HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN

 

CHAPITRE II. — Les dernières années de la guerre de Trente ans. - Les victoires, la littérature, les mœurs pendant cette époque.

 

 

III. — Les lettres pendant la régence. - La petite littérature, les toupets, à l'hôtel de Rambouillet. - Le précieux même dans la magistrature. - Scarron. - Vaugelas. - Domination de Corneille et de Descartes. - Les lettres au service de la puissance. Voiture.

 

Nous avons dit (V. Introduction) le genre littéraire qui dominait alors, l'inspiration espagnole, le grand ton, les grands sentiments, l'emphase touchant à l'hyperbole, la distinction tout près de tomber dans le mauvais goût, en toute chose l'idéal impossible à réaliser. Nous avons compté beaucoup d'écrivains, en prose et en vers, beaucoup d'amateurs dans les deux sexes, et en dernier résultat peu d'hommes éminents. La Régence ne change rien à cet état de choses.

L'hôtel de Rambouillet jette son plus vif éclat, comme une lumière près de s'éteindre. Bientôt le mariage de Julie d'Angennes avec Montausier, et dans la même année la mort de son frère à la bataille de Nordlingen (1645) annoncera la dispersion que la Fronde doit achever. Jusque-là, les érudits, les hommes d'esprit, les grands seigneurs, les femmes brillantes, s'y rencontrent, se mêlent dans les petits jeux, lisent, écoutent, s'admirent mutuellement. Au jeu des poissons, le duc d'Enghien est le brochet, Voiture la carpe, et le héros de Rocroy se récrée joyeusement avec beaucoup de jolies tanches, de belles perches et d'honnêtes truites[1]. Après ce qu'on a vu plus haut, il est bien à craindre que le jeu des poissons ne soit pas un jeu innocent. Chapelain, pensionné par le duc de Longueville, descendant de Dunois, et libre de travailler à ses heures pour la gloire du bienfaiteur, expose des fragments de son grand poème de la Pucelle, sans empressement de publier. Le duc d'Enghien bâille à cette lecture et n'en proclame pas moins la beauté de l'ouvrage. Voiture multiplie ses petits vers ; sa lutte avec Benserade partage, pour deux sonnets, les esprits en deux camps, les Uranistes et les Jobelins. Les uns tiennent pour Voiture, l'amant d'Uranie, toujours fidèle malgré les rigueurs de l'objet aimé. Les autres, madame de Longueville en tête, aiment mieux Benserade, le nouveau Job, plus misérable que l'ancien, parce qu'il n'ose pas même se plaindre[2]. Un nouveau nom se joint à ceux que nous connaissons déjà, le nom de Sarazin, qui doit, surtout après sa mort, tirer tant d'importance de l'amitié de la reine des précieuses ; mais ses productions courtes ou frivoles ne donnent ni impulsion ni exemple décisif : une relation de la prise de Dunkerque, un récit de la conspiration de Waldstein, et des petits vers aux princes et aux grands seigneurs pour vanter leurs exploits ou les exciter à l'amour, n'avaient rien qui fût capable d'ouvrir aux esprits une voie inconnue[3]. Un genre nouveau s'introduit tout à coup, la mode des bouts rimés, dont plus tard Sarazin célébrera la défaite ; cette innovation ne fait qu'ajouter une forme de plus à la littérature de société.

Le roman va son train, grand train, par la fécondité des auteurs, par la complaisance des lecteurs. Cassandre poursuit sa carrière, avec une naïve satisfaction d'elle-même, et fait concurrence aux préoccupations de la guerre. Les Français, lui dit la Calprenède, ont trouvé quelque chose d'aimable en vous, ils ont jugé favorablement que, pour avoir été nourrie, dans vos jeunes aimées, assez loin de leur cour, vous avez appris à parler passablement leur langue, et â raconter assez raisonnablement vos aventures. La troisième partie de ce chef-d'œuvre parait au moment où l'auteur va partir pour le siège de Gravelines ; il le dit dans sa préface ; le trait lui est échappé possible[4] contre la modestie, mais il le faut pardonner à sa nation (la Gascogne). Les lecteurs le lui pardonnent sans doute, puisque, si on l'en croit, le duc d'Enghien, devant Dunkerque, passe des heures dans la tranchée avec un volume de Cassandre[5]. Aussi, en mai 1646 paraissent, dédiés au duc d'Enghien, les six premiers volumes de Cléopâtre, en attendant les dix-huit autres ; six volumes qui ne sont pas même l'entrée en matière, car dans les parties suivantes on trouvera possible plus d'art, et la pièce composée avec un ordre qui n'est possible pas commun. Là on trouvera réunis tous les hommes du temps d'Auguste, Hérode et Mariamne, Césarion et Juba-Coriolan, Marcellus et Candace, Julie et Tibère, les Tiridate, les Artaban, Ovide et Arminius. Là on ne trouvera que des amours chastes, y compris ceux de la première Cléopâtre pour César. La vertu, comme disait plus tard madame de Sévigné, y est bien dans son trône.

