Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVII

 

 

Les dieux, œuvres humaines. - Les prêtres sans foi. - La parole du chantre divinisée. - Mythologie fantastique. - Décadence sociale et religieuse. - Féodalité. - Grands rois. - Pourouravas et Ourvasî. - Le jeu. - Influence des Dasyous jaunes et noirs. - Mariages. - Epidémies. - Plantes divinisées. - La création. - L’œuf.

 

INITIÉS aux intentions de leurs ancêtres, les brahmanes savaient comment le bûcher primitif des Aryas avait été fait dieu, sous le nom d’Agni ; et comment le tonnerre, adoré sous le nom d’Indra, était devenu le dieu rival du feu terrestre divinisé. Les chantres disent quelquefois au peuple que les divinités sont l’ouvre des prêtres, mais ils n’affirment pas absolument cette prétention. Les auditeurs peuvent comprendre que les brahmanes, par leur sagesse et leur science, ont fait seulement se manifester aux hommes, les dieux qui existaient. Le peuple croyait à l’existence positive d’Indra, d’Agni, des Marouts, etc. ; tandis que les sacrificateurs, qui avaient imaginé les dieux pour les exploiter à leur profit, n’avaient pas cette foi. Ce n’est pas dire que tous les chantres jouaient, devant les autels de gazon, une hypocrite comédie ; il est presque certain, au contraire, que la grande majorité des prêtres, peuple en cela, croyaient et priaient sincèrement. Ceux qui ne partageaient pas les croyances populaires, c’étaient les inventeurs du culte, ces brahmanes supérieurs menant la politique du corps sacerdotal. Pour ces audacieux, qui vivaient des faiblesses humaines, le ciel n’était encore qu’une base d’opérations lucratives, les divinités ne pouvaient être que d’ingénieuses formules destinées à terrifier ou à séduire le peuple, suivant que les circonstances réclameraient de l’amour ou de la peur.

Les hymnes du Rig-Vêda, œuvres des prêtres, sont de l’histoire, précisément parce que leurs auteurs, n’ayant que d’humaines préoccupations, et appartenant bien à leur époque, laissent voir leurs pensées, leurs désirs, leurs convoitises. Ayant fait les divinités védiques pour s’en servir, ils exploitent l’autel comme le meunier son moulin. Les anciens dieux, trop utilisés, pouvant être compromis, les prêtres s’étaient réservé le pouvoir d’évoquer des dieux nouveaux. Ils célèbrent, à l’avance, les êtres divins qui verront le jour dans l’âge à venir. C’est avec les débris des anciens dieux disparus que les poètes forment les divinités nouvelles, absolument comme un orfèvre, avec son chalumeau, fait, de vieux ors fondus, un bijou neuf, comme avec des fragments d’anciens soleils éclatés, ont été faites les étoiles.

Les prières sont des mères enfantant des dieux. Et comme cette maternité exige l’intervention fécondante d’une volonté, d’un acte, d’un mâle, la parole du prêtre devient le fait nécessaire de fécondation. Ainsi que l’orge se purifie dans le crible pour devenir soma, ainsi, dit l’hymne, la parole sainte passe à travers l’âme des sages. La parole sainte est un don divin, mystérieux. Tel homme entend la Parole sans la comprendre ; tel autre, au contraire, sent la Révélation venir à lui comme une femme qui vient à son mari. Cet autre, c’est le prêtre, qui, seul, entend la parole divine, et, seul, jouissant d’elle comme d’une épouse, la révèle ensuite à ceux qui sont dignes de l’écouter. Le recueil des hymnes, collection de paroles saintes, révélées, devient ainsi un livre sacré.

A concevoir des dieux nouveaux, l’imagination des prêtres s’use ; de bizarres pensées hantent leurs cerveaux ; la mythologie védique s’encombre de divinités singulières, vues en songe par des chantres énervés. Des génies malfaisants emplissent le jour et la nuit, affligeant l’Arya. Il y a, dans le bleu du jour et dans le noir de la nuit, les Rakchasas fantastiques, invisibles et criants ; il y a la Nirriti, la mort, le néant, qui plane ; et la pauvreté informe qui guette l’Arya ; et les maladies qui grouillent de toutes parts. Dans le trouble de telles chimères, le bruit devient comme une clarté dissipant la peur. Lorsque la fièvre de l’épouvante tient les Aryas, ils saisissent les mortiers sacrés, et déifiant ces objets matériels du culte, ils les frappent avec le pilon pour chasser les esprits malfaisants. La superstition s’est emparée de ces pauvres âmes tourmentées. Les Aryas croient à la vertu des talismans.

