HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

TROISIÈME PÉRIODE - 1073-1294

 

CHAPITRE SEIZIÈME.

 

 

Grégoire VII.

 

La postérité comprend sans peine aujourd'hui quels furent les résultats utiles du démembrement de l'empire carlovingien et de la seconde invasion, comment les États modernes se formèrent alors, comment surtout la prédication du christianisme étendit les principes de la civilisation. à tous les peuples barbares. Mais les contemporains ne pouvaient avoir cette certitude consolante ; et au milieu des misères qui ont fait la triste immortalité du Xe siècle, entre les querelles des rois, les invasions des races étrangères, les violences féodales, que pouvaient espérer Les opprimés que pouvaient-ils désirer même sinon la mort ? Le faible avait recherché la protection du puissant, il avait cru trouver le repos dans l'obéissance ; échangé la liberté pour la vie ; et la société féodale incessamment agitée et ensanglantée, ne donnait aucun repos dans le présent, ne laissait entrevoir aucun avenir meilleur.

La féodalité avait démembré le pouvoir royal, et multiplié les rois. Tout seigneur féodal avait le droit de justice, le droit de guerre en France le droit de battre monnaie ; enfin le droit de propriété sur les terres de ses vassaux. Le suzerain ou seigneur recevait l'hommage et le serment de fidélité de son vassal. Le seigneur étant assis, le vassal, tête nue, sans ceinture, sans épée, sans bâton, se mettait à genoux, et disait ces paroles : Je deviens votre homme, de ce jour en avance pour ma vie et mes membres. Il prêtait ensuite serment de fidélité, tenant la main droite sur un livre, et disant : Écoutez-moi, mon seigneur, je vous serai fidèle et loyal, je vous garderai ma foi pour les terres que je déclare tenir de vous ; ainsi que Dieu et les saints me soient en aide. Le vassal baisait le livre, et le seigneur lui donnait l'investiture de son fief, c'est-à-dire l'envoyait en possession, en lui remettant une motte de gazon, ou une poignée de terre, ou le sceptre. Le seigneur pouvait requérir plusieurs devoirs de son vassal : d'abord le service militaire, la présence à la cour de justice toutes les fois qu'il y était mandé, des aides, c'est-à-dire des secours en argent dans certaines circonstances, l'obligation de se sou mettre aux décisions judiciaires du suzerain. Le suzerain convoquait, pour rendre la justice, tous ses vassaux, qui étaient entre eux des pairs, des égaux ; chacun était ainsi jugé, sur l'avis de ses pairs, par la sentence du suzerain. S'il arrivait que le vassal prévariquât, qu'il n'accomplit pas tous ses devoirs, il tombait dans le cas de forfaiture (déchéance), et pouvait perdre son fief par la volonté du seigneur.

Nous avons dit plus haut quels. féodalité enchaînait les uns aux autres les habitants du sol, de telle sorte que chacun pût avoir un seigneur et des vassaux, se faire rendre par ceux-ci les devoirs qu'il rendait lui-même à celui-là et qu'un seigneur, après avoir exercé son autorité sur ses vassaux, fût appelé aussitôt à la cour ou à la guerre de son propre seigneur ; le vassal maltraité pouvait recourir au seigneur de son seigneur. Aussi le roi, en commandant à ses vassaux immédiats, pouvait protéger contre eux-mêmes leurs vassaux, et cette protection, descendant ainsi de degré en degré jusqu'au plus humble feudataire, l'ordre n'eût pas été impossible dans la société féodale. Mais cette société, formée par la violence, ne vivait que de violences : la force en était la seule loi agissante. La propriété n'était défendue contre les spoliations qu'autant qu'elle avait la force de se défendre ; la sentence du suzerain n'était exécutée qu'autant qu'elle avait la force de se faire exécuter. Le droit de guerre appartenant à tous, le succès était la seule sentence respectée, et le vaincu était le seul condamné. Ainsi rien ne protégeait la propriété du faible contre la cupidité du puissant, la liberté individuelle contre l'ambition de dominer.

Nous citerons, pour exemple des misères que souffrit l'Europe féodale, la lutte d'Otton de Nordheim contre l'empereur Henri IV. Otton de Nordheim, accusé par un misérable, de conspirer contre la vie du roi, refusa le combat judiciaire avec cet homme. Les grands de Saxe, qui avaient contre lui un ressentiment personnel, consultés par le roi, le déclarèrent coupable de lèse-majesté, et digne, si on le prenait, d'une sentence capitale. Aussitôt les amis du roi, chacun selon ses forces, se mettent à poursuivre Otton par le fer et le feu ; le plus grand nombre sans dévouement au roi, sans intérêt pour le bien public, sans injure personnelle à venger, mais par une insatiable avidité de rapines. La bride fichée ou plutôt rompue, tous font invasion sur lui, ravagent, pillent, brûlent ses métairies et st champs, mutilent, déchirent, égorgent ses vassaux, ses colons que le sort leur présente, n'épargnant pas même, dans l'impétuosité de leur rage, les églises ou les temples qu'il avait construits à Dieu. Le roi, avec une armée nombreuse, vient mettre la dernière main à l'œuvre, prend deux châteaux où il laisse des garnisons, et mène son armée sur les possessions de la duchesse de Bavière ; il pille de nombreuses viner, ornées d'édifices, disperse les biens, traite en ennemis les flemmes et les enfants, car les hommes s'étaient cachés dans les montagnes ou les bois..... A la fin, le duc Otton s'affligea, le poids de ses malheurs l'emporta sur la constance de se résignation. Alors, réunissant trois mille hommes exercés à la discipline militaire, il se jette en Thuringe, brûle les florissantes villæ du fisc royal ; et rassemblant son butin, le distribue en pâture à ses soldats que la cupidité aussi avait entrainés. Bientôt arrivèrent à lui les colons de ses champs à qui les soldats du roi n'avaient laissé que la vie et la misère ; il leur donne leur part dans le butin, les avertit de recevoir avec un cœur généreux les coups de la justice divine, et comme ils ne pouvaient porter les armes pour lui, de prier Dieu pour lui. Cependant les Thuringiens qui avaient fait serment de ne pas laisser sans vengeance le pillage de leur territoire, se rassemblent et attaquent le vainqueur. Mais la bataille ne fut pas longue ; renversés au premier choc ils s'enfuient dans les montagnes et les forêts. Le plus ardent, celui qui les avait animés au combat — le comte Rutger —, plus rapide que le vent, laissait derrière lui les montagnes et les collines. Près de trois cents Thuringiens avaient péri ; tien. avait perdu un ou deux hommes. Il donna le signal de la retraite, rassembla ses vassaux, et renvoya chez eux le plus grand nombre. Lui-même se retira dans la Saxe ultérieure, où il vécut tantôt de rapines, tantôt des biens du comte Magnus, le compagnon de ses dangers, et le plus dévoué défenseur de son innocence[1].