Le beau langage a pris décidément le dessus. Il règne sur le barreau et sur la magistrature. Il est vrai que Patru, l'avocat, reçu à l'Académie en 1640, a appris de Cicéron qu'il faut avoir un but, ne jamais le perdre de vue, et y aller par le droit chemin, et que, si les pensées ne sont vraies, les raisonnements solides, l'élocution pure, les parties du discours bien disposées, on n'est pas orateur[6]. A Patru, dit Vaugelas, est réservée tout entière la gloire de traiter des beautés de l'élocution[7]. Mais à côté ou au-dessus de lui, la justice, la loi ne savent plus parler simplement. Il leur faut des comparaisons avec l'histoire, la fable, l'astronomie, et souvent même avec l'astrologie. Les discours du premier président, des avocats généraux, ne peuvent se passer ni du soleil, ni des comètes et de leurs influences. Les réquisitoires d'Omer Talon, si vantés comme types d'éloquence indépendante, sont tout autant des modèles de l'affectation à la mode. S'agit-il, par exemple, d'enregistrer les lettres-patentes qui confient l'amirauté à la reine régente (1646), rien de plus simple au fond, mais rien de plus grave dans la pensée de l'orateur, rien de plus ampoulé que sa harangue. D'abord pour recommander le respect des volontés du roi, il va en chercher l'exemple dans les anges et dans les sphères célestes. La science des rois est un rayon de le sagesse divine dont les ressorts nous sont inconnus. Les anges élevés sur le tabernacle cachaient leurs faces par respect, et les intelligences qui contribuent au mouvement des cieux avouent leur ignorance et leur confusion. Pour faire l'éloge de la navigation, il remonte à Noé, le père d'un siècle nouveau, le Saturne des idolâtres, à Hercule, à Jason, à Typhis, à Castor et Pollux, les Dioscures, qui ont reparu dans les fils de la reine. Que de grandeurs les peuples doivent à la mer ! et il cite les Gaulois qui ont fondé la Galatie, le pays de Galles, le Portugal et la Galice, ou les Vénitiens qui épousent la mer, ou les chevaliers de Rhodes qui s'estiment grands seigneurs dans l'archipelague. Il veut enfin faire voir quels avantages la marine française retirera de la protection et du commandement de la reine, et il compare cette princesse au soleil, centre de la lumière, qui produit les couleurs et les ombres, et n'est susceptible ni de l'un ni de l'autre. Les tètes couronnées ressemblent au premier des astres qui donne la mesure et la clarté aux autres, et ne la reçoit d'aucun. Leurs progrès sont uniformes et ne ressentent aucuns mouvements irréguliers qui les approchent et les éloignent de la terre. Ne vous étonnez pas si l'île des Rhodes est le séjour le plus agréable du monde, et l'air le plus parfumé ; le soleil la visite tous les jours ; sa présence produit cette beauté sans laquelle cette île serait semblable à toutes les terres voisines[8]. Il n'est pas sans doute défendu de rire de ce fatras, qui menace d'aller encore plus loin dans les discours du temps de la Fronde. Les précieux deviennent ridicules ; le besoin de la correction de Molière commence à se faire sentir.

