MŒURS ROMAINES

 

LIVRE III — LES TROIS ORDRES

CHAPITRE III. — L’ordre équestre.

 

 

Le premier ordre appartenait exclusivement à la capitale de l’empire. Quiconque devenait sénateur cessait en même temps d’être citoyen de toute autre ville[1]. Même les sénateurs d’origine étrangère devaient considérer Rome et l’Italie comme leur patrie, non comme une hôtellerie ou un lieu de résidence temporaire. De là l’ordonnance de Trajan qui enjoint aux candidats briguant les charges curules d’employer le tiers de leur fortune à des achats de terre en Italie[2], cote que Marc-Aurèle réduisit au quart[3]. Le deuxième ordre au contraire, celui des chevaliers, était répandu dans tout l’empire et tenait la première place dans les villes d’Italie et de province. Des inscriptions de l’époque témoignent hautement de la considération dont y jouissait l’ordre équestre. D’une classe particulièrement distinguée du service militaire, l’ordre équestre s’était transformé, au temps des Gracques, en une classe fondée sur la propriété et comprenant tous ceux qui possédaient 400.000 sesterces dans les conditions, comme il va sans dire, de la naissance libre et descendance d’hommes libres, ainsi que d’une conduite irréprochable et de l’abstention de toute profession réputée déshonnête ou vile[4]. En l’an de Rome 775 encore, on confirma la disposition qu’il ne pouvait y avoir de chevalier que l’homme qui ingenuus ipse, patre, avo paternoque, fuisset[5]. Quiconque avait une mauvaise réputation, ou avait subi une condamnation, était expulsé de l’ordre. Ainsi, du temps de Pline l’Ancien, Arellius Fuscus le fut pour un fait de calomnie manifeste[6]. La perte du cens, c’est-à-dire du revenu équestre, chez tout membre de l’ordre, qu’elle fût ou non causée par sa faute, entraînait sa déchéance, et Martial (VIII, 5) a dit :

Dum donas, Macer, anulos puellis,

Desisti, Macer, anulos habere[7].

De ces vers rapprochons ceux de Juvénal (XI, 42)

Talibus a dominis post cuncta novissimus exit

Anulus et digito mendicat Pollio nudo[8].