Les calamités naturelles qui distinguent la fin du Xe siècle et le commencement du XIe, parurent un avertissement de la colère divine, et suspendirent des violen.ces pendant quelques instants. En 994, une contagion erg Limousin et en Aquitaine, frappa les nobles de terreur et ils s'engagèrent à la paix pour obtenir leur gr ce du ciel. L'épouvantable famine de 1033 fit croire que la fin du monde, dont l'époque semblait passée, n'avait été que retardée cl plusieurs conciles à Limoges, à Lyon, en Provence, en Aquitaine (1031-1034) prescrivirent l'observation de la justice et de la paix sous peine d'excommunication. En 103&, un évêque annonça qu'il avait mission de prêcher la paix à la terre. Des conciles plus nombreux s'assemblèrent, le peuple y courut comme au salut. On fit par chapitres l'énumération de ce qui était défendu, et des engagements à prendre ; ainsi fut constituée la paix de Dieu ; un diacre en donnait lecture suivie de malédictions contre les infracteurs. La paix de Dieu était encore prématurée elle imposait trop de devoirs pour être exécutée. On la changea en trêve de Dieu. Déjà en 1040, un concile de Saint-Elne, en Roussillon, avait ordonné que dans toute l'étendue de ce comté, personne n'attaquerait sein ennemi depuis l'heure de none du samedi jusqu'à l'heure de prime du lundi, afin que le dimanche lit exactement observé. En 1042, la durée de la trêve s'étendit. Toute hostilité devait être suspendue depuis le mercredi soir jusqu'au lundi matin, et pendant les grandes fêtes, l'avent, le carême. Il fut défendu de tuer, de blesser les paysans, de détruire les plantations, les animaux, les instruments de culture ; de fréquentes assemblées d'évêques durent veiller à l'exécution de ces règlements : on institua des officiers de paix et une milice permanente, entretenue, par une contribution qu'on nomma paçata ou pezade. L'année suivante (1043) le roi d'Allemagne, Henri III, de retour de la Hongrie, assista au synode de Constance, remit à ses débiteurs toutes les dettes, força à la paix et à l'oubli des inimitiés tous les princes de la Souabe, et tous ceux qui avaient souvenir de quelque injure, et par un édit établit dans cette partie de son empire, et dans toutes les autres, une paix inconnue jusque-là. Mais la tranquillité ne dura pas. En 1056, dit un contemporain, devenu pèlerin pour le royaume des cieux, j'ai quitté ma patrie, et je me suis fait moine à Cologne. En ce même temps, beaucoup de princes de divers pays sont morts. La famine a affligé de nombreuses provinces. La pauvreté et la misère ont prévalu. L'empereur Henri, percé jusqu'au fond du cœur de ces maux, a langui de faiblesse et a succombé a la mort.

L'Église, la seule puissance qui sur la terre pût faire intervenir dans ses décisions la volonté divine,. échouait donc contre le -désordre. Il en faut chercher la cause dans les maux intérieurs dont elle était elle-même travaillée. L'Église possédait au moyen âge, mais elle ne pouvait posséder qu'à la manière féodale. Les terres des évêchés ou des abbayes étaient des fiefs qui suivaient la loi des fiefs ; l'évêque ou l'abbé avait donc au-dessus de lui un seigneur, le roi au moins, qui exigeait le service envers sa personne ; il avait a son tour, comme tout seigneur possesseur de terres, les droits de la souveraineté, des arrière-vassaux, des hommes de guerre (milites). Ainsi les évêques avaient deux pouvoirs, le spirituel et le temporel ; le dernier, ils le tenaient d'un seigneur laïque qui leur donnait l'investiture, comme à tout-autre feudataire ; le pouvoir spirituel échappait au seigneur qui n'avait pas d'abord le droit d'élection. Car l'Église se perpétuant par l'élection, le choix appartenait aux chapitres des cathédrales, ou aux congrégations de frères dans les abbayes.

L'Église fut troublée dans sa possession par l'anarchie féodale. Les évêques et les abbés attaqués et tués par des laïques ambitieux, leurs terres occupées par les soldats du vainqueur ; des abbés remplacés par des guerriers qui se faisaient abbés laïques, et gouvernaient les monastères ; ce fut là le premier mal : mais au moins les hommes de l'Église protestaient contre ces désordres et en pouvaient espérer la réparation. Le spectacle fut bien plus affligeant lorsque la cupidité, entrant dans l'Église, ramena à sa suite la plus ancienne hérésie, celle de Simon le Magicien, qui avait voulu acheter pour de l'argent le pouvoir de conférer le Saint-Esprit. Les princes aidant, la simonie régna un moment sur le temporel des églises ; les évêchés, les abbayes, etc., en Allemagne surtout, devinrent la proie de ceux qui pouvaient les payer. Les princes, ravissant le choix des évêques et des abbés, donnérent ces fiefs à leur gré ; le scandale était au comble, en Allemagne, dans la seconde moitié du XIe siècle. Nous en citerons quelques faits.

Lorsque Adalbert et Warner se furent emparés du roi Henri IV, le pillage des églises ou des abbayes devint un scandale de chaque jour. Ils épargnèrent encore un peu les évêques, par crainte plus que par religion ; mais ils attaquèrent les abbés avec audace : le roi, disaient-ils, n'avait pas moins de pouvoir sur les abbés que sur ses fermiers (villici) ou les hommes de son fisc royal. L'archevêque de Brême commença par occuper deux abbayes, celles de Laur et de Corbie ; c'était la récompense de sa fidélité et de son dévouement au roi. Mais, afin de prévenir la jalousie des autres grands, il livra deux abbayes à l'archevêque de Cologne, une à l'archevêque de Mayence, une à Otton, duc de Bavière, une à Rodolphe, duc de Souabe. Pour établir à son gré sa tyrannie dans le monastère de Corbie, il répandit la nouvelle que l'évêque d'une ville au delà des Alpes était mort et nomma l'abbé de Corbie à ce siège. Mais, tandis que l'abbé faisait ses préparatifs, des hommes venus d'Italie annoncèrent que le prétendu mort était en bonne santé. On se mit à rire de la perfidie de l'archevêque, et l'autorité d'Otton de Bavière conserva à l'abbaye de Corbie son honneur et sa dignité. Au moins Adalbert voulait se mettre en possession du monastère de Laur. Ses satellites y vinrent déclarer que, par la donation du roi, ce lieu appartenait à l'archevêque. On les reçut mal, on les congédia plus mal encore. De nouveaux envoyés vinrent, de la part du roi, dire à l'abbé qu'il fallait abdiquer, et sortir du monastère. L'abbé, prévenu avant leur arrivée, les reçut honorablement, et remit au lendemain le moment d'entendre leurs ordres. Pendant la nuit, aidé de quelques amis fidèles, il sortit emportant tous les trésors du monastère. Les envoyés ne trouvant plus à qui parler, s'en retournèrent vers le roi. Cependant les soldats de l'abbé se postèrent sur une montagne, construisirent un fort, et attendirent l'archevêque pour le repousser par les armes. Varner, non moins avide, obtint du roi le monastère de Kirchberg. Les moines luttèrent contre lui, par les armes, mais surtout par des jeûnes et des prières fréquentes. Le simoniaque s'en faisait un amusement. Ces moines, disait-il, étaient languissants et tièdes dans le service de Dieu, je les ai réveillés ; malgré eux, je les ai fait jeûner et marcher pieds nus[2].

L'abbé Meginward de Richenau (abbas augiensis), s'étant démis de sa dignité, l'abbé de Bamberg, Robert, surnommé le Numulaire, envahit sa place, non par la porte de l'élection, mais par les voies souterraines de l'hérésie simoniaque, après avoir compté au trésor du roi mille livres de l'argent le plus pur. Cet homme, simple moine encore, avait acquis, par l'usure et par des bénéfices honteux, une fortune infinie, et depuis longtemps, dans une inquiète impatience, il soupirait après la mort des évêques et des abbés ; mais ceux-ci vivant trop à son gré, fatigué d'ajourner toujours l'objet de ses vœux, il en vint à ce point de démence que, en outre des présents secrets dont il achetait les conseillers du roi et leur faveur, il promit au roi lui-même cent livres d'or, s'il voulait chasser de Fulde l'abbé Widerad, illustre par sa vie sainte, et lui donnait cette abbaye. Et point de doute qu'il ne l'eût obtenue, si les lois de l'Église n'eussent été plus chères à quelques hommes que l'argent : ceux-là résistèrent en face au roi. Ce faux moine, je dirai plus dans la violence de ma douleur, cet ange de Satan, transformé en ange de lumière, changea et corrompit d'une manière si infâme la vie monastique, que les moines dans notre temps et dans ces régions ne sont plus estimés par l'innocence et la pureté de leur vie, mais par la quantité de leurs richesses, et que, pour élire un abbé, on ne cherche pas qui est le plus digne, mais qui peut payer le plus cher. Par lui s'est introduite dans l'église cette coutume, que les abbayes soient mises publiquement en vente dans le palais ; et, si haut qu'on en fixe le prix il se trouve un acheteur ; car les moines, au cœur avare, ne disputent plus entre eux de zèle pour l'observance de la règle, mais de profits et d'usures. L'avoué du monastère de Richenau, apprenant que ce loup rapace s'approchait du troupeau de Dieu, envoya des hommes qui lui défendirent, au nom de son salut, de mettre les pieds sur les possessions du monastère ; autrement il viendrait lui-même pour délivrer par les armes ceux dont le simoniaque avait acheté si cher la servitude. Le nouvel abbé fut consterné d'avoir perdu tant d'argent pour acheter un honneur longtemps désiré, et qui maintenant lui échappait. Cependant il voulait tenter le sort des armes et comme on dit, remuer le feu avec le glaive, c'est-à-dire couronner par l'homicide l'hérésie simoniaque ; mais ceux qui étaient à sa suite lui ayant fait voir que le projet était au-dessus de ses forces, il se retira confus dans les possessions de son frère, pour y attendre la fin de ces événements, car déjà l'abbaye de Bamberg était occupée par un autre abbé. A l'arrivée de ce dernier les moines de Bamberg, que Robert avait façonnés à ses mœurs de marchand et d'usurier, s'enfuirent comme les feuilles dispersées par le vent[3].