Voilà même, conformément à la loi des passions humaines, que la réaction violente précède la réforme raisonnable. Le burlesque, la grosse bouffonnerie se dresse contre tant de dignité roide et laborieuse. Scarron fait irruption dans le monde littéraire. Bon vivant, beau danseur, peintre et musicien jusqu'à l'âge de 27 ans, puis déformé par la maladie, changé en Z, en un raccourci de la misère humaine[9], ce Thersite littéraire n'a plus que deux plaisirs : boire toutes sortes de liqueurs et manger toutes sortes de viandes comme les plus grands gloutons, rire de tout, du bien, du mal, du beau, du laid en commençant par lui-même. Il s'introduit auprès de la reine, des grandes dames, des grands seigneurs ; il leur tend la main avec une aisance, un aplomb qui est peut-être la plus joyeuse de ses bouffonneries. II les dessert de ses compliments, il les amuse de ses grossièretés sales ; il trouve le secret de se faire admirer, au moins tout haut, des beaux esprits. Il signe Scarron malade de la reine, et la reine le paye d'une pension annuelle de cinq cents écus. Il ne déplaît pas à madame de Hautefort par des stances illisibles sur le tabouret qui lui a été accordé. Il égaye le grand Condé par le tableau des furtives postères des Bavarois fuyant devant leur vainqueur ; il guérit Balzac d'une oppression de rate qui allait l'étouffer. Jamais peut-être l'hyperbole n'a été poussée aussi loin par Balzac que dans les deux lettres, l'une en prose, l'autre en vers latins, où il compare cet admirable malade avec Prométhée, Hercule, Philoctète et Job, et admire cette vertu indomptable sur ses propres ruines[10]. On dirait que ce beau monde, fatigué d'une étiquette trop rigide, saisit avec avidité cette occasion inattendue de se dérober à ses propres lois. Scarron se jette volontiers sur la comédie, et surtout sur la comédie espagnole plus conforme à ses goûts ; il s'attaque à la pruderie par l'obscénité ; il s'attaquera à tous les genres à la mode pour les parodier, il commence par le poème épique. Il travestit l'Énéide, et il en dédie le premier livre à la reine, en sollicitant la faveur d'être son poète burlesque. Comme la reine, le chancelier Séguier, le président de Mesmes, le duc et la duchesse de Schomberg, acceptent successivement ces caricatures où, à défaut de verve vraiment comique, on rencontre à chaque page, les ordures qui sont l'esprit des mauvais lieux.

Cependant les régulateurs de la langue et de la littérature poursuivent leur œuvre avec persévérance. Vaugelas publie et dédie au chancelier ses remarques sur la langue française (1647). L'œuvre est assurément très-estimable. C'est là que, s'inclinant devant la souveraineté de l'usage, il distingue entre le bon usage et le mauvais, et appelle bon usage celui qui réunit l'autorité triple de la partie saine de la cour, des meilleurs auteurs grecs et latins, et des gens savants en la langue. Il enseigne que chaque art ou chaque profession a un langage qui lui convient, et qui, très-bon dans l'étendue de sa juridiction, devient mauvais dès qu'il en sort. II n'interdit pas les mots nouveaux, mais il ne permet pas de les créer par caprices : Les mots nouveaux se font par accident. Si un mot hasardé par quelqu'un a réussi, a été adopté par tous, alors en peut s'en servir. Il en est des mots comme des modes. Les sages qui savent qu'il faut parler et s'habiller comme tout le monde, suivent non pas ce que la témérité a inventé, mais ce que l'usage a reçu, et la bizarrerie est égale de vouloir faire des mots ou des modes, ou de ne les vouloir pas recevoir après l'approbation publique. Il passe ensuite aux menus détails, aux cacophonies, aux hiatus, aux négligences, aux mots trop souvent répétés, aux rimes riches ou pauvres qui se rencontrent dans la cadence des périodes, aux vers qui se glissent inaperçus dans la prose. Tant de soins justifient amplement la création de l'académie, et démontrent, par les résultats qu'ils ont obtenus assez vite, l'utilité d'une législature spéciale pour fonder le langage et le garantir ensuite de la corruption. On ne peut reprocher aux Remarques que quelques scrupules, comme dit Lamothe-Levayer, un trop grand amour de l'objet aimé qui devient de la jalousie. Vaugelas tenait ce goût trop exigeant de son entourage. Il en donne une preuve, qui ne lui est pas particulière, dans sa traduction de Quinte-Curce. Toujours préoccupé du beau, il réforme parfois son auteur, il supprime ce qui lui parait avoir trop de jeu et d'affectation, il retranche des pensées qu'il trouve trop souvent répétées : il permet à Sisygambis de tutoyer Alexandre parce que cela se rapporte mieux aux coutumes des Barbares, mais il fait dire vous par Alexandre à Sisygambis parce qu'elle était reine, que le Macédonien l'appelait sa mère, et qu'il lui portait autant de respect qu'à sa mère véritable. Voilà une faute de goût à force de bon ton ; les Grecs saluant à la française.

