LA VIE SOCIALE À ROME AU TEMPS DE CICÉRON

 

CHAPITRE VI. — L'ÉDUCATION DES HAUTES CLASSES.

 

 

D'après ce que nous avons dit à propos des mœurs chez les Romains des hautes classes, une conclusion s'impose : c'est qu'une éducation propre à former le caractère leur fut indispensable. Pour bien diriger leurs propres affaires et celles de l'État, il leur fallait la volonté d'agir avec rectitude et justice et la haine instinctive de toute conduite perverse ou injuste. L'éducation de la volonté et du caractère voilà précisément celle que les écoles publiques en Angleterre s'efforcent d'inculquer à des jeunes gens dont le rôle dans la vie ressemble singulièrement à celui d'un Romain des hautes classes. M. Newman[1] a tracé, d'après Aristote, un portrait du jeune homme tel que le grand philosophe se le figurait dans son Etat idéal. Si nous remarquons avec l'auteur de la Politique d'Aristote que celui-ci ne tient peut-être pas assez compte de l'éducation intellectuelle ; si nous ajoutons à ce qu'il demande, un peu de cette instruction qui, unie à la droiture, à la volonté et à la santé du corps, produira presque toujours un jugement sain, nous saurons ce que doit être un homme digne de participer aux responsabilités et aux épreuves du gouvernement dans des empires comme ceux de Rome et de la Grande-Bretagne. A Rome, les caractères conformes à cet idéal furent certainement rares ; cela était dû à des causes diverses dont nous avons indiqué quelques-unes : la fondation par les Romains d'un grand Empire avant qu'ils eussent acquis la maturité nécessaire pour comprendre la difficulté qu'il y avait à l'administrer ; l'afflux soudain de la richesse à une époque où la manière d'en tirer parti utilement était presque inconnue. Néanmoins, le lecteur comprendra qu'il dut y avoir aussi dans l'éducation de la jeunesse quelque défaut grave qui nous expliquera pourquoi la solidité du caractère fut si rare et pourquoi ce que nous nommerions le sentiment du devoir public et privé manqua si souvent. C'est ce sujet de l'éducation à Rome que je me propose de traiter maintenant en me bornant à montrer en quoi consistait au temps de Cicéron le défaut capital. Le sujet, dans son ensemble, est épuisé ; on en trouvera un excellent résumé dans le petit ouvrage sur l'éducation romaine de feu le professeur A. S. Wilkins, qui en a décrit les méthodes sans en signaler spécialement les défauts et c'est sur ces défauts que je me propose précisément d'insister[2].

Remarquons tout d'abord combien la littérature contemporaine, y compris les biographies, nous donne peu de renseignements sur cette période de la vie si pleine d'intérêt pour les amateurs de mémoires et pour nous tous quand, en avançant en âge, nous jetons un regard en arrière sur notre enfance. Il se peut faire que, à notre époque, nous nous exagérions l'importance de l'enfance, mais il est certain en tout cas que les Romains en faisaient trop peu de cas. Il est bien possible aussi que nous estimions à trop haut prix l'éducation que nous avons reçue dans nos grandes écoles publiques comme Eton ou Harrow, par exemple ; mais il est certain que les Romains n'avaient rien qui y ressemblât et dont ils eussent lieu d'être fiers.

La biographie était, à l'époque dont nous nous occupons, un genre littéraire en faveur, et quelques-uns des mémoires du temps ont fourni des matériaux aux écrivains postérieurs, tels que Valère Maxime, Suétone et Plutarque. Cependant, on constate avec surprise combien sont rares les détails qui nous sont parvenus sur l'enfance et la jeunesse des grands hommes du temps. Plutarque s'intéressait vivement aux questions d'éducation et nous ne pouvons guère douter qu'il aurait su tirer parti, dans ses Vies des Romains, de tous les renseignements sur ce sujet. Il nous dit bien quelque chose — et nous lui en savons gré — des méthodes pratiquées par Caton le Censeur pour l'éducation de son fils[3] et il donne, dans la Vie de Paul-Emile, quelques indications sur celle du grand Scipion Émilien, l'aîné de la famille[4]. Mais ces récits sont destinés à nous faire connaître le caractère du père et non l'éducation du fils. En règle générale, les Vies débutent par des renseignements sur le parentage du héros, puis l'auteur passe immédiatement à sa jeunesse.

La Vie de Caton d'Utique fait exception ; l'intérêt que ce singulier personnage a toujours inspiré aux historiens et aux philosophes explique cette exception. Plutarque connaissait le nom et le caractère de Sarpédon[5], le précepteur du jeune Caton ; il nous dit que l'enfant fut un élève docile, mais qui demandait la raison de tout et n'épargnait pas à son maître l'embarras de répondre à de perpétuels pourquoi. Deux anecdotes contées aux chapitres II et III de Plutarque se lisent aussi dans cette insipide macédoine de faits et de fables cuisinée par Valère Maxime sous le règne de Tibère pour l'éducation de la jeunesse[6] ; mais une troisième, plus significative, et qui paraît mériter créance, ne se trouve que chez Plutarque. La voici donc :

Une autre fois, un parent avait, à l'occasion de sa fête anniversaire, invité à souper quelques jeunes garçons ; Caton était du nombre. Pour se divertir ils jouaient entre eux, grands et petits, dans une des pièces de la maison. Le jeu consistait à représenter des procès, des jugements, et l'arrestation des condamnés. Tout à coup, un des condamnés, jeune garçon de fort bonne mine, entraîné par un des plus grands et enfermé dans une autre chambre, appela Caton à son aide. Celui-ci, voyant ce qui se passait, se dirigea vers la porte et, repoussant ceux qui obstruaient l'entrée, il fit sortir le prisonnier. Tout bouillant de colère, il l'emmena chez lui accompagné par quelques-uns des camarades.

C'est là un spécimen unique des usages et des jeux des jeunes garçons au dernier siècle de la République. Comme les enfants de tout temps, ils jouent à ce qui occupe et intéresse avant tout leurs pères et le jeu ci-dessus a dû distraire des enfants à l'époque malheureuse des guerres civiles et des proscriptions, Caton étant né en 95 A. C. Qu'il ait ou non tenu le rôle que l'anecdote lui attribue, la leçon qui en découle est la même pour nous et tout ce que nous verrons la confirmera. Le but principal de l'éducation était d'acquérir la maîtrise dans l'art oratoire et la principale utilité de cet art était de mettre le citoyen en état de conquérir la réputation d'habile avocat dans les procès criminels[7].