La querelle des dilues de la Thuringe ne fut pas moins honteuse. L'archevêque de Mayence les réclama pendant dix ans, malgré les privilèges des Thuringiens et les menaces du pape. Il s'en gagea à procurer le divorce du roi (1069), si le roi forçait les Thuringiens à payer, et souleva contre eux une première guerre où les Thuringiens, unis par un serment solennel, résistèrent au roi, et pillèrent les possessions de l'archevêque. Enfin, en 1073, tandis que les châteaux forts, élevés en S'axe et en Thuringe, se garnissaient des brigands royaux[4], Henri excita l'archevêque à réclamer les dîmes, lui promettant main-forte. Un synode fut indiqué à Erfurth, l'archevêque y amena un troupeau de philosophes et de sophistes, ramassés de tous côtés pour interpréter les canons, non pas selon la vérité, mais selon la volonté de l'évêque.... Le roi avait autour de lui des troupes nombreuses, pour réprimer par la force ceux qui voudraient troubler l'affaire. Les défenseurs des Thuringiens étaient les abbés de Fulde et d'Hersfeld. Interpellés par la discussion publique sur le payement des dimes, ils priaient l'archevêque, au nom de Dieu, de respecter les droits légitimes conférés aux monastères, confirmés de tout temps par les décrets es papes et par des lettres récentes, et que tous ses prédécesseurs avaient respectés. L'archevêque répondit que ses prédécesseurs avaient gouverné l'Église comme ils l'avaient voulu, qu'à des chrétiens ignorants encore et néophytes, ils avaient pu donner du lait à boire ; mais que ces chrétiens avaient grandi maintenant, que son Église était vieille déjà ; que lui il donnait à ses fidèles une nourriture solide, et qu'il avait le droit d'exiger des fils de l'Église les choses ecclésiastiques. Les abbés, l'invoquant encore au nom de Dieu, lui disaient : Si l'autorité du pontife romain, si les privilèges de Charles et des autres empereurs, si les concessions des anciens archevêques de Mayence ne sont plus un secours et un espoir pour nous, permettez du moins que le partage de la dîme se fasse selon les canons et l'usage de toutes les églises de la terre. Prenez le quart pour vous et vos envoyés, et laissez les trois autres parties aux églises à qui elles sont assignées. Mais l'archevêque répondit que ce n'était pas là sa pensée, et qu'il n'avait pas roulé depuis dix ans cette roche accablante, pour abandonner volontiers ses droits, lorsqu'il arrivait enfin à l'accomplissement de ses vœux. Le premier et le second jour s'étaient passés en discussions, et les Thuringiens se disposaient à rejeter l'autorité du synode pour en appeler à Rome, lorsque le roi, attestant le nom de Dieu, promit à quiconque oserait le faire une sentence capitale, la dispersion de tous ses biens, et une ruine que des siècles ne répareraient pas. Alors l'abbé d'Hersfeld céda, et de concert avec le roi et l'archevêque, convint que dans ses dix églises qui avaient droit à la dîme, l'abbé prendrait deux parts, l'archevêque une troisième et que dans les autres églises le partage se ferait par moitié entre l'archevêque et l'abbé. Celui-ci dompté enfin, les Thuringiens désespérèrent, et promirent de payer. L'abbé de Fulde voulut résister ; mais le roi, le menaçant et lui interdisant le retour à son abbaye, il consentit. Le roi, sachant bien que tout cela ne plairait pas au pontife romain, finit en menaçant chaque abbé de se colère, si, par eux-mêmes, par envoyés, ou par quelque autre moyen, ils accusaient le synode auprès du siée apostolique[5].

C'est ainsi que l'Église subissait l'autorité des princes, et pour mieux la tenir dans leur dépendance, les princes n'avaient pas assez de cette première usurpation. Suzerains des terres ecclésiastiques, ils aspiraient ouvertement à la suprématie spirituelle : non contents de nommer l'évêque ou l'abbé, et de l'investir comme feudataire en lui remettant le sceptre, symbole de l'autorité temporelle ils prétendaient encore l'investir comme évêque ou comme abbé en lui remettant l'anneau elle crosse les symboles de la puissance spirituelle. Par là l'Église devenait toute féodale ; en même temps l'oubli des lois ecclésiastiques s'étant glissé à la fa-vieillir du débordement général, le célibat des prêtres avait cessé d'être en usage, Encore un peu de temps, et ces évêques, ces prêtres mariés n'auraient différé des seigneurs laïques que par des insignes extérieurs et des fonctions vaines L'Église devenait héréditaire, comme toute autre seigneurie ; désormais plus d'élection libre, plus de force, ni de gloire, et surtout plus de charité ; le bien des églises, jusque-là le bien des pauvres, n'était plus que la propriété d'un homme, le dévouement au genre humain cédait la place à l'égoïsme de la famille. Il en devait arriver partout, comme en Angleterre, au temps de la réforme, s'il eût été possible que la véritable Église périt partout.

 

II

La réparation des maux de l'Église ne pouvait venir que de l'Élise elle-même ; la répression du désordre féodal fut ensuite l'ouvre de l'Église régénérée. Grégoire VII purifia le clergé et lui rendit la puissance qui s'attache à la vertu ; il annonça les croisades, et les croisades dirigées par ses successeurs ont ruiné ta féodalité. Rome, soumise à l'Empire depuis Otton, punie de ses désordres par une main plus lourde encore, celle de Henri III, en perdant pour quelques années l'élection des papes, avait, dans son humiliation même le retrouvé sa vertu. Les papes, demandés à l'Empereur et envoyés[6] d'Allemagne, avaient rétabli la dignité du sacerdoce, et commencé la recherche du mal, sans épargner même les empereurs qui les avaient choisis. Avec Léon IX était arrivé à Rome Hildebrand, un moine de Cluny, formé par le cloître à la vie dure, et revêtu de toute la fermeté du génie. Ardent du zèle de Dieu, commença à troubler les consciences des évêques des Gaules. Sous son irrésistible influence, Léon IX, dans un concile de Rome, déposa quelques évêques convaincus de simonie, et quatre autres dans un concile de Reims en 1049. Sous Victor II, Hildebrand, légat en France, présida les synodes de Lyon et de, Tours (1066) et renversa six évêques simoniaques. Sous Alexandre II (1070), les évêques de Mayence de Cologne, de Bamberg, mandés à Rome, eurent à rendre compte de leur élection, et furent tous trois ensemble réprimandés pour avoir vendu les ordres sacrés, communiqué avec les acheteurs, et leur avoir imposé les mains[7]. Déjà l'autorité royale s'inclinait elle-même. Un évêque de Constance, nommé par Henri IV, ne put être consacré, et fut déposé malgré le roi. Henri IV dans sa propre cause n'avait pas été plus heureux : quand il assembla un concile pour obtenir son divorce, on y vit paraître le légat du Saint-Siège, Pierre Damiens, à l'âge vénérable, à la vie sainte, et qui fut plus tard l'intrépide promoteur des volontés de Grégoire VII. Il déclara au nom du pape que c'était là un crime infâme, digne du nom de roi, et plus encore du nom chrétien ; et si le roi ne fléchissait pas devant les conseils, le pape emploierait la vigueur apostolique, préviendrait le crime par la loi des canons, et jamais ses mains ne consacreraient empereur un homme dont l'exemple empesté aurait trahi la foi chrétienne, autant. qu'il était en lui[8]. Le divorce ne fut pas accordé.