Au milieu de tous ces efforts de l'esprit, de ces publications multipliées, de ces accueils si favorables au génie, l'époque de la régence ne compte pourtant pas un grand nombre de supériorités. Deux hommes seulement, deux grands noms dominent en des genres très-différents : Corneille et Descartes. Un troisième, malgré la futilité de ses œuvres, se fait remarquer quoi qu'on en ait, par sa présence inévitable auprès des grands, par son ardeur à servir la puissance ; c'est Voiture.

Corneille est le poète illustre du siècle accepté définitivement comme le maitre de l'art dramatique. On admire les belles pièces dont il a enrichi le théâtre : on vante la morale qu'il y déploie comme une leçon à corriger le dérèglement des passions humaines[11]. Poète comique et tragique, il donne (1643) la Suite du Menteur, supérieure, selon Voltaire, par l'intérêt de l'intrigue, au Menteur lui-même. Il ne peut faire accepter, dans Théodore (1645), un retour à la tragédie chrétienne. Mais il se relève dans Rodogune (1646), son poème de prédilection, pour lequel il ressent une tendresse si particulière, qu'il le préfère au Cid et à Cinna. Il y reconnaît, il y exalte la beauté du sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la facilité de l'expression, la solidité du raisonnement, la chaleur des passions, la tendresse de l'amour et de ramifié, et cet heureux assemblage ménagé de sorte que la pièce s'élève d'acte en acte[12]. Enfin, en 1647, il fait passer Héraclius. Quelques critiques commencent bien à s'élever et à le préoccuper lui-même. La complication des incidents, la tension extrême de l'intrigue, fatigue, autant qu'une étude sérieuse, de bons esprits et des personnes les plus qualifiées de la cour. Il en convient, mais il ajoute que la pièce ne laisse pas de plaire à ceux qui après l'avoir vue plusieurs fois en remportent une entière intelligence[13]. Il s'obstine à ne pas apercevoir ses défauts, comme plus tard ses partisans s'obstineront à ne rien retrancher de leur première admiration. Aussi bien une seule des œuvres dramatiques du moment a pris place à la suite de Corneille ; c'est le Wenceslas de Rotrou, sujet encore emprunté à l'Espagne, où tout rappelle les formes espagnoles, même le nom d'infants attribué à des princes polonais (1647). Mais la fermeté des caractères, l'intérêt des situations, l'élévation et la chaleur du style, y compensent à peu près les invraisemblances, l'inutilité de certain rôle, et la faiblesse du dénouement.

Descartes rencontre plus de contradictions, mais la France ne le tonnait encore que de loin. C'est à l'étranger qu'il trouve ses amis les plus illustres, ses adversaires les plus fougueux. La Hollande, qu'il avait choisie pour un asile libre, lui devient un champ de bataille. Aux critiques sérieuses que pouvait susciter le doute méthodique, se joignent les- exagérations de la haine. On l'accuse de scepticisme, d'athéisme et de frénésie, et quand il répond, ses lettres sont condamnées comme libelles diffamatoires. On entame contre lui secrètement un procès tendant à le condamner comme athée et calomniateur. La poursuite ne cesse que par l'intervention de l'ambassadeur de France. Lui cependant, au milieu de ce tumulte, il adresse à la princesse Palatine, Élisabeth, son livre des Principes de la Philosophie (1644), qui renferme presque toute sa physique. Il y expose une théorie qui a été depuis combattue avec véhémence et abandonnée ; les premières lois de la nature, les propriétés de l'espace et du mouvement, le système du monde, l'arrangement des corps célestes. Il écrit encore, en 1646, pour la même princesse Élisabeth, son traité des Passions de l'âme, voulant essayer si la physique pourrait servir à établir des fondements certains dans la morale. Mais ce livre n'a paru en public qu'en 1649. Toutes ces questions n'étaient pas d'un genre à charmer beaucoup le vulgaire ; cependant on voit qu'elles se propagent peu à peu en France. Le Jansénisme exaltait Descartes, Arnaud correspondait avec lui, et l'aimait pour les ressemblances qu'il lui trouvait avec saint Augustin. Les ouvrages latins de Descartes étaient traduits par de hauts personnages. En 1647, le duc de Luynes donnait une version française des Méditations touchant la philosophie première, et cette traduction, approuvée par Descartes, a pris rang d'original. La même année, l'abbé Picot commença à faire paraître une version des Principes de la philosophie. La popularité naissait pour Descartes, même parmi les femmes.