Cicéron eut à diriger l'éducation de deux garçons ; d'abord celle de son propre fils, Marcus, né en 65 A. C., puis, pendant plusieurs années, celle du jeune Quintus, fils de son frère et d'un an plus âgé que son cousin. C'est à peine si, dans ses lettres à Atticus, il parle de ces deux enfants — avant qu'ils eussent pris la toge virile — quoique Atticus fût l'oncle de l'aîné. Il ne commence à être sérieusement question d'eux qu'à partir du moment où le frère de Cicéron accompagna César en Gaule. Alors même il arrive plus d'une fois, après quelques mots au père sur son fils, que Cicéron se hâte d'entretenir son frère des villas qu'il fait bâtir[8]. Mais il est clair que le père était curieux de connaître les progrès de son fils, aussi bien que ceux des villas. Cicéron donc annonce à Quintus qu'il a l'intention de donner des leçons à son neveu comme il l'a fait pour son propre fils. Je ferai merveille avec lui si je puis m'occuper de lui à loisir, mais à Rome on n'a pas le temps de respirer[9]. Il est évident que les deux jeunes garçons, âgés l'un de onze et l'autre de douze ans en 54, étaient élevés à la maison et que Cicéron, surchargé d'affaires, n'avait pas le temps de s'occuper d'eux en personne. Nous apprenons du moins que le jeune Quintus s'entend bien avec son maître de rhétorique ; Cicéron n'approuve pas tout à fait le style qu'on lui donne pour modèle et se fait fort d'enseigner à son neveu un style plus savant, dans le genre du sien, quoique le jeune garçon semble préférer la méthode déclamatoire de son maître[10]. Le dernier passage de ces lettres au père absent est curieux[11] : J'aime ton Cicéron comme il le mérite et comme je le dois. Mais je vais me séparer de lui parce que je ne veux pas l'éloigner de ses maîtres et parce que sa mère va partir et en son absence je m'inquiète de la voracité de cet enfant. Jusqu'alors il a parlé de son neveu dans les termes les plus chaleureux, mais ici, comme souvent dans ses lettres, Cicéron laisse percer sa désapprobation sans y insister, crainte de blesser son correspondant.

Ce qui plait dans ces détails c'est le sincère désir des deux pères de voir leurs fils montrer un bon naturel et faire preuve d'une bonne éducation. Cependant, d'éducation proprement dite ou de discipline domestique, pas un mot. Il nous faut chercher ailleurs pour trouver quelques renseignements sur l'éducation des enfants qui comprend, ne l'oublions pas, outre l'exemple des parents, la discipline physique et l'acquisition de connaissances élémentaires. Par malheur, aucun ouvrage contemporain ne nous est parvenu pour l'époque dont nous nous occupons. Varron avait traité le sujet dans un de ses ouvrages dont nous ne connaissons guère que le titre : Catus, sive de liberis educandis[12]. Au livre IV du de Republica, Cicéron semble s'être occupé de la question (disciplina puerilis), mais les rares fragments qui subsistent ne nous apprennent pas grand'chose et nous pouvons être certains que Cicéron manquait des connaissances et de l'expérience nécessaires pour en parler avec compétence. Le passage le plus célèbre est celui où il cite Polybe qui avait critiqué la négligence des Romains en ces matières[13]. Ils n'ont certainement jamais désiré, ajoute-t-il, que l'État s'occupât de réglementer l'éducation et de l'organiser sur un modèle uniforme. Les Grecs y ont pris beaucoup de peine sans aucune nécessité.

Les Grecs, ses contemporains, que Cicéron connaissait, ne devaient pas, en effet, lui donner une haute idée des résultats de l'éducation à la grecque ; mais nous aimerions savoir si, dans son ouvrage sur l'Etat, il n'a jamais exprimé l'opinion que les destinées d'un Etat dépendent des enfants et par conséquent de la manière dont ils sont élevés. Et pourtant tel avait bien été le sentiment des vieux Romains, quoique l'Etat n'ait jamais légiféré sur l'éducation ; il s'en fiait à la puissance de la tradition et des mœurs. Caton l'Ancien savait agir en vieux Romain quand il surveillait la toilette de son fils en bas âge, quand il dirigeait en personne et avec le plus grand soin l'instruction de l'enfant plus âgé, quand il transcrivait de sa propre main, en gros caractères, des livres à son usage[14]. Mais depuis le temps de Caton, l'idée de l'Etat avait perdu de sa force et cela au détriment de l'éducation comme de la vie conjugale. La seule influence bienfaisante sur laquelle on eût pu compter était celle de la philosophie, mais elle ne s'adressait qu'à ceux qui avaient atteint l'âge de raison, soit au moins quatorze ans. Aux yeux des stoïciens, l'enfant était virtuellement un être raisonnable, et par suite digne d'intérêt, mais la question qui nous occupe tient peu de place dans l'éthique stoïcienne[15]. Force est donc de conclure que la Rome du temps de Cicéron se montra indifférente à cette importante matière, comme ce fut le cas pour l'Angleterre jusqu'à ces dernières années. L'intérêt dont elle est digne ne s'éveilla qu'à partir du moment où le christianisme reconnut le caractère sacré de l'enfance non seulement à cause de la parole du Maître, mais parce que les enfants sont héritiers de la vie éternelle.

Il y avait eu une fois à Rome une éducation très propre à former une race d'hommes et de femmes courageux et respectueux de leur devoir. Ce fut d'abord l'éducation des vertus domestiques auxquelles l'Etat trouva plus tard son compte. Alors la mère allaitait elle-même ses enfants et les soignait pendant leurs premières années. On s'occupait ensuite de développer les aptitudes physiques de l'enfant, de le former aux bonnes manières, de l'initier aux rites de sa religion et à ses devoirs envers l'État. De tout cela, il est vrai, nous n'avons guère pour garant que la tradition ; mais quand Varron nous décrit, dans un des précieux fragments de son traité, la manière dont il fut élevé chez ses parents, à Reate, en Sabine, nous pouvons être certains qu'il nous représente assez exactement ce qui se passait chez le vieux cultivateur romain[16]. Il n'avait, dit-il, qu'une tunique et qu'une toge ; on lui permettait, rarement de prendre un bain ; on lui enseignait à monter à cru ; tout cela n'est pas sans analogie avec la vie d'un jeune Boer avant la dernière guerre. Un autre fragment nous apprend encore que, suivant la coutume, les garçons et les filles servaient leurs parents à table[17]. Caton l'Ancien raconte, dans un fragment de ses œuvres conservé par Festus[18], qu'on lui avait appris dès sa tendre enfance, à se montrer frugal, courageux et laborieux ; qu'il était constamment occupé aux travaux de la ferme, en Sabine, pays pierreux où il devait piocher et cultiver un sol siliceux. La tradition de cette saine éducation se conserva chez les Romains et contribua à leur donner une certaine idée des Sabins de l'Italie centrale, vrais types de ces hommes que l'on pouvait qualifier de frugi :

rusticorum mascula militum

proles, Sabellis docta ligonibus

versare glebas, et severæ

matris ad arbitrium recisos

portare fustis[19].