Cependant, une autre pensée travaillait l'âme d'Hildebrand. Il lui semblait que si l'Église n'était pas exempte de péchés, c'est qu'elle n'était pas libre ; la plus misérable des femmes pouvait suivant les lois de son pays, choisir son époux, et l'épouse de Dieu, traitée comme une vile esclave, ne pouvait à son gré se réunir à son fiancé. Il fallait que l'Église redevînt libre par son chef, par le prince de la chrétienté, par le soleil de la foi, par le pape[9]. Il s'en prit donc aussi à cette autorité que des empereurs s'étaient arrogée sur l'Église. Il avait lui-même couronné le pape Nicolas II d'une couronne royale où étaient écrits ces mots : Corona de manu Dei, diadema imperii de manu Petri ; bientôt il fit rendre un décret par l'élection du pape redevint le droit des cardinaux et du clergé de Rome, sauf la confirmation impériale ; et, à la mort de Nicolas II, repoussant le misérable évêque de Parme, que l'impératrice Agnès voulait élever au pontificat, il fit nommer à Rome et couronner l'évêque de Lucques, qui s'appela Alexandrite II, le soutint avec l'aide des Normands, et força l'empereur à le reconnaître. Ainsi avait-il mérité le Saint-Siège, et la gloire d'exalter l'Église romaine au-dessus de toutes les puissances de la terre. A la mort d'Alexandre II (1073), le consentement unanime du clergé et du peuple de Rome le déclara pape malgré sa résistance. Le fils d'un charpentier fut opposé aux rois prévaricateurs, sous le nom de Grégoire VII.

Ce fut une terreur générale parmi les évêques allemands. Le génie du nouveau pontife et sa foi inébranlable étaient un reproche et un remords. Ils entourèrent le roi Henri, disant que l'élection avait été faite sans son ordre, le suppliant de l'annuler, lui faisant entrevoir, que s'il ne prévenait la violence hostile d'Hildebrand, il serait frappé le premier, et plus sévèrement qu'aucun autre[10], Grégoire VII lui-même ne le dissimulait pas. Un envoyé impérial vint demander compte aux Romains d'une élection faite sans consulter le roi ; Grégoire répondit qu'il avait voulu attendre la confirmation du roi pour se faire consacrer ; mais qu'il priait le roi de ne pas le confirmer, autrement ses désordres ne demeureraient pas impunis. Henri, cependant, après avoir examiné, approuva, et Grégoire VII fut consacré.

Le premier regard de Grégoire VII sur le monde, fut de tristesse et d'horreur. Je voudrais, écrivait-il à l'abbé de Cluny, qu'il te fut possible de connaître les tribulations que je souffre, et l'étendue des peines qui journellement s'accroissent pour m'accabler. La compassion te tournerait vers moi, ton cœur s'épancherait en un torrent de larmes, tu tendrais la main au pauvre de Jésus-Christ..... L'Église d'orient est poussée par le diable vers le schisme.... d'un autre côté, quand mon œil tombe ou sur l'occident, ou sur le midi, ou sur le septentrion, je trouve à peine un évêque légitime et qui gouverne le peuple chrétien par l'amour de J.-C., et non par une ambition mondaine, et parmi les princes séculiers, je n'en connais pas un seul qui préfère la gloire de Dieu à son propre honneur, ou la justice à l'argent. Quant à ces Romains, à ces Lombards, à ces Normands, au milieu desquels j'habite, je leur ai dit souvent que je les estime pires que lés juifs et les païens. Retournant sur moi-même, je me sens tellement affaissé sous le poids de ma propre action, que la seule miséricorde du Christ peut me sauver. Car si l'espoir d'une vie meilleure et celui d'être utile à l'Église ne me soutenait, rien ne pourrait me retenir dans Rome où — Dieu m'en est témoin — la force seule m'a fait habiter depuis vingt ans.

Quelle que fût toutefois cette incertitude apparente, le saint avait pris depuis longtemps une inébranlable résolution d'affronter la haine de ses ennemis, et les jugements que l'iniquité du monde voudrait porter de ses œuvres : Car, écrivait-il au roi de Castille, j'aurais pu me faire de ces hommes des serviteurs dévoués, en obtenir plus de trésors qu'aucun pape avant moi ; mais, outre la brièveté de la vie et le mépris qui est dû aux choses humaines, j'ai considéré que nul n'a jamais mérité le nom d'évêque qu'en souffrant persécution pour la justice, et j'ai mieux aimé encourir la haine des méchants pour obéir aux commandements de Dieu, que de m'exposer à la colère de Dieu en plaisant aux méchants par l'injustice.

Par quelle plaie de l'Église fallait-il commencer ? Le schisme grec sembla s'offrir le premier, et derrière ce schisme, les ennemis du nom chrétien, les Turks, menaçant, après avoir conquis la Syrie et l'Asie Mineure, d'envahir l'Europe. L'empereur Michel Parapinace fit alors la première de ces propositions traitreuses, au moyen desquelles les Grecs, jusqu'à leur ruine, espérèrent attirer contre leurs ennemis le secours des Européens ; il promit la réunion de l'Église grecque à l'Église romaine. Aussitôt Grégoire VII envoya le patriarche de Venise à Constantinople et écrivit à toute l'Europe cette lettre célèbre où, appelant les chrétiens aux armes contre les Turks, il s'offrait pour chef de l'expédition, et ne demandait que 50.000 chevaliers pour délivrer la terre sainte. Telle fut la première prédication des croisades et, selon l'expression d'un moderne premier coup, de trompette qui réveilla l'Occident ; mais il était dans la destinée de Grégoire VII d'annoncer les croisades, d'en préparer les moyens en régénérant l'Europe, et d'en transmettre à ses successeurs. La négociation ne réussit pas auprès de Paraainin.ace, et la nécessité de délivrer l'Église des scandales intérieurs retint en Europe le pape et les chevaliers.

Dès les premiers jours de son pontificat, Grégoire VII avait écrit au roi de France, Philippe Ier, et au roi d'Allemagne, Henri IV, les deux plus coupables entre les rois, qui avaient surtout à rendre compte de leurs mœurs dépravées et de la simonie. Tous deux, ils répondirent d'un ton soumis. Henri IV demanda même les conseils du saint père pour s'y conformer absolument. Alors (1074) un concile se tint à Rome, qui proscrivit la simonie[11] et ordonna selon la règle des anciens canons, que les prêtres n'eussent pas de femmes. Le prêtre marié devait renvoyer sa femme ou être déposé ; à l'avenir nul ne devait être admis au sacerdoce qui n'eût pas fait vœu pour toujours de continence et de célibat. Ce décret, aussitôt porté dans toute l'Italie et dans l'Allemagne, fit frémir toute la faction des clercs[12]. Le pape était un hérétique, un insensé au moins, et ils citaient saint Paul qu'ils ne comprenaient pas. Mais en Italie, Pierre Damiens bravait ces veaux rebelles et leurs grincements de dents, déclarant dans toutes les villes que la volonté de l'évêque de Rome était sa loi, et désignant les femmes des clercs au mépris des fidèles. Grégoire VII, de son côté, pressait les évêques d'Allemagne, les accusant de lâcheté et de mollesse, s'ils ne faisaient accomplir l'ordre qu'il leur avait donné, et tes menaçant de la censure apostolique. La résistance des clercs, en montrant toute leur méchanceté, justifia bien le pontife. L'archevêque de Mayence assembla enfin un synode à Erfurth, il donna l'ordre de renoncer au mariage ou au sacerdoce ; les clercs raisonnèrent d'abord, prièrent supplièrent, puis sortirent pour se consulter. Les uns voulaient retourner chez eux, d'autres criaient qu'il serait mieux de rentrer au synode et de chasser l'évêque de la chaire épiscopale, avant qu'il ne prononçât contre eux son exécrable sentence. Qu'il meure comme il l'a mérité ; il faut un insigne exemple à la postérité ; alors aucun de ses successeurs n'osera entreprendre une telle chose à l'égard des clercs. L'archevêque, effrayé, les pria de revenir, leur promit d'envoyer à Rome et d'obtenir du pape qu'il retirât sa sentence sévère. Cette faiblesse enhardit tous les clercs ; ceux de Passau maltraitèrent leur évêque, et l'évêque de Constance, Otton, osa donner à ses clercs la permission formelle de se marier.