Mais, par suite de la confusion et de la dissolution de tout ordre légal, occasionnées par les guerres civiles, ces dispositions aussi perdirent beaucoup de leur force. Pendant que beaucoup d’anciens chevaliers encouraient, avec la perte du cens, la déchéance de leur ordre, des individus qui pouvaient bien justifier du cens, mais ne remplissaient aucune des autres conditions, s’arrogèrent, sans que l’on songeât à les en empêcher, le bénéfice des distinctions extérieures des chevaliers, notamment l’anneau d’or et un siège dans les places d’honneur des chevaliers au théâtre[9]. En l’an 23 de notre ère, on se vit obligé de confirmer les anciennes dispositions, l’abus étant devenu tel que des cabaretiers portaient souvent la .bague d’or. Pendant la censure de Claude, en 47, un chevalier, Flavius Proculus, ne cita pas moins de quatre cents personnes en justice pour le fait du port illicite de cette bague[10]. Claude prononça contre des affranchis, qui s’étaient donné des airs de chevaliers, la peine de la confiscation de leurs biens[11]. Aussi paraît-il qu’ils ne se hasardaient pas facilement, sous Néron, à porter la bague chevalière. Mais Domitien, déjà, semble avoir borné ses rigueurs à écarter les intrus des places des chevaliers, dans les spectacles. Du moins Martial, qui parle souvent de cette défense, non seulement n’en mentionne aucune relativement à l’usage de là bague, mais laisse Zoïle, son type de l’affranchi orgueilleux, en faire montre à son aise (II, 37). En effet, les mesures des empereurs contre l’usurpation des honneurs équestres, devaient rester d’autant plus impuissantes qu’ils rendaient illusoire l’application des lois de l’espèce, en conférant sans cesse eux-mêmes l’anneau d’or aux affranchis favorisés, par eux, de la promotion à l’ordre équestre. Ainsi, c’est précisément par cet insigne, qui servait primitivement à distinguer les membres de l’ordre des gens de moindre condition, que s’établit la confusion des chevaliers avec des hommes qui n’étaient même pas libres de naissance (ingenui)[12]. Déjà Octave[13] avait honoré de la dignité équestre T. Vinius Philopœmen, qui avait, dit-on, caché autrefois son patron proscrit ; d’autres affranchis, tels que Ménas[14], Antoine Musa[15], Védius Pollion[16], y furent élevés pareillement. Il s’ensuivit que la bague d’or perdit si complètement son ancienne signification qu’elle n’indiquait plus, sous Adrien, que la condition libre, de père en fils ou par émancipation, des personnes qui la portaient[17]. Aux places des chevaliers, dans les théâtres, s’asseyaient les fils d’entremetteurs, de gladiateurs et de maîtres d’escrime. De l’esclave, qui avait servi de coiffeur à sa maîtresse, l’émancipation et un don de 400.000 sesterces faisaient un chevalier[18]. Ainsi la chevalerie perdit de plus en plus le caractère d’un ordre particulier et se confondit avec la masse. Cette fusion était presque un fait accompli dès la fin du premier siècle. Cependant, postérieurement encore, une partie, de ceux qui jouissaient de l’avantage du cens équestre continuèrent à former, entre eux, un corps distinct, espèce d’anneau intermédiaire entre le premier ordre et le troisième : ainsi les chevaliers pourvus du cheval de l’État (equus publicus), à la tête desquels figurait le successeur désigné de l’empereur régnant, pendant que celui-ci était censé le chef du Sénat. L’admission dans ce corps ouvrait la carrière des hauts emplois civils et militaires. Elle pouvait être conférée même à des jeunes gens non encore adultes.

Aux chevaliers les plus distingués par leur naissance et la possession du cens sénatorial, les empereurs accordaient la large bande de pourpre. Ces chevaliers sénatoriaux (equites illustres, splendidi) formaient une classe à part, également distinguée des autres par des insignes, plus rapprochée du premier ordre que du second, et qui pouvait même, à la rigueur, être considérée comme appartenant’ au premier. Elle comprenait non seulement les chevaliers qui aspiraient à s’élever de ce degré supérieur de leur ordre à la dignité du premier, mais aussi ceux qui, possédant les avantages de naissance et de fortune nécessaires pour l’admission au sénat, n’en préféraient pas moins la liberté et les loisirs de la condition privée, les beaux revenus d’une profession lucrative, le pouvoir réel dérivant d’un office impérial ou d’une position à la cour, aux vaines pompes et à l’accablant fardeau des charges sénatoriales. L. Annæus Méla[19] est signalé comme tel par Tacite, qui, un peu froissé dans son amour-propre sénatorial, à l’air de blâmer cette conduite ; d’autres, comme Minucius Macrin (sous Vespasien), Anianus Maturius, Térence le Jeune ; sont mentionnés par Pline le Jeune[20].

Indépendamment de ces trois classes (des simples possesseurs du cens équestre, des membres du corps des chevaliers honorés du cheval de l’État et des chevaliers sénatoriaux), il y avait dans le sein de cet ordre, non moins que dans celui du premier, des gradations nombreuses et variées, selon la fortune, la position sociale et l’origine de ses membres. De vieux militaires, qui, entrés au service comme simples soldats, étaient parvenus, dans leur avancement, jusqu’au premier centurionat de la légion, obtenaient pour retraite les 400.000 sesterces et la dignité équestre ; mais le chevalier de naissance, surtout celui qui pouvait se glorifier d’une longue série d’ancêtres ayant appartenu au même ordre[21], ne regardait qu’avec dédain ces soldats de fortune et tous ceux qui s’étaient, d’une condition plus humble élevés jusque-là, par la faveur ou par leur mérite. Il croyait, dans sa suffisance, avoir à s’applaudir d’être, comme dit Ovide :

Non modo militiæ turbine factus eques.

