Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXIV

 

 

La paix en Sapta-Sindhou. - Hymnes divers. - Princes et prêtres. - Bardes malheureux, persécutés. - Le ciel promis aux fidèles. - Soma, dieu principal. - Banquets religieux, prière commune. - Les cinq classes d’êtres. - Principe d’égalité. - Coquetterie des prêtres. - La femme védique. - Yