de marcher droit à Jérusalem. Il préféra relever les ruines faites par Saladin. Il voyageait ainsi dans la Palestine, terrible aux musulmans quand il les rencontrait. Cependant le marquis de Tyr refusait son secours ; le duc de Bourgogne et les Français supportaient difficilement le roi anglais. Richard offrit à Saladin de partir, si on lui rendait Jérusalem et la vraie croix ; Saladin refusa. Il proposa ensuite le mariage de sa sœur Jeanne et de Malek-Adhel, qui gouverneraient ensemble les chrétiens et les musulmans du royaume de Jérusalem ; le clergé s'y opposa. Richard reprit la guerre, et se porta vers les montagnes de la Judée ; toutes les routes qui menaient à Jérusalem étant garnies de troupes, on regagna te bord de la mer, et, on vit Ascalon démolie, L'armée chrétienne se mit à rebâtir la fiancée de la Syrie. Richard, veillant sur l'ennemi, délivra douze cents prisonniers chrétiens qui augmentèrent le nombre des travailleurs. Mais le duc d'Autriche parlait de reprendre Jérusalem ; il n'était, disait-il, ni charpentier, ni maçon, il était venu pour reconquérir la ville sainte. Des messagers arrivaient d'Angleterre, qui racontaient comment le royaume était troublé par les intrigues de Jean sans Terre. Richard proposa de choisir un roi, et désigna Conrad, le marquis de Tyr. Deux assassins envoyée par le Vieux de la Montagne, à la demande de Saladin, frappèrent le nouvel élu, en lui disant : Tu ne seras plus marquis, tu ne seras pas roi.

Rien ne réussissait à Richard. Ce lion pourtant ne perdait pas sa valeur dans d'inutiles combats. Il avait un jour galopé la lance au poing devant soixante mille Sarrasins, les défiant tous, sans qu'un seul 'dit l'audace d'accepter. Un autre jour, il était rentré au camp, avec son armure percée de flèches, semblable à une pelote percée d'aiguilles. Le moins qu'il rapportât, c'étaient dix, vingt, trente têtes de musulmans tués de sa main. Si les hommes manquaient à sa lance, il combattait les bêtes féroces, les sangliers. Il était à combattre dans les plaines de Ramla, lorsqu'on vint lui dire qu'à la place de Conrad, les habitants de Tyr avaient choisi Henri de Champagne ; il approuva le choix, emporta la forteresse de Daroum, et malgré les nouvelles plus pressantes qu'il recevait d'Angleterre, il donna ordre de marcher vers Jérusalem. A ces mots, tous les pèlerins levèrent les mains au ciel ; ils rendaient grâces à Dieu ; le temps des bénédictions était venu. Les soldats offraient de porter eux-mêmes leur bagage ; les riches partageaient avec les pauvres Ceux qui avaient des chevaux les cédaient aux infirmes ; des aigrettes, des panaches, des étendards de mille couleurs Flottaient au vent, les épées récemment polies réfléchissaient le soleil. Aux chants de victoire se mêlait le nom de Richard (1192).

Jérusalem ne fut pas délivrée ; le sultan faisait garder tous les passages Tandis qu'on attendait Henri de Champagne, le duc de Bourgogne montra de nouveau son dépit d'obéir à Richard. Les croisés s'écriaient tristement : Nous n'irons donc pas à Jérusalem ? Richard emporté par son courage, ayant poursuivi les Sarrasins sur les hauteurs d'Emmaüs, aperçut Jérusalem ; il détourna les yeux en pleurant, et dit : On est indigne de voir la ville sainte, quand on n'est pas capable de la conquérir. Mais lui-même n'avait plus d'ardeur ; il voulait revoir l'Angleterre. Il établit un conseil de cinq templiers, de cinq hospitaliers, de cinq barons français, de cinq barons de la Palestine, leur ordonna de délibérer, et apprenant qu'une caravane égyptienne arrivait, il y courut, enleva quatre mille sept cents chameaux et des chevaux, des ânes, des mulets chargés de marchandises précieuses. L'occasion était belle. Les musulmans de Jérusalem tremblaient ; Saladin leur faisait jurer sur la pierre mystérieuse de Jacob qu'ils ne reculeraient pas. Le conseil des Vingt décida que l'armée chrétienne s'éloignerait de Jérusalem.