Grégoire VII ne recula pas. Les clercs aimaient mieux demeurer sous la sentence de l'interdit que de renvoyer leurs femmes. Pour les faire chantier par un autre, le pape décréta (1075) que nul chrétien ne devait entendre la messe d'un prêtre marié : S'il est quelque prêtre, diacre ou sous-diacre, qui croupisse encore dans le crime de l'impureté, au nom du Dieu tout-puissant, et par l'autorité de saint Pierre, nous lui interdisons rentrée de l'Église, jusqu'à ce qu'il se repente et se corrige. Et en ose persister dans Son péché, que nul chrétien n'assiste aux œuvres de son ministère, parce que sa bénédiction tourne en malédiction, sa prière en péché, car le Seigneur a dit par son prophète : je maudirai vos bénédictions[13]. C'en fut assez, le pape et les peuples s'étaient compris. De toutes parts, les laïques se soulevèrent, car ils ne voulaient pas de prêtres mariés, et ils ne voulaient pas être privés du culte divin. Par un excès de zèle, ils portèrent la main sur les pasteurs indociles, les souffletant, les mutilant ; refusant leur ministère, baptisant eux-mêmes leurs enfants et brûlant les dîmes destinées aux prêtres[14]. Il fallut bien céder. La volonté de Grégoire VII fut exécutée par des moyens qu'il ne commandait pas ; le célibat ecclésiastique rendait au monde déjà vieux la pureté de l'Église primitive[15].

Cependant une autre lutte avait commencé contre les rois. En même temps que l'ordre du célibat, condamnation de la simonie, prononcée par le même concile, avait été portée en Allemagne. La mère de Henri et quatre évêques légats du Saint-Siège arrivaient pour raffermi les Gaules depuis longtemps vacillantes (1074). Les légats refusaient de communiquer avec le roi, accusé, auprès du Saint-Siège, d'avoir vendu par simonie les dignités ecclésiastiques ; ils exigeaient qu'il fît pénitence et leur demandât l'absolution[16] ; ils voulaient aussi tenir un concile. Mais les évêques allemands s'y opposèrent, disant qu'ils n'accorderaient qu'au pape en personne le droit de les assembler ; Henri lui-même se tourna contre la Hongrie. Le pape porta donc un coup plus fort. Au commencement de 1075, un concile à Rome défendit que l'investiture des biens ecclésiastiques se fît désormais par les laïques. Le décret fut envoyé dans toute la chrétienté, comme le seul moyen d'éviter la simonie. C'est ainsi que commença la querelle des investitures, la première guerre du sacerdoce et de l'empire.

C'était le moment où Henri IV triomphait des Saxons par une perfidie, et affermissait sa tyrannie par la force. Le pape semblait engagé dans une autre affaire. Isiaslaf, grand prince de Russie chassé par ses frères et par le duc de Pologne, était venu demander la protection de Grégoire VII[17], promettant de soumettre l'Église de Russie a l'Église de Rome, et le pape avait trouvé du temps pour consoler Isiaslaf et réprimander le Polonais Boleslas. Tu as violé, lui disait-il, les lois chrétiennes en t'attribuant le trésor du prince russe. Je te prie et te conjure, au nom de Dieu., de lui rendre ce que toi et tes sujets lui ont enlevé ; car les voleurs n'entreront pas dans le royaume des cieux. Mais l'infatigable Grégoire n'oubliait pas l'Allemagne. Il rappelait à Henri ses promesses de réparation. Il citait à Rome l'évêque de Bamberg, accusé par ses clercs de simonie et d'ignorance. Et telle était cette ignorance en effet, qu'interpellé un jour par un de ses clercs, sur un verset de l'Écriture, il n'avait pu en donner, non pas le sens mystique, mais la traduction mot à mot. En vain l'évêque avait fait briller l'argent ; la constance du pontife, et son cœur invinciblement fermé à la cupidité[18] repoussait tous les arguments de la fausseté humaine Grégoire l'avait déposé, exigeait, qu'on lui donnât promptement un successeur, et réclamait la liberté des évêques pris par le roi dans la guerre de Saxe.

La simonie semblait ne pouvoir être déracinée de l'Allemagne. Henri consentit à faire un évêque de Bamberg. Il choisit un homme méprisé du peuple mais son ami intime, le confident de tous ses secrets, fauteur, par ses conseils, de tout ce que le roi avait fait pour le déshonneur de la majesté royale. Le lendemain on s'occupa d'élire un abbé de Fulde ; on vit aussitôt un grand combat entre les évêques et les abbés accourue de divers lieux. L'un apportait des montagnes d'or, l'autre promettait des fiefs sur les terres de l'abbaye, l'autre un service plus coûteux envers l'État. Ô temps, ô mœurs ! l'abomination de la désolation se tenant dans le lieu où elle ne devait pas ; l'argent s'asseyant publiquement dans le temple de Dieu, et s'élevant au-dessus de tout ce qu'on appelle Dieu. Le roi lui-même en rougit et, par pudeur, fit choix d'un pauvre moine[19]. Mais vénérable archevêque de Cologne, Hannon, étant mort, Henri voulut le remplacer par Hidolf, chanoine de Gozlar, dont le caractère facile lui faisait espérer pleine licence. Le clergé et le peuple de Cologne repoussaient cet homme, petit de taille, laid de visage, dont l'âme ni le corps n'avaient rien qui fût digne du sacerdoce. Le roi pressait l'élection, quand arrivèrent des légats du pape (1076) qui citèrent le roi à comparaître à Rome le lundi de la seconde semaine de carême, pour se justifier des crimes dont il l'accusait, sinon, sans aucun retard, il serait retranché, par l'anathème, de la communion de l'Église. Henri chassa les légats, et, rassemblant à Worms les évêques, il parla de déposer Grégoire VII.

Le pontife paraissait alors le plus faible : une grande adversité lui était envoyée. Le préfet de Rome, Quintius (Cenci), avait ravagé les terres de l'Église. Le pape l'avait réprimandé ; puis enfin excommunié. L'autre en vint à la fureur. Pendant la nuit de Noël, il envahit avec une troupe armée, l'église où le pape, revêtu des ornements pontificaux, célébrait la messe ; il le saisit par les cheveux, le traîne au milieu des injures hors de l'église et, prévenant le peuple qui aurait pu venir au secours, il l'enferme dans une maison fortifiée. Mais bientôt la nouvelle de cette atroce action se répand dans la ville. De tous côtés on crie aux armes ; riches et pauvres, nobles et peuple, tous se pressent, assiègent la maison de Quintius, et menacent de la détruire jusqu'aux fondements s'il ne remet le pape en liberté. Le pape délivré ne put apaiser la fureur de la multitude ; pendant plusieurs jours elle pilla les possessions de Quintius qui ravageait par représailles les domaines de l'Église romaine. Cependant le concile, assemblé par Henri, s'empressait à déposer Grégoire. Les évêques de Wurtzbourg et de Metz représentaient vainement qu'un évêque ne pouvait être déposé sans avoir été entendu, et combien moins l'évêque de Rome contre lequel on ne pouvait accepter l'accusation d'aucun évêque, ni archevêque. Mais un simoniaque déposé, Hugues le Blanc, inventa une histoire de Grégoire VII, calomnia sa jeunesse et son élection ; l'évêque de Francfort ajouta qu'il fallait renoncer au pape ou au roi, et une lettre pleine d'injures fut rédigée pour ordonner au pape d'abdiquer et de renoncer a toute autorité. Le roi revint ensuite à Gozlar, pour assouvir sa haine contre les Saxons vaincus, relégua aux extrémités de l'empire les princes saxons qui s'étaient soumis, livra leurs biens à ses partisans, et commença à faillir les châteaux forts abattus. Les maux se multiplièrent. La Saxe et la Thuringe furent accablées d'une calamité inconnue de mémoire d'homme[20].