En général, quiconque servait dans l’armée pour y faire sa carrière par l’avancement, obtenait le rang équestre avec le tribunat de la légion, qui parfois aussi n’était conféré que comme un grade purement titulaire, en vue de faciliter l’élévation de rang de la personne qu’on voulait distinguer. C’est ainsi que Martial[22], par exemple, devint chevalier, et ses vers témoignent assez de tout ce qu’il pouvait y avoir de gêné et d’humiliant, de contraint et de précaire dans la situation de chevaliers manquant des moyens de vivre selon leur rang, trop indolents ou trop peu industrieux pour suffire à Murs besoins par l’exercice d’une profession honorable. Ils dépendaient entièrement de l’assistance de quelques riches ou nobles protecteurs, comme lui, qui ne rougissait pas de mendier, continuellement et sous toutes les formes, auprès des Regulus[23], des Stella[24], etc., ainsi qu’auprès de l’empereur Domitien[25]. Ses désirs étaient modestes ; il sollicitait, dans l’occasion, le cadeau d’un bon manteau[26], et il a chanté, dans deux de ses pièces de vers, une belle toge dont le grand camérier impérial, Parthénius, lui avait fait présent, la première fois quand il la reçut neuve, la seconde après qu’elle fut usée[27]. Pendant des années il se prêta, pour trouver son pain quotidien, aux services de client les plus humbles. Sa muse était au service de qui voulait bien la payer[28]. Un des amis qu’il a chantés le plus, le centurion Pudent, n’atteignit même pas lui-même, paraît-il, au modeste office de primipilaire, qui conférait le rang équestre, but de sa constante ambition[29]. Martial composa aussi des épitaphes pour d’autres centurions[30]. Mais, si d’une part il est certain que ce genre de mendicité n’était pas rare dans l’ordre équestre[31] ; de l’autre les grandes fortunes aussi doivent y avoir été nombreuses, car c’est principalement à cet ordre qu’appartenaient les banquiers[32], les forts négociants, comme ce Cornélius Senecion, dont parle Sénèque[33], les fermiers des impôts indirects[34], les directeurs et les sociétaires des grandes entreprises commerciales et industrielles du temps, ainsi que les chefs des factions du cirque. Parmi les emplois subalternes, le plus considéré, celui des scribes auprès des édiles curules et des questeurs, parfaitement rétribué et donnant beaucoup d’influence, fût aussi quelquefois exercé par des chevaliers, ou servit de titre pour la promotion à l’ordre équestre.

Enfin, cet ordre avait aussi sa noblesse de service, et les brillantes perspectives qu’offrait la carrière des emplois qui lui étaient spécialement réservés par les empereurs étaient, par-dessus tout, ce qui déterminait les mieux doués et les plus ambitieux à le préférer au sénat même. Les descendants des anciennes familles de noblesse équestre, après avoir passé dans l’armée par une filière d’offices subalternes, étaient ensuite nommés à des postes supérieurs de l’administration des finances impériales, tant à Rome que dans les provinces, où on les faisait receveurs généraux des droits du fisc, avec des pouvoirs très étendus et le titre de procureurs (procuratores), parfois même chefs suprêmes de toute l’administration provinciale. De là ils étaient promus, depuis le deuxième siècle, aux offices de la maison de l’empereur, qui, au premier, avaient été, comme on l’a vu au livre II, presque généralement remplis par des affranchis. Le bâton de maréchal de cette carrière, c’étaient les hautes préfectures, le gouvernement civil et militaire de Rome et la vice-royauté d’Égypte. Cependant c’était déjà un grand honneur d’être investi d’une charge de procureur, d’autant plus grand qu’elle avait plus d’importance, et quiconque y atteignait procurait par là même la noblesse équestre à sa famille[35]. Il va sans dire, du reste, que des hommes d’humble condition, comme Basseus Rufus, par exemple, sur lequel nous reviendrons au chapitre suivant, arrivaient, par le mérite militaire surtout, encore plus fréquemment à ces hautes positions équestres qu’aux honneurs du sénat.

