Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVIII

 

 

Batailles imminentes. Ivresse énorme d’Indra. - Agni, dieu de la paix. - Sécheresse et cyclones à l’est. - Ouragans purificateurs. _ Fleuves sacrés. - Importance des prêtres. - La libéralité. - Politique nouvelle du corps sacerdotal. - L’Esprit-Saint. - Médecine. - La bienfaisance.

 

TOUS les Dasyous ne se considèrent pas comme vaincus. La conquête de l’Indoustan par les Aryas n’est pas définitive. Des velléités de représailles se manifestent déjà. Parmi les invocations au dieu des batailles, il en est une qui, reproduisant le verset de l’un des premiers hymnes védiques, appelle Indra, le plus noble des héros, clément et terrible. C’est par l’ivresse que lui procurent les libations répétées de soma, que le dieu-foudre se rend invincible. Il boit à son gré les saints breuvages ; dans les transports de son ivresse, sa grandeur ne se trouve arrêtée ni par la terre, ni par le ciel. Un poète esquisse le dieu titubant, agité, secoué, se croyant double, triple, gigantesque ; prenant la forme d’un oiseau, s’élançant dans l’espace, amoureux, ivre, généreux, étalant son ignominie. Lorsqu’il a bu, la générosité d’Indra est sans bornes ; il donne tout. On le voit, alors, s’agiter comme un arbre que le vent secoue, s’élancer vers le ciel qu’il dépasse, ou se pencher vers la terre, qu’il embrasse, qu’il étreint.

Agni a conservé de très fidèles adorateurs. Indra a sur Agni la supériorité de la force, de l’énergie utile, de l’éclat ; il est le dieu des batailles, tonnant et vainqueur ; tandis qu’Agni demeure le dieu pacifique du foyer.

Les hymnes à Indra, devenus nombreux, disent les inquiétudes des Aryas et la nécessité de la bataille.

Les combats n’étaient plus seulement de brutales rencontres où des masses d’hommes se frappaient. D’habiles stratèges, maintenant, étudient, préparent les meilleurs conditions de la lutte : Il y a certaines règles dont l’expérience a démontré la valeur et qui sont respectées. Un corps d’avant-garde attaque, ou bien reçoit le premier choc. Le gros des forces vient ensuite, en ordre, discipliné, exécutant une manœuvre commandée, se déployant en ailes régulières, bien soutenues par des cavaliers.

C’est au centre de l’Aryavarta seulement que cet état de guerre se manifeste. Certains princes aryens, ambitieux, rêvant de suzeraineté, se sont unis aux Dasyous pour attaquer et battre leurs rajas ; ces vassaux impatientés, se révoltant, mettent dans leur enjeu tout l’avenir de la patrie. Mais le théâtre de l’agitation est restreint, et c’est ainsi que, dans le Rig-Vêda, se suivent des hymnes de caractères absolument opposés. Les Aryas du Sapta-Sindhou, comme les Aryas du bassin gangétique, ne prennent aucune part à ces querelles de rois qu’ils semblent ignorer.

Les Aryas campés entre la Djumna et le Gange se débattaient sous l’étreinte d’un ennemi autrement redoutable que pouvait l’être le Dasyou. Des alternatives continuelles de sécheresses atroces et d’épouvantables ouragans démoralisaient les vainqueurs. L’ardeur des ciels implacables faisait bénir les orages dévastateurs. La terre brûlée, calcinée, craquelée, refusant tout, la mousson diluvienne, le cyclone horrible, étaient salués comme des fléaux bienfaisants. Les pluies torrentielles, fécondantes, purifiaient l’air et les vents terribles chassaient les vapeurs chaudes dont le bassin gangétique était empesté.

Lorsque l’homme se meurt, dit un hymne, les dieux lui rendent la vie en lui envoyant deux souffles, l’un qui vient de la mer, l’autre qui vient d’une terre lointaine ; le premier donne la force, l’autre emporte le mal. Au vent déifié les prêtres adressent leurs œuvres. Pendant la saison des sécheresses, l’Arya ne vivait qu’à la condition de se jeter fréquemment dans les eaux des rivières. Comme l’Indus et la Sarasvati, la Yamouma et le Gange, ondes sacrées, devinrent ainsi de réelles divinités. Des hymnes chantent la gloire des rivières, étendant au loin leurs flots mystérieux et courant à la mer telles que des femmes allant à leur bien-aimé.

