MŒURS ROMAINES

 

LIVRE VII — LES VOYAGES DANS L’EMPIRE ROMAIN.

CHAPITRE V — De l’intérêt des voyages pour les Romains.

 

 

Généralités. — Les sept merveilles du monde.

Il n’y a pas d’inconvénient à invoquer des témoignages grecs, aussi bien que des témoignages romains, lorsqu’il s’agit, de déterminer les pays et les localités que visitaient principalement les voyageurs, dans la période qui nous occupe. Mais il n’en faut pas moins distinguer tant soit peu entre ces divers témoignages, dans l’examen des objets, en grande partie déjà mentionnés, qui attiraient et fixaient principalement l’attention de ces voyageurs, attendu qu’il n’y avait, alors non plus, identité parfaite d’intérêts et de vues entre les hommes instruits des deux nations, ou, pour mieux dire, les personnes ayant reçu, les unes l’éducation romaine, les autres l’éducation hellénique.

Ainsi, la fameuse liste de ce qu’on appelait les Sept Merveilles du monde n’avait nullement été dressée pour les Romains. Elle paraît dater de la période écoulée de la 123e à la 139e olympiade, époque à laquelle le colosse de Rhodes, qu’on y comprend généralement, était encore debout ; et, comme cette liste est loin d’embrasser toutes les merveilles dont la Grèce pouvait se montrer fière, il y a lieu de présumer qu’elle n’a pas été dressée dans cette contrée même, mais plutôt dans un des États grecs fondés par les lieutenants d’Alexandre le Grand, peut-être à Alexandrie même[1]. En effet, les lieux où existaient les sept merveilles étaient compris, tous, non seulement dans les limites de la domination d’Alexandre le Grand, mais dans un rayon qui semble avoir eu particulièrement Alexandrie pour centre, à des distances raisonnables de cette ville : ainsi Olympie, avec le fameux Jupiter de Phidias, Rhodes, avec son colosse, Halicarnasse, avec son Mausolée, Éphèse avec le temple d’Artémise, Babylone, avec ses murs gigantesques et ses jardins suspendus, Memphis, avec ses pyramides. D’autres merveilles, comme le temple de Cyrus à Ecbatane, le Capitole à Rome, le temple d’Adrien à Cyzique, etc., n’y ont été que postérieurement ajoutées[2]. Sur les voyages des Romains et des Grecs, dans la période de l’empire romain même, le désir de voir les sept merveilles ne semblerait avoir exercé aucune influence, Pausanias disant (IV, 31, 5) qu’il ne connaissait personne qui eût été à Babylone, dans un temps où Memphis était si fréquentée.

L’intérêt pour les originalités du caractère national des peuples étrangers, leurs institutions, leurs mœurs et leurs usages[3], est le moins saillant dans les voyages des Romains, à cette époque. Cela s’explique naturellement par deux raisons. D’abord, comme on l’a fait observer plus haut, les particularités nationales des pays où l’on voyageait le plus, avaient déjà été, jusqu’à un certain point, effacées parla civilisation gréco-romaine, et ne frappaient plus que rarement l’œil de l’observateur superficiel. Ensuite, presque partout, dans ces contrées, le passé intéressait les visiteurs romains infiniment plus que le présent. Le désir de suivre pas à pas le passé, dans tous ses monuments, ses restes et ses souvenirs, apparaît donc au premier plan. A côté de cet intérêt foncièrement et spécialement historique, on remarque ensuite le désir d’apprendre à connaître les choses dignes d’être vues, les curiosités de tout genre, souvent envisagées comme telles non par suite d’un bien vif intérêt immédiat pour la chose, mais à cause de la renommée de celle-ci, notamment quand la réputation en avait été faite par des écrits beaucoup lus, ou quand la chose avait pour elle l’attrait de la rareté et de l’extraordinaire. Nous ne pourrons examiner qu’à la fin comment le goût de l’art se déterminait, essentiellement, et celui de la nature aussi, jusqu’à un certain point, d’après ce point de vue.

 

1° L’intérêt de curiosité et l’intérêt des souvenirs historiques.

C’étaient les temples qui offraient, partout, la plus belle occasion de satisfaire le goût des spectacles, la curiosité et le désir d’apprendre ; c’est, en effet, vers ces édifices, généralement les plus beaux et les plus grandioses, comme en partie les plus anciens et les plus célèbres, que se dirigeaient, ordinairement, les premiers pas des voyageurs, guidés là par des motifs qui n’étaient pas purement religieux[4]. Leurs vastes ressorts embrassaient souvent, outre de nombreuses dépendances en constructions, des parcs et d’autres plantations, ainsi que des enclos peuplés d’oiseaux et d’autres animaux sacrés[5].

Ils étaient riches en offrandes, comme en objets précieux .et vases de tout genre, particulièrement en images, sculptures et autres trésors de l’art, dons votifs et provenant de fondations pieuses, ou déposés là parce qu’il n’y avait pas d’endroits réputés plus sûrs, ni plus visités, que les temples[6].

Remplaçant en quelque sorte nos musées, ils contenaient, outre les objets d’art, des curiosités naturelles, ethnographiques et historiques, réunies là pêle-mêle, il est vrai, sans classement, et comme le hasard les y avait groupées ; mais, pour ce qui est des couvres d’art, ils n’en renfermaient, quelquefois, pas moins que nos galeries et nos cabinets modernes. Dans les temples d’Athènes, de Delphes, d’Olympie, de Rome, sans parler d’une foule d’autres, on voyait nombre d’images[7] et de statues des plus célèbres ; à Rome aussi des collections de camées[8].

Parmi les curiosités naturelles exposées dans les temples, desquels cette mode d’exhibition passa même dans la suite aux églises chrétiennes[9], on mentionne des crânes d’éléphants, comme par exemple dans le temple de Diane à Capoue[10], des dents d’éléphants[11], de grands serpents[12], un crocodile trouvé par Juba, dit-on, dans un lac de la Mauritanie[13], une côte de baleine (dans le temple d’Esculape, à Sicyone[14]) et des antennes de fourmis de l’Inde[15]. Adrien fit garder un serpent, originaire de la même contrée, dans le temple de Jupiter Olympien, par lui construit à Athènes. On voyait souvent aussi, dans les sanctuaires grecs, des noix dites de l’Inde[16] (probablement des noix de cocos), et Pline vit, dans un temple érigé en l’honneur d’Auguste, auprès du palais de Livie, la racine de l’arbre à cannelle, exhibée sur une écuelle d’or[17]. Le plus grand morceau de cristal que Pline le Naturaliste eût jamais vu, un fragment du poids de 150 livres romaines, était aussi une offrande de Livie au Capitole[18]. De même Auguste avait fait placer au temple de la Concorde, comme spécimen de l’obsidienne noire miroitante, quatre éléphants faits de cette matière[19], et César, au temple de Vénus mère, une armure confectionnée avec des perles de la Bretagne[20]. On trouvait aussi, dans les temples, des objets de fantaisie bizarres, tels qu’un miroir grimaçant, à Smyrne[21], puis toute sorte d’armes et d’ustensiles, provenant de pays étrangers ; du moins Pausanias (I, 21, 7-9) vit-il une cuirasse Sarmate, faite avec des sabots de cheval, dans le temple d’Esculape, à Athènes, et d’autres, fabriquées de lin, dans celui d’Apollon, à Gryneum, comme ailleurs encore.

Cependant il est probable que l’on gardait en plus grand nombre encore, dans les temples, des objets offrant un intérêt historique, particulièrement de ceux qui avaient appartenu à des personnages célèbres, et se rapportant d’ailleurs à toutes les époques du passé, en remontant de la veille jusqu’aux temps primitifs de l’histoire du genre humain[22]. L’épée de Jules César ; qui fut présentée à Vitellius, avait été enlevée d’un temple de Mars[23], et cet empereur lui-même fit don à un autre temple du même dieu, à Cologne, du poignard avec lequel s’était tué son rival et prédécesseur Othon[24]. Varron vit, dans un temple de Sancus (dieu sabin), le fuseau et la quenouille de Tanaquil, dans un temple de la Fortune, à Rome, un costume royal, confectionné par cette princesse et qu’avait porté Servius Tullius[25]. Au temple de la Concorde, dans la même capitale, on montrait le prétendu anneau de Polycrate, dans un cornet d’or, présent d’Auguste[26]. Mucien, l’ami de l’empereur Vespasien, vit encore quelques restes de la cuirasse en lin que le roi d’Égypte, Amasis, avait pieusement offerte au temple de Minerve de Linde, dans l’île de Rhodes, et dont chaque torsade comprenait trois cent soixante fils[27] ; la majeure partie de cette relique était en loques, à force d’avoir été touchée[28]. La cuirasse de Masistius, qui avait commandé la cavalerie des Perses à Platée, se trouvait dans un des temples d’Athènes, avec un sabre de Mardonius, arme dont l’origine était cependant suspecte à Pausanias (I, 27). On voyait, à Sparte, la lance d’Agésilas[29] ; à Gortys, en Arcadie, l’armure et la lance d’Alexandre[30] ; à Némée et à Delphes, des armures de Mithridate[31]. Mais ce qui, probablement, excitait le plus vivement l’intérêt, c’étaient les reliques provenant des temps héroïques, devenus, par la lecture générale des œuvres de tous les grands poètes et l’enseignement de l’école, plus familiers que l’histoire même des temps plus modernes à une grande partie du monde lettré[32]. On ne doutait même pas plus de l’authenticité de ces reliques que de celle des pièces ayant un caractère véritablement historique, car on prêtait aux vieilles légendes aussi le caractère d’une tradition historique, entremêlée seulement de contes et de fables. Or, parmi les reliques des temps héroïques, les. plus estimées, comme aussi les plus répandues, paraissent avoir été celles qui dataient de la guerre de Troie, ou qui en rappelaient les événements. On en montrait partout une grande variété, depuis l’œuf de Léda (quelque œuf d’autruche probablement), suspendu au plafond d’un temple de Sparte[33], et une coupe d’ambre, offerte par Hélène au temple de Minerve, à Linde, le moule exact du sein de la belle, à ce que l’on prétendait[34], jusqu’aux navires d’Agamemnon dans l’Eubée, d’Énée à Rome et d’Ulysse à Corcyre[35]. Il y avait d’ailleurs des reliques de temps bien plus reculés encore : à Panopée, en Phocide, même des restes de l’argile avec laquelle Prométhée pétrissait des hommes, devant une chapelle de ce demi-dieu. On assurait qu’ils avaient une odeur de peau humaine[36]. Il arriva, sans doute, aussi plus d’une fois qu’on montrait le même objet en deux endroits différents : ainsi, à Coptos en même temps qu’à Memphis, le cheveu qu’Isis s’arracha, dans sa douleur de la mort d’Osiris[37].