L'enfant apprenait aussi à se conduire, avec obéissance et décence[20]. Dans cette Vie de Caton que nous avons déjà citée, Plutarque, après avoir dit comment le père enseigna à son fils l'équitation, la boxe et la natation, ajoute : Il faisait aussi grande attention à ne jamais laisser échapper un mot indécent devant son fils que s'il eût été en présence des Vestales. La pudeur chez un enfant fut toujours fort appréciée à Rome : adolescens pudentissimus est le plus bel éloge que l'on pût faire d'un jeune homme[21]. Le sentiment d'une certaine sainteté de l'enfance paraît avoir été durable et on en retrouve encore la trace dans le vers de Juvénal si souvent cité : Maxima debetur puero reverentia... Il provenait probablement de l'ancienne coutume d'habituer les enfants, filles et garçons, à prendre part aux rites religieux de la famille en qualité d'acolytes (camilli et camillæ), et c'est peut-être pour la même raison que de tout temps à Rome les enfants portèrent la toge prétexte bordée de pourpre, comme les magistrats et les prêtres sacrificateurs[22]. Il est à peine besoin d'ajouter que cette espèce d'éducation religieuse était purement formelle et qu'il n'y était question ni d'aucune espèce de dogmes ni même d'aucune idée de la divinité ; elle eut cependant son utilité en habituant l'enfant, dès son plus jeune âge, au respect et en lui inspirant le sentiment du devoir. Quoique les Romains du temps de Cicéron eussent cessé de croire à la nécessité de se concilier la faveur des divinités officielles, il est probable que la tradition d'un culte domestique s'était conservée dans la plupart des familles.

L'idée des devoirs envers l'État avait sa place, nous en pouvons être certains, dans ce vieux système d'éducation. Caton composa pour son fils des récits historiques qu'il transcrivit en gros caractères afin que l'enfant pût, sans quitter la maison, apprendre à connaître les glorieuses actions des ancêtres et les coutumes de sa patrie. Mais, ce qui est significatif, c'est que les annalistes des deux ou trois générations postérieures se préoccupèrent de magnifier — non sans falsification — les exploits des membres de leurs propres familles et négligèrent d'y faire à l'État sa juste part. Les jeunes garçons apprenaient par cœur la loi des XII tables. Cicéron nous dit que ce fut encore le cas pour lui, mais que cette pratique était tombée en désuétude[23]. Cet ancien code peut avoir joué le rôle d'une sorte de catéchisme des lois de l'Etat concernant la conduite des citoyens et rappelé à tous que, si l'Etat en se développant avait dû outrepasser les prescriptions de cette vieille législation trop sommaire, il n'en avait pas moins, dès le début, entrepris de réglementer les relations des citoyens entre eux. On rapporte, en outre, qu'à la mort d'un homme illustre les parents avaient l'habitude de conduire leurs enfants à l'oraison funèbre pour leur faire entendre les louanges données au défunt en méritoire des services rendus par lui à l'Etat[24]. Tout cela était fort bien et si Rome n'était pas devenue un grand Empire, si l'on avait pu couronner l'œuvre en ajoutant à l'instruction quelque connaissance des humanités, elle aurait pu durer des siècles et fournir à l'éducation une base inébranlable. Mais les conditions indispensables à son heureux développement avaient, depuis longtemps, cessé d'exister. Il est évident que le succès de cette éducation domestique dépendait de la présence des parents et de leur sollicitude pour leurs enfants, de la part du père surtout, s'il s'agissait de garçons. Mais depuis que l'Empire romain s'était étendu au delà des mers, c'est-à-dire depuis les deux premières guerres puniques, le père fut souvent forcé de s'absenter pendant longtemps ; il lui fallut servir à l'étranger durant plusieurs années consécutives et il lui arrivait très fréquemment de ne jamais revoir l'Italie. Enfin, quand il ne quittait pas Rome, les affaires de l'Etat, toujours plus importantes, l'occupaient trop pour qu'il pût surveiller ses enfants avec tout le soin et toute l'assiduité nécessaires. Il ne faut pas oublier qu'au temps de Cicéron la correspondance avec l'étranger n'était devenue possible que grâce aux relations des publicains provinciaux avec la métropole ; le Romain résidant en Espagne ou en Asie ne recevait que rarement des nouvelles de sa femme et de ses enfants ; aussi finissait-il par ne plus s'occuper d'eux. En fait, tout dépendait de la mère, comme c'est encore le cas dans les classes sociales où le père est surchargé de travail. Or nous avons quelques raisons de croire, comme nous l'avons vu, qu'au dernier siècle de la République la mère n'était pas souvent une femme consciencieuse et assidue à ses devoirs. Toujours exposée au divorce, elle devait naturellement se désintéresser de ses enfants, d'autant plus qu'après la séparation elle n'avait plus affaire à eux en aucune façon. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles nous sommes si mal renseignés sur la vie des enfants. Il n'en faudrait pas conclure que ceux-ci fussent malheureux ; ils avaient à leur disposition pour se distraire des jeux nombreux et si connus que les poètes y font souvent allusion : le cerceau, la toupie, le colin-maillard et leur jeu favori : les noix et le roi[25]. Mais la vraie question n'est pas de savoir s'ils jouissaient de leur enfance, mais s'ils apprenaient physiquement et moralement à devenir des citoyens utiles.

Quand un garçon avait atteint l'âge de sept ans ou environ, bien des familles devaient se demander s'il fallait le garder à la maison ou l'envoyer à une école élémentaire[26]. La réponse dépendait sans doute des moyens dont les parents disposaient. Un père riche était en mesure de diriger toute l'éducation de son fils en le gardant chez lui et en lui donnant d'abord un précepteur puis des maîtres particuliers, au fur et à mesure des besoins. Caton trouva le temps de se charger d'une grande partie de la besogne, mais en se faisant aider par un esclave qui donnait des leçons à ses enfants, ainsi qu'à d'autres. Paul-Emile avait chez lui plusieurs maîtres chargés de l'enseignement sous sa direction[27]. Cicéron aussi semble bien avoir fait instruite son fils à la maison, quoique lui-même eût suivi une école publique. Cependant, il faut croire qu'en général le fils de famille allait à l'école sous la surveillance d'un précepteur, suivant la mode grecque. Il se levait avant le jour, il était soumis à une discipline sévère qui, d'accord avec l'obligation pour tout Romain d'acquérir un minimum de connaissances, le contraignait à apprendre au moins à lire, écrire et compter[28]. Cette instruction élémentaire dut être bonne en somme ; il est extrêmement rare que nous entendions parler d'une ignorance grossière ou d'une instruction négligée.

Et cependant il faut signaler de sérieux défauts dans ce système élémentaire. Non seulement le maître d'école, mais le précepteur lui-même responsable de la conduite du jeune garçon, étaient presque toujours des esclaves ou des affranchis et ni un esclave ni un affranchi n'était en mesure d'inspirer un bien profond respect au jeune Romain. De là sans doute la nécessité de recourir aux châtiments corporels — auxquels les Romains semblent n'avoir jamais fait d'objection[29], quoique Quintilien les blâme —, plutôt qu'à l'influence morale pour maintenir la discipline ; cela est attesté par la littérature et par les beaux-arts. En outre, le précepteur étant considéré comme responsable de la moralité de l'enfant, les parents durent être tentés de renoncer à la surveillance qui leur incombait[30]. La grande majorité des maîtres étaient Grecs et l'enfant appartenant à ce monde gréco-romain où l'on parlait les deux langues et où les Grecs étaient les seules personnes cultivées, cet inconvénient paraîtra naturel et inévitable. Nous connaissons d'ailleurs le mépris foncier des Romains pour les Grecs. Comme témoin en faveur de ceux-ci, nous pourrions, semble-t-il, en appeler à Cicéron, mais lui-même nous laisse voir à l'occasion ce qu'il pensait de leur moralité. Dans un remarquable passage de son plaidoyer pour Flaccus, confirmé par des réflexions éparses dans sa correspondance, il affirme leur reconnaître tous les talents en matière de littérature et de rhétorique, mais il ajoute que la race n'a jamais compris, par exemple, le caractère obligatoire et sacré du témoignage en justice[31]. Le jeune Romain se trouvait ainsi dans cette position anormale d'avoir à subir des châtiments infligés par des gens qu'il méprisait. Ce sont les hommes et non les méthodes qui comptent en éducation ; l'écolier romain avait besoin d'une personne en qui il pût avoir confiance, de quelqu'un à qui il pût être absolument fidèle ; c'est ce même besoin tout-puissant qui s'est manifesté avec tant d'évidence dans le monde politique romain au dernier siècle A. C.[32]

Il n'est pas nécessaire d'insister sur cette instruction élémentaire qui n'avait pas d'influence directe sur la vie. Notons-en cependant un des traits. Pour la lecture et l'écriture et pour apprendre par cœur, on se servait de recueils de maximes (γνώμαι) qui ne sont pas sans analogie avec les Quatrains de Pibrac par exemple. Il nous en reste encore une ample collection, plus de 700, empruntées aux mimes de Publilius Syrus, qui arriva de Syrie à Rome comme esclave à l'époque dont nous nous occupons ; après avoir été affranchi, il devint célèbre en qualité d'auteur de nombreuses pièces populaires où il trouva moyen d'intercaler de sages dictons et maximes. Il n'est pas probable que ces textes pénétrèrent immédiatement dans les écoles, mais à l'époque du premier Empire Sénèque (Marcus Annæus Seneca) y fait allusion comme à une des matières de l'enseignement[33]. On verra, en les consultant, que ces adages témoignent d'un bon sens pénétrant, parfois de sentiments vraiment humains et qu'ils ont même à l'occasion une certaine saveur de sagesse (sapientia) stoïcienne.

Les jeunes Romains avaient donc le moyen d'apprendre par cœur des préceptes propres à leur inspirer le goût d'une conduite honnête et généreuse aussi bien que d'une sagesse pratique. Mais nous n'ignorons pas quel est le sort ordinaire de nos recueils de maximes ; nous savons que cela ne suffit pas à enseigner à nos enfants, garçons et filles, à se bien conduire, mais qu'il faut l'exemple et les leçons indirectes de leurs parents et de leurs maîtres. Quelque bien tournées qu'elles soient, des sentences ne feront pas grand effet sans une sanction supérieure et cette sanction ce n'est pas à la férule du maître ou du précepteur qu'il faut la demander. Encore une fois, c'est des hommes et non des méthodes que vient la véritable force éducative.

L'étude la plus difficile pour le jeune Romain était probablement celle de l'arithmétique ; c'est celle-là peut-être qui rappelait à Horace les souvenirs frappants de son digne maître Orbilius[34]. On trouvera l'explication complète des méthodes de calcul alors en usage dans Marquardt (Privatleben) et un résumé en une page dans Roman Education, de Wilkins[35]. Il suffit de dire ici que la connaissance du calcul était aussi indispensable que difficile à acquérir. On exigeait de l'orateur, dit Quintilien, qu'il fût capable non seulement de faire ses calculs en plein tribunal, mais d'expliquer clairement aux auditeurs comment il était arrivé au résultat (I, 10, 35). Du petit aubergiste au grand capitaliste, tout homme s'occupant d'affaires devait être à même de calculer avec aisance. Les magistrats, surtout les édiles et les questeurs, avaient des secrétaires certainement très habiles comptables ; les gouverneurs provinciaux et toutes les personnes chargées de la perception des impôts dans les provinces ou ceux qui prêtaient de l'argent aux imposés pour leur permettre de s'acquitter étaient sans cesse occupés à leur grand livre. Les pauvres habitants de l'Empire avaient depuis longtemps fait connaissance avec l'habileté des Romains en fait de calcul[36].

Romani pueri longis rationibus assem

discunt in partes centum diducere. Dicat

filius Albini : Si de quincunce remota est

uncia, quid superest ? poteras dixisse ; triens ; Eu !

rem poteris servare tuam[37].

Utilitaire jusqu'aux moelles, le Romain des classes moyennes voulait que son fils fît son chemin dans le monde ; seul le Romain des hautes classes était disposé à sacrifier aux Muses et cela surtout parce que dans les carrières publiques il était de rigueur que le jeune homme ne se montrât ni ignorant ni mal élevé.

Quand le fils de parents à leur aise avait terminé son instruction élémentaire, il était promu à un enseignement plus avancé, celui du grammaticus ; il faisait alors connaissance avec la littérature jusqu'à ce qu'on le mît à l'étude de la philosophie, objet principal de ses travaux. Remarquons en passant que la science, c'est-à-dire les mathématiques supérieures et l'astronomie, comptaient dans la philosophie ; la médecine et la jurisprudence étaient devenues des études professionnelles[38] ; il était nécessaire d'en faire l'apprentissage sous la direction d'un praticien expert, ce qui était aussi le cas pour l'art de la guerre. Dans les écoles secondaires, si l'on peut leur donner ce nom, le programme ne comprenait que la littérature et les humanités ; l'enseignement se donnait en grec et en latin, mais surtout en grec, conséquence nécessaire de la pauvreté relative de la littérature latine[39]. Les auteurs étudiés de préférence étaient Homère, Hésiode et Ménandre. Plus tard, après le plein épanouissement de la littérature au temps d'Auguste, les poètes latins, Virgile et Horace surtout, prirent place dans l'enseignement sur le même pied que les auteurs grecs. On étudiait ceux-ci à fond. L'enseignement comprenait l'étude de la langue, de la grammaire, de la métrique, du style et du sujet traité par l'auteur ; on s'aidait de la lecture à haute voix à laquelle on attachait beaucoup d'importance comme à la récitation par cœur. Quant à l'explication du sujet, on laissait au maître la liberté de le commenter à son gré et l'on attendait de lui qu'il connût à fond l'explication de toutes les allusions possibles ; les élèves pouvaient ainsi glaner çà et là un bon nombre de notions, entre autres quelques renseignements historiques mêlés, cela va sans dire, à beaucoup de mythologie sans valeur. In grammaticis, dit Cicéron, pœtarum pertractatio, historiarum cognitio, verborum interpretatio, pronuntiandi quidam sonus[40]. Le grand défaut de cette méthode, si on peut qualifier cet enseignement de méthodique, était de fournir rarement à l'élève l'occasion de discerner le fait réel de la fantaisie et d'arriver à cette mentalité scientifique de plus en plus nécessaire à quiconque prétend réussir dans n'importe quelle carrière. Elle fut si rare à Rome qu'il paraîtrait imprudent de l'attribuer même à un homme d'action comme César ou à un homme de lettres aussi remarquable que Varron.