La longue souffrance des Aryas s’acclimatant, la continuelle peur de la mort qui les étreignait, favorisaient singulièrement les entreprises du corps sacerdotal. C’était, sur les bords du Gange, d’incessantes invocations aux dieux, contre la sécheresse, contre les ouragans, contre les maladies innombrables qui décimaient le peuple. Le sacrificateur, intermédiaire unique entre l’homme et les divinités, est devenu le personnage principal.

L’homme pieux est celui qui se montre libéral envers les prêtres. Un hymne, monument de la dernière période des temps védiques, dit avec une cynique sincérité, la cupidité et l’effronterie des chantres. A l’Arya généreux qui couvre l’autel de présents, qui comble les ministres des dieux, le prêtre promet tout, même l’immortalité. L’hymne est franchement dédié à Dakchina, c’est-à-dire à la libéralité pieuse personnifiée, à la libéralité exclusivement profitable aux prêtres. Les hommes généreux qui donnent des chevaux, de l’or, des étoffes, s’élèvent dans le ciel avec le soleil. — Le mortel pieusement libéral marche à la tête des autres mortels ; il est roi parmi les hommesL’homme libéral, certain de la victoire, obtient de féconds pâturages, une épouse richement vêtue, d’abondantes provisions de boissons agréables, les dépouilles des ennemis qui viennent l’attaquer ; il devient le possesseur d’un coursier rapide, l’époux d’une vierge brillante ; sa demeure est belle comme un lac orné de lotus, magnifique comme un palais divin.

Les souffrances des petits et les inquiétudes des grands font la prospérité des autels. Le corps sacerdotal s’est profondément modifié. Les brahmanes ne sont plus, comme jadis, exclusivement, des Aryas fiers de leur généalogie antique, et méprisant jusqu’au dégoût tout homme n’appartenant pas à la race blanche. De nouveaux prêtres ont été admis à exercer le sacerdoce, qui sont des Dasyous, de race jaune ou de race noire. L’esprit védique, en sortant du Sapta-Sindhou et se répandant sur tout l’Aryavarta, de l’Indus au Gange, s’est énormément dilaté, s’est affaibli, s’est combiné avec d’autres esprits. Un grand désir de domination anime toujours le prêtre ; mais les moyens qu’il emploie pour atteindre à son but sont changés. Il s’est engagé dans une voie tortueuse où l’ambition dissimulée le conduit, où l’intrigue le sert. Il parle doucement, mais il affirme des choses extraordinaires. Il ne lui suffit plus d’être l’intermédiaire indispensable entre la terre et le ciel ; il voudrait, sinon égaler Dieu encore, au moins le représenter positivement.

Le sacerdoce est une science toujours grandissante. La volonté des dieux se manifeste par la voix du prêtre instruit, et non autrement. A Vak, personnification de la parole sainte, s’adressent des hymnes entiers. La parole sainte, sortant de la bouche des brahmanes, est la maîtresse des richesses, la première des divinités ; celui qu’elle aime, elle le fait terrible, pieux, sage, éclairé ; sa grandeur s’élève au-dessus de cette terre, au-dessus du ciel même. L’ascension de la parole sainte, quittant les lèvres du prêtre pour s’élever vers les dieux, devient image ; Vak prend la forme d’un oiseau qui s’envole. L’oiseau céleste, emportant la parole du sacrificateur, ce messager invisible aux yeux des mortels, est vu clairement par l’intelligence des prêtres. Rempli de l’esprit-saint, le prêtre a la valeur d’un dieu.

Les chantres de pure race aryenne auraient peut-être rétabli le culte des premiers temps védiques. Il semble que ce désir les émut, et c’est ainsi que s’expliquerait la mélancolie des hymnes de cette période, en réalité toute triomphante pour le sacrificateur. Mais les intrus, les brahmanes jaunes ou noirs, imposèrent leurs goûts.