On trouvait même, en Orient, des réminiscences de la mythologie grecque, dont les traditions ne pouvaient, naturellement, y avoir été semées que par des voyageurs grecs, mais avaient été retenues sur divers points par les indigènes. Ainsi Joppé, en Palestine, passait généralement pour avoir été le théâtre de la délivrance d’Andromède par Persée. Les ossements du monstre marin qui pouvaient avoir donné lieu à cette hypothèse, avaient été déjà, il est vrai, transportés à Rome par Scaurus[38] ; mais on n’en montrait pas moins encore à Joppé, au temps de Josèphe, les traces des chaînes d’Andromède[39] et, au temps de Pausanias, une eau rougeâtre, dans laquelle Persée s’était, disait-on, lavé après le combat avec le monstre marin[40].

C’est auprès des temples grecs que les étrangers avaient aussi le plus de certitude de trouver, moyennant salaire, des périégètes ou guides et des exégètes, faisant métier d’expliquer les curiosités de la ville, à moins qu’un hôte complaisant ne se chargeât lui-même de cet office. En Grèce, il ne manquait pas de périégètes, même dans les petites villes. Pausanias en mentionne dans beaucoup de localités[41]. Ordinairement c’étaient des prêtres et des serviteurs attachés aux temples qui remplissaient cet office[42]. Il n’y avait probablement de guides de profession, attitrés, que dans les localités les plus importantes et les plus fréquentées[43]. Parmi eux, figuraient quelquefois des gens instruits, ayant eux-mêmes écrit sur les antiquités de leur ville[44] ; mais la plupart, comme de raison, avaient fait de leur état un métier. Quoique les voyageurs fussent souvent bien aises de se laisser conduire par eux[45], ils pouvaient aussi devenir pour des hommes instruits, dans des endroits comme Athènes et Olympie surtout, un véritable tourment[46], une fois qu’ils se mettaient à rabâcher leurs explications, apprises par cœur, et leurs historiettes, inventées pour flatter le goût de la multitude. Si l’on pouvait, dit Lucien[47], bannir de la Grèce les mythes et les légendes, les guides y mourraient nécessairement de faim, car les étrangers ne se soucient pas d’entendre la vérité, même gratis. Dans l’un des petits écrits de Plutarque[48], il est rendu compte de la visite faite au temple de Delphes par une société, venue pour en voir les curiosités. Or elle eut beau supplier les guides de lui épargner leurs explications sur les objets qu’il avait été convenu d’aller voir ; ils insistaient même pour lire toutes les inscriptions, et cependant la moindre question qui leur fût adressée incidemment, ou dans un ordre différent de celui auquel ils étaient habitués, les jetait dans une confusion qui les faisait rester court.

En Grèce et en Asie Mineure, les guides entretenaient les voyageurs presque exclusivement de souvenirs des temps héroïques, pour lesquels l’intérêt était là plus vif que partout ailleurs[49], et qui, comme nous l’avons déjà dit, étaient plus familiers que ceux des temps historiques à beaucoup de gens lettrés. L’ouvrage de Pomponius Méla, De situ orbis terrarum, montre d’ailleurs, entre autres exemples, combien il y avait de cette préférence chez les Romains aussi. Les réminiscences mythologiques figurent, en effet, dans ses descriptions de lieux et de pays, en bien plus grand nombre que les souvenirs historiques. Même en Orient, les mythes grecs se maintenaient avec, une remarquable persistance, là où ils s’étaient localisés. Ainsi, par exemple, la dérivation du nom de la ville de Canope de celui du pilote de Ménélas, citée même par Tacite, dans sa courte relation de voyage[50], puis rectifiée par Aristide[51], est encore reproduite par Ammien Marcellin (XXII, 16). Partout, dit Aristide[52], on n’entendait parler que de ce qui avait été jadis. Ce qu’on allait voir, c’étaient ou les restes d’un trophée, un monument, une source ; ou bien le guide se bornait à diriger l’attention sur quelques traces presque imperceptibles de ce qui passait pour avoir été la chambre d’Hélène, celle d’Harmonia, femme de Cadmus, celle de Léda, ou quelque chose d’analogue. C’est de tel temple de la déesse des Amours, à Trézène, que Phèdre regardait Hippolyte exerçant, tout près de là, ses chevaux à la course, dans l’hippodrome. Il y avait là un myrte à feuilles criblées de trous, que l’infortunée, dans son délire amoureux, avait percées d’une épingle de ses cheveux[53].

Sur cette pierre, dans le port de Salamine, était assis jadis le vieux Télamon, quand il suivit des yeux le navire qui emportait ses fils vers l’Aulide[54]. Dans l’Aulide même, on montrait une source, à côté de la place autrefois occupée par le platane sur lequel un serpent dévora le moineau avec ses neuf petits, sous les yeux de l’armée réunie des Grecs ; on y conservait encore un morceau du bois de cet arbre[55]. A telle autre place, Cadmus avait semé les dents de dragon desquelles poussèrent des hommes armés de pied en cap[56].

Il serait superflu de multiplier ces exemples. Dans cette contrée si riche en traditions, le voyageur pouvait à peine faire un pas sans aborder le théâtre de quelque événement mémorable, et il n’y avait pas une pierre qui n’eût un note : Naturellement, les souvenirs historiques de date plus récente n’y manquaient pas non plus. On visitait les tombeaux des hommes célèbres, sur lesquels on offrait souvent des sacrifices, comme le fit Germanicus[57], les champs de bataille et les emplacements des camps fameux dans les guerres du passé, notamment dans celle des Perses[58]. Nous eûmes, écrit Arrien[59] à l’empereur Adrien, le plaisir d’apercevoir le Pont-Euxin de la place même où il fut aperçu par Xénophon et par vous. Il y trouva des autels en pierre grossièrement taillée, avec des inscriptions mal écrites et sans orthographe, qu’il remplaça par des autels en marbre et des inscriptions meilleures. Il paraît que l’on poursuivait, en Grèce et en Orient, avec une prédilection marquée, les souvenirs d’Alexandre le Grand, de ses expéditions et de ses exploits. Au temps de Plutarque encore, on montrait, sur les bords du Céphise, un vieux chêne à l’ombre duquel avait été dressée sa tente à la bataille de Chéronée, non loin du monument de la fosse commune des Macédoniens qui y avaient péri[60]. Quand le roi Mithridate entra en Phrygie, il jugea d’un bon augure de passer la nuit dans l’auberge même où était jadis descendu Alexandre[61]. Aux environs de Tyr, on montrait une source près de laquelle Alexandre avait rêvé de la capture d’un satyre, présage que les interprètes de songes rapportèrent à la prise de Tyr[62]. Près de Minnagara, port situé à l’est de l’embouchure de l’Indus, le négociant grec qui y aborda, pendant son voyage dans l’Inde, visita les endroits où des chapelles, des autels, des fondations de camps et des puits profonds témoignaient, comme autant de souvenirs, du séjour qu’y avait fait l’armée macédonienne[63]. Il n’est guère probable que les empereurs romains, venant à Alexandrie, manquassent jamais d’y visiter le caveau, fermé sans doute pour le commun des voyageurs, où le corps d’Alexandre reposait dans un cercueil en verre[64]. Il fut ainsi visité par César[65], par Auguste[66], par Septime Sévère[67], qui en ordonna la fermeture, et par Caracalla[68], qui se le fit rouvrir ; Caligula avait fait retirer de ce caveau l’armure d’Alexandre[69] ; cependant, au moyen âge encore, les Mahométans continuèrent à révérer, dans cette ville, un prétendu tombeau du héros macédonien[70].

De même, dit Pline le Jeune, en retraçant les exploits militaires de Trajan dans les pays lointains[71], de même qu’on vous y a montré les vestiges sacrés des grands capitaines, le jour viendra où nos descendants demanderont à voir et signaleront à leurs enfants, comme non moins dignes d’être vus, le champ de bataille trempé de vos sueurs, les arbres sous lesquels vous vous êtes reposé, les rochers qui protégeaient votre sommeil, les maisons qui vous ont donné l’hospitalité. Ammien Marcellin témoigne de l’accomplissement de cette prophétie, dans sa relation de la marche de Julien à travers la plaine de l’Euphrate, en rapportant que l’on montrait, dans la ville d’Ozogardane, la tribune du haut de laquelle Trajan avait harangué son armée[72]. Les souvenirs de l’histoire romaine étaient lés seuls qu’eussent à offrir l’Italie et les provinces occidentales, à défaut de presque toute autre trace d’un âge mythologique dans ces provinces ; aussi les y recherchait-on, sans doute, avec beaucoup de zèle.

On montrait, près de Laurente, un endroit appelé Troie, jadis le camp d’Énée[73] ; près de Literne, des oliviers plantés par Scipion l’Ancien[74] ; à Baies, des bijoux et un mantelet que Tibère, enfant, avait reçus en cadeau de la sœur de Sextus Pompée[75] ; au fond de la source d’Aponus, prés de Padoue, des dés qu’il y avait jetés[76] ; à Capri, la place de laquelle il faisait précipiter les victimes de sa cruauté dans la mer, après de longues tortures[77] ; à Tibur, la maison d’Horace[78] ; à Rome, et dans d’autres lieux encore, celles où plusieurs empereurs avaient vu le jour[79].

Il va sans dire que les historiens particulièrement s’appliquaient à inspecter, de leurs propres yeux, les lieux connus pour avoir été le théâtre des événements qu’ils avaient à raconter. Suétone, notamment, paraît avoir été très consciencieux à cet égard. Appien visita, près de Cajète (Gaëte), la place où avait été assassiné Cicéron[80] ; Plutarque, le champ de bataille de Bebriacum (entre Crémone et Vérone) et le monument d’Othon, à Brixellum (Bresello)[81].

 

2° L’intérêt des jouissances de l’art.

L’intérêt des souvenirs historiques, tel que le fait concevoir ce qui précède, l’emportait de beaucoup sur tout autre dans les voyages des Romains. Les considérations par lesquelles un poète latin, du temps de Néron, termine un poème sur les merveilles de l’Etna[82], mettent aussi hautement en relief cette vérité. Nous parcourons, dit-il, les terres et les mers, au péril de notre vie, et bravant tous les dangers, pour aller voir des temples magnifiques, avec leurs riches trésors, des statues de marbre et des antiquités sacrées ; nous recherchons avidement les fables de l’antique mythologie et faisons, dans nos voyages, la ronde chez tous les peuples. Voici maintenant que nous trouvons notre plaisir à regarder les murs de Thèbes, vieux comme Ogygès, et à nous transporter en imagination dans ces temps reculés, pour admirer tantôt les pierres qui se joignaient aux accents de la voix du chanteur, et aux accords de sa lyre, tantôt l’autel, duquel s’élevait, en deux colonnes distinctes, la fumée du double sacrifice ; puis les exploits des sept héros et le gouffre qui engloutit Amphiaraüs. Là, ce qui nous captive, c’est l’Eurotas, ainsi que la ville de Lycurgue et la troupe sacrée suivant son chef jusqu’à la mort. Puis on visite Athènes, fière de ses chantres et de Minerve, sa victorieuse déesse. C’est ici que le perfide Thésée oublia jadis, à son retour, de hisser la voile blanche qui devait avertir son père. Athènes n’avait-elle pas également à répondre de la tragique destinée d’Érigone, maintenant célèbre étoile ? L’histoire de la fille de Pandion, Philomèle, qui remplit les bois de son chant, et de sa sœur Progné qui, transformée en hirondelle, fait son nid auprès des toits, ainsi que du sauvage Térée, errant dans les champs solitaires, figurait également parmi les mythes athéniens. Tantôt nous admirons les cendres de Troie et Pergame pleurée par les vaincus ; nous découvrons le tertre du grand Hector, où le bouillant Achille et le vengeur du grand Hector gisent également.