Il y aurait eu peut-être un remède au mal, du moins en partie, si le maître chargé de l'enseignement eût su faire appel aux exempt s du passé, donner pour modèles à ses élèves les hommes qui, Grecs ou Romains, s'étaient rendus célèbres par leurs grandes actions et leur noble caractère et rechercher les mobiles de leur conduite dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. C'est là le genre d'enseignement dont nous trouvons des exemples dans Valère Maxime ; la plupart de ses chapitres[41] ont pour sujet quelque vertu spéciale ou quelque belle qualité : la force d'âme, la patience, le désintéressement, la modération, la piété filiale, l'amitié et ainsi de suite ; les exemples sont empruntés surtout à l'histoire romaine et, en partie, à l'histoire grecque. Il était bon de faire ainsi appel aux sentiments généreux de la jeunesse et nous devons à cette préoccupation un livre immortel, les Vies des hommes illustres de la Grèce et de Rome, par Plutarque, qui entendait bien en faire une œuvre morale plutôt qu'historique. Ici cependant deux réserves. Quiconque parcourt les pages de Valère Maxime constatera que ces histoires des grands hommes du passé sont si détachées de leur milieu historique qu'on ne peut en tirer parti pour la conduite pratique de la vie ; elles pourraient même faire plus de mal que de bien en induisant un esprit superficiel à conclure que des actes, justifiables peut-être à certaines époques et en certaine circonstances, le sont en tout temps et en toute circonstance, par exemple, le régicide ou une témérité imprudente en présence de l'ennemi. Cet enseignement indirect manqua son but parce qu'il découragea la réflexion sur les faits et les problèmes contemporains et des hommes aussi bien intentionnés que Cicéron et Caton d'Utique pâtirent de l'insuffisance d'une première instruction purement littéraire. Ce n'est pas tout ; elle avait encore le tort d'exagérer l'influence des personnes au cours de l'histoire, à une époque où l'individu réclamait plus que sa part légitime dans l'attention universelle. Ce fut donc en vain que Polybe chercha à montrer au monde gréco-romain à retrouver les causes générales dans la suite de l'histoire et à n'éditer sur les phénomènes contemporains ; on négligea ou on oublia ces utiles leçons.

Dans la mesure où l'étude du langage, de la diction artistique, de la lecture intelligente et de l'élocution pouvait aider un jeune homme à se préparer à la vie, cette éducation était bonne surtout parce qu'elle était une excellente introduction à l'étude de cet art oratoire qui, depuis le temps de Caton l'Ancien, fut le but principal de tous ceux qui visèrent à jouer un rôle politique. Caton avait bien dit à son fils : Orator est, Marce fili, vir bonus dicendi peritus[42], donnant ainsi la première place aux qualités morales de l'orateur et son précepte : rem tene verba sequentur est à méditer par tous ceux qui étudient ou enseignent la littérature. Mais de plus en plus le but de toute éducation fut l'art oratoire et particulièrement cet art tel qu'il s'exerçait devant les tribunaux où, au temps de Cicéron, ni la vérité ni les faits n'étaient la chose principale, où l'on demandait à l'avocat d'être avant tout un orateur habile, quitte à rester vir bonus si cela lui convenait.

Au cas où le jeune garçon n'était pas instruit à la maison, il restait à l'école jusqu'à l'âge de prendre la toge virile. A la fin de la République, cet âge était fixé en général entre quatorze et dix-sept ans[43] ; les deux jeunes Cicéron avaient probablement seize ans, Octavien et Virgile quinze, et le fils d'Antoine quatorze seulement quand ils prirent la toge virile. Antérieurement le jeune homme continuait sans doute à porter la prétexte jusqu'à dix-sept ans, âge où il devenait légalement apte au service militaire et où on l'enrôlait immédiatement[44]. En cas de besoins militaires urgents, ou s'il le demandait lui-même, il pouvait commencer les exercices militaires préparatoires et même le service actif avant d'avoir quitté la prétexte. En cela comme en bien d'autres choses, la vie urbaine avait modifié les mœurs ; dans les villes, le développement intellectuel sinon physique des garçons est plus rapide et, comme la toge virile était le signe légal de la virilité, le jeune homme qui l'avait revêtue jouissait de ses droits de citoyen et pouvait se rendre utile à sa famille, en l'absence du père, un peu plus tôt que cela n'aurait été possible suivant la coutume primitive. Du reste, il n'y avait pas de règle précise et inflexible et les parents restaient maîtres de décider du moment où leur fils quitterait la prétexte.

A Rome, le changement de costume signifiait qu'on devenait majeur et, aux yeux de la loi, capable de diriger sa propre éducation et de gérer ses biens. On retrouve là un souvenir du temps où, à l'âge de la puberté, le jeune garçon, conformément à un usage commun à tous les peuples primitifs, était admis solennellement au nombre des citoyens et des guerriers. La solennité avec laquelle les Romains célébraient la prise de la toge virile en est une preuve. Après un sacrifice à la maison et la consécration de la toge et de la bulle de son enfance au Lar familier, le jeune homme revêtait la toge virile sans ornements (libera, pura) ; puis son père ou son tuteur accompagné d'amis et de parents le conduisait au Forum et probablement aussi au Tabularium, où on enregistrait son nom au rôle des citoyens[45].