On a beaucoup loué l'indépendance de Descartes, la dignité du philosophe qui ne fréquente les souverains que pour les instruire. Les gros éloges de Thomas ont surfait ce mérite, et, contre son dessein, ils provoquent un peu de contradiction. Est-ce que la dédicace des Principes de la philosophie à la princesse Élisabeth diffère beaucoup du ton ordinaire des préfaces flatteuses, et n'y sent-on pas l'auteur content d'être compris et honoré, qui proclame admirables ceux qui l'admirent[14] ? L'accent est le même vis-à-vis de la reine de Suède, et le rapprochement entre Élisabeth et Christine, ces deux esprits dignes de s'entendre, parait bien être le salaire de l'empressement commun des deux disciples auprès de leur maitre[15]. L'intérêt matériel même semble n'avoir pas été indifférent à Descartes. Quand la princesse Élisabeth se plaint de la conversion de son frère Édouard, qui s'est fait catholique pour épouser Anne de Gonzague, Descartes la console d'abord par cette réflexion assez raisonnable, qu'un changement nouveau n'a rien d'extraordinaire dans une famille qui a déjà changé, et que, si les ancêtres du prince n'avaient pas quitté la religion catholique, leurs descendants ne seraient pas contraints de la reprendre. Mais il ajoute que, au point de vue des intérêts, dans l'état d'abaissement de la maison Palatine, il n'est pas mauvais que ses membres suivent divers chemins pour arriver à la fortune, et qu'une inconstance, qui n'aurait pas de raison d'être dans la prospérité, s'explique assez bien par le malheur[16]. En conscience, pour ramener les esprits à la vérité, un philosophe ne devrait prendre ses arguments que dans la vérité même. Enfin, Descartes ne dédaigne pas les bienfaits pécuniaires des souverains. Il était à Paris, en 1644, avec Chanut l'ambassadeur, qui sollicitait pour lui une pension de Mazarin. Il y reviendra en 1648 par une nouvelle espérance d'être pensionné. Mais, les troubles de la Fronde empêchant l'accomplissement de cette promesse, il s'en retournera mécontent, et se plaignant d'avoir fait des frais de route inutiles[17]. Il est donc sage de ne pas ranger les hommes, ni les époques, par catégories d'idées, de talents ou de vertus, pour les opposer systématiquement les uns aux autres. Il n'y a rien ni personne de complet ici-bas, en bien ou même en mal. L'indépendance a quelquefois ses complaisances pour le pouvoir, comme la servilité a ses oppositions inattendues.

Il est vrai que l'obséquiosité de Descartes est moins fatigante que celle de ses contemporains les plus illustres. La littérature a bien l'air, en effet, à cette époque de la Régence, de n'être que la servante de la gloire et de l'autorité. Corneille en donne l'exemple. Il avait commencé sous Richelieu, il continue sous Mazarin. Il imprime Polyeucte pour le dédier à la régente, après la bataille de Rocroi, terminant son épître par un sonnet à la gloire du nouveau règne :

France, attends tout d'un règne ouvert en triomphant,

Puisque tu vois déjà les ordres de ta reine,

Faire un foudre en ta main des armes d'un enfant.

Il imprime la Mort de Pompée, pour la dédier à Mazarin, offrant le plus grand homme de l'ancienne Rome au plus grand de la nouvelle, et remerciant le ministre des services qu'il rend à un pays étranger, par pure inclination, puisque sa naissance ne l'y oblige pas. Dans un remercîment en vers au cardinal, on regrette vraiment de trouver la touche et la verve du génie abaissées à une plate flatterie :

Délasse en mes écrits ta noble inquiétude,

Et tandis que sur elle appliquant mon étude,

J'emploirai pour te plaire et pour te divertir

Les talents que le ciel m'a voulu départir,

Reçois avec les vœux de mon obéissance

Ces vers précipités par ma reconnaissance.

