MŒURS ROMAINES

 

LIVRE IX — LES BEAUX-ARTS DANS L’EMPIRE ROMAIN.

CHAPITRE IV — Les artistes.

 

 

La place démesurément grande que le métier tenait dans l’art, du temps de l’empire romain, et l’humble condition de la grande majorité de ceux qui y exerçaient l’un et l’autre, ne pouvaient rester sans influence sur l’estime que faisaient de l’art les personnes ayant reçu de l’éducation. L’une et l’autre de ces circonstances devaient notamment induire ceux auxquels manquait l’intelligence du véritable esprit de ces deux professions, à considérer le métier et l’habileté technique comme plus ou moins synonymes de l’art, et à ne voir même dans le véritable artiste qu’un artisan d’un genre plus relevé. Quand on voit, il est vrai, des philosophes reconnaître comme le seul but digne de leurs aspirations ce qui tend à ennoblir les mœurs, et parler avec dédain de l’activité artistique, ils ne songent pas à déprécier, par là, les beaux-arts comme tels. Si Plutarque dit[1] qu’aucun jeune homme, animé de sentiments nobles, n’éprouvera jamais le désir de devenir un Phidias, à la vue du Jupiter Olympien, ou un Polyclète, à celle de la statue de Junon d’Argos, il a soin d’ajouter, pas plus que celui de devenir un Anacréon, un Philétas ou un Archiloque, après s’être délecté des poésies de ces derniers. Car, quel que, soit le plaisir cause par la grâce que respire une œuvre, elle ne rend pas nécessairement estimable l’auteur de celle-ci. Il ne résulte donc aucunement de ce passage de Plutarque un dédain, assimilant les artistes à de vulgaires artisans, comme on a cru pouvoir le conclure de ses expressions[2] ; mais un jugement qui les place sur la même ligne que les plus grands poètes. Sénèque, au contraire, qui ne voyait dans les arts figuratifs que des œuvres de luxe, et qui ne voulait pas leur accorder une place parmi les études qui, comme celle de la grammaire, de la musique, de la géométrie et de l’astronomie[3], moralisent l’esprit des jeunes gens, ne voyait aussi qu’un ouvrier dans l’artiste. Tout en adorant les idoles, dit-il, on méprise ceux qui les façonnent[4]. Notamment le cas exclusif et exagéré que l’on faisait de l’éducation littéraire et de la rhétorique, était doublé du dédain des beaux-arts et de ceux qui les professaient. Tel est, en particulier, le point de vue auquel se place Plutarque[5], lorsqu’il met non seulement Alcamène et Nésitus, mais Ictinus aussi sur là même ligne avec les gens du commun, qui ne veulent rien savoir de l’art oratoire ; et Lucien également, quand il introduit, dans son Songe (ch. IX), la sculpture comme une femme inculte, rude et sale, aux mains calleuses, tandis qu’il met, en scène la rhétorique comme une splendide personne, dans la bouche de laquelle il met que Polyclète et Phidias eux-mêmes devaient, nécessairement, faire aux admirateurs de leurs œuvres l’effet d’artisans vulgaires. Philostrate, qui compte parmi les sages les poètes, les musiciens, les astronomes et les rhéteurs les plus distingués, consent du moins à admettre parmi les demi sages, à côté des marins et des campagnards, les peintres et les sculpteurs, quand ils suivent les Heures ; car ces arts aussi, dit-il, approchent de la sagesse[6]. Galien[7] range parmi les sciences et les arts les plus recommandables, dans le choix d’une profession, la médecine, la rhétorique, la musique, la géométrie, l’arithmétique, le calcul, l’astronomie, la grammaire, la jurisprudence ; puis, il y a lieu, dit-il, d’y ajouter, si l’on veut, la peinture et l’art plastique. En général, on peut admettre que les artistes, comme les arts eux-mêmes, étaient, à cette époque aussi, en plus grande estime dans le monde grec que dans le monde romain.