Sous l'empire des nouvelles conventions grâce auxquelles un jeune homme pouvait devenir légalement homme plus tôt que cela n'avait été la coutume précédemment, il est évident qu'un certain temps devait s'écouler avant qu'il eût acquis les qualités physiques et mentales nécessaires à l'exercice d'une profession. Le barreau étant la seule profession civile qui convînt aux jeunes gens de bonne naissance, le père profitait du temps laissé libre entre la sortie de l'école et l'entrée de son fils dans la carrière pour le placer sous la direction d'un avocat distingué. C'est ainsi que Cicéron lui-même fit son apprentissage chez Mucius Scævola, l'augure, et que plus tard le jeune Cælius fut confié par sort père à Cicéron. Les relations entre l'élève et le maître n'étaient pas sans analogie avec le contubernium qui imposait au général la responsabilité plus ou moins fictive de la santé et de la conduite, comme de l'éducation militaire, de son jeune compagnon. Cicéron dit de Cælius[46] qu'à l'époque où celui-ci fut son élève on ne le vit jamais qu'en compagnie de son père ou de son maître, ou dans la maison bien conduite de M. Crassus (qui partageait avec Cicéron la surveillance de Cælius). Fuit assiduus mecum, ajoute-t-il. Cette espèce de noviciat se nommait tirocinium fori, durant lequel notre jeune homme, tout en continuant l'étude du droit, était tenu de suivre les exercices militaires au Champ de Mars pour se préparer à la seule campagne à laquelle l'usage sinon la loi l'obligeât. Plaider sa première cause se disait : tirocinium ponere[47]. Si cette épreuve réussissait, le nouvel avocat pouvait désormais consacrer tout son temps à l'art oratoire et à la pratique du barreau. Les jeunes ambitieux qui aspiraient aux grandes charges et, par la suite, à quelque gouvernement provincial, devaient, comme César, chercher à acquérir les qualités nécessaires à l'armée aussi bien que celles nécessaires au Forum. Cicéron, cependant, qui n'avait nulle vocation pour la carrière des armes, ne fit qu'une seule campagne à l'âge de dix-sept ans et conseilla apparemment à Cælius d'imiter son exemple. Cælius servit sous Q. Pompée, proconsul en Afrique, qu'il accompagna en qualité de contubernalis ; il avait choisi cette province parce que son père y possédait des terres[48]. C'est au retour de cette campagne, où il mérita les éloges de Pompée, qu'il se mit à l'œuvre Dour faire ses preuves d'habile orateur ; il porta plainte contre un personnage distingué : Antonius, celui qui fut plus tard consul avec Cicéron[49].

Avant d'arriver à être assez habile orateur pour réussir au Forum, Cælius avait dû étudier à fond l'art de la rhétorique. Cicéron ne nous dit pas s'il lui avait lui-même donné des leçons ou s'il avait chargé de ce soin quelque homme du métier. Cicéron avait composé un traité de rhétorique, le de Inventione, le premier de ses écrits en prose, de 80 A. C., où il effleurait le sujet ; il était donc qualifié pour donner à Cælius l'instruction nécessaire, s'il en trouvait le temps. Nous n'avons pas l'intention d'expliquer ici le sens que les Gréco-romains donnaient à ce terme de rhétorique, ni la théorie de l'éducation en cette matière ; le lecteur désireux de s'en instruire pourra se reporter au petit livre du professeur Wilkins[50], ou mieux encore à la source principale de tous les renseignements sur le sujet : l'Institutio oratoria. Il y a lieu cependant de dire quelques mots de l'idée que Cicéron se faisait de l'éducation oratoire ; il s'en explique très clairement dans l'exorde du traité cité supra et souvent aussi, plus ou moins directement, dans ses traités postérieurs et plus travaillés :

De longues méditations, dit-il, m'ont amené à conclure que la sagesse sans l'éloquence est peu utile à l'Etat, mais que l'éloquence sans la sagesse est le plus souvent malfaisante et ne peut jamais être utile. Aussi l'homme qui, négligeant l'étude de la sagesse et du devoir, laquelle est toujours parfaitement noble et honorable, passe tout son temps à des exercices oratoires, nuit à son propre développement et prépare à sa patrie un citoyen dangereux. Cela nous rappelle le mot de Caton : vir bonus dicendi peritus. La même pensée exprimée avec moins de force se retrouve dans l'exorde d'un autre traité de rhétorique plus mûri, dont l'auteur est inconnu, qui fut composé un an ou deux avant celui de Cicéron : Non enim parum in se fructus habet copia dicendi et commoditas orationis, si recta intelligentia et definita animi moderatione gubernetur[51]. Nous pouvons admettre qu'à l'époque où Cicéron était encore jeune, les hommes les plus éclairés sentaient bien que l'art de la rhétorique, pour être vraiment, utile à l'individu et à l'État, devait se maintenir dans les limites d'une sage réserve, viser au bien et rester honnête.

Et cependant, une génération après la date de ces sages avis, les lettres de Cælius prouvent avec quelle imprudence coupable les orateurs pratiquaient leur art au détriment de l'État et des particuliers. Le haut idéal de culture et d'honnêteté se perdit dans la pratique, à une époque de décadence, d'ambitions mesquines et d'animosités personnelles. Nous savons tous comment une chose bonne en elle-même est apte à se pervertir quand on en fait indûment un but au lieu d'un moyen ; comment, par exemple, la jeunesse est disposée à voir dans les sports la fin suprême de toute activité humaine. Il en fut de même pour l'art de la rhétorique ; il fallait en être maître pour jouir à fond des luttes du Forum, aussi l'instruction visa-t-elle avant tout à en assurer la maîtrise. La méthode suivie pour l'enseigner constituait certainement une excellente gymnastique intellectuelle ; ainsi l'étude des règles de la composition et les exercices qui servaient à les appliquer, par exemple les dissertations par écrit où l'élève avait à inventer et à disposer les faits[52], enfin la déclamation oratoire sur un sujet donné, ce qu'on nommait au temps de Cicéron causa et plus tard controversia[53]. Des exercices de ce genre ont dû contribuer à développer beaucoup le talent et l'ingéniosité. Mais on peut y signaler deux graves défauts. D'abord les sujets n'avaient trop souvent aucun rapport avec la vie réelle quand, par exemple, on les tirait de la mythologie grecque : si parfois moins stériles, ils tombaient dans le lieu commun et la platitude. Une question telle que : faut-il préférer la vie de l'homme de loi à celle du soldat ou vice versa ? ne se prêtait guère à une harangue. En second lieu, tous ces exercices censés parfaire l'instruction du jeune homme étaient viciés par un principe faux sur lequel ils s'appuyaient. L'excellent Quintilien lui-même, le meilleur de tous les pédagogues romains, croyait qu'il y avait identité entre l'homme d'État (civilis vir) et l'orateur ; que l'homme d'État doit être le vir bonus, parce que le vir bonus fait le meilleur orateur ; qu'il sera un modèle de sagesse pour la même raison[54]. Et l'objet de l'art oratoire est id agere, ut iudici quæ proposita fuerint vera et honesta videantur[55], c'est-à-dire que l'objet de l'orateur est la persuasion et non la vérité. On comprendra l'impuissance d'une pareille discipline à former le caractère si on imagine que toute notre éducation libérale pût avoir pour seul but de préparer les jeunes gens à la pratique du journalisme. Par bonheur, nous vivons au siècle de la science : les mots et l'art de s'en servir ne sont plus ni la base de l'éducation ni l'aliment intellectuel de la jeunesse. Nous avons besoin de connaître les faits, de comprendre les causes pour distinguer la vérité objective de la vérité telle qu'elle se réfléchit dans les livres. Mais l'éducation parfaite doit être une union judicieuse des deux méthodes et il sera bien de veiller à ne pas perdre contact avec les meilleurs esprits et leur pensée parce qu'elle s'est exprimée dans cette littérature que nous semblons beaucoup trop disposés à négliger. On peut dire de la science ce que Cicéron disait de la rhétorique : elle ne peut suffire sans la sagesse (sapientia).