La décadence sociale est parallèle à la décadence religieuse. Les antiques tribus aryennes, restreintes mais indépendantes, se sont accrues d’un grand nombre de familles, lasses ou incapables de se gouverner elles-mêmes. De grandes quantités d’hommes se sont groupées autour d’un chef. Ce chef est dit râja, celui qui se distingue au milieu du peuple par l’éclat de ses vêtements et la splendeur de son entourage. La richesse des ornements du râja védique, ainsi que la splendeur de sa cour, sont la démonstration et non la cause de son pouvoir. Ce pouvoir est l’œuvre d’une volonté, despotique et protectrice à la fois. Le râja, ou roi, est d’abord Kchatra, c’est-à-dire force ; en temps de guerre, il commande aux kchatriyas armés, ce qui lui vaut un droit très étendu sur le butin. Après le combat, ce chef ne perd pas son autorité ; il domine les hommes et dispose des biens. L’année active (Sêna), permanente, fait bonne garde autour de la demeure fortifiée (pura) où vit le protecteur (nâta) et le maître (viçpatis) du peuple, le seigneur, le roi, le râja. Le râja védique, délimitant sa province, dénombre le peuple qui lui payera l’impôt.

Ainsi, ce que les prêtres avaient désiré si ardemment, ce qu’ils avaient essayé de faire sans y réussir, c’est-à-dire la monarchie védique, le peuple l’accomplissait de lui-même, simplement, par lassitude. En renonçant à tout ce que le passé avait donné d’indépendance à la personnalité aryenne, en s’allégeant de toute responsabilité, l’Arya se livrait aux chaînes d’un maître. Les tribus s’agrégèrent en un certain nombre de royaumes. Les petits rois, disséminés, se rapprochèrent pour se soutenir, prirent des engagements les uns envers les autres, et il y en eut, plus puissants ou plus habiles, qui exercèrent des droits de suzeraineté sur leurs pairs, prenant le titre de grand-roi : Mahârâja.

Dès que les familles royales se disputèrent la suprématie, les prêtres mirent leur influence au service de celles qui s’engageraient à reconnaître les droits du corps sacerdotal. Publiquement, les brahmanes faisaient leur choix. Les dieux, dit l’hymne, affermiront la force de la famille noble que les prêtres préfèrent.

Les basses intrigues, les ruses honteuses, les conflits égoïstes ont succédé aux indignations religieuses, aux colères patriotiques. Les princes et les prêtres, ceux-là dans leurs châteaux fortifiés, ceux-ci devant l’autel inviolable, n’ont que de mesquines préoccupations. Le grand souffle aryen qui, sortant des larges poitrines védiques, fit les premiers hymnes du Rig-Vêda, n’est plus que la toux d’un époumoné. L’inspiration des chantres est caduque, leur langue s’est épaissie ; la pensée est très courte, et le mot qui l’exprime est très sec. Les images abondent, rapides, hésitantes, vulgaires, sans originalité, quelquefois absurdes. Tout est rapetissé, les idées, les actes et les hommes.

Le Rig-Vêda, à ce moment, donne une œuvre qui n’est pas un chant sacré, mais un récit tout d’imagination, une sorte de légende dialoguée. Déjà le recueil védique a murmuré la délicieuse élégie des amours de Yami. C’était la mise en œuvre poétique d’un sujet divin, le récit naïf, ému, d’une passion incestueuse, surhumaine, se brisant contre l’inébranlable vertu d’un frère très bon, mais très pur. Le chantre qui écrivit ce poème antique regardait le ciel lorsqu’il le conçut, mais il ne put faire parler à Yamâ et à Yami que le langage védique et ne leur fit éprouver que des sentiments humains. Yami aime Yamâ d’un amour de femme aryenne, puissamment et librement, et Yamâ repousse sa sœur Yami, parce que de telles amours sont condamnables en Sapta-Sindhou. Yamâ et Yami, enfants du soleil, pourraient être fils et fille d’Arya, avoir vécu aux bords de l’Indus ou de la Sarasvati ; le poème n’y perdrait rien. L’auteur a dit humainement des choses divines.