Richard retomba dans ses tristes pensées ; les Français s'étaient séparés de lui. Partagé entre son royaume et la gloire, entre la Palestine et l'Angleterre, il ne voulait pas s'embarquer avant d'avoir assuré la paix aux chrétiens. Il demanda à traiter avec Saladin ; le sultan traîna en longueur, et vint reprendre Jaffa. Richard indigné accourut, combattit pendant trois jours ; à sa vue tout s'enfuyait : les cheveux des Sarrasins se hérissaient sur le front. Un émir, un seul osa le défier. Richard, d'un seul coup, lui abattit la tête, l'épaule droite et le bras droit. Jaffa fat délivrée. Jamais une pareille valeur ne s'était montrée. Les chrétiens l'appelaient Antée, Achille, Alexandre, Judas Macchabée, Roland ; sa chair d'airain ne cédait à aucune arme. Malek-Adhel lui envoya deux chevaux arabes sur le champ de bataille, pour témoignage de son admiration. Saladin reprochait à ses émirs d'avoir fui devant un seul homme ; ils répondirent : Personne ne peut porter ses coups ; sa rencontre est mortelle ; ses actions ne sont pas d'un homme. Le nom de Richard resta l'épouvantail des Sarrasins. Si un cheval bronchait, le cavalier lui disait : Crois-tu donc que le roi Richard soit dans ce buisson ? Et quand les enfants des Sarrasines pleuraient, elles leur disaient : Tais-toi, ou j'irai chercher le roi Richard qui te tuera.

Richard, tombé malade, fit de nouvelles propositions à Saladin, promettant de retourner en Europe. Mais si on refusait, il passerait l'hiver en Syrie, et poursuivrait la guerre. Saladin consentit ; il fut convenu que Jérusalem serait ouverte à la dévotion des chrétiens, qui posséderaient toute la côte depuis Jaffa jusqu'à Tyr, et que la ville d'Ascalon également réclamée par les chrétiens et les musulmans, serait de nouveau démolie. Richard laissa pour roi de Jérusalem Henri de Champagne, et céda son royaume de Chypre à Gui de Lusignan. Il visita Saladin qui lui montra la vraie croix, s'agenouilla dans la ville sainte, et s'embarqua à Ptolémaïs.

Le duc d'Autriche avait regagné ses États ; les Français et le duc de Bourgogne, toujours séparés des Anglais, n'avaient pas fait le pèlerinage de Jérusalem. Le roi anglais, jeté par une tempête sur les côtes d'Italie, fut arrêté par les soldats du duc d'Autriche, et emprisonné. Le troubadour Blondel découvrit le lieu de sa captivité et Richard fut livré à l'empereur Henri VI. Il paya cher sa liberté (v. ch. XX). Telle fut la fin de la troisième croisade, dont l'honneur avait été pour Richard, et l'avantage pour Saladin.

 

 

 



[1] Voyez Michaud, Histoire des Croisades. Nous nous servirons souvent de cet auteur, pour l'histoire des croisades et du royaume de Jérusalem ; mais nous n'admettons pas ses opinions, ses critiques fréquentes des guerres saintes, et ses reproches de délire et de fanatisme.

[2] Alexiade, 10.

[3] Alexiade, 10.

[4] Anne Comnène, 10.

[5] Anne Comnène, 10.

[6] Anne Comnène, 10.

[7] Alexiade, 10.

[8] Alexiade.

[9] Voyez Michaud.

[10] Alexiade, 11.

[11] Alexiade, 11.

[12] Alexiade, 12.

[13] Alexiade, 13.

[14] Alexiade, 13.

[15] Alexiade, liv. 14 et 15.

[16] Nicétas.

[17] Nicétas, 1, et Cinnamus, 1.

[18] Jacques de Vitry, lib. 3 ; apud Martène, III.

[19] Nicétas, 1-6, 7 ; et Cinnamus, 1-8.

[20] Voyez le long récit de Cinnamus, au commencement du 2e livre ; du reste toutes ces restitutions ne fixent aucune limite, et il est difficile de savoir ce que l'empereur avait perdu et ce qu'il recouvrait.

[21] Otton de Frisingue, Chron., liv. 7, ch. 28.

[22] Cinnamus, 2-12.

[23] Nicétas, Manuel Comnène, 1-4.

[24] Nicétas, Manuel Comnène, 1-14.

[25] Cinnamus, 2-16.

[26] Cinnamus, 2-17.

[27] Nicétas, Manuel Comnène, 1-6.

[28] Voyez Michaud. Le récit appartient au secrétaire de Saladin et peut faire apprécier la modération si vantée de l'Ayoubite.

[29] Nicétas, Alexis, fils de Manuel.

[30] Nicétas, Alexis, fils de Manuel.

[31] Nicétas, Alexis, 18.

[32] Nicétas, Andronic, 1-3, 4.

[33] Nicétas, Isaac l'Ange, 2-3.

[34] Nicétas, Isaac l'Ange, 6.