Nous avons déjà parlé de la philosophie et comme cette discipline ne faisait pas partie à proprement parler de l'instruction, nous ne nous y arrêterons pas longuement ici. La domesticité des familles riches comprenait en général un philosophe ; si c'était un honnête homme et non un Philodemus, son influence pouvait être bonne pour un jeune homme. Celui-ci avait en outre la ressource de se rendre à Athènes ou à Rhodes ou dans quelque autre ville grecque pour y suivre les leçons d'un philosophe en renom. Cicéron entendit à Rome Phèdre l'épicurien, puis Philon l'académicien, dont l'influence sur lui fut durable ; enfin, à l'âge de vingt-sept ans, il alla passer deux ans .en Grèce, pour y terminer ses études à Athènes, à Rhodes et ailleurs. César aussi se rendit à Rhodes, où il rencontra Cicéron aux leçons de Molon sur la rhétorique ; il y avait des cours de rhétorique et de philosophie clans toutes les grandes villes de Grèce. Quant à son fils, Cicéron l'envoya à l'université d'Athènes[56], quand il eut vingt ans, in le gratifiant d'une ample pension et, sans doute, d'une provision de bons conseils. Le jeune homme ne tarda pas à outrepasser sa pension et à s'endetter ; quant aux bons conseils, il négligea de les mettre à profit et, en fait, il causa à son père bien des soucis.

La lettre suivante semble prouver qu'un jeune homme placé dans les circonstances les plus favorables peut ne pas savoir en tirer parti faute de principes et de fermeté. Cette lettre du fils de Cicéron est la seule lettre d'étudiant qui soit parvenue jusqu'à nous. Elle date de l'époque où le jeune homme se repentit de ses méfaits et prit la résolution de s'amender. Elle est adressée, non à son père lui-même, mais à Tiron l'affranchi et le fidèle ami de son père, celui qui édita plus tard la correspondance de son maître dans laquelle il inséra la lettre du fils[57]. C'est en somme une agréable lettre ; le jeune homme y témoigne à Tiron, qui le connaissait depuis l'enfance, une affection qui semble sincère. Le choix des termes y est parfois un peu étrange et sent légèrement sa rhétorique. Au lecteur de décider lui-même si cette lettre est parfaitement véridique et sincère.

J'attendais de jour en jour avec impatience tes courriers. Enfin, quarante-cinq jours après leur départ, les voici ; leur arrivée m'a fait le plus grand plaisir. La lettre du plus indulgent et du plus aimé des pères m'avait rempli de bonheur ; la tienne, si excellence, a mis le comble à ma joie. Je ne me repens donc pas d'avoir interrompu la correspondance pendant un certain temps ; je m'en félicite au contraire, puisque mon silence a eu pour conséquence ces preuves de ta bonté et je suis heureux que tu acceptes mes excuses sans hésitation.

Je suis sûr, mon très cher Tiron, que les rapports qu'on t'a faits sur mon compte t'ont été aussi agréables que tu pouvais le désirer. Ma conduite future les justifiera et je ferai tous mes efforts pour que la bonne opinion qu'on commence à avoir de moi augmente de jour en jour. Puisque tu veux bien te faire le héraut de ma bonne renommée, acquitte-toi de cette fonction sans crainte et en toute confiance. Les erreurs de ma jeunesse m'ont causé tant de regrets et de remords que, non seulement j'ai cordialement horreur de ma conduite, mais que la seule mention m'en est odieuse. Je sais, je suis certain que tu as pris part à mes soucis et à mes chagrins ; cela ne m'étonne pas : tu as toujours désiré mon succès pour mon compte et pour le tien. J'ai désiré que tu fusses associé à mes joies. Tu as souffert à cause de moi ; je ferai tout mon possible pour te donner au double des sujets de satisfaction.

L'affection que j'ai pour Cratippus, sache-le bien, est celle d'un fils plutôt que d'un disciple ; j'aime ses leçons et je jouis délicieusement du charme de son commerce. Je passe en sa compagnie des journées entières et souvent une partie de la nuit, car je le prie à dîner le plus souvent possible. Nous sommes si intimes maintenant qu'il lui arrive parfois d'entrer à l'improviste, en tapinois, au beau milieu du dîner ; il laisse à la porte le sérieux philosophique et s'humanise pour plaisanter avec nous. Arrange-toi donc pour faire le plus tôt possible la connaissance d'un homme si charmant, si distingué. Que te dire de Bruttius, sinon que nous sommes inséparables ; pour vertueuse et austère que soit sa vie, sa compagnie n'en est pas moins des plus profitables ; nos études littéraires quotidiennes ne proscrivent pas la gaîté. Je lui ai loué un logement près de moi ; malgré la mauvaise passe où je suis, je trouve encore de quoi subvenir à ses modestes besoins. Je me suis mis à la déclamation en grec avec Cassius ; pour la déclamation en latin, je préfère Bruttius. Je me suis lié avec les hommes que Cratippus a amenés de Mytilène, gens instruits dont il fait le plus grand cas ; ce sont mes compagnons habituels. Je vois aussi beaucoup Epicrates, qui tient le premier rang à Athènes, Léonidas et d'autres personnages du même genre. Mais en voilà assez sur mon compte.

Tu me parles de Gorgias ; il m'était fort utile pour mes exercices quotidiens de déclamation ; mais je n'ai songé qu'à me conformer aux ordres de mon père qui m'avait positivement enjoint de le congédier immédiatement ; je n'ai pas hésité ; j'ai craint qu'un goût excessif pour Gorgias ne lui parût suspect. C'eut été chose grave, m'a-t-il semblé, que de me faire juge des décisions de mon père. Quoi qu'il en soit, ton intérêt pour moi et tes conseils me sont précieux et agréables.

J'accepte l'excuse de tes occupations : je sais à quel point elles sont toujours absorbantes. Je suis très heureux que tu aies acheté un domaine et je te souhaite le plus heureux succès. Ne sois point surpris de trouver ici mes félicitations ; c'est à la même place, dans ta lettre, que tu m'as annoncé ton achat. Te voilà propriétaire ! Il va falloir renoncer aux élégances urbaines ; te voilà maintenant paysan romain ! Que j'aime à me représenter ce charmant tableau ; je crois te voir achetant des instruments araroires, causant avec ton fermier et mettant de côté, dans un pli de ta toge, les pépins des fruits du dessert. Quant à l'argent, je regrette bien de n'avoir pas pu t'aider dans cette affaire. Tu sais, mon cher Tiron, que je t'aiderai si jamais la fortune me favorise ; je suis trop persuadé que cet achat a été fait dans un intérêt commun. Je te suis fort obligé de la peine que tu as prise pour mes commissions et je te prierai encore de m'envoyer, le plus tôt possible, un secrétaire, Grec de préférence ; je perds beaucoup de temps à transcrire mes notes. Surtout prends soin de ta santé pour que nous puissions un jour causer de littérature ensemble. Je te recommande Antéros. Adieu.