Cependant le même poète mentionne aussi, après l’intérêt des souvenirs historiques, celui que l’on prenait à l’art, comme un des mobiles déterminants du plaisir et de la direction des voyages. Il poursuit en ces termes : Oui, les peintures et les sculptures de la Grèce aussi fascinent bien des gens : tantôt c’est Vénus Anadyomène, avec sa ruisselante chevelure, ou la terrible Colchienne, avec ses jeunes enfants jouant à ses pieds, tantôt le sacrifice d’Iphigénie avec le père à la figure voilée, ou bien quelque œuvre de Myron[83]. Cette profusion d’œuvres, dans lesquelles tant d’art se manifeste, attire beaucoup de personnes, et vous vous croyez obligé d’aller les voir, malgré les périls du voyage sur terre et sur mer[84]. Il n’est pas besoin d’ajouter que les Romains, avides de s’instruire et de se former le goût, ne négligeaient pas, dans leurs voyages, d’examiner ces œuvres d’art, dont notamment la Grèce et l’Asie Mineure possédaient une telle quantité[85]. Cicéron en mentionne de même en Sicile un certain nombre, que Verrès avait fait enlever aux particuliers et aux temples, dont elles étaient la propriété, et que les habitants ne manquaient pas, alors ; de faire voir aux étrangers. Dans la chapelle de Héjus, à Messana, il y avait un Amour de Praxitèle, un Hercule de Myron et deux canéphores de Polyclète[86]. On n’admirait pas moins, dans cette île, la Diane de Ségeste[87] et une peinture représentant un combat de cavalerie d’Agathocle, dans le temple de Minerve, à Syracuse[88].

Properce ne voulait pas se contenter d’étudier, à Athènes, Platon, Démosthène et Ménandre, mais se proposait d’y contempler aussi les images et les œuvres de bronze et d’ivoire[89]. Il fallait, naturellement, surtout avoir vu les chefs-d’œuvre célèbres que tout homme instruit connaissait de nom, comme en offraient encore toutes les villes considérables de la Grèce, même au temps de l’empire, et dont Cicéron a également énuméré une partie[90]. On entreprenait des voyages uniquement pour les voir[91].

Ainsi, au temps de Cicéron, on ne visitait Thespies que pour le Cupidon de Praxitèle, qui s’y trouvait alors[92], et, suivant Pline[93], bien des gens n’avaient fait le voyage de mer à Cnide que pour admirer la Vénus du même artiste, regardée par beaucoup de personnes comme le premier chef-d’œuvre du monde entier. Si l’on ne trouve aucune mention de voyages faits par des Romains à Olympie, cela peut tenir au hasard, car il paraît que les Grecs avaient, assez généralement, conservé l’habitude d’y aller[94]. Mais, ce qui fait bien ressortir combien l’intérêt des souvenirs historiques l’emportait, dans les pérégrinations des Romains, sur le goût des arts, c’est que le premier apparaît presque partout comme le mobile dirigeant, tandis qu’il n’est jamais qu’exceptionnellement et fortuitement question du second. En effet, l’intérêt qu’ils prenaient aux choses d’art était le plus souvent tout extérieur et superficiel, c’est-à-dire uniquement déterminé, d’ordinaire, parle prestige du nom de l’artiste et la célébrité de son œuvre.

Qui a vu une bonne fois la statue ou l’image qu’il voulait voir, s’en va satisfait et ne revient plus, a dit quelque part Tacite[95] ; et cette remarque s’appliquait, sans doute, à la grande majorité des voyageurs de sa nation. Sous ce rapport aussi, les voyages des Romains du temps ressemblaient à ceux des touristes anglais de nos jours, non moins que par la recherche assidue et consciencieuse des lieux auxquels sont attachés des souvenirs historiques[96].

Dans tous les temps, la grande majorité des Romains devaient, il faut bien l’admettre, après tout, sentir comme s’exprimait Atticus au sujet d’Athènes. Les lieux, dit-il[97], qui portent des traces de ceux que nous aimons et admirons, produisent une certaine impression sur nous. Même Athènes, ma ville favorite, ne me réjouit pas tant par ses constructions helléniques et ses précieux chefs-d’œuvre des artistes anciens que par le souvenir de ses grands hommes, en me rappelant où ils demeuraient, où ils avaient l’habitude de s’asseoir et de se promener en causant, ainsi que par leurs tombeaux, dont la vue m’intéresse également.

 

3° Le sentiment de la nature.

Le sentiment de la nature apparaît beaucoup plus en relief dans les voyages des Romains que l’amour de l’art. Dans tout ce qui tend à récréer l’esprit et à nous procurer des jouissances, dit Atticus[98], la palme est à la nature. Mais cet intérêt se montre le plus souvent, chez les anciens ; tout différent de ce qu’il est chez les modernes. Souvent même, il ne dérivait d’aucune impression immédiate, mais n’était qu’indirectement provoqué et déterminé par la célébrité, la rareté, l’extraordinaire, ou bien par la sainteté des objets et des phénomènes qui avaient frappé l’imagination.

C’est par ce caractère religieux que le sentiment de la nature, dans l’antiquité, se distinguait essentiellement de celui qui y correspond chez les modernes. Les grands phénomènes du monde physique remuaient les anciens bien plus profondément qu’ils ne nous impressionnent ; se sentant comme en présence d’une action divine ou démoniaque, l’étonnement ou l’admiration dont ils étaient frappés se traduisait toujours, alors, en une espèce d’adoration religieuse. Quelque altération qu’eût subie la croyance aux anciens dieux, dans le cours des siècles, cette superstition-là s’était conservée chez les Romains, comme chez les Grecs de l’époque. D’ailleurs, les phénomènes qui la provoquaient ne restaient-ils pas toujours les mêmes ? n’agissaient-ils pas toujours sur l’âme avec une égale puissance ?

Parmi les nombreux passages d’auteurs et de poètes latins du temps, dans lesquels se. manifeste ce caractère religieux du sentiment de la nature, bornons-nous ici à citer le suivant : Quand vous apercevez, dit Sénèque le Philosophe[99], un bois sacré, formé de vieux arbres bien serrés les uns contre les autres et de haute futaie, où la masse touffue des branchages, entrelacés dans tous les sens, masque la voûte du ciel, le développement gigantesque des arbres, le mystère du lieu et l’admiration des ombres, fortes et continues, qu’ils projettent sur la rase campagne, font que vous vous sentez comme en présence d’une divinité. De même, quand vous verrez une grotte dont la pierre est toute rongée par le temps, qui a fait un trou profond. dans les flancs d’une montagne, et que cette excavation n’a rien d’artificiel, mais est tout entière l’effet de causes naturelles, cette vue remplira votre âme du sentiment de l’existence d’un pouvoir supérieur. Nous vénérons les sources des grands fleuves ; là, où le flot impétueux s’échappe du gouffre qui le dérobait à nos yeux, s’élèvent des autels ; les sources thermales ont leur culte, et maint lac est réputé sacré, à cause de la teinte sombre où de l’insondable profondeur de ses eaux. Dans la solitude et dans le recueillement que produit le silence de la nature, quand on se sentait plus près de la divinité, plus directement exposé à son action et dans le cas d’avoir le plus besoin de sa protection, le sentiment religieux arrivait à se manifester plus souvent et plus vivement qu’au milieu du tumulte et du bruit des villes, et le voyageur en chemin s’arrêtait parfois, involontairement, comme en extase devant la demi obscurité des grottes, des vieux arbres, ou des collines entourées de haies[100]. Ainsi, l’on recherchait des lieux remarquables par l’aspect grandiose ou la beauté de la nature, non seulement pour se réjouir de cette vue, mais encore pour adorer la divinité à laquelle ils étaient consacrés. Ainsi, la source du Clitumne, dans l’Ombrie, attirait les visiteurs autant par son caractère sacré que par sa beauté même[101]. Du pied d’une colline, couverte de cyprès, elle s’échappait, transparente et froide comme la glace, avec un éclat verdâtre, dans lequel se miraient les frênes de ses deux rives, puis ne tardait pas à devenir, en s’élargissant, une rivière navigable, bordée de maisons de campagne. Un vieux temple et une, multitude de chapelles s’élevaient près de l’endroit où elle prend naissance ; les murs et les colonnes du sanctuaire étaient couverts d’inscriptions tracées par les visiteurs, qu’il avait particulièrement le privilège d’attirer en très grand nombre[102], mais qui ne manquaient pas non plus, sans doute, auprès d’autres sources et rivières, remarquables par leur beauté[103]. Parmi les grottes et les cavernes les plus célèbres, on citait celle de Coryce, au Parnasse, que Pausanias (X, 32, 2) appelle la plus grande et la plus curieuse qu’il eût jamais vue, et une autre du même nom, près de la ville de Coryce, en Cilicie, mais qui était évidemment moins une caverne proprement dite qu’une gorge couverte[104].

Pausanias n’a pas mentionné celle-ci, mais décrit trois autres grandes cavernes dans l’Asie Mineure. Que le sentiment de la nature, chez les anciens, crût reconnaître, dans ces voûtes hardies, avec leurs bizarres stalactites et autres formations de pierres étranges, les demeures de dieux, mais surtout de nymphes ; que l’on crût distinguer, dans le bruissement des eaux, ruisselant ou tombant goutte à goutte du haut, ou s’écoulant dans les profondeurs de ces grottes, des accents d’une musique démoniaque ; que, dans ce mystérieux demi-jour on dans l’obscurité, sans autre guide que la lueur blafarde d’une torche, on frit saisi d’une vague terreur, tout cela se comprend[105] ; aussi, toutes les grottes d’étendue majeure étaient-elles, très probablement, consacrées à certaines divinités, dont on y plaçait, dans ce cas, les images[106].