Le prêtre Roland, chargé de hi lettre du roi, trouva Grégoire au milieu d'un concile. Le roi mon maître, dit-il aux évêques, vous ordonne de venir à lui pour choisir un autre pape ; car celui-ci n'est point pape mais un loup ravisseur. A ces mots, la garde du concile voulut tuer l'insolent ; mais le pape le couvrit de son corps et le fit évader. Ensuite on lut la lettre du roi. Elle reprochait à Grégoire la ruse, la fraude, l'argent et le glaive par lesquels il avait usurpé le siège de la paix ; déclarait qu'un roi ne pouvait être dépose que pour crime d'hérésie, et finissait par ces mots : Descends donc, toi qui a été condamné par la sentence de tous nos évêques, cède le siège apostolique à un autre qui ne le profane pas... Moi, le roi Henri par la grâce de Dieu, et tous nos évêques, nous te disons : Descends, descends. Le lendemain, de l'avis du concile, Grégoire VII excommunia l'empereur, le déposa de ses deux royaumes d'Allemagne et d'Italie, délia ses sujets du serment de fidélité, excommunia les évêques de Mayence, de Bamberg et d'Utrecht, et suspendit de leurs fonctions tous ceux qui avaient assisté au conciliabule de Worms.

En même temps le duc de Souabe Rodolphe, lie duc de Bavière Welf, le duc de Carinthie Berthold, les évêques de Wurtzbourg et de Metz, et d'autres princes, se rassemblaient pour délibérer sur les infortunes de l'État. Le roi n'avait pas changé depuis la guerre de Saxe, rien n'avait disparu de sa cruauté, de sa légèreté, de son commerce habituel avec les plus méchants des hommes. Il avait gagné à cette guerre le droit de répandre à son gré le sang de tous. Alors se forma une vaste conspiration qui s'accrut chaque jour ; la nouvelle de l'excommunication du roi arrivant d'Italie, rien ne protégeait pins le tyran. L'évêque d'Utrecht avait beau déclamer contre le pontife romain à tous les jours solennels ; la cause du pape devenait celle de l'Allemagne opprimée ; l'Église et les nations réclamaient en même temps contre le même homme, et pour des motifs pareils.

Les vassaux allemands pressaient hardiment la ruine du roi. Il ne put les apaiser en relâchant l'archevêque de Magdebourg, les évêques de Merseburg et de Meissen, le duc de Saxe et les autres princes. Les confédérés indiquèrent une diète générale à Tribur. Le patriarche d'Aquilée et l'évêque de Passau, légats du pape, y arrivèrent ils refusaient de communiquer avec tout homme, prince ou simple particulier, qui eût communiqué avec Henri excommunié. Ils évitaient ceux qui avaient communiqué avec les prêtres mariés et les simoniaques, ou seulement assisté à leurs prières[21]. Après sept jours, on parla d'élire un autre roi ; Henri, campé près d'Oppenheim, demandait grâce, promettait une vie meilleure, Mais les princes ne voulaient pas de vaines promesses déjà éludées tant de fois ; ils faisaient un hideux tableau de la face de l'empire l'État bouleversé, la tranquillité des églises troublée, la majesté de l'empire disparue, l'autorité des princes annulée, les mœurs renversées, les lois abolies, et, selon la parole du prophète, la malédiction, le mensonge l'homicide, le vol, l'adultère, accumulés, le sang couvrant le sang. Ils consentirent toutefois à un accommodement on remit la connaissance de toute l'affaire au pape, qui serait prié de venir à Augsbourg pour prononcer après examen, dans une assemblée générale de tous les princes. Si dans un an, à partir du jour de son excommunication, le roi n'en était pas relevé, il ne serait plus roi ; il devait, en attendant, éloigner de sa personne tous les excommuniés, licencier son armée, se retirer à Spire et y vivre en simple particulier, sans entrer dans l'église, et sans toucher aux affaires publiques.

Des ambassadeurs furent envoyés au pape pour lui rendre compte de toute cette affaire. Henri chassa promptement les excommuniés qui l'entouraient, puis chercha le moyen d'obtenir l'absolution sans laquelle il n'y avait plus de trône pour lui. S'il attendait le pape en Allemagne, il paraîtrait devant ce juge sévère au milieu de ses accusateurs, il valait mieux-aller au-devant du pape, loin de ses ennemis ; il partit pour l'Italie.

1077 — Les confédérés avaient voulu lui fermer le passage des Alpes ; il obtint cependant du duc de Savoie, en lui cédant le Bugey, le passage par le mont Cenis. L'hiver était âpre ; les montagnes, par où il fallait passer, portant jusqu'au ciel leur sommet suspendu, et hérissées de neiges, n'offraient un chemin sur ni à l'homme ni au cheval. Mais le jour anniversaire de l'excommunication approchait ; la sentence irrévocable des princes poussait le roi en avant au milieu des obstacles. De son côté le pape se mettait en marche pour Augsbourg, malgré les nobles romains qui craignaient les dangers de cette expédition incertaine. Mais il avait pour appui la comtesse Mathilde, fille du marquis de Toscane, Boniface, veuve de Gozelon III, duc de basse Lorraine, assassiné en 1076. Depuis la mort de son mari, elle s'était attachée au pape, le suivait partout, le servait comme un père, et lui-même l'appelait sa fille et la fille de saint Pierre. Malgré les richesses de ses domaines, elle laissait tout pour le pontife, et accourait à lui toutes les fois qu'elle se croyait nécessaire. Quand on apprit l'arrivée de Henri, comme on n'en savait pas le motif, elle offrit à Grégoire VII son château de Canossa sur le territoire de Reggio qui lui appartenait aussi. Cependant les excommuniés, partisans de Henri, le suivaient pour solliciter comme lui leur absolution. Mais l'évêque de Verdun fut pris par le comte Adelbert qui le dépouilla ; l'évêque de Bamberg, arrêté par le duc de Bavière Welf, dépouille de tous ses biens, de ses vêtements pontificaux, et de toutes les richesses qu'il portait et que le duc fit rendre à son église, fut lui-même retenu captif dans un château fort. Les autres, évêques et laïques, qui échappèrent aux gardes des Clues, arrivèrent enfin à Canossa en habit de pénitents, pieds nus, couverts de laine sur la chair ; ils demandaient pardon de leur révolte et absolution. Le pape répondit à ceux qui reconnaissaient vraiment leur péché et le pleuraient, qu'il ne leur refusait pas miséricorde mais que leur longue désobéissance, et cette rouille épaisse et endurcie du péché, devait être épurée et consumée par le feu d'une pénitence plus longue, Si donc ils se repentaient vraiment, ils souffriraient avec courage le remède que la justice ecclésiastique appliquerait à leurs blessures, afin qu'il ne fût pas dit que leur crime en vers le siée apostolique eût passé comme une faute sans importance. Et comme ils répondaient qu'ils étaient prêts à tout souffrir, il sépara les évêques, donna à chacun une cellule, leur interdit tout colloque entre eux, et leur permit de prendre chaque soir une légère nourriture. Il traita ensuite les laïques chacun selon ses fautes, son âge et ses forces. Après quelques jours, il les appela, les examina, les réprimanda, les avertit de ne plus rien commettre de pareil, et leur donna l'absolution ; mais il leur défendit de communiquer avec Henri, tant que le prince ne serait pas relevé de l'excommunication[22].