L'impatient transport de mon ressentiment

N'a pu, pour les polir, m'accorder un moment ;

S'ils ont moins de douceur, ils en ont plus de zèle,

Leur rudesse est le sceau d'une ardeur plus fidèle,

Et ta bonté verra dans leur témérité,

Avec moins d'ornement, plus de sincérité.

Le grand Condé n'attend pas longtemps son tour. Après la prise de Dunkerque, il reçoit la dédicace de Rodogune. L'épître est le résumé de tous ses exploits. Le protecteur de Rodogune a effacé tout ce qu'il avait pu lire des Alexandre et des César. Il a su si bien choisir ses victoires qu'elles s'étendent sur deux règnes, sur le précédent pour en réparer les malheurs, sur le présent pour reculer les frontières de l'État. Mais Dunkerque épuise toutes les forces de l'imagination, et le poète ne conçoit rien qui réponde à la dignité de ce grand ouvrage. Il n'a plus de voix que pour faire une protestation très-inviolable de son obéissance passionnée. Le chancelier Seguier termine cette galerie de grands protecteurs des lettres. A lui Héraclius, quoiqu'il eût été plus convenable de lui offrir la parfaite peinture de toutes les vertus d'un Caton et d'un Sénèque ; au moins cet hommage prouvera au monde que l'auteur n'est pas inconnu à celui qui a remplacé Richelieu dans la protection de l'Académie, et, en publiant l'estime du chancelier, confirmera la réputation du poète.

S'il y a progrès de Corneille sur Descartes, dans ce métier de flatterie, il y a un progrès plus hardi encore de Voiture sur Corneille. Il faut bien compter Voiture parmi les écrivains de cette époque, puisque ses lettres et ses petits vers, réunis en volumes, sont le seul produit direct de l'hôtel de Rambouillet, et forment le monument d'un genre spécial, comme sa réputation dénonce, mieux que tout autre témoignage, le goût de sa société. Mais l'analyse, le compte rendu de ses écrits, ne peut être autre chose que l'énumération des princes ou des grands qu'il dessert de son éloquence et de ses hyperboles en prose ou en rimes. L'homme de lettres avoue ici sans détour la fonction qu'il doit remplir. Nous autres beaux esprits, écrit-il au duc d'Enghien[18], nous sommes obligés de vous écrire sur les bons succès qui vous arrivent. Il écrit au financier d'Avaux : Il y a trois mois que je songe à vous faire une lettre, sans en pouvoir venir à bout. J'ai honte de mériter si mal votre argent, et fais même quelquefois scrupule de m'enrichir d'un bien si mal acquis. Son devoir est de divertir les grands ; il écrit même sans avoir rien de bon ou de plaisant à dire, parce que madame de Montausier lui a fait savoir que, s'il n'écrit pas, il se mettra mal avec le prince. Il m'est donc fait que pour l'éloge, et il varie ses louanges de son mieux, à force de tours affectés et de figures de rhétorique. Au duc d'Enghien, il se plaint de ces victoires continues qui le condamnent à la monotonie ; il voudrait au moins une défaite, un siège levé, qui serait enfin du nouveau. La conduite du duc d'Enghien à Rocroi est un péché contre les bonnes mœurs, l'emportement d'un diable, qui rendra le vainqueur insupportable à l'empereur et au roi d'Espagne. Pour la campagne de Fribourg, c'est un brochet — allusion au jeu des poissons — qui traverse les eaux du Rhin sans y perdre, ni lui ni les siens, une seule écaille ; un brochet bon à toutes les sauces, mais particulièrement à celle d'Allemagne, surtout quand elle est relevée de lauriers. A Paris, c'est l'objet de l'admiration des dames, même pour sa beauté ; les dames ont une grande joie d'apprendre que celui qu'elles ont vu triompher dans les bals fasse la même chose dans les armées, et que la plus belle tête de France soit aussi la meilleure et la plus ferme.