La vénération pour les bois sacrés et les arbres distingués pour leur haute antiquité et leur taille gigantesque, est tout aussi naturelle. Pausanias énumère les arbres les plus anciens de la Grèce, qui y remontaient jusqu’à la nuit des temps, comme le saule à Samos, le chêne à Dodone, et l’olivier sur l’Acropole d’Athènes[107] ; Pline, les plus gigantesques, dans le creux de quelques-uns desquels il y avait largement place pour plusieurs hommes[108]. Cicéron, cependant, en parle sur un ton plus léger[109]. On visitait beaucoup, évidemment, des arbres tels que ce beau pin-pignier de l’Ida, d’environ deux cent vingt pieds de haut, qui était devenu proverbial et qu’avait déjà décrit le premier Attale de Pergame[110] ; ou, en Lycie, l’énorme platane dans le tronc creux duquel Licinius Mucien prit son repas, avec douze convives. Un autre platane célèbre, près de Gortyne, dans la Crète, avait inspiré à des poètes latins et grecs des pièces de vers, que l’on attachait probablement au tronc de l’arbre dont elles chantaient la gloire. C’est sous cet arbre que, d’après la tradition, Europe avait reçu les embrassements de Jupiter[111].

Un autre point, qui influait essentiellement sur la vogue de curiosité de certains lieux, c’était la célébrité qu’ils devaient à la poésie et à la littérature. La description d’un site était-elle devenue le thème favori des écrivains et de poètes, ce qu’ils en avaient dit ne manquait jamais d’y faire affluer les visiteurs en nombre toujours croissant ; or, c’était là précisément le cas pour une grande partie des localités et des curiosités dont nous venons de faire mention.

La description que nous a laissée Pomponius Méla de la caverne de Coryce, en Cilicie, trahit des réminiscences de descriptions poétiques antérieures, ainsi que, dans Pline l’Ancien, celle de la vallée de Tempé[112], des deux côtés de laquelle les montagnes s’élevaient, comme des murs à plans doucement inclinés, jusqu’à perte de vue ; le Pénée, coulant entre deux rives tapissées de gazon, au milieu d’un charmant bocage, parcourait le fond étroit de la vallée, où les faîtes des arbres résonnaient partout du chant des oiseaux. L’empereur Adrien s’était appliqué, dans son Tiburtinum, à une imitation de la vallée de Tempé[113]. La seule chose dont Sénèque s’enquière auprès de son ami Lucilius, qui avait parcouru la Sicile dans toutes ses parties, c’est une définition exacte de la nature du gouffre de Charybde, uniquement redevable à la poésie de sa célébrité.

Il savait déjà que le rocher de Scylla n’offre aucun danger (Lettres, 79). Les voyages, dit-il, dans un autre passage de ses lettres, vous procureront des notions sur les peuples étrangers, vous feront connaître de nouvelles formations de montagnes, de vastes étendues de plaines inconnues, des vallées arrosées par des filets d’eau intarissables, ou la nature si remarquable de tel fleuve, grossi par des crues en été comme le Nil, ou se dérobant d’abord aux regards comme le Tigre, puis reparaissant dans toute sa force et sa puissance, après avoir ainsi invisiblement fourni la première partie de son cours, ou enfin, comme le Méandre, cet éternel sujet de badinage et lieu commun de tous les poètes, qui serpente en formant des sinuosités infinies, s’éloignant et se rapprochant tour à tour des autres parties de son propre lit, jusqu’à ce qu’il finisse par y rentrer complètement ; du reste, les voyages ne vous rendront ni meilleur, ni plus raisonnable[114].

On voit que ce n’est point pour la beauté de leurs rives qu’il cite ces fleuves, mais pour leur célébrité et les curieux phénomènes particuliers qu’on y observe.

Cela nous conduit à un troisième point, qui mérite également d’être pris .en considération et qui ajoutait encore à l’intérêt de plusieurs des autres curiosités déjà nommées : nous voulons parler de l’attraction particulière qu’exerçait tout ce qu’il y avait d’extraordinaire, de rare et d’anormal en apparence dans certains phénomènes de la nature.

A propos des îles flottantes du lac Vadimonis, près d’Amérie, Pline le Jeune dit, comme nous l’avons déjà rapporté plus haut, qu’en Italie une pareille curiosité naturelle passe inaperçue, tandis que l’on entreprend des voyages de terre et de mer, à l’étranger, pour y rechercher des phénomènes du même genre, qui ne sont guère plies curieux[115]. Il. y avait, d’ailleurs, encore un autre lac avec des îles flottantes, près de Cotilies[116].

Romains et Grecs, séjournant dans les provinces occidentales, se rendaient à Gadès ou à la côte occidentale des Gaules pour voir le mouvement des marées sur l’Océan Atlantique. Sabinus, l’ami de Lucien, fit, exprès pour cela, un voyage dans la Gaule[117] ; Philostrate y avait aussi observé ce phénomène. Cet auteur, faisant voyager dans le même but son Apollonius à Gadès, rapporte la superstition, encore aujourd’hui fort accréditée, dans beaucoup de districts maritimes, que les moribonds ne peuvent mourir pendant la durée du flux, et que l’âme ne quitte jamais le corps qu’avec le reflux[118]. Strabon, Apulée et Dion Cassius décrivent un gouffre près d’Hiérapolis, en Phrygie, duquel s’élevaient des vapeurs, chargées d’acide carbonique, délétères pour tous les animaux et tous les hommes, sauf, à ce que l’on prétendait, les eunuques. Ces écrivains en avaient eux-mêmes fait l’expérience sur des oiseaux et d’autres animaux.

Ce qui prouve combien ce lieu était fréquenté, c’est qu’on y avait bâti un théâtre spécial pour la commodité des observateurs[119]. Ce théâtre ne paraît, toutefois, avoir été construit que postérieurement au temps de Strabon, car ce géographe n’en fait pas mention. Au temps d’Ammien Marcellin, on avait cessé d’observer ce phénomène[120]. Il va sans dire que tous les Avernes ou soupiraux du même genre, regardés par les anciens comme des bouches de l’enfer, attiraient de même la curiosité, notamment celui des environs de Cumes, le plus connu de tous. Il serait impossible d’énumérer tous ces innombrables phénomènes de la nature, soit réels, soit imaginaires, ou du moins drapés des fables de la mythologie, que recherchaient alors les voyageurs ; nous pouvons d’autant mieux nous dispenser de multiplier les exemples que nous en avons déjà cités beaucoup.

Il nous reste encore à considérer les lieux et les sites que l’on ne recherchait que pour leur beauté naturelle. En première ligne se présentent ici les rivages de la mer, où l’on aimait tellement à jouir de la belle nature, que les mots beaux sites et sites maritimes pouvaient passer pour synonymes[121]. La poésie et la mythologie anciennes offrent une foule des plus éloquents témoignages du sentiment in time et profond que l’on avait de la beauté et des splendeurs de la mer[122], et l’art antique a emprunté à cet élément les motifs de ses images les plus gracieuses et les plus magnifiques. La littérature latine, et plus encore les ruines des villas et des palais romains, qui bordaient les plus belles parties du littoral, et que les contemporains célébrèrent à l’envi, précisément pour la belle vue dont on y jouissait, témoignent mainte et mainte fois de l’amour des Romains pour la mer[123]. De son palais dans l’île de Caprée, Tibère pouvait embrasser d’un coup d’œil tout le superbe golfe de Naples[124]. La villa de Pollius Félix, sur la hauteur de Sorrente, offrait, de chaque fenêtre, une vue différente, sur Ischia, Caprée et Procida, avec celle de la mer, que l’on apercevait de toutes ; là se reposait le soleil couchant quand le jour baissait, que l’ombre des montagnes, couronnées de feuillage, se projetait dans la mer et que les palais semblaient flotter dans un miroir de cristal[125]. Nous avons déjà parlé plus haut des lieux de plaisance et de bains situés sur le rivage occidental de l’Italie et la côte septentrionale de l’Égypte ; en Grèce aussi, c’est principalement sur les côtes que l’on rencontre des ruines de villas romaines[126]. Mais les bords des lacs et des fleuves n’avaient guère moins d’attrait pour les amis des beautés de la nature. On connaît l’attachement de Catulle pour le lac de Garde ; sur la presqu’île de Sirmio, qu’il affectionnait tant, existent encore des débris de constructions romaines. Les bords si gracieux et si richement ombragés du lac de Côme étaient couverts de villas au temps de Pline le Jeune[127], et sur ceux du lac de Bracciano on a trouvé des ruines d’un Pausilype (Sans-Souci), dont la propriétaire s’appelait Métia Hédonium, et vivait du temps de Tibère[128]. Il n’y avait pas, de par le monde, dit Sénèque (Lettres, 89, 21), de lac que ne dominassent les toits de villas appartenant à des grands de Rome, de fleuve dont les rives ne fussent bordées de leurs habitations. Parmi les fleuves d’Italie, l’Anio et le Tibre étaient probablement ceux dont on affectionnait et visitait le plus les rives : celles du Tibre, d’après Pline l’Ancien (H. n., III, 54), étaient peut-être ornées de plus de villas que toutes lés autres rivières du monde entier.

Nous pouvons nous dispenser de revenir ici sur la villa bien connue de Néron à Sublaqueum[129].

Outre la cascade à laquelle Tibur devait sa vogue[130], on connaît la villa tiburtine de Manlius Vopiscus par Stace (I, 3), poète dont on goûte surtout la lecture en Italie, à cause de la vraie couleur locale dont ses vers sont empreints, comme l’a fait observer le célèbre Niebuhr, en termes si flatteurs pour l’auteur des Silves.

Cette prédilection pour les rivages et les sites riverains s’explique très naturellement dans le Midi. Ce qui faisait si avidement rechercher le voisinage des eaux, ce n’était pas seulement le coup d’œil récréatif sur l’immense surface azurée de la mer, sur les tortuosités à reflet argentin des ruisseaux et des rivières, ainsi que sur l’écume blanche des cascades, c’était aussi la délicieuse fraîcheur des brises qui s’en élevaient. De plus, l’eau est, dans le paysage méridional, le véritable élément qui vivifie, car la sécheresse et l’aridité y règnent partout où elle manque. C’est sur ses bords que la verdure a le plus de fraîcheur, que la campagne se déploie le plus richement, et que les couronnes des arbres procurent le plus d’ombrages[131]. Laisser reposer l’œil sur le feuillage silencieux[132] ou le cours de la rivière qui passe, ou le promener au loin, écouter le chant des oiseaux, le murmure de l’onde ou le mugissement des vagues, aspirer le souffle bienfaisant de l’air, laisser les heures s’écouler dans la rêverie muette et solitaire, telles étaient les jouissances de la nature que les poètes latins célèbrent en vers si éloquents ; telles, ou à peu près telles, les scènes agrestes que les amis de la nature recherchaient le plus volontiers, après les rivages de la mer.

Cum tamen inter se prostrati in gramine molli

Propter aquaæ rivum sub ramis arboris altæ

Non magnis opibus jucunde corpora curant :

Præsertim cum tempestas adridet et anni

Tempora conspergunt viridantis floribus herbas.