Les premiers dieux védiques donnaient aux Aryas des champs fertiles, des pluies fécondes, des enfants nombreux et forts, de fructueuses victoires. On nourrissait largement les prêtres pour remercier noblement les divinités. Lorsque, plus tard, la croyance aryenne fut ébranlée par une suite d’insuccès accablants, les chantres surent encore exploiter les malheurs de la nation. Avec le désespoir, ils firent de l’espérance, en opposant une joie promise à une douleur certaine ; rachetant la terre par le ciel, ils mirent une âme immortelle dans le corps de l’homme. Cette révolution intellectuelle s’accomplit bien. Il y eut, dans tout l’Aryavarta, de saines préoccupations. On observait le ciel, l’air, la terre, l’homme, pour surprendre le secret de la vie des mondes et les destinées de l’humanité ; on cherchait Dieu sérieusement, et cet exercice était salutaire. On pourrait dire que grâce à ce noble travail, l’âme, œuvre du génie védique, se formait réellement, devenait.

Ces aspirations élevées du prêtre aryen ne prévalurent pas. Les brahmanes de race jaune, dédaignant ces purs labeurs de l’esprit, doutant de l’efficacité de tels moyens, préféraient prendre l’homme tel que l’homme était, sans essayer de l’ennoblir, pour s’imposer à lui par de matériels services. Les maladies de toutes sortes décimant le peuple dans le bassin gangétique, les prêtres se firent guérisseurs, suppléant à leurs connaissances médicales, souvent en défaut, par des pratiques mystérieuses, des exorcismes, des évocations. Un hymne, qui se chantait pour la guérison des malades, énumère toutes les parties du corps humain alors déterminées : les yeux, le nez, le cerveau, les nerfs, les intestins, le cœur, le foie, les reins. Parfois, généralisant son vœu, le prêtre termine en exorcisant la maladie, qu’il expulse de tous les membres, de toutes les parties velues, de toutes les articulations, de tout le corps.

Les plantes, terrestres et aquatiques, sont la base principale des remèdes employés. Les vertus guérissantes descendent du soleil, par ses rayons, ou des orages, par la pluie. La maladie n’est que la destruction d’une harmonie que le médecin doit rétablir ; l’harmonie du souffle, de la bile et du sang. La vie réside dans le souffle vital animant les corps. Vâyou, le maître des vents purificateurs, est le dieu de la médecine ; c’est lui, le maître du médicament par excellence, merveilleux et fortuné, qui prolonge la vie de l’Arya. Par les dieux, les prêtres ont le pouvoir de guérir ; l’holocauste est un moyen de guérison ; le saint sacrifice rend la vie. Si la déesse du mal a saisi l’homme, Indra et Agni, pieusement honorés, s’entendront pour le délivrer. Ces dieux, cela est certain, peuvent aussi bien ressusciter un mort qu’ils secourent un moribond ; à tel Arya agonisant, comme à tel autre expiré, Indra peut donner de la vigueur pour cent automnes, et pendant cent années le ressuscité traversera heureusement tous les maux. L’exorcisme succède aux invocations.

La maladie vient à toute heure, de nuit ou de jour, pendant le sommeil comme pendant la veille, à la suite d’une imprudence, ou sans cause ; elle est un châtiment. Pour guérir, il faut donc commencer par demander à Agni l’effacement de tous les péchés.

La situation du peuple est devenue intolérable. La misère et le désespoir égarent les Aryas. La société védique est divisée en deux parties ; les riches sont d’un côté ; les pauvres, de l’autre ; et il y a un abîme entre ces deux portions du corps social. Un bel éloge de la bienfaisance dénonce l’inquiétude des prêtres. Il ne suffit plus d’exalter le riche bienfaisant ; il faut encore menacer l’avare. Celui qui refuse à manger à un ami, son commensal, doit être considéré comme un étranger ; il faut s’éloigner de sa demeure. L’homme riche doit soulager celui qui réclame un secours, car la fortune tourne comme les roues d’un char, et visite tantôt l’un, tantôt l’autre. L’aumône est une inéludable nécessité. Innombrables sont les Aryas qui, sur les bords du Gange, mourraient de faim sans le continuel secours des guerriers et des princes enrichis. Les chefs de tribus, les rois védiques, ont accaparé toutes les sources de la richesse.

Parmi les seigneurs, tous ne sont pas également favorisés. Beaucoup de princes, n’ayant plus autour d’eux que des serviteurs incapables d’une action soutenue, devinrent la proie d’un suzerain. Les républiques aryennes étant détruites, les petites royautés étant considérablement affaiblies, la misère sociale étant suffisante, la monarchie définitive pouvait être faite par les brahmanes, et proclamée.