 

 

 



[1] NEWMAN, Politics of Aristotle, I, p. 372.

[2] Une liste des ouvrages les plus autorisés se trouvera en tête du livre du professeur Wilkins. Le plus utile à un étudiant est la section dans MARQUARDT, Privatleben, p. 80 sqq. Les deux volumes de CROMER (Geschichte der Erziehung etc.) qui comprennent toute l'antiquité sont, dit-il, des plus précieux grâce à la largeur de ses vues. Voir aussi H. NETTLESHIP, Lectures and Essays, ch. III, sqq.

[3] PLUTARQUE, Caton l'ancien, chap. XX.

[4] PLUTARQUE, Paul-Emile, ch. VI.

[5] PLUTARQUE, Cato minor, 1, ad fin. Ce qu'il dit dans la première partie de ce chapitre, peut être une invention fondée sur le caractère de l'homme fait ; mais le renseignement à la fin du chapitre peut venir d'un contemporain.

[6] VALÈRE MAXIME, III, I, 2.

[7] Il n'y a qu'un renseignement sur l'enfance de Cicéron dans sa Vie par PLUTARQUE ; c'est que les parents venaient visiter son école à cause de la réputation de l'écolier, etc., mais je n'y attache pas grande importance.

[8] Ainsi dans ad. Q. Fratr., III, 1, 7 : de Cicerone tuo quod me super rogas, etc.

[9] Ad. Q. Fratr., III, 1, 7.

[10] Ad. Q. Fratr., III, 3, 4.

[11] Ad. Q. Fratr., III, 9.

[12] Voir les quelques fragments dans l'Appendice de l'édition de Riese des restes des Ménippées de VARRON, p. 248 sqq.

[13] De Rep., IV, 3, 3.

[14] PLUTARQUE, Caton l'ancien, chap. XX.

[15] VIRGILE, Églogues, IV, 27, fait peut-être allusion dans ce vers à l'opinion des stoïciens qui soutenaient que l'âge de raison ne commence pas avant quatorze ans.

[16] Dans NONIUS, p. 108, s. v. ephippium. Comp. avec l'éducation du jeune fils de Caton, PLUTARQUE, loc. cit. Comp. aussi VIRGILE, Enéide, IX, 602 sqq.

[17] Dans NONIUS, p. 156, s. v. pueræ.

[18] P. 281. M.

[19] Race virile de soldats paysans, tu as appris à piocher la terre avec la houe des Sabins et à rapporter à la maison les bûches coupées au gré d'une mère sévère. HORACE, Odes, III, 6.

[20] DENYS D'HALICARNASSE, II, 26.

[21] CICÉRON, pro Cluentio, 60, 165 ; MARQUARDT, Privatleben, p. 89.

[22] Voir un article de l'auteur dans Classical Review, vol. X, p. 317. Les preuves à l'appui y sont réunies. Que la prétexte eût un caractère quasi-sacré semble incontestable. Voir, p. ex., HORACE, Épodes, 5, 7 ; PERSE, V, 30 ; le pseudo-QUINTILIEN, Declam., 340. Voir HENZEN, Acta fratrum Arvalium 15 pour les pueri patrimi et matrimi, représentant, dans cet antique culte, les enfants de la vieille famille romaine.

[23] CICÉRON, de Legibus, II, 59.

[24] POLYBE, VI, 53. Pour un compte-rendu de la manière dont se pratiquait la Laudatio, voir MARQUARDT, Privatleben, p. 357 sqq. Voir aussi VOLLMER, Laudationum funebrium Romanorum historia et reliquiarum editio, Leipzig, 1891.

[25] La liste complète des jeux se trouve dans MARQUARDT, Privatleben, p. 837 sqq.

[26] QUINTILIEN discute cette question, I, 2.

[27] PLUTARQUE, Paul Emile, 6.

[28] Les détails complets sur les écoles élémentaires dans WILKINS, ch. IV et dans MARQUARDT, Privatleben, p. 92 sqq.

[29] QUINTILIEN, I, 3, 14.

[30] PLUTARQUE a soin de nous dire que Paul Emile surveillait tout en personne (chap. VI).

[31] Pro Flacco, 4, 9. Cp. ad. Q. Fratr., I, 2, 4.

[32] Un amusant passage de PLAUTE (Bacchides, V, 437, sqq.) prouve que les enfants n'étaient pas toujours respectueux ; cela vient probablement de l'original attique mais s'applique aussi bien à Rome.

[33] SÉNÈQUE, Controversiæ, VII, 3, 8.

[34] HORACE, Epist., II, 71.

[35] MARQUARDT, Privatleben, p. 95 sqq. ; WILKINS, p. 54.

[36] Le prêt de Brutus aux Salaminéens de Chypre en est un bon exemple ; voir spécialement CICÉRON, ad. Att., V, 21, 12.

[37] HORACE, Art. Pœt., 325 sqq.

Les petits Romains apprendront, par de longs calculs, à diviser l'as en cent. — Réponds, fils d'Albinus ; si de cinq onces on ôte une once, que reste-t-il ? Allons ! tu le sais !Un tiers d'as. — Très bien ! Tu sauras garder tes sous !

[38] MOMMSEN, Röm. Geschichte, III, 254 sqq. (8e édit.).

[39] QUINTILIEN était d'avis que l'étude du grec devait précéder celle du latin, I, 1, 12.

[40] De oratore, I, 187.

[41] VALÈRE MAXIME traite beaucoup d'autres sujets, mais tous sont illustrés de la même manière.

[42] H. JORDAN, M. Catonis præter librum de Re Rustica quæ exstant, p. 80.

[43] On trouvera dans MARQUARDT, Privatleben, p. 131 sqq., tous les renseignements sur ce point.

[44] Voir Roman Festivals, p. 56. Les Liberalia (17 mars) étaient la date ordinaire de la prise de toge, ce qui facilitait l'enrôlement des recrues.

[45] Voyez la note très intéressante de MARQUARDT, p. 125, 10, sur l'enrôlement des recrues dans les villes municipales.

[46] Pro Cælio, 4, 9.

[47] TITE-LIVE, XIV, 37, 3.

[48] Pro Cælio, 30, 72.

[49] Pro Cælio, 31, 74.

[50] Roman Education, ch. V.

[51] Rhetorica ad Herennium, init. La date de ce traité est vers 82 A. C. Voir un article de l'auteur dans Journal of Philology, X, 197 et les Prolegomena de l'édition de MARX., p. 153 sqq.

[52] NETTLESHIP, Lectures, etc., p. 111 ; WILKINS, p. 85 ; QUINTILIEN, XII, 2.

[53] WILKINS, p. 85.

[54] QUINTILIEN, I, 4, 5 ; XII, 1, 1 ; XII, 2 et 7.

[55] QUINTILIEN, XII, 1, 11.

[56] PLUTARQUE, Cicéron, 4 ; César, 3.

[57] CICÉRON, ad. Fam., XVI, 21.