Des deux arts figuratifs, le premier, l’art plastique, était évidemment resté, même au temps de la domination des Romains, presque entièrement dans les mains des Grecs de naissance ou d’éducation. Virgile a exprimé, avec une superbe toute romaine[8], le sentiment que la nation appelée à conquérir et à dominer le monde ne songeait pas à disputer aux autres la prééminence dans l’art d’animer le bronze et de faire sortir du marbre des traits vivants. Parmi les nombreux artistes sculpteurs que l’on connaît, du temps de la domination romaine aussi, il n’en est que très peu qui puissent, comme Coponius, Décius et quelques autres encore[9], passer pour des Romains de naissance. A Rome, ce furent, dans les derniers temps de la,république comme sous l’empire, notamment des Grecs, mais surtout des Athéniens et des Grecs de l’Asie Mineure, qui créaient les chefs-d’œuvre les plus admirés, étaient occupés dans les entreprises artistiques les plus importantes et obtenaient les prix les plus élevés. La statue du temple consacré par César, en l’an 46 avant Jésus-Christ, à Vénus mère, était une œuvre d’Arcésilas ; ce fut l’Athénien Diogène qui orna de cariatides et de statues frontales le Panthéon d’Agrippa, et les artistes, travaillant à deux pour la plupart, qui, au rapport de Pline, peuplèrent les palais impériaux des statues les, plus estimées, étaient tous aussi des Grecs[10].

Dans la peinture, il en était tout autrement. Grâce à leur attachement à une antique tradition, qui leur avait fait une habitude de couvrir les murs de stuc, les Italiens étaient arrivés, de bonne heure, dans l’art de la peinture murale, à une certaine habileté, qu’ils employèrent peut-être plus tôt que les Grecs à la représentation de sujets mythologiques et historiques, ou autres, outrepassant les limites du domaine de la décoration pure et simple[11]. L’avantage que la peinture avait, à Rome, sur l’art plastique, dans la faveur des Romains, s’explique aussi par la raison qu’elle se prêtait beaucoup mieux à la représentation fidèle et saisissante des choses arrivées. Aussi n’était-ce pas, dans l’ancien temps, un déshonneur, même pour des hommes de la plus haute noblesse, que l’exercice de cet art : ainsi un Fabius, en l’an de Rome 450 correspondant à 304 avant Jésus-Christ, orna le temple de la déesse du Salut d’un ensemble de peintures, dont Denys d’Halicarnasse encore fait un grand éloge, et qui ne périrent que sous le règne de Claude, par l’incendie de ce temple. Le nom de Pictor resta même, comme on sait, héréditaire dans la famille de ce Fabius. Depuis Pacuvius, dont la vie se prolongea jusqu’au temps des Gracques, il est vrai que la peinture n’avait plus été vue aux mains de gens comme il faut, suivant l’expression de Pline. Il est probable que, depuis lors, les artistes romains avaient peu à peu cédé le terrain aux artistes grecs, formés à une école plus haute, et dont le flot envahit Rome progressivement. Plus l’exercice de la peinture par des étrangers, des gens de condition non libre et des affranchis, dura et se généralisa, moins on considéra l’exercice de cet art comme honorable pour des Romains. Cependant, il resta toujours plus en honneur chez eux que l’art plastique, et, même sous l’empire, les Romains n’abandonnèrent jamais entièrement la peinture aux Grecs. Pour la peinture, Pline put utiliser une monographie romaine d’un certain Fabius Vestalis ; pour l’art plastique, ses seules sources romaines furent des livres archéologiques, polyhistoriques et encyclopédiques[12]. La circonstance que l’on donna, sous Auguste, une éducation de peintre à un jeune garçon de  très noble famille ; Q. Pédius, ne fut, il est vrai, déterminée que par sa condition de muet ; qui lui fermait l’accès de toute profession convenant à son rang. Cependant Pline avait vu, à Vérone, de beaux tableaux d’un chevalier romain nommé Turpilius. Amulius, peintre sérieux et austère en même temps que brillant, qui ne peignait que peu d’heures par jour, debout sur son échafaudage, et toujours en toge avec un grand air de dignité, fut surtout occupé dans la maison d’Or de Néron. Cornélius Pius et Attius Priscus peignirent tout l’intérieur du temple de l’Honneur et de la Vertu, restauré par Vespasien. Sous Auguste, le peintre romain Ludius obtint un  très grand succès, par l’introduction d’un style de décoration plein de grâce et peu dispendieux, en faisant, pour les appartements, une application plus large de l’art de peindre les décorations scéniques[13].

