LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE III. — [LES INSTITUTIONS MONARCHIQUES SOUS LE GOUVERNEMENT DES CAROLINGIENS]

 

OBSERVATION PRÉLIMINAIRE. — [DE LA DIVERSITÉ.DES INSTITUTIONS A L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE].

 

 

Avant d'entrer dans le détail des institutions carolingiennes, une observation générale est nécessaire.

Quand on a lu les documents complets de cette époque, une chose frappe d'abord et surprend : c'est qu'ils ne soient pas en désaccord entre eux. Qu'ils nous viennent de la chancellerie des rois ou qu'ils nous viennent de leurs sujets, ils présentent toujours, sous mille formes, un ensemble identique. Comparez les capitulaires des rois, les lettres des papes et des évêques, les Chroniques, les correspondances des particuliers, les poésies même, vous ne trouvez nulle opposition entre ces écrits de nature si dissemblable. Ils se complètent, ils ne se contredisent pas. Les Chroniques ont été écrites, les unes au Nord, les autres au Midi ; les unes parassent l'œuvre de Germains, les autres paraissent l'œuvre de Neustriens, d'Aquitains ou d'Italiens. Vous ne rencontrez pas entre elles de différences essentielles. Non seulement ce sont les mêmes guerres qu'elles racontent de la même façon, et les mêmes victoires qu'elles exaltent, mais encore elles présentent le même tableau delà société, les mêmes institutions, les mêmes mœurs. Ceux qui les écrivent ont les mêmes idées, et il semble bien que ceux pour qui ils écrivent aient aussi les mêmes sentiments. En regard des Chroniques de Fontenelle et de Moissac, des écrits d'Alcuin ou dd Paul Diacre, mettez les Annales de Fulde ou de Lorsch ; vous n'apercevez pas une manière différente de comprendre ou d'apprécier les faits. Ce sont, les mêmes conceptions d'esprit, c'est le même tour de pensée.

Pour expliquer cela, il né suffit pas de dire que les annalistes se sont quelquefois communiqué leurs écrits et se sont fait des emprunts. Si l'histoire a été la même au Nord et au Midi, en Germanie et en Gaule, il faut qu'il y ait eu une raison générale. Pour que toutes les parties d'un si vaste empire comprissent les événements de la même manière et les vissent sous le même jour, il faut qu'il y ait eu un accord naturel entre les intelligences et une grande unité morale. Ce serait sans doute aller trop loin que de dire que les hommes fussent exactement semblables au Nord et au Midi, et que les esprits et les mœurs fussent tout à fait les mêmes. Mais ce qu'on peut affirmer, c'est que les documents ne laissent voir, entre les diverses parties de l'empire, aucune différence essentielle dans les institutions, ni dans la manière dont les hommes les comprenaient.

Nulle différence non plus n'est signalée entre les races. A partir de Pépin le Bref, on ne saisit pas un seul indice d'une haine naturelle entre les populations de Neustrie et celles d'Austrasie. En Aquitaine, on voit bien une famille qui lutte pendant vingt-cinq ans pour posséder le pays, mais il n'est pas tout à fait certain qu'elle représente un parti national. Les Bavarois et les Lombards sont soumis assez vite, et servent l'empire. Les Saxons seuls luttent longtemps et restent des étrangers. Dans les limites de l'Etat franc, les races se mêlent et s'accordent. De haines entre elles, il n'y a pas de traces dans les documents. Si chacune d'elles conserve ses lois civiles et quelques usages propres, on n'en voit pas une qui ait un système particulier d'institutions politiques ou sociales. Toutes acceptent la même royauté, la même administration, le même mode de justice, à peu de nuances près ; toutes ont le même régime de propriété, les mêmes sortes de tenures et les mêmes inégalités sociales.