Le nouveau poème du Rig-Vêda est très différent. Pourouravas est un homme, rien qu’un homme, un Arya puissant, un roi, un râja ; Ourvasî est un esprit, une sylphide, une nymphe. La mythologie védique vient de s’encombrer de demi-divinités qui flottent entre ciel et terre. Le râja Pourouravas aime la mystérieuse Ourvasî, femme terrible et légère comme une cavale, et, telle que le vent, difficile à retenir. L’amant ayant pu saisir la nymphe insaisissable, l’ayant attirée dans sa propre maison, la supplie d’y demeurer, lui promettant, pour la séduire, un continuel plaisir : Il sera comme le roi de son corps. A cette promesse, Ourvasî tressaille, se pâme et se livre. Alors le râja, victorieux, chante la beauté soumise de l’amante, dénonce glorieusement l’union possible des déesses et des hommes. Lorsqu’un mortel est l’amant, d’une immortelle il s’unit à la divinité par des paroles et par des actes ; et la divinité, séduite, étale ses formes brillantes comme l’oiseau ouvrant ses ailes. La nymphe venue du ciel, en un éclair, apportant ses trésors, laissera-t-elle un fils à son royal amant ? Non, la déesse ne peut pas vivre en dehors de son domaine aérien ; elle ne peut laisser rien d’elle à l’homme. Elle retournera vers sa demeure élevée, et son malheureux amant tombera dans la mort, et les loups se disputeront son cadavre. Mais Ourvasî aime considérablement Pourouravas, qui l’a satisfaite. Pourouravas, se consumant dans son amour, appelle sans cesse, et partout, l’adorable Ourvasî. Les dieux ont enfin pitié de cette douleur immense ; ils ouvrent le ciel au raja, afin qu’il puisse vivre éternellement avec Ourvasî.

Le ciel védique n’est donc plus seulement accessible aux pures âmes ; le corps humain, instrument de plaisir, y peut pénétrer. Les amours reconnaissantes d’une nymphe ont obtenu cette révolution. La passion d’Ourvasî est brutale ; c’est pour conserver un amant qu’elle attendrit les dieux. La déesse est lascive ; le poème qui dit ses amours est licencieux. Pourouravas n’est héros que par l’intensité du plaisir qu’il procure ; il règne sur un corps divin plus dompté que charmé. Le héros mortel fut le maître du corps frémissant de la déesse. Pour se livrer à l’homme, au fils de Manou, Ourvasî a dépouillé sa forme divine, elle a étalé sa chair de femme.

Ce qui frappe, dans ce poème inattendu, c’est le ton naturel du poète ; il parle comme si la pensée qu’il exprime était simple, comme si la tradition védique justifiait son roman. L’influence de la race noire est flagrante. L’indécente impétuosité du nègre était seule capable de poétiser les tristes amours d’Ourvasî, de donner à un Arya très noble le rôle humiliant d’un Pourouravas.

Cet hymne, par lequel les sens se trouvent divinisés, n’est pas l’unique démonstration de la décadence aryenne. Les Aryas, déjà ivrognes, sont devenus des joueurs effrénés. Il y a maintenant un dieu du jeu. Un hymne décrit le joueur et sa passion redoutable.

Les chantres ont perdu le secret des larges inspirations. L’hymne aux dés, œuvre d’un observateur patient, est à peine védique. On devine, à voir cette ciselure très compliquée, la merveilleuse main d’un chinois. Cette page du Rig-Vêda, certainement, est l’œuvre de quelque poète de race jaune, comme le dire des lubriques amours d’Ourvasî appartient à quelque poète de race noire. C’est aux Dasyous noirs que les chantres védiques doivent la conception des dieux grotesques et monstrueux, les rites bizarres, les sacrifices sanglants, l’ivrognerie, le goût des plaisirs excessifs. Après avoir vaincu, repoussé ou absorbé les Dasyous noirs qui tenaient le centre de l’Indoustan, les Aryas marchant à l’est jusqu’au Gange, pénétrèrent dans des masses humaines appartenant plutôt à la race jaune. Les envahisseurs vécurent facilement au milieu de ces hommes nouveaux, très doux, très rusés, très habiles, et ils ne tardèrent pas à se laisser impressionner.

Aux désirs rapides, aux plaisirs outrés qui lassent et s’oublient promptement, succèdent les joies énervantes de rêves que l’imagination complique et dont la réalisation est poursuivie avec un extraordinaire acharnement. Avec les Dasyous noirs, les Aryas chantaient, riaient, buvaient, se couvraient d’ornements, aimaient la vie, usant et abusant de toutes les joies naturelles, sans réflexion. Avec les Dasyous jaunes, les Aryas s’attristent, n’ayant que la pensée d’obtenir, des choses et des sensations, le maximum de ce qu’elles peuvent donner. Le prince veut la domination absolue ; l’amant saisit l’amante comme l’araignée sa proie ; le prêtre trafique de l’autel et met ses invocations aux enchères. Le gouvernement, comme l’amour, comme la religion, ne sont plus que des instruments de plaisir. Jouir le plus possible, de tout, et de soi-même, tel est l’idéal.