La peinture paraît avoir été aussi beaucoup exercée par des femmes ; du moins des noms de femmes peintres s’offrent-ils  très fréquemment sur les peintures antiques. En 1847, le tombeau d’une artiste pareille fut découvert à Saint-Médard-des-Prés, dans la Vendée, à côté des restes d’une villa, dans laquelle on trouva des fragments de fresques charmantes. Le tombeau renfermait, outre le squelette de la défunte, un riche assortiment d’outils de peintre[14]. S’il faut en croire saint Justin, la sculpture aurait aussi été exercée par des femmes. Il dit, du moins, que l’on peut voir combien sont débauchés les fabricants d’idoles, par le fait des séductions qu’ils exercent sur les esclaves appartenant au beau sexe, qui les aident dans leurs travaux. Mais peut-être n’étaient-ce que des modèles féminins qu’avait vus saint Justin dans les ateliers des sculpteurs, et dont les relations avec les artistes le scandalisèrent[15]. Le savoir-faire technique dans l’art de la sculpture, comme dans celui de la peinture, se conserva du reste, en Occident aussi, jusqu’aux derniers temps de l’antiquité[16].

L’architecture est le seul art que les Romains aient traité en créateurs, comme répondant chez eux à un goût national, le seul qui pût, non seulement servir, d’une manière efficace, aux grandes fins des intérêts de l’État et de la domination universelle, mais exprimer aussi suffisamment la conscience qu’ils avaient de leur droit à l’empire du monde. Dépendants de l’influence hellénique sur tous les autres domaines de l’art, ils ont créé, sur celui-ci, ces œuvres complètement originales qui, bravant des milliers d’années, produisent, encore aujourd’hui, un effet si puissant et presque stupéfiant[17], des œuvres auxquelles l’art grec n’a rien de comparable à opposer. La superbe question de Frontin, s’il est possible de comparer aux aqueducs romains les masses inertes des pyramides égyptiennes, ou l’inutile splendeur des célèbres monuments de l’architecture grecque, est l’expression d’une manière de voir justifiée, bien qu’empreinte de partialité[18].

La nécessité absolue et la haute importance de l’architecture pour la vie publique, comme pour la vie privée, formaient la raison qui faisait regarder comme le plus honorable de tous ; cet art, estimé par Cicéron à l’égal de la médecine. Aussi se peut-il que l’architecture fût non seulement à Rome, mais dans toutes les grandes villes de l’empire, l’art le plus lucratif, et n’affluait-on pas seulement vers cette profession, mais comptait-on, pendant la république comme durant toute la période de l’empire, parmi les architectes, nombre de citoyens romains, à, côté d’esclaves, d’affranchis et d’étrangers[19]. L’ouvrage de Vitruve sur l’architecture n’était pas le seul livre romain qui en traitait. Des architectes impériaux que nous connaissons, Apollodore de Damas, qui dirigea les constructions de Trajan et bâtit, en l’an 101, le pont sur le Danube, est le seul duquel on puisse dire, avec certitude, qu’il n’était pas Romain. Tacite nomme, comme architectes de Néron, Sévère et Céler, ce dernier peut-être un affranchi d’empereur, tous les deux hommes d’assez de génie et de hardiesse pour tenter des choses auxquelles semblait se refuser la nature[20]. Le palais de Domitien fut bâti par Rabirius qui, d’après Martial (VII, 56), y avait pris pour modèle, seul digne de la grandeur de sa conception, le firmament étoilé. Décrien, l’architecte d’Adrien, fut probablement aussi un Romain[21]. Pline le Jeune chargea de la construction d’un temple de Cérès un certain, Mustius, qui sut triompher par son art des difficultés du terrain[22]. bous connaissons le constructeur du pont d’Alcantara et d’un temple impérial qui s’y rattachait, sur un rocher près du Tage, par une pièce de vers qui s’y trouve gravée dans la pierre. Il y est dit : Ce pont, qui restera debout jusqu’à la fin des siècles, a été construit par Lacer, célèbre par son art divin[23]. Des architectes romains exécutaient des travaux de construction jusque dans les provinces orientales. A Pergame, Costunius Rufin bâtit le temple de Jupiter Asclépias, pendant que Galien y faisait ses études sous la direction de Satyrus (à partir de l’an 147[24]).