Cependant Henri lui-même appelait Mathilde, et, par son intercession, demandait grâce. Le pape répondait que la cause ne pouvait être jugée loin des accusateurs, que l'innocence se prouvait en tout lieu, et qu'on déciderait à Augsbourg. Mais le roi priait plus fart ; il ne voulait pas se soustraire au jugement du pape, le plus incorruptible vengeur de l'équité et de l'innocence. L'anniversaire de l'excommunication approchait ; il serait déposé s'il n'était absous ; quelle satisfaction exigeait-on ? il était prêt à tout subir. Le pape résistait encore, il craignait cette âme jeune, si inconstante, si prompte au mal enfin il céda aux prières de Mathilde, -de l'abbé de Cluny et du marquis Azzon. Henri entra dans le château, y demeura quatre jours, et en sortit absous. Aussitôt le pape écrivit aux Allemands ce qui s'était passé[23] : Après que nous eûmes fait adresser au roi de vifs reproches de ses excès, lui-même, avec l'air d'un homme qui n'a pas de mauvaises intentions, s'est rendu avec une faible suite à Canossa. Là il demeura pendant trois jours devant la porte, dans un état qui inspirait de la pitié ; car dépouillé de tout l'appareil de la royauté, et sans chaussure, il était vêtu de laine il ne cessa d'implorer avec beaucoup de larmes le secours et la consolation de la commisération apostolique, au point que toutes les personnes présentes ou qui en entendirent parler, en furent émues de pitié, et intercédèrent auprès de nous, s'étonnant de la dureté inouïe de notre cœur. Quelques-uns s'écrièrent que ce n'était pas là une sévérité apostolique, que c'était la dureté d'un tyran farouche. Enfin nous étant laissé fléchir par les supplications de tous ceux qui étaient présents, noua avons enfin brisé le lien d'anathème, et Pavons reçu dans la communion de notre sainte mère l'Église. Ainsi le pape comprenait lui-même qu'il avait besoin d'excuse auprès de l'Allemagne irritée, qui ne croyait pas au repentir du coupable. Ge qui s'était passé à Canossa après l'absolution, ne la rassurait pas davantage. Le pape, célébrant la messe, avait appelé le roi à l'autel, et tenant clans ses maires le corps du Seigneur, il avait dit : Toi et tes fauteurs vous m'avez accusé d'usurpation de la chaire apostolique par simonie ; vous avez ajouté qu'avant mon épiscopat, et depuis, j'ai souillé ma vie de crimes qui devaient m'interdire l'épiscopat ; je pourrais appeler à mon aide bien d'autres témoins qui ont connu ma vie depuis mon enfance, eu qui m'ont porté au pontificat ; mais je ne veux pas préférer le témoignage des hommes au témoignage de Dieu ; voici le corps du Seigneur que je vais manger ; j'en appelle au jugement du Dieu tout-puissant ; qu'il me renvoie libre de tout soupçon si je suis innocent ; si je suis coupable qu'il me frappe de mort subite. Alors il brisa l'hostie et en mangea une partie, et le peuple répondit par des acclamations prolongées ; enfin, obtenant le silence, il reprit : Les princes teutoniques t'accusent chaque jour de crimes énormes. Si tu es innocent, prends cette moitié de l'hostie, justifie ton innocence par le témoignage de Dieu. Les princes alors, sur la parole de pieu, se réconcilieront avec toi, ton royaume te sera rendu, les guerres civiles dormiront pour toujours. Le roi, frappé de stupeur, se retira pour délibérer, puis revint dire que l'absence des princes l'empêchait d'accepter[24]. Ce reste de conscience dans une lime dépravée, au lieu de justifier Henri, n'était pour les Allemands qu'un aveu et une preuve nouvelle de ces crimes dont ils poursuivaient la vengeance.

Heureusement, le pape ne s'était pas engagé sur les questions posées par les princes. Henri était toujours obligé de paraître à l'assemblée générale, d'accepter la sentence que le pape prononcerait, soit qu'il Ait déposé ou maintenu, de s'abstenir jusqu'au jugement de toutes les fonctions royales. S'il était maintenu, il serait obéissant au pontife romain, et coopérerait de toutes ses forces à la réforme des lois ecclésiastiques dans son royaume. Henri avait consenti à tout cela, il voulait l'absolution à tout prix ; mais à peine sorti de Canossa, il montra par sa conduite que le pape s'était trop halte, malgré sa sévérité apparente. Le nord de l'Italie prit parti contre le pape ; les évêques italiens ne pouvaient pardonner à Grégoire VII son inflexible volonté de les réformer, la défaite de la simonie, le rétablissement du célibat, et les menaces de ce Pierre Damien, qui les troublait de sa voix terrible au milieu de leurs désordres. Ils crièrent au simoniaque à l'homicide, à l'adultère, qui avait aboli la majesté des rois ; ils criaient aussi à la lâcheté du roi qui s'était humilié devant un hérétique. Les princes italiens s'y joignant soulevèrent les peuples contre ce roi ils réclamaient son abdication en faveur de son fils encore enfant, et l'élection d'un autre pape qui couronnât cet enfant empereur. Henri, pour les apaiser, rejeta toute l'affaire sur les princes allemands qui s'efforçaient de lui enlever le trône par des calomnies, et sur le pontife romain qui, pour bouleverser l'Église, lançait ses foudres de toutes parts. Cependant on ne le recevait pas dans les villes, on le retenait dans les faubourgs, on lui donnait à peine la nourriture nécessaire à son armée, on surveillait ses mains avides ; et des gardes, placés dans les champs, empêchaient qu'il ne dérobât rien Dans une telle situation, il prit le parti de rompre avec le pape pour se réconcilier avec l'Italie, et dans les assemblées des princes, il accumulait de stupides accusations contre Grégoire. L'indignation italienne s'adoucit à mesure que l'audace revint au roi, on se porta sur son passage, on lui augmenta les vivres, on lui promit main-forte à toutes ses entreprises. Mais les princes allemands s'assemblaient à Forcheim, et priaient le pape de s'y rendre. Grégoire toujours à Canossa n'en sortait pas il fit dire aux princes que les troupes de Henri ne lui permettaient pas le passage, et les pria de régler, selon les lois ecclésiastiques, ce qui convenait au bien public et à l'honneur de tous[25]. Les princes, fidèles à leur menace, choisirent pour roi Rodolphe de Rheinfelden, duc de Souabe ; il prêta serment qu'il ne rendrait pas la couronne héréditaire dans sa maison, et qu'il laisserait choisir gratuitement les évêques ; il fut sacré à Mayence. La guerre commença enfin (1077).

Ce n'était pas cette guerre-là que Grégoire voulait faire ; il s'était lassé pour la liberté de Wise, pour extirper la simonie, et réprimer l'incontinence des clercs[26] ; il voulait faire la guerre à ces autres ennemis de l'Église, Turks ou Fatimites qui s'arrachaient, en Syrie, la ville sainte ; il fallut demeurer à Rome, pour affronter les armes d'un empereur excommunié. Tandis qu'il écrivait au roi de Castille, Alphonse VI, et revis ruait le tribut payé autrefois par l'Espagne au Saint-Siège, Henri IV, averti de l'élection de Rodolphe, reparaissait en Allemagne. Il y trouvait des partisans, et, dans une première bataille (1078), près de Melrichstatt allait vaincre Rodolphe, lorsque Otton de Nordheim le força de reculer jusqu'en Souabe. Mais Henri, déposant Rodolphe de son duché, le conféra à Frédéric de Hohenstaufen — ainsi nommé du château de Staufen.

Grégoire VII s'offrit pour juge et médiateur entre les deux rois, disant[27] : Si l'un des deux, enflé d'orgueil, veut mettre obstacle à notre voyage, et que, sentant sa cause mauvaise, il craigne le jugement du Saint-Esprit, rejetez-le comme un membre de l'Antéchrist... Quiconque n'obéit pas au siège apostolique commet le crime d'idolâtrie. Depuis que nous avons quitté la ville, nous avons été en grand danger parmi les ennemis de la Foi chrétienne ; mais la terreur ni l'affection n'ont pu nous arracher une promes.se injuste en faveur de l'un ou de l'autre roi, Car nous préférons souffrir la mort plutôt que de consentir au trouble de l'Église ; nous avons été placé sur le siège apostolique, afin de travailler en cette vie, non pas pour nous mais pour Jésus-Christ. Malgré ce langage qui promettait justice, les Saxons accusaient le pape de lenteur. Ils avaient hâte d'en finir avec le ravageur de la Saxe ; ils se plaignaient des lois impuissantes, et des domaines de la couronne dilapidés par Henri. Enfin uns seconde bataille, à Fladenheim (janvier 1080), étant restée sans résultat, Grégoire VII prononça en faveur de Rodolphe, déclara une seconde fois Henri déchu de ses royaumes, et envoya à Rodolphe le diadème avec sa bénédiction. Il renouvela la défense de l'investiture par les laïques, et excommunia les archevêques de Milan et de Revenu es et l'évêque Trévise.