Les hymnes constatent les importants changements survenus. Les mœurs aryennes sont presque méconnaissables. Aux grandes libertés de la vie primitive, a succédé le plus minutieux des despotismes. On dirait que pour accroître encore l’agréable émotion des vœux se réalisant, les Aryas ont volontairement accumulé des obstacles devant eux-mêmes. L’union de l’homme et de la femme, cette chose si simple en Sapta-Sindhou, et que préparaient ensemble, librement, la fiancée et le fiancé, est maintenant un acte solennel, presque un rite entouré de précautions, surchargé de cérémonies. La fête du mariage, quasi publique, bruyante, tumultueuse, se termine par des excès. .

Plus de fiançailles. On a traité des amours aryennes comme d’une entreprise. Au jour désigné, les ambassadeurs, qui ont discuté les conditions de l’engagement, vont chercher la fiancée pour la mener à son époux, l’un d’eux la tenant par la main. Sur l’autel de pierre, spécialement orné, brûle le bûcher d’Agni. Les vases sacrés sont pleins de soma. La jeune fille, s’approchant de l’autel, demande à être unie à son époux. De jeunes hommes font une garde d’honneur aux fiancés. Le brahmane, s’adressant à la jeune fille, prononce les paroles sacramentelles qui la mettent sous la dépendance du mari.

Qu’est devenue la femme védique des premiers temps, égale à l’homme, admise au sacerdoce, préparant le soma, composant des hymnes, maîtresse dans la maison ? Qu’est devenue la vierge aryenne nommant son fiancé, applaudissant à ses mérites devant tous ? Plus de libres fiançailles ; le mariage, grande affaire, pompe coûteuse, réclame de véritables sacrifices. La première parole du prêtre inflige à la femme une humiliante subordination ; il ne l’enlève à l’autorité paternelle que pour la placer sous la dépendance d’un mari. Ces chaînes, nouvellement forgées, les Aryas du Sapta-Sindhou les avaient ignorées. Ce n’est plus l’amour qui préside exclusivement à l’union de l’homme et de la femme, comme jadis ; c’est l’intérêt qui guide les parents, c’est l’idée du plaisir qui mène l’époux. La fiancée n’est faite épouse que pour unir son corps à celui de son maître, feu domestique dont elle doit alimenter les flammes. Le texte même de ce brutal appel est nettement licencieux. Tous les souhaits du prêtre visent le plaisir de l’homme. On demande pour lui, aux dieux, une épouse saine et belle, et charmante, et bonne, destinée à enfanter des héros. Pour la jeune fille, pas un vœu. A vrai dire, la femme n’existe presque plus. La vierge, par le mariage, et instantanément, devient mère ; son mari doit être, pour elle, non pas un associé, un compagnon, un ami, un amant, mais un fils qu’elle entourera de soins assidus ; dix enfants naîtront, dit l’hymne, et l’époux sera comme le onzième. Dans la maison conjugale, où la matrone védique dominait absolument, la femme aryenne, maintenant, partage son autorité avec les parents du mari.

Les réjouissances qui suivent la cérémonie religieuse se résument en une scène de goinfrerie. Pour participer au banquet, les amis viennent de loin. Les mets préparés sont nombreux et variés. Chacun doit être servi à son gré. Le festin tourne à l’orgie. C’est pourquoi le prêtre a supplié les dieux d’éloigner les maladies qui accompagnent naturellement les pompes nuptiales. Un passage de l’hymne semble s’appliquer à l’époux ivre, rouge et noir à la fois, pris d’étouffement.

Ce ne sont pas seulement des pompes nuptiales que résultent les maladies donnant la mort. Le rude climat de l’Inde gangétique convient peu aux hommes venus de l’ouest. A vouloir jouir de tout, et complètement, comme le fait l’homme de race jaune, l’Arya s’use et dépérit, souffre et meurt. Les plantes qui guérissent, ou qui rendent la vigueur, deviennent l’objet d’un culte. On célèbre les cent sept espèces de plantes antiques et brunes, qui, nées par les dieux, vivent trois saisons et préservent de la maladie. Perdu dans les plaisirs de la terre, l’Arya oublie ou dédaigne les joies du ciel promis. L’important, c’est que le corps jouisse amplement et sans souffrances. Que si la maladie vient troubler son plaisir, l’Arya, pour obtenir une prompte guérison, donnera, s’il le faut, tout ce qu’il possède, jusqu’à son âme incorporée. Le corps est une chose certaine ; l’âme, qui sait ? La race aryenne, dans le sang blanc de laquelle s’est infiltré le sang noir ou jaune des Dasyous, s’irrite, s’appauvrit, s’étiole ; la nation va s’effondrer. Les plaisirs de toutes sortes abêtissent le peuple, la richesse blase les princes, le scepticisme frappe d’impuissance les prêtres repus.