 

 

 

 



[1] Périclès, ch. II.

[2] Notamment G.-F. Hermann, dans ses Études des artistes grecs, p. 6, 8 (ouvrage allemand).

[3] Sénèque, Lettres, 88, 18.

[4] Sénèque, dans Lactance, Inst., II, 2, 14 ; éd. Haase, III, p. 443.

[5] Præcepta gerendæ reipublicæ, 5, 7.

[6] Apollonius de Tyane, VIII, 331 ; éd. K., p. 155.

[7] Éd. K, I, p. 38.

[8] Énéide, VI, 847.

[9] Brunn, Histoire des artistes, I, 602, et G. Hirschfeld, Tituli statuariorum sculptorumque, p. 186, etc.

[10] Brunn, ouvrage précité, I, 612, 518.

[11] Semper, le Style, I, 490.

[12] Hist. nat., VII, 213 (XXXIV à XXXVI).

[13] Brunn, Histoire des artistes, II, 302 à 316. Sur Ludius (ou S. Tadius), voir aussi Helbig, Peintures murales des villes ensevelies, 385, etc. (en allemand).

[14] Jahn, Tableaux du métier, etc., dans les dissertations publiées par la Société saxonne, V, 298 à 304 (en allem.).

[15] Saint Justin, martyr, Apologie, I, 9.

[16] Boèce, mort en 525, De instit. arithm., I, præf. ed. Friedlein, p. 4 : A toute science, y est-il dit, il faut ceterarum quoque artium adjumenta... nam in effigiandis marmore statuis alios excidendæ molis labor est, alia formandæ imaginis ratio, nec ejusdem artificis manus politi operis nitor exspectat. At picturæ manibus (etiam pluribus opus est) : tabula commissa (arte) fabrorum, ceræ rustica observationé decerptæ, colorum fuci mercatorum sollertia perquisiti, lintea operosis elaborata textrinis multiplicem materiem præstant. Marcellini. Com. Chronic. Areobinda et Messala coss. (506) : His coss. Anastasii principes statua in eodem loco quo dudum Theodosii Magni steterat, super immanem columnam in foro Trajani facta est. — Bœotio solo cos. (510) : Simulacrum æneum in foro Strategii super fornicem residens et cornucopiæ Fortunæ tenens incendio proflammatum est combustumque brachium, quod tamen statuarii continuo solidarunt.

Sur la sculpture en ivoire, voyez Marquardt, Manuel, V, 2, 334.

[17] Semper, le Style, I, 479 à 486.

[18] Frontin, De aquis, c. XVI.

[19] Marquardt, Manuel, V, 2, 213 à 215 — Voir aussi le Code Théodosien, XIII, 4, 1.

[20] Brunn, Histoire des artistes, II, 344.

[21] Vie d’Adrien, ch. XIX.

[22] Brunn, ouvrage précité, II, 371.

[23] C. I. L., II, 761 (Ibidem, 2559. C. Sevius Lupus architectus Æminiensis Lusitanus).

[24] Galien, De anatom. administr., I, 2 ; éd. K., II, 225. — Voir aussi Clinton, Ad annum 147.