Henri voulut répondre par un autre concile. A Brixen (juin 1080), une assemblée d'évêques allemands prononça la déposition de Grégoire VII, comme faux moine et nécromancien, et comme coupable d'avoir troublé l'Église et l'État, attenté à la vie d'un roi orthodoxe, protégé un parjure, semé la discorde entre les pacifiques, le scandale entre les frères, et la scission entre les époux. Trente évêques avaient signé l'acte, et écrit au pape : Parce que tu n'as pas voulu nous reconnaître pour évêques, sache que, dès ce jour, tu n'es plus pour nous le successeur de l'Apôtre[28]. Ils avaient choisi à sa place l'archevêque de Ravennes, sous le nom de Clément III ; mais les armes seules pouvaient décider. Henri attaqua d'abord Rodolphe, près de Meilsten. Comme partout, Otton de Nordheim fut vainqueur à l'aile qu'il commandait ; mais Godefroi de Bouillon, ami de l'empereur, perça Rodolphe au bas-ventre d'un coup de la bannière impériale. Rodolphe expira à Merseburg, et y fut enseveli avec une royale magnificence. Quelque temps après, Henri, s'étonnant de la richesse de son tombeau, comme on lui apprit que c'était le tombeau de Rodolphe : Puissent tous mes ennemis, dit-il, être ensevelis si magnifiquement ![29]

Rodolphe mort, il semblait que Grégoire VII restât seul ; Henri, laissant à Frédéric de Hohenstaufen le soin de combattre les princes allemands, passait en Italie avec son antipape (1081) ; l'audace parut grande, aux Normands surtout ; qui osait donc, s'il n'était furieux jusqu'à la folie, prendre les armes contre le père commun, et montre un tel père[30] ? Déjà derrière Henri, les Allemands, encouragés par Grégoire VII, cherchaient un autre roi, qui fût le soldat (miles) du Saint-Siège. Tandis que Henri assiégeait inutilement Rome une première fois, Hermann de Luxembourg devenait roi d'Allemagne. Cependant acharné à la perte du pape, Henri revint contre Rome (1082). Grégoire VII ne trembla pas ; il comptait aussi sur le secours de son vassal du midi, le Normand Robera Guiscard. Henri recula une seconde fois. Un troisième siège (1083) livra enfin la cité Léonine, le Vatican et le Janicule : mais l'autre ville n'était pas prise. Grégoire y tenait un concile, et parlait avec tant de force de la foi, de la morale chrétienne, de la constance nécessaire dans la persécution, que toute l'assemblée répondait par des pleurs. Toutefois les Romains fatigués, ouvrirent leurs portes en 1084 ; mais Grégoire VII s'enferma dans le château Saint-Ange. Il n'appartenait pas à Henri IV de mettre la main sur le pontife ; il put faire consacrer Clément III, et se faire couronner lui-même empereur ; mais il fallait retourner en Allemagne ; ses partisans assiégeaient Grégoire VII quand Robert Guiscard arriva ; il dispersa le siège, Clément III s'enfuit ; le pape, ramené au palais de Latran, dans un nouveau concile, excommunia Henri et son antipape, et envoya Otton d'Ostie tenir en Allemagne le concile de Quedlembourg, où Hermann assista. On déclara nulles toutes les ordinations faites par les excommuniés, l'anathème fut prononcé contre l'antipape Clément III, et la continence de nouveau prescrite aux clercs constitués dans les ordres sacrés. Ainsi le dernier acte de Grégoire VII répondit au premier.

Le pontife mourait en ce même temps ; après s'être posé comme un mur pour la maison du Seigneur[31], il n'avait plus d'asile que ia.-terre étrangère. Les Normands de Guiscard, en le délivrant, s'étaient rendus odieux par leur habitude de ravages. Il n'y avait plus de sûreté dans Rome pour Grégoire VII ; il se retira à Salerne ; il y mourut au bout de quelques jours (1086), répétant humblement ces belles paroles, qui racontent toute sa vie : J'ai aimé la justice et haï l'iniquité : voilà pourquoi je meurt en exil[32].

L'œuvre de Grégoire VII ne mourut pas avec lui, quoique sa mort ait semblé répandre sur l'Église let épaisses ténèbres que la verge de Moïse étendit sur l'Égypte ; l'Église de Rome était délivrée, le clergé purifié. La première parole d'une croisade qui soulèverait l'Europe chrétienne contre les musulmans n'était pas tombée à terre. L'investiture ecclésiastique serait enlevée aux princes. Il est vrai qu'un chef manqua d'abord pour continuer. Didier, moine du mont Cassin, désigné par Grégoire VII lui-meure pour son successeur, recula, pendant quinze mois, devant cet immense héritage de puissance évangélique, et ne se fit sacrer, sous le nom de Victor III, qu'en 1087. Henri triompha un moment en Allemagne par la lassitude de ses ennemis. Otton de Nordheim était mort ; l'évêque d'Halberstadt manquait à Hermann ; Hermann lui-même se démit de ses prétentions à la royauté (1088), et se retira dans ses terres.

Après la mort de Victor III, Otton d'Ostie devint pape et s'appela Urbain II[33]. Par ses conseils, la comtesse Mathilde consentit à épouser le fils de Welf de Bavière, ennemi de l'empereur. Mathilde, attaquée, éloigna l'empereur de Canossa, après un grand échec ; en même temps, les ennemis de Henri soulevèrent contre lui son fils Conrad (1094), et Berthe, sa femme, passant en Italie, vint demander vengeance à un concile des horribles outragea qu'elle avait soufferts de son mari.

Ce nouveau danger se dissipa encore. Mathilde ne s'entendit pas avec son nouvel époux ; elle avait légué d'avance ses domaines au Saint-Siège. Le vieux Welf de Bavière, ne pouvant les réconcilier, fit sa soumission à l'empereur, qui lui confirma son duché, et le jeune Conrad fut déclaré déchu de ses droits au trône. En même temps, la première croisade, dont Urbain II fut l'auteur, détournait l'attention du pape et la valeur de la chevalerie vers l'Orient.

 

 

 



[1] Lambert d'Aschaff.

[2] Lambert d'Aschaff.

[3] Lambert d'Aschaff.

[4] Voyez le chapitre X.

[5] Lambert d'Aschaff.

[6] Lambert d'Aschaff. — Hermann Contract.

[7] Lambert d'Aschaff.

[8] Lambert d'Aschaff.

[9] Voyez les Lettres de Grégoire VII, passim, apud Harduin.

[10] Lambert d'Aschaff.

[11] Marianus Scot, ann. 1074.

[12] Lambert d'Aschaff.

[13] Marianus Scot.

[14] Sigeb. Gemblac.

[15] Lambert d'Aschaff.

[16] Lambert d'Aschaff et Marianus Scot.

[17] Voyez le chapitre XIII.

[18] Lambert d'Aschaff.

[19] Lambert d'Aschaff.

[20] Lambert d'Aschaff.

[21] Lambert d'Aschaff.

[22] Lambert d'Aschaff.

[23] Lettre de Grégoire VII, 4-12 ; apud Harduin.

[24] Lambert d'Aschaff.

[25] Ici s'arrête Lambert d'Aschaffernbourg. — Il existe une continuation faite par un moine d'Erfurth, plus indigne encore de Lambert que Frédégaire de Grégoire de Tours.

[26] Otton Frisingensis, Chronicon, livre 6.

[27] Gregorii epistolæ, 4-24.

[28] Otton Frisingensis, de gestis Friderici primi, 1-1.

[29] Otton Frisingensis, de gestis Friderici primi, cap. 7.

[30] Anne Comnène, liv. I. Lettre de Robert Guiscard au pape.

[31] Otton Frisingensis, Chronicon, livre 6.

[32] Otton Frisingensis, Chronicon, livre 6.

[33] Otton Frisingensis, Chronicon, 7-1.