Pourtant une étude attentive nous fera apercevoir de grandes diversités et de singulières contradictions. Gardons-nous, quand il s'agit du moyen âge, de chercher une unité trop .rigoureuse.. L'esprit moderne, depuis trois siècles, a une prédilection pour ce qui est bien ordonné et systématique ; il lui plaît que les institutions soient régulièrement agencées et présentent d'abord à l'œil la symétrie d'un édifice savamment construit. C'est avec cette idée préconçue que l'on a ordinairement jugé le règne de Charlemagne. On s'est plu à en exagérer l'ordre parfait, comme on a exagéré le désordre des règnes suivants. L'une et l'autre erreur viennent d'une conception toute moderne. Les générations du moyen âge n'avaient pas le souci de la régularité absolue. Elles n'exigeaient pas que leurs lois tassant toujours en parfait accord entre elles. Deux institutions que nous jugerions incompatibles étaient également acceptées ; elles s'associaient sans qu'on s’aperçût qu'elles fussent contradictoires. Aussi faut-il juger ces temps-là, non par notre logique moderne et par nos systèmes, mais par la seule observation des documents qu'eux-mêmes nous ont laissés.

Or, si l'on étudie sans idée préconçue ceux de l'époque carolingienne, on ne peut manquer d'être frappé de certaines anomalies qu'ils accusent. Comparez deux régions de l'Empire carolingien, elles sont gouvernées de même, et pensent de même sûr toutes les grandes questions ; mais prenez dans l'une ou l'autre de ces régions un canton quelconque : c'est dans l'intérieur de chaque petit groupe que vous trouverez les dissemblances. La terre d'Église ne ressemble pas de tout point à la terre du laïque ; la petite propriété ne ressemble pas à la grande ; deux hommes qui vivent côte à côte n'ont pas les mêmes lois. Plus que cela, chez un même homme, dans une même âme, vous pouvez saisir deux séries différentes d'idées et de conceptions politiques.

C'est qu'il y a partout, peut-être sans que les contemporains s'en soient rendu compte, deux catégories de règles et d'institutions. Elles sont opposées l'une à l'autre et sembleraient devoir se combattre. Elles ne se combattent pourtant pas encore ; elles s'accordent pour quelque temps.

De ces institutions, les unes sont monarchiques, les autres sont féodales. Parmi les hommes, les uns obéissent au roi, les autres à un seigneur ; quelques-uns obéissent au roi et obéissent en même temps à un seigneur, quoique ces deux sujétions nous paraissent inconciliables. Parfois encore le même homme obéit au roi sans bien savoir lui-même si c'est à titre de rot ou à titre de seigneur qu'il lui obéit. Pourtant les deux sortes de sujétion sont essentiellement différentes et les obligations qu'elles imposent ne sont pas les mêmes.

Ainsi la diversité n'est pas entre les provinces de l'empire ; elle n'est pas non plus entre les races ; elle est entre les institutions qui régissent un même canton, elle est entre les règles qui gouvernent un même individu.

C'est cette incessante contradiction, c'est ce mélange de monarchie et de féodalité qui caractérise l'époque carolingienne, à partir même de Charlemagne. De là viennent aussi les difficultés de notre étude. Ne parler que de l'ordre administratif et régulier établi par Charlemagne sans tracer le tableau de ce qu'il y avait déjà de féodalité vivante, montrer la parfaite obéissance des peuples sans laisser voir en même temps une lutte inconsciente et presque involontaire qui perçait partout, ce serait donner une idée incomplète et inexacte de ces temps-là. Les faits les plus incompatibles se sont un moment, sous Charlemagne, conciliés et confondus.

Si nous voulons les bien comprendre, il faut que nous les séparions ; car la science humaine ne peut procéder que par l'analyse. Nous distinguerons donc les diverses institutions qui régissaient les hommes du VIIIe et du IXe siècle. Nous étudierons d'abord les institutions monarchiques ; nous étudierons plus tard[1] celles qui étaient déjà féodales.

 

 

 



[1]  [Voir plus loin, livre IV, en particulier c. 4 et suiv.]