Cependant, de saines pensées hantent encore quelques esprits épargnés par la corruption générale. Ce sont des hommes qui cherchent la vérité, qui disent sincèrement leur préoccupation. Ces penseurs regardent la terre et le ciel, œuvres visibles, certaines, et posent hardiment ces questions : Comment la terre et le ciel furent-ils ? S’il existe un dieu qui les fit, comment les fit-il ? Et, alors, quel est ce dieu ? Où est le sage qui, par sa science, dira quel est l’Être qui préside à l’œuvre des mondes, qui les consolide ? L’hypothèse d’une création est admise comme une base ; mais, quel est le créateur ? Un chantre donne un récit de la création, très rigoureux, bien ordonné. Cet enfantillage outrecuidant a le mérite d’engager le grand problème et d’exciter la passion des controversants.

Suivant le premier narrateur védique de la création du monde, le Père de ce grand corps qui étonne les yeux, c’est Agni ; il fit d’abord les ondes aériennes, puis le ciel, puis la terre qu’il étendit et affermit. La terre et le ciel étant achevés, Agni fit les dieux. Quelle est l’origine de cet Agni-créateur ? Le poète répond que les ondes ont porté dans leur sein celui qui est supérieur et antérieur au ciel, à la terre et aux dieux. Agni-créateur est donc fils des eaux, et les eaux existaient avant Agni ?

Dans cette conception singulière, Agni est, à la fois, créature et créateur. C’est qu’il a donné la vie à la matière inerte, simplement ; il ne l’a pas créée. Les mondes existaient avant lui, mais à l’état de promesse ; le mérite du fils des ondes est d’avoir couvé, d’avoir fait éclore l’œuf qui contenait les grands germes. Sur l’ombilic de l’incréé reposait un œuf dans lequel se trouvaient tous les mondes. Agni, feu vivifiant, vint chauffer cet œuf jusqu’à l’éclosion. C’est bien l’Agni védique, le dieu-chaleur partout répandu. Mais, comment Agni, qui eut les ondes pour mères, pouvait-il, avant sa naissance, être partout ? S’il a été Tout, toujours, comment peut-il être fils de quelqu’un ? Et s’il n’a pas toujours été Tout, comment peut-il tout être ? Le brahmane qui, fort tranquillement, a énuméré l’ordre précis de la création ; qui, fort ingénieusement, et d’une manière qui lui parut suffisante, a dit la naissance du dieu-créateur, s’arrête ici, hésite, touche à l’impossible qu’il n’ose pas affronter, et se désespère : à ses yeux tout est comme couvert d’un voile de neige ; ses jugements sont obscurs ; les hommes vont en aveugles, offrant des holocaustes et chantant des hymnes.

Cet essai, capricieux, mal conçu, qui aboutit au découragement, demeurera toutefois comme un stimulant pour les imaginations lancées à la découverte des origines. D’autres poètes exposeront des systèmes différents, d’incroyables audaces s’étaleront, de folles idées s’affirmeront, irais l’image de l’œuf primordial couvé sur les ondes, par un dieu, ne sera plus effacée. Un hymne, par exemple, qui ne semble pas d’ailleurs appartenir aux temps purement védiques, mais qui figure dans le Rig-Vêda, attribue la création des Mondes à Pouroucha, mot qui signifie en même temps âme et mâle.

Pouroucha aurait procédé à l’œuvre créatrice matériellement : il a pétri la terre de ses dix doigts et il en a formé un œuf rond, au-dessus duquel il domine ; il a formé ce qui fut, ce qui est, ce qui sera. Pouroucha a créé Virâdj, c’est-à-dire la matière, et il a fait aussi Adhipouroucha, c’est-à-dire l’âme animant les corps. Et le poète dit les nombreux travaux du créateur.

L’esprit aryen est à ce point diminué, qu’au moment même où le vaste problème de la création des mondes se pose, le philosophe le condense, le résume dans une image matérielle, l’œuf ! et le résout ainsi, paresseusement, d’un mot.