Voilà quelles étaient, d’après Lucrèce[133], les principales conditions du bonheur champêtre. Aussi les villas s’élevaient-elles généralement sur des sommités[134], ouvrant des perspectives larges, sereines et variées. La situation de la villa toscane de Pline le Jeune peut être citée comme modèle d’un paysage de l’intérieur d’une beauté parfaite, telle que l’entendaient les Romains[135]. On y jouissait de l’aspect d’une vaste plaine, encadrée de tous côtés, comme un immense amphithéâtre, par les contreforts de l’Apennin ; des sommets plus élevés descendaient d’antiques et épaisses forêts, alternant avec des pentes fertiles, couvertes des plus riches moissons ; plus bas venaient se ranger des vignobles et, enfin, des champs et des prairies, parés de la plus belle verdure et émaillés d’une multitude de fleurs, des couleurs les plus variées. Le Tibre et nombre de ruisseaux arrosaient la plaine dans toute son étendue. C’était une grande jouissance que la contemplation d’un pareil site, de la hauteur ; on ne croyait pas avoir sous les yeux la réalité d’un paysage, mais un beau tableau, tant l’œil se délectait partout de la diversité, ainsi que de la grâce des lignes et des contours qui s’offraient à lui.

C’est un fait suffisamment établi que, dans l’antiquité, une vue agréable était estimée comme un des plus grands avantages de toute propriété[136].

Il est éminemment caractéristique, pour la direction indiquée du sentiment de la nature chez les Romains, que le mot agrément (amœnitas) est celui qui, dans leur langage, revient le plus souvent comme un terme d’éloge, et se rapproche le plus, par le sens qu’ils y attachent, de ce que nous appelons la belle nature. Ils emploient bien aussi, mais rarement, l’épithète pulcher. En effet, l’idée qu’ils se faisaient des beautés de la nature était beaucoup plus étroite que celle qui a déterminé l’acception moderne du mot. Quintilien dit quelque part[137] que l’éloge du bel aspect (species) d’un paysage ne peut s’appliquer qu’aux pays de plaines, aux sites gracieux et à ceux du bord de la mer. La rudesse et le caractère sauvage, la terrible majesté, l’uniformité sombre mais grandiose, dans les tableaux de la nature, ne prêtaient pas à l’admiration, d’après le sentiment romain. Elle était restreinte aux sites des pays de vallées et de collines, aux rebords extérieurs des chaînes de montagnes, et ne s’étendait pas plus à celles d’une grande hauteur qu’aux landes et aux marécages, aux masses de rochers et aux déserts sans eau. Les hommes de ce temps-là étaient insensibles à l’effet magique que produit sur nous l’aspect désolé de la Campagne de Rome, telle qu’elle est aujourd’hui. Dans Cicéron[138], Atticus, surpris de la beauté de l’île de Fibrénus, dit que, s’étant figuré les environs d’Arpinum comme un pays tout de rochers et de montagnes, il avait été fort étonné d’apprendre que son ami trouvât tant de plaisir à cette contrée. Il y avait notamment, dans l’éducation d’alors, absence de tout ce qui fait comprendre les merveilles du monde alpestre. L’impression qu’elles faisaient sur les Romains ressemblait, probablement, assez à ce qu’éprouvent les voyageurs modernes à la vue des solitudes glacées du pôle arctique ; il n’y avait de moins que l’admiration de nos contemporains pour la terrible sublimité de telles scènes. A une époque où les Romains franchissant les nombreuses routes des Alpes se comptaient chaque année par centaines, ou plutôt par milliers, et où l’Helvétie était habitée par des Romains, les voyageurs dés Alpes n’avaient des yeux que pour les difficultés, les périls et les terreurs dont ils y étaient . menacés, pour l’escarpement des pentes et l’exiguïté des sentiers à gravir le long des bords vertigineux d’affreux précipices, pour la solitude inhospitalière des mers de glace et des surfaces couvertes de neige, ainsi que pour le terrible roulement des avalanches. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir comment Strabon (IV, 6, p. 204) a décrit les routes de la partie occidentale des Alpes surtout, et Claudien[139] le passage du Splugen. Ce défaut de sens pour le charme du côté sublime de ces terreurs, inspirées par la nature, peut seul, comme l’a très bien fait observer Alex. de Humboldt dans son Cosmos[140], expliquer pourquoi il ne nous est parvenu de l’antiquité aucune description des neiges éternelles de la chaîne des Alpes, de la vive rougeur dont le crépuscule du soir et du matin les colore, de la beauté des glaciers avec leurs teintes bleues, ni du grandiose de la nature en général dans le paysage suisse ; pourquoi Silius Italicus[141] représente la région des Alpes comme un effroyable désert privé de végétation, tandis qu’il chante avec amour les moindres gorges de l’Italie et les bords buissonneux du Liris.

C’est pour cela aussi qu’il n’est presque jamais fait mention, dans les écrits du temps, d’ascensions de hautes montagnes, pour le plaisir de jouir d’un vaste panorama, car on se procurait beaucoup mieux le genre de vues qu’aimaient exclusivement les Romains, d’éminences d’une élévation moindre. Les éloges que Pline l’Ancien donne aux naturalistes, ses devanciers, pour leur zèle infatigable dans la recherche de simples, qui ne les faisait reculer, dans leurs explorations, ni devant l’âpreté des sommets de montagnes entièrement dépourvues de routes, ni devant la solitude des déserts[142], montrent bien comment on ne voyait, en général, que la fatigue à endurer dans l’ascension des montagnes. Ceux dit Strabon (XII, 2, 8, p. 538), qui ont escaladé la cime couverte de neiges éternelles du mont Argée, près de Mazaca, en Cappadoce, rapportent qu’on aperçoit de là deux mers, celle d’Issus et celle du Pont ; mais il est peu de personnes qui aient osé y monter. Ajoutons cependant que le même géographe (XIII, 5, p. 625) parle d’un belvédère en marbre construit par les Perses sur le Tmolus, près de Sardes, duquel on jouissait d’une large vue d’ensemble sur le pays environnant. La seule montagne dont on mentionne l’ascension, est l’Etna[143] ; mais c’était évidemment moins pour jouir de la vue que pour étudier la nature volcanique de ce géant, qu’on y montait, notamment aussi pour mieux observer le phénomène des immenses surfaces de neige, dans le voisinage immédiat du cratère ignivome. C’est au moins dans ce but que Sénèque (Lettres, 79) invita Lucilius à y monter. Adrien en fit l’ascension pour contempler du sommet le lever du soleil, que l’on y disait accompagné du phénomène d’un arc-en-ciel[144]. Le même empereur, et après lui Julien, firent celle du Casius, parce que, disait-on, du haut de cette montagne, on voyait paraître le soleil avec le deuxième chant du coq[145]. On prétendait, d’ailleurs, que de la cime du mont Ida aussi, on découvrait le disque solaire avant le point du jour[146].

Le plaisir que l’on trouve aux scènes de la nature d’un caractère sauvage, sombre et imposant par l’effroi qu’elles inspirent, est si généralement goûté, de nos jours, que l’on a regardé l’absence, dans l’antiquité, de cette direction de l’esprit, qui y existait tout au plus exceptionnellement, chez quelques individus, mais dans laquelle on ne voulait voir que le fait d’une aberration particulière de leur esprit inconstant et blasé[147], comme le propre dit sentiment de la nature, chez les anciens, et un trait d’un caractère diamétralement opposé à celui qu’il porte chez les modernes.

Pour les Grecs et les Romains, dit Humboldt[148], un pays n’avait généralement, de l’attrait qu’autant qu’il était doux à habiter ; ils ne faisaient aucun cas des sites que nous appelons sauvages et romantiques. Cependant, ce n’est pas seulement l’antiquité qui sentait ainsi, mais peut-être aussi le moyen âge et certainement même une grande partie des générations de l’âge moderne ; car, bien que l’origine et le développement graduel de ce sentiment remontent à des temps antérieurs aux nôtres[149], il n’en est pas moins certain qu’il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle qu’il a commencé à se généraliser davantage.

C’est à peine s’il y a trace de ce sentiment dans les relations de voyage du commencement du dix-huitième siècle. Il existe en Allemagne un livre, aujourd’hui presque oublié, mais qui y Jouissait d’une grande réputation au dernier siècle : c’est la relation d’un voyage fait dans cette contrée, en Suisse et en Italie, de 1729 à 1731, par J. G. Keyssler. L’auteur y revient souvent sur les beautés de la nature et en vante hautement plusieurs, comme la cascade de Terni et la vue de Gènes, prise de la mer. C’est aux perspectives larges et sereines qu’il trouve le plus de plaisir, et il croit encore ne pouvoir mieux faire l’éloge d’un beau paysage qu’en le déclarant très agréable e il préfère infiniment une plaine fertile, cultivée comme un jardin, quelle qu’en puisse être la monotonie, au paysage le plus grandiose dans la montagne, et il ne comprend même évidemment pas que l’on puisse, en général, trouver belle une contrée stérile. Ainsi, par exemple, il est enchanté du pays fertile, il est vrai, mais entièrement plat et tout à fait monotone des environs de Mantoue ; il y admire les champs, les prairies et le mariage de la vigne avec les arbres, peuplés de rossignols. D’un autre côté, les Alpes du Salzbourg et du Tyrol ne lui paraissent pas moins laides que les landes de Lunebourg et les désolantes forêts de pinastres des Marches en Prusse ; évidemment, parce que tous ces pays sont également stériles et sauvages et ne liai offraient, par conséquent, rien d’agréable.

La Suisse même parait avoir été, à cette époque, un pays peu connu de la plupart des Allemands, puisque le même auteur croit devoir entrer, sur le commerce et l’industrie, le bien-être et le luxe de ses habitants, dans de grands détails, pour que ses lecteurs ne se figurent pas que l’on n’y trouve absolument que d’âpres montagnes et des rochers arides, des neiges perpétuelles et de sombres vallées, avec une population misérable, ayant peine à vivre. Vers la même époque, un gentleman anglais, le capitaine Burt, ayant fait un voyage dans les Highlands écossais, les déclarait un pays tellement affreux qu’un désert de sable paraîtrait charmant en comparaison, et l’auteur du Vicaire de Wakefield, qui, lui aussi, se hasarda en 1733 dans ces montagnes, parlait avec horreur de ce qu’elles ont de repoussant et de sauvage, tandis qu’il était émerveillé du pays des environs de Leyde, avec ses grandes prairies, vertes, ses maisons de campagne, ses statues, ses grottes, ses parterres de fleurs et ses allées tirées au cordeau : Macaulay, qui, dans son Histoire d’Angleterre[150], rapporte les expressions de tous les deux, croit devoir chercher l’explication de l’insensibilité des hommes de leur temps à là beauté des paysages de la haute Écosse, dans l’insécurité qui y régnait et la crainte des dangers qu’on y courait. Mais il y a certainement erreur dans ce jugement du grand historien, car les chaînes d’Allemagne, si dédaigneusement traitées par Keyssler ; étaient alors parfaitement sûres, et l’ors y voyageait même d’une manière relativement assez commode. Il est certain d’autre part que, de nos jours, bien des voyageurs ne se laissent pas détourner, par les dangers les plus manifestes, d’aller apprécier sur les lieux les beautés du Liban ou des Cordillères. Il est clair plutôt que le sens pour ce que nous appelons le romantique dans la nature, manquait encore aussi complètement à la génération d’alors, que l’idée même de cet élément et le mot qui la représente et l’exprime.