Commis aux finances, par la faveur de d'Avaux, et payé sans travailler, il avoue à la fois sa paresse et la générosité de ses chefs, justifiant par ce contraste l'étendue de sa gratitude. Il encense tour à tour d'Avaux et Émery et non-seulement leurs libéralités, mais encore leur style. II va colportant les lettres de d'Avaux et recueillant pour elles l'admiration de ses amis. Dans une avance d'argent qu'Émery propose de lui faire, il reconnaît une noble façon de parler : Il y a peu de gens qui se puissent exprimer de la sorte.

Plus les rangs s'élèvent, plus l'éloge doit monter. Gaston d'Orléans, le maître de Voiture, devient le plus grand des héros les plus célèbres ; nous citons tout ce parallèle avec Gaston de Foix :

En vain l'Olympe favorable

(Honneur de Navarre et de Foix)

T'avait promis que tes exploits

Auraient un bruit toujours durable.

Malgré ta victoire admirable

Et ces faits d'armes glorieux

Qui parmi tous nos demi-dieux

Te donnent un rang honorable,

Gaston de France obscurcira

Gaston de Foix, et ternira

Ce renom dont la terre est pleine,

Et Graveline étouffera

Toute la gloire de Ravenne.

On ne peut que sourire quand on se rappelle ce que l'homme avait fait sous Richelieu, et ce qu'il fera dans la Fronde. Au moins, ce n'est pas ici la facture cornélienne ; le vers reste, par sa médiocrité, de la taille du héros.

Mazarin n'est pas plus ménagé. Les compliments en prose, en vers, lui arrivent en foule, à chaque libéralité, à chaque événement de sa vie ou de son ministère, et toujours pour lui décerner le premier rang. L'Éminence, en faisant de grandes choses, ne dédaigne pas les plus petites, c'est-à-dire la distribution des faveurs. C'est le prélat passant tous les prélats passés. S'il fait une chute par l'imprudence de son cocher, le poète lui écrit :

. . . Chacun dit que, quoi que vous fassiez,

En guerre, en paix, en voyage, en affaires,

Vous vous trouvez toujours dessus vos pieds.

Si, dans la campagne de 1657, la prise de la Bassée vient réparer quelques pertes antérieures, le poète accourt et répète :

Vous vous trouvez toujours dessus vos pieds,

Longtemps y a que je l'ai dit en rime,

Et quoi, seigneur, que disiez ou fassiez,

Vous faites voir votre esprit magnanime

Digne toujours de louange et d'estime.

La comédie à machines inspire encore plus d'enthousiasme ; c'est une œuvre divine, et en même temps un symbole de la prospérité publique :

Quelle docte Circé, quelle nouvelle Armide

Fait paraître à nos yeux ces miracles divers ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quels honneurs te sont dus, grand et divin prélat,

Qui fais que désormais tant de faces changeantes

Sont dessus le théâtre, et non pas dans l'État ?

Malheureusement, les poètes ne sont pas prophètes. Le démenti était imminent et déjà senti par Mazarin lui-même. Le bourdonnement des panégyriques, le bruit et l'entrain des fêtes, et même la gloire des batailles, ne pouvaient lui dissimuler la misère intérieure du grand nombre, la pénurie des finances, les murmures grossissant de jour en jour, et la lutte qui allait commencer. Ses propres avantages, ses succès dans l'administration des plaisirs, s'ajoutaient, comme de nouveaux griefs, à ceux qui s'accumulaient depuis quatre ans. Les faces changeantes étaient prêtes à passer du théâtre dans l'État ; et l'élévation de sa famille, et la comédie à machines ont été signalées par quelques contemporains comme une des causes prochaines de ce changement[19].

 

 

 



[1] Voiture, lettre au duc d'Enghien au temps de la campagne de Fribourg.

[2] Le sonnet de Voiture ne contenait que les fadeurs ordinaires : la beauté d'Uranie, sa rigueur, l'esclavage de l'amant, l'impuissance de la raison à se révolter contre elle.

Le sonnet de Benserade, fort pauvre d'expressions, avait an moins le mérite de finir par une pensée inattendue et un mot spirituel. Après avoir parlé des misères de Job, il se comparait à cette grande infortune, et demandait la meilleure part de pitié pour cette raison :

Bien qu'il eût d'extrêmes souffrances,

On vit aller des patiences

Plus loin que la sienne n'alla.