 

 

 

 



[1] Digeste, L, 1, 22, § 5 et suivants.

[2] Pline le Jeune, Lettres, VI, 19.

[3] Vie de Marc Antonin, chap. XI.

[4] Juvénal, III, 153.

[5] Pline l’Ancien, Hist. nat., XXXIII, 32.

[6] Ibid., 152.

[7] (A force de donner des anneaux aux jeunes filles, Macer, tu as fini par n'avoir plus d'anneau.)

[8] (Ce qui attend de tels grands seigneurs après qu'ils seront ruinés, c'est de perdre jusqu'à leur anneau ; aussi Pollion a-t-il le doigt nu pour mendier.)

[9] Juvénal, XI, 42.

[10] Pline, Hist. nat., XXXIII, 32, etc.

[11] Suétone, Claude, chap. XXV.

[12] Pline, Hist. nat., XXXIII, 33.

[13] Suétone, Octave, chap. XXVII.

[14] Dion Cassius, XLVIII, 45.

[15] Ibid., LIII, 30.

[16] Ibid., LIV, 23.

[17] Ulpien, Digeste, XL, 10, 6. - Tertullien, De Resurrectione carnis, c. 57. L’esclave affranchi et vestis albæ nitore et aurei anuli honore et patroni nomine ac tribu, mensaque honoratur.

[18] Juvénal, III, 33, etc. — Martial, VII, 64.

[19] Petitione honorum abstinuerat per ambitionem prœposteram, ut eques romanus consularibus potentia æquaretur, simul acquirendæ pecuniæ brevius iter credebat per procurationes administrandis principis negotiis (s'était abstenu de briguer les honneurs ; ambitieux à sa manière, et voulant égaler, simple chevalier romain, le crédit des consulaires : il croyait d'ailleurs que l'administration des biens du prince était, pour aller à la fortune, le chemin le plus court). (Tacite, Annales, XVI, 17.).

[20] Lettres, I, 14 ; III, 2 ; VII, 25.

[21] Si iquid id est usque a proavis vetus ordinis heres,

Non modo fortunæ munere factus eques.

Ovide, Tristes, IV, 10.

[22] Voir III, 95 ; V, 13, 17 ; IX, 49 ; XII, 26.

[23] Martial, VII, 60.

[24] Ibid., VII, 36, etc.

[25] Ibid., V, 19 ; VI, 10 ; VII, 60 ; VIII, 24.

[26] Ibid., VI, 82.

[27] Ibid., VIII, 28 ; IX, 49.

[28] Pline le Jeune, Lettres, III, 21.

[29] Voir Martial : I, 31 et V, 48 ; IV, 13, 29 ; VI, 58 ; VII, 97, 3 ; VIII, 63.

[30] Ibid., I, 93 ; X, 26.

[31] Ibid., IV, 67 ; V, 25. — Scholiaste de Juvénal, V, 109. — Suétone, Néron, chap. XII.

[32] Suétone, Octave, chap. XXXIX : Notavitque aliquos (equites) quod pecunias levioribus usuris mutuati graviore fœnore collocassent (Il nota aussi d'infamie quelques chevaliers pour avoir emprunté l'argent à de légers intérêts, et l'avoir replacé à de grosses usures).

[33] Lettres, 101, 1 : Senecionem Cornelium, equitém romanum splendidum et officiosum noveras : ex tenui principio se ipse promoverat et jam illi declivis erat cursus ad cetera. — Puis, Ibid., 4 : Ille qui et mari et terra pecuniam agitabat, qui ad publica quoque, nullum relinquens inexpertum genus quæstus, accesserat, etc. - Voir aussi Ibid., 19, 5.

[34] Tacite, Annales, IV, 6 ; XIII, 50. - Suétone, Vespasien, chap. I.

[35] Tacite, Agricola, chap. IV : Utrumque avum procuratorem Cæsarum habuit, quæ equestris nobilitas est (Ses grands-pères furent tous deux procurateurs impériaux, ce qui confère le titre de chevalier).