Un élargissement, une transformation semblable du sentiment de la nature, ne pouvait procéder que d’un changement essentiel dans l’attitude de l’homme vis-à-vis du monde physique. Ce changement était de deux sortes. D’une part, la contemplation moderne pressent dans la nature l’existence d’une âme universelle, dont l’âme humaine n’est qu’une partie, ou avec laquelle elle a du moins des affinités profondes ; aussi aperçoit-elle, dans la variété infinie des phénomènes qui frappent les sens, comme autant de miroirs réflecteurs des vicissitudes de son propre état ; elle se flatte de pouvoir épier et comprendre le langage de la nature, dans le silence majestueux, l’inaltérable pureté et l’immuable grandeur de laquelle elle cherche et trouve toujours un asile, pour se dérober aux atteintes des tribulations, des vilenies et des petitesses de la condition humaine.

On sait combien, depuis le milieu du dix-huitième siècle surtout, la contemplation de la nature a été déterminée par cette manière idéale de la concevoir subjectivement. On connaît aussi la tendance favorite des générations de cette dernière époque de l’âge moderne à s’absorber précisément dans l’observation des phénomènes et des scènes qui paraissaient correspondre à leurs aspirations de Titans, leurs désirs sans nom et leur propension à se complaire dans les émotions de la douleur, du déchirement et du désespoir de l’âme. Si déjà cette contemplation subjective était et devait, nécessairement, rester étrangère à l’antiquité, celle-ci n’était guère plus accessible au sentiment du beau idéal, qui voit, dans le paysage, une unité d’ensemble, créée en quelque sorte par la nature dans un but artistique, et que le peintre anime en l’isolant. Cette manière de voir et d’observer est également d’origine très moderne ; du moins, la peinture de paysage, dont elle forme la base, n’a-t-elle commencé à se développer, comme un art indépendant, qu’au dix-septième siècle. L’antiquité n’a connu ni la peinture du paysage dans le sens moderne, ni l’art descriptif idéalisant la nature ; le défaut de ce dernier était une des conséquences du manque de la première, ainsi que de celui des excitations dont la manière des modernes de décrire les phénomènes de la nature est redevable à la représentation artistique de ceux-ci.

Dans les nombreuses et excellentes descriptions d’histoire naturelle que nous a léguées l’antiquité, nous regrettons l’absence complète du sens pour le paysage. L’attention y est partout dirigée sur les divers phénomènes considérés chacun en particulier, bien plus que sur la convergence simultanée des effets qu’ils produisent vers un ensemble. Ce qui, tout d’abord, manque absolument, et c’est là la différence capitale entre la description moderne de la nature et le même genre dans l’antiquité, c’est la mise en relief des effets de lumière et des modifications qu’ils subissent du milieu atmosphérique. Non pas qu’il ne soit pas déjà fait aussi mention, dans les descriptions des anciens, du pur éclat des rayons du soleil, des teintes sombres d’un ciel nuageux, du clair de lune et de la scintillation des étoiles ; mais il n’y est question nulle part du caractère original que le paysage et toutes ses parties empruntent au jour qui les éclaire ; nulle part, de toutes les gradations qui s’établissent entre la froide clarté de la lune et les tons chauds du soleil couchant ; nulle part, des teintes merveilleuses dans lesquelles se baignent matin et soir, dans le Midi, les limites de l’horizon, ainsi que les montagnes lointaines, teintes qui passent, par tous les degrés de l’échelle chromatique, du rose le plus tendre au bleu le plus foncé.

Dans toute la littérature antique, le fond bleuâtre des montagnes ; les effets lointains du crépuscule, sont des images dont on chercherait en vain l’expression ; dans toute la poésie antique, on ne trouverait pas un passage comparable à celui dans lequel l’immortel auteur de Faust a réuni, en quatre vers sublimes, toutes les brillantes phases d’un beau coucher du soleil[151].

Dans aucune des inscriptions de la statue de Memnon, il n’est fait allusion par un mot aux effets de la rougeur croissante de l’aurore et du lever du soleil sur le paysage. Ovide vit Rome pour la dernière fois par un beau clair de lune ; or, tandis que tout poète moderne doué comme lui n’eût pas manqué de s’arrêter à l’image de la grande ville ainsi éclairée, c’est à peine si le poète latin en fait la remarque en passant, lui qui n’en finit pas sur les larmes versées quand il prit congé des siens[152].

Tacite rapporte que, dans un combat de nuit entre les troupes du parti des Flaviens et celles de Vitellius, la lune se leva sur les derrières de celles-là, mais uniquement pour faire ressortir lé désavantage de la. projection de cette clarté pour leurs adversaires[153], et sans dire un mot de l’effet pittoresque qui devait en résulter et qui n’aurait, probablement, pas échappé à l’historien moderne le plus sobre de style. Si, dans la peinture antique, la perspective aérienne ne s’est pas plus développée que la perspective linéaire, c’est évidemment parce que l’on n’éprouvait même pas le besoin de peindre ce genre de phénomènes. Si le besoin en avait été senti, l’art fût certainement entré dans les voies qui lui eussent fait trouver le moyen d’y répondre, et la perspective eût été inventée dès lors.

Le peu d’extension des voyages des anciens, limités à une circonscription territoriale relativement assez restreinte, paraît se rattacher, chez eux, à cette limitation étroite du sentiment de la nature, contenu dans les bornes d’un cercle de phénomènes très restreint aussi. Non seulement les steppes de la Russie, les mers arctiques, les merveilles de l’Afrique, demeurèrent inexplorées, mais l’Inde même, ce pays de fables, paraît avoir peu tenté la curiosité des voyageurs romains. Bien que de grandes flottes marchandes, naviguant pour le compte d’Alexandrie, fissent voile, chaque année, à la côte de Malabar, et que, par conséquent, l’occasion de visiter l’Inde ne manquât jamais, nous ne voyons pas que des voyageurs autres que du commercé aient jamais pris part à ces expéditions.

Cette rareté des voyages dans les pays lointains, les contrées tropicales surtout, et le manque d’excitations assez puissantes pour y pousser ; réagissaient naturellement l’un sur l’autre. Parmi les motifs déterminants de ces voyages, Alexandre de Humboldt en désigne trois comme les principaux : la poésie de l’histoire naturelle, la peinture de, paysage et la culture des plantes tropicales. Chez cet illustre voyageur, la première impulsion du désir irrésistible qu’il éprouva de voir le monde tropical, était venue, comme il l’a confessé lui-même[154], de la description des îles de lamer du Sud par George Forster, des paysages représentant des vues prises sur les bords du Gange, qui l’avaient frappé dans la maison de Warren Hastings à Londres, et de la contemplation d’un dragonnier colossal, dans une vieille tour du jardin botanique près de Berlin.

Il résulte assez clairement de tout ce que nous avons dit jusqu’ici, combien de pareilles excitations manquaient aux hommes de l’antiquité,

Le nouveau genre descriptif, tel qu’Alexandre de Humboldt a su le créer lui-même après Forster, celui qui se propose et réussit si bien dans la tâche de reproduire l’impression causée par les scènes décrites, de représenter, comme par enchantement ; les tableaux de la nature à l’esprit du lecteur, est une des branches les plus jeunes de la littérature moderne, et il a fallu pour la former, indépendamment d’autres conditions encore, la coopération de l’art du paysagiste avec la science du naturaliste. Il n’y avait, dans l’antiquité romaine, d’autres paysages capables d’exciter le désir de voir des pays lointains que les sujets pris en Égypte. La culture des plantes exotiques était très limitée. Dans leurs serres, les Romains ne faisaient pousser que des fruits de primeur et des fleurs en hiver ; des arbres étrangers qui, suivant l’expression de Pline (H. n., XIV, 1), sont indociles et refusent de croître sur tout autre sol que celui de leur patrie originaire, on ne voyait çà et là que le palmier et quelques arbres fruitiers ; la plupart de ceux que l’on regarde aujourd’hui comme des arbres caractéristiques pour la végétation de l’Italie, y étaient notoirement inconnus, dans l’antiquité. On trouvait bien alors, dans les jardins, des plantes médicinales, déjà presque toutes réunies dans celui du médecin centenaire Castor[155], quelques arbres à épices, comme le poivrier et le cannellier[156], et d’autres plantes d’agrément exotiques, comme le safran (crocus), la myrrhe, la marjolaine (sampsuchum), l’hyacinthe et l’amarante, qu’on y cultivait comme fleurs de printemps[157] ; mais aucun groupement de plantes exotiques qui pût donner, même en petit, quelque idée de l’ensemble de la végétation tropicale. Du reste, la diversité de caractère entre le sentiment de la nature des Romains et le nôtre se manifestait précisément aussi dans l’horticulture. Les Romains, comme on sait, n’y laissaient pas la nature se développer librement, mais la comprimaient d’une manière artificielle, en l’emprisonnant dans certaines formes.

Tout cela ne nous autorise pas, cependant, à ramener exclusivement ces diversités aux contrastes qui existent entre la civilisation des anciens et la moderne. Dans l’horticulture de l’Italie actuelle, la direction du goût est encore la même, et la peinture de paysage ne s’y est guère plus largement développée, mais se montre presque aussi pauvre que dans l’antiquité. Si l’on considère de plus que les voyages des Italiens se bornent, d’ordinaire, aux beaux sites et aux points célèbres de leur propre pays, il faut croire que le sentiment dé la nature, sous le même ciel et dans le même milieu, n’y a pas subi de changement essentiel en deux mille ans, sauf les points dans lesquels il a pu être modifié quelque peu par l’influence du rayonnement de la civilisation transalpine.

 

 

 

 



[1] On en trouve la première mention chez Antipater de Sidon (Épigr., 52, dans les Anal. de Brunck, t. II, p. 20), puis chez Strabon, XVI, p. 738, et XVII, p. 808 C.

[2] Voyez Orelli, ad Philon., de VII orbis miraculis, p. 141, etc.

[3] Plutarque, Caton le Jeune, chap. XII.

[4] Drepanius, Panég., XXI, p. 391 : Quod facere magnas urbes ingressi solemus, ut primum sacras ædes et dicata uumini summo delubra visamus, etc. — Voir aussi les autres passages cités par Lobeck (Aglaoph., p. 30, etc.), et Ovide, Héroïdes, 21, 95, au sujet du temple de Délos, ainsi que Métamorphoses, XIII, 630.