S'il souffrit des maux incroyables,

Il s'en plaignit, il en paris :

J'en connais de plus misérables.

[3] Petits vers de Sarazin : ballade sur l'enlèvement de mademoiselle de Bonneville : Il n'est rien tel que d'enlever. Invitation au duc d'Enghien à quitter la guerre pour l'amour ; après la campagne d'Allemagne, à en commencer une autre pour Philis. Invitation à Chapelain de venir à la campagne. Pièce au comte de Fiesque, du temps du congrès de Munster, où il fait la description de Paris.

[4] Possible, employé adverbialement, n'est pas particulier, dans ce temps, à la Calprenède ; mais il affectionne si tendrement cette locution, qu'elle semble lui appartenir en propre, et qu'elle est un des traits de son style.

[5] La Calprenède, préface de Cléopâtre.

[6] Histoire de l'Académie.

[7] Vaugelas, Remarques.

[8] Mémoires d'Omer Talon, où il insère ses discours, même ceux qu'il n'a pu prononcer.

[9] C'est lui-même qui donne de lui ce portrait. Lettre, 1650.

[10] Balzac à Costar, janvier 1645 : Je dis que le Prométhée, l'Hercule et le Philoctète de la fable, sans parler du Job de la vérité, disent bien de grandes choses dans la violence de leurs tourments, mais qu'ils n'en disent pas de plaisantes ; que j'ai bien vu en plusieurs lieux de l'antiquité des douleurs constantes, des douleurs modestes, voire des douleurs sages et des douleurs éloquentes, mais que je n'en ai vu de joyeuse que celle-ci, et qu'il ne s'était pas encore trouvé d'esprit qui sût danser la sarabande et les marcassins dans un corps apoplectique.

Aut cæleste aliquid, Costarde, astrisque propinquum

Morbus bic est, superoque trahit de lumine lucem,

Aut servant immola suum bona vera serenum,

Statque super proprias virtus illæsa ruinas.

[11] Madame de Motteville.

[12] Corneille, Examen de Rodogune.

[13] Corneille, Examen d'Héraclius.

[14] Je vois ces trois choses très-parfaitement en Votre Altesse. Car, pour le soin qu'elle a en de s'instruire, il parait assez que ni les divertissements de la cour, ni la façon dont les princesses ont coutume d'être nourries, n'ont pu empêcher que vous n'ayez étudié avec beaucoup de soin... Et on connaît l'excellence de votre esprit en ce que vous les avez parfaitement apprises en fort peu de temps. Mais j'en ai encore une antre preuve qui m'est particulière, en ce que je n'ai jamais rencontré personne qui ait si généralement et si bien entendu tout ce qui est contenu dans mes écrits... Je n'ai jamais rencontré que l'esprit de Votre Altesse auquel l'un (les mathématiques) et l'autre (la métaphysique) fût également facile ; ce qui fait que j'ai une très-juste raison de l'estimer incomparable... Une si parfaite et si diverse connaissance de toutes les sciences n'est point en quelque vieux docteur qui ait employé beaucoup d'années à s'instruire, mais en une princesse encore jeune, et dont le visage représente mieux celui que les poètes attribuent aux Grâces que celui qu'ils attribuent aux Muses ou à la savante Minerve...

[15] Lettre à la reine de Suède : S'il arrivait qu'une lettre me fût envoyée du ciel, et que je la visse descendre des nuées, je ne serais pas davantage surpris, et ne la pourrais recevoir avec plus de respect et de vénération que celle qu'il a plu à Votre Majesté de m'écrire... Une princesse que Dieu a mise en si haut lieu, et dont les moindres actions peuvent tant pour le bien général de tonte la terre, que tons ceux qui aiment la vertu se doivent estimer très-heureux lorsqu'ils peuvent avoir quelque occasion de lui rendre quelque service... Je fais particulièrement profession d'être de ce nombre.

[16] Lettre de Descartes à la princesse Elisabeth, mars 1646.

[17] Lettre de Descartes à Chanut, mars 1649.

[18] Lettre au duc d'Enghien après la prise de Dunkerque. — Lettre à d'Avaux, négociateur à Munster.

[19] Mémoires de Montglat et de Guy Joly.