[5] Voir, par exemple, la belle description du parc situé près du temple d’Aphrodite de Cnide dans Lucien (Amor., 12 et 18) ; puis Pausanias, I, 21, 9 (pour le temple d’Apollon à Gryneum) ; Strabon, VIII, 3, 12, et X, 5, 11, p. 487 (au sujet de celui de Neptune à Ténos), ainsi que XVI, 1, 5 (au sujet de celui des Branchides, caste de prêtres d’Apollon, à Milet), et XIV, 1, 20 (à propos d’Ortygie près d’Éphèse) ; enfin, Artémidore, IV, 83, p. 250, avec les observations de Reiff, et Preller, Mythologie romaine, p. 745, etc., au sujet du temple de la déesse syrienne à Hiérapolis.

[6] Pline, Hist. nat., préface, 19 : Multa valde pretiosa ideo videntur, quia sunt templis dicata. Au temple d’Apollon de Rhegium, par exemple, quelqu’un légua un livre en parchemin, avec une reliure d’ivoire, un écrin d’ivoire et dix-huit images. (Mommsen, I. R. N., 6.)

[7] Voir R. Rochette, Peintures antiques, p. 94, etc.

[8] Pline, Hist. nat., XXXVII, 11.

[9] C’est ici le cas de rappeler le caïman dans l’église de Notre-Dame à Cimiez. — (Voir Millin, Voyage dans le Midi, II, p. 547.)

[10] Pausanias, V, 12, 1.

[11] Pline, Hist. nat., VIII, 31 : Magnitudo dentium videtur quidem in templis præcipus.

[12] Dion Cassius, LXIX, 16, et Pline, Hist. nat., VIII, 31.

[13] Ob argumemtum hoc Cæsareæ in Iseo dicatus ab eo spectatur hodie. (Pline, H. N., V, 31.)

[14] Pausanias, II, 10, 2.

[15] Ibid., XI, 111 : Erythris in æde Herculis fixa miraculo fuere.

[16] Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane, III, 5.

[17] Pline, Hist. nat., XII, 94. – Voir aussi Anthologie grecque, éd. Jacobs, IV, p. 201 ; Epigr. adesp., 393.

[18] Pline, H. N., XXXVII, 27.

[19] Ibid., XXXVI, 196.

[20] Ibid., IX, 156.

[21] Ibid., XXXIII, 129.

[22] Voir, sur les collections particulières de l’espèce, Becker, Gallus, I, p. 38. — Lucien, Adv. indoctos, 13, etc. — Dion Cassius, LIX, 21, et LXXVII, 7.

[23] Suétone, Vitellius, chap. VIII.

[24] Ibid., chap. X.

[25] Pline, H. N., VIII, 194.

[26] Ibid., XXXVII, 4.

[27] Hérodote, III, 47.

[28] Pline, H. N., XIX, 12.

[29] Plutarque, Agésilas, chap. XIX, 8.

[30] Pausanias, VIII, 28, 1.

[31] Appien, XII, 112.

[32] Voir, dans l’Histoire Auguste, le passage de la Vie d’Aurélien (chap. I) déjà cité par Grote, où le préfet de la ville, Junius Tibérien, sur un propos de Vopiscus, disant qu’il n’avait pas encore lu de biographie latine d’Aurélien, s’écrie : Ergo Thersitem, Sinonem, ceteraque illa prodigia vetustatis et nos bene scimus et posteri frequentabunt : divum Aurelianum.... posteri nescient (Ainsi donc un Thersite, un Sinon et tous les autres monstres de l’Antiquité nous sont parfaitement connus et seront familiers à nos descendants, mais du Divin Aurélien… ils ne sauront rien de lui ?).

[33] Pausanias, III, 10, 2, et Lobeck, Aglaoph., p. 50, etc., en note. — On trouve la description d’une collection entière de pareilles reliques dans Ampelius (Liber memorabilis, chap. VIII), où on lit : Sicyone in Achaia in foro ædis Apollinis est : in ea sunt posita Agamemnonis clipeus et machæra, Ulyxis chlamis et thoracium, Teucri arcus et sagittæ, etc.

[34] Pline, Hist. nat., XXXIII, 84.

[35] Procope, Bell. Goth., IV, 22.

[36] Pausanias, X, 4, 3.

[37] Lobeck, l. c.

[38] C’est là aussi ce qui détermina les Juifs à rapporter l’histoire du prophète Jonas à Joppé.

[39] Josèphe, Bell. Jud., III, 9, 3.

[40] Pausanias, IV, 35, 6.

[41] Voir Preller, Polemon. fr., p. 160 et 161, et Lobeck, Aglaoph., p. 29 à 31. — Une inscription du C. I. G., 1227, parle d’un périégète, médecin en chef à Hermione.

[42] Lobeck, l. c. — Pline, dans son Histoire naturelle (XXXVI, 32), dit, par exemple : Hecate Ephesi in templo Dianæ post ædem, in cujus contemplatione admonent æditui parcere oculis, tanta marmoris radiatio est.

[43] Preller, l. c., p. 162.

[44] Ibid., p. 168.

[45] Sénèque, Consol. ad Marc., c. XXV, 2 : Utque ignotarum urbium monstrator hospiti gratus est (C'est l'hôte qui montre à l'étranger, curieux et charmé, les merveilles d'une ville inconnue), etc.

[46] Et me Jupiter Olympiæ, Minerva Athenis suis mystagogis vindicassent. (Ochler, Varronis sat. Menipp.)

[47] Philopseud., § 4.

[48] De Pythiæ oraculis.

[49] Tacite, Hist., II, 4 : Titus spectata opulentia donisque regum, quæque alia lætum antiquitatibus Græcorum genus incertæ vetustati affingit (Titus contempla la richesse du temple, les offrandes des rois, et toutes ces antiquités que la vanité des Grecs fait remonter à des époques inconnues).

[50] Annales, II, 60.

[51] Orat., XLVIII ; p. 360 J.

[52] Orat., XLIII, p. 539.

[53] Pausanias, II, 32.

[54] Ibid., I, 35.

[55] Ibid., IX, 19, 5.

[56] Ibid., IX, 10, 1.

[57] Sicubi clarorum virorum sepulcra cognosceret, inferias Manibus dabat (Il honorait de sacrifices funéraires tous les tombeaux des hommes illustres). (Suétone, Caligula, chap. III.) — Voir dans l’Anthologie latine de Meyer, 117, une épigramme adressée aux mânes d’Hector et attribuée à Germanicus. De même M. Acilius fit l’ascension du mont Œta, et y offrit un sacrifice, à l’endroit nommé Pyra, où Hercule s’était brûlé (Tite-Live, XXXVI, 30) ; Caracalla en offrit un au tombeau d’Achille (Dion Cassius, LXXVII, 16 ; Hérodien, IV, 8, et Philostrate, Apollonius de Tyane, IV, 11, p. 68, éd. K.) ; Adrien, au tombeau de Pompée (Dion Cassius, LXI, 11 ; Appien, B. C., II, 86 (90) ; voir aussi Anthol. Pal., t. II, p. 286 ; Lucain, VIII, 835, etc., et Drumann, R. G., III, 525).

[58] Artémidore, Onirocr., IV, 47, p. 288.

[59] Periplus ad Hadrianum, I, 1.

[60] Plutarque, Alexandre, chap. IX, 2.

[61] Appien, Bell. Mithridat., c. XI.

[62] Plutarque, Alexandre, chap. XXV.

[63] Hudson, Geogr. min : Periplus maris Erythræi, I, p. 24.

[64] Strabon, XVII, p. 794.

[65] Lucain, X, 19.

[66] Dion Cassius, LI, 16 ; Suétone, Auguste, chap. XVIII.

[67] Dion Cassius, LXXVII, 13.

[68] Hérodien, IV, 8.

[69] Suétone, Caligula, chap. LII.

[70] Léon l’Africain, Descr. dell’ Africa, p. VIII, dans Ramusio, Delle navigazioni e viaggi, Venise, 1563, p. 82.

[71] Panégyrique, chap. XV.

[72] Ammien, XXIV, 2, 3.

[73] Appien, Rom. hist., fragm. I, 1.

[74] Pline, Hist. nat., XVI, 234 : Item myrtus eodem loco conspicuæ magnitudinis ; subest specus, in quo manes ejus custodire draco dicitur. — Voir aussi, dans Sénèque (Lettres, 87), la relation de sa visite à la villa de Scipion et la description de celle-ci.

[75] Suétone, Tibère, chap. VI.

[76] Ibid., chap. XIV.

[77] Ibid., chap. LXII.

[78] Suétone, Vie d’Horace.

[79] Voir sur le prétendu lieu de naissance d’Auguste, que des apparitions de spectres empêchaient toutefois de visiter, Suétone, Auguste, chap. VI : In avito suburbano juxta Velitras, permodicus et cellæ penuariæ instar (On montre encore, dans un faubourg de Vélitres et dans le logis de ses aïeux, la chambre où il fut nourri) ; sur celui de Titus, le même, Titus, chap. I : Natus... prope Septizonium, sordidis ædibus, cubiculo vero perparvo et obscuro, nain manet adhuc et ostenditur (Il naquit... dans une petite chambre obscure qui faisait partie d'une chétive maison attenant au Septizonium) ; sur la maison où Domitien était venu au monde, Martial, IX, 20 ; et sur celle où naquit Pescennius Niger, l’Histoire Auguste, dans sa biographie, chap. XII.

[80] Bell. civ., IV, 19.

[81] Vie d’Othon, chap. XIV et XVIII.

Ajoutons qu’en Palestine et ailleurs où recherchait de même, partout, des souvenirs de l’histoire biblique. Josèphe mentionne comme tels les restes de l’arche de Noé sur une montagne de l’Arménie (Ant. Jud., I, 3, 5), la colonne de sel, produit de la métamorphose de la femme de Loth (ibid., I, 11, 4), ainsi que, près d’Hébron, les tombeaux des petits-fils d’Abraham et un térébinthe gigantesque, dont on faisait remonter l’origine à la création du monde. (Le même, B. J., IV, 9, 7.)

[82] [Poème qui a été attribué par Wernsdorf à Lucilius le Jeune, par d’autres à Cornelius Severus.]

[83] [Sculpteur grec célèbre, qui excellait surtout à représenter les animaux.]

[84] L’Etna, 565-598.

[85] Cicéron (De imp. Pomp., 14, 40) dit cependant du passage de Pompée en Grèce, où rien ne put l’arrêter : Signa et tabulas ceteraque ornamenta Græcorum oppidorum, quæ alteri tollenda esse arbitrantur, ea sibi ille ne visenda quidem existimavit.

[86] Messanam ut quisque nostram venerat, hæc visere solebat ; omnibus hæc ad visendum patebant quotidie ; domus erat non domino magis ornamento quam civitati (Nos Romains, en arrivant à Messine, s'empressaient de visiter l'oratoire d'Héjus : il était ouvert à tout le monde ; on le voyait tous les jours. Cette maison ne faisait pas moins d'honneur à la ville qu'au propriétaire lui-même). (Verrines, II, 4, 2, etc.)

[87] Colebatur a civibus, ab omnibus advenis visebatur ; quum questor essem, nihil mihi ab illis demonstratum est prius (Les citoyens l'honoraient d'un culte religieux ; les étrangers la visitaient ; c'est la première chose qu'on m'ait montrée à Ségeste, pendant ma questure). (ibid., 33, 74.)

[88] Nihil erat ea pictura nobilius, nihil Syracusis quod magis visendum putaretur (L'art n'a rien produit de plus beau ; Syracuse n'offrait rien de plus parfait à la curiosité des étrangers). (ibid., 55, 122.) — Voir aussi ibid., 57, etc.

[89] Properce, III, 21, 29, etc. — Apulée, De mundo, p. 746 : Phidian illum, quem fictorem probum fuisse tradit memoria, vidi ipse in clypeo Minervæ, quæ arcibus Atheniensibus prævidet, oris sui similitudinem colligasse.

[90] Verrines, II, 60, 135, passage qui se termine par ces mots : Longum est neque necessarium commemorare, quæ apud quosque visenda sunt, tota Asia et Græcia (Il serait long, autant qu'inutile, de dénombrer ici toutes les choses qui sont à voir dans chacune des villes de l'Asie et de la Grèce).

[91] Ibid., et 2, 4 : Cupidinem..., propter quem Thespiæ visuntur nam alia visendi causa nulla est (le Cupidon de marbre qu'on voit à Thespies, où sa beauté seule attire les étrangers ; car cette ville n'a rien, d'ailleurs qui puisse les appeler). — Strabon, IX, 25, p. 410.

[92] Pline, Hist. nat., XXXVI, 22 : Ille propter quem Thespiæ visebantur, nunc in Octaviæ scholis positus.

[93] Ibid., 20 : Ante omnia est non solum Praxitelis verum in toto orbe terrarum Venus quam ut viderent multi navigaverunt Cnidum.

[94] Épictète, Dissert., I, 7, 23.

[95] Dialogue des orateurs, chap. X.

[96] [M. Friedlænder, pour le plus ample développement de cette thèse, renvoie à un traité spécial publié par lui en 1852 : Sur le sentiment de l’art chez les Romains de l’empire, en allemand.]

[97] Cicéron, De legibus, II, 2, 4.

[98] Dans Cicéron, De legibus, II, 1, 2.

[99] Sénèque, Lettres, 41. — Preller, dans sa Mythologie romaine, cite d’autres passages semblables.

[100] Apulée, Florides, I, 1. — Voir aussi les deux invocations poétiques de Silvain, dans la vallée du Tessin (Henzen, 5751) et près d’Axima (Orelli, 1613).

[101] Pline le Jeune, Lettres, VIII, 8. — Sur les médailles qui ont été trouvées dans des sources et des rivières, voyez Bull. de l’Inst., 1853, p. 82.

[102] Suétone, Caligula, chap. XLIII : Cum ad visendum nemus flumenque Clitumni Mevaniam processisset (Il était venu visiter le Clitumne et les bois qu'il arrose, et s'était avancé jusqu'à Mévania).

[103] Ainsi Pline (Hist. nat., III, 117) dit : Padus.... visendo ponte profluens.

[104] Strabon (XIV, 5, p. 671) en a fait une courte, Pomponius Méla (I, 13) une plus longue et très poétique description.

[105] Pomponius Méla, l. c. : Terret ingredientes sonitu cymbalorum divinitus et magno fragore crepitantium. — Intra spatium est, magis ut progredi quispiam ausit horribile et ideo incognitum.

[106] Pausanias, l. c.

[107] Le même, VIII, 23, 4.

[108] Histoire naturelle, XII, 9, etc.

[109] De legibus, I, 1.

[110] Strabon, XIII, 1, 41, p. 603.

[111] Pline le Naturaliste, l. c.

[112] Hist. nat., IV, 31 : In eo cursu Tempe votant V millium p. longitudine et ferme sesquijugeri latitudine, ultra visum hominis attollentibus se dextra lævaque leniter convexis jugis intus suo lute viridante. Hac labitur Peneus, viridis (?) calculo, amœnus circa ripas gramine, canorus avium concentu. — Le texte corrompu de la fin de la première de ces deux phrases contenait probablement la mention d’un bois sacré, auquel paraît faire allusion ce qui suit.

[113] Vie d’Adrien, chap. XXVI.

[114] Ibid., 104, 15. — La chute du Tigre aussi paraît avoir été souvent décrite par les poètes du temps. Il suffit de rappeler, à ce sujet, les vers de Néron, dans le scoliaste de Lucain (Pharsale, III, 261), et les vers de Lucain lui-même.

[115] Pline le Jeune, Lettres, VIII, 20.

[116] Denys d’Halicarnasse, I, 16.

[117] Lucien, Apologie, 15.

[118] Philostrate, Apollonius de Tyane, IV, f. V, au commencement — L’Itinéraire de Jérusalem commence par ces mots : Civitas Burdigala, ubi est fluvius Garonna, per quem facit mare Oceanum, accessa et recessa per leugas plus minus centum.

[119] Strabon, VIII, 3, 14, p. 629. — Apulée, De mundo, p. 729. — Dion Cassius, LXVIII, 27.

[120] Ammien, XXIII, 6.

[121] Amœnia (sic) αί άxταί. (Gloss. Labb.)

[122] Voir surtout Catulle, 63, 271, etc.

[123] Cicéron (ad Atticum, XII, 9) écrit d’Antium : Cetera noli putare amabiliora fieri posse littore, villa, prospectu maris, his rebus omnibus ; ainsi que de Pouzzoles (ibid., XIV, 13) : Quæris atque etiam ipsum me nescire arbitraris, utrum maris tumulis prospectugne an ambulatione άλιτενεϊ delecter. Est mehercule ut dicis utriusque loci tanta amœnitas, ut dubites utra anteponenda sit. — Voir aussi dans Pline le Jeune (Lettres, II, 17, ainsi que I, 9) la description de la villa près de Laurente ; puis Apulée, Apol., p. 579 (prospectum maris, qui mihi gratissimus est).

[124] Tacite, Annales, IV, 67.

[125] Stace, Silves, II, 2, 10-20. — Plutarque, Qu. conv., 1, 4, 3, 5.

[126] Curtius, le Péloponnèse, I, 83, etc. — Voir aussi Pausanias, VII, 21, 4.

[127] Lettres, IX, 7, et Pline l’Ancien, Hist. nat., X, 77 (Larium lacum amœnum arbusto agro).

[128] Voyez de Rossi, Bull. Nap., N. S., II, 21, et Henzen, 5137.

[129] Tacite, Annales, XIV, 22, et Pline, Hist. nat., III, 109 : Lacus tres arnœnitate nobiles, qui nomen dedere Sublaqueo.

[130] Denys d’Halicarnasse, V, 37.

[131] Gloss. Labb. : Amœnus σΰνσxιος τοπος.

[132] Pline, Hist. nat., XXXVII, 62 : Herbas poque silentes frondesque avide spectare solemus.

[133] II, 29 : (Amis étendus sur un tendre gazon, au bord d'une eau courante, à l'ombre d'un grand arbre, de pouvoir à peu de frais réjouir notre corps, surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de fleurs l'herbe verte des prairies) — Voir aussi Quintilien, X, 3, 24 : Silvarum amcenitas et præterlabentia flumina et inspirantes ramis arborum auræ volucrumque cantus et ipsa late circumspiciendi libertas ad se trahunt.

[134] Sénèque, Lettres, 89, 21.

[135] Pline le Jeune, Lettres, V, 6.

[136] Digeste, VIII, 1, 15, S 1, Pomponianus, libro XXIII, ad Sabinum : Servitutum non ea natura est ut aliquid faciat quis, veluti viridia (vulgo viridaria) tollat, aut amœniorum prospectum prœstet, etc.

[137] III, 4, 27 : Est et locorum (taus) qualis Siciliæ apud Ciceronem, in quibus similiter speciem et utilitatem intuemur : speciem maritimis, planis, amœnis ; utilitatem salubribus, ferlitibus (On loue encore les lieux : témoin cette description que Cicéron fait de la Sicile. On y considère la beauté et l'utilité : la beauté, dans la perspective de la mer, des plaines ou des prairies; l'utilité, dans la salubrité de la température et la fertilité du sol).

[138] De legibus, II, 1, 2.

[139] De Bello getico, 340, etc.

[140] Au tome II, p. 257 de l’édition originale.

[141] III, 477 ; IV, 348 ; VIII, 399.

[142] Pline, Hist. nat., XXV, 3.

[143] Strabon, VI, 2, 8, p. 274.

[144] Vie d’Adrien, chap. XIII.

[145] Ibid., chap. XIV, avec la note.

[146] Diodore, XVII, 7.

[147] Ils recherchent les sites sauvages des montagnes, parce que delicata fastidio sunt, dit Sénèque, De tranq. animi, 2, 13.

[148] Cosmos, t. II, p. 79 de l’édition originale.

[149] Ainsi l’on a cité, comme plus ou moins sensibles aux beautés qui nous frappent, aujourd’hui, dans la nature, l’auteur de la Divine Comédie, qui aimait à gravir les hautes montagnes, uniquement, sans doute, dans le but d’y jouir de larges perspectives, et Pétrarque, vantant les collines du littoral à l’est de Gènes (colles asperitate gratissima et mira fertilitate conspicuos).

[150] Tome IV, p. 299, éd. Tauchnitz.

[151] Ich sach’ im ew’gen Abendstrahl

Die scille Welt zu meinen Fuessen,

Entzuendet alle Hœhn, beruhigt jedes Thal,

Den Silberbach in goldne Strœme fliessen.

Vers magnifiques dans leur simplicité, et qui peuvent à peu près se traduire ainsi :

Que je verrais (avec bonheur), aux rayons du soir de la lumière éternelle, le monde silencieux à mes pieds ; toutes les hauteurs en feu ; chaque vallée dans le calme du repos, et le filet d’argent du ruisseau couler dans l’or du fleuve.

[152] Ovide, Tristes, I, 3.

[153] Tacite, Histoires, III, 23.

[154] Cosmos, t. II, p. 4, etc., de l’édition originale.

[155] Pline, Hist. nat., XXV, 9.

[156] Ibid., XVI, 136 : Vivit in Italia piperis arbor, casiæ veto etiam in septentrionali plaga. — Columelle, III, 8, 4 : Compluribus locis urbis jam casiam frondentem conspicimus, jam thuream plantam, florentesque hortos myrrha et croco.

[157] Columelle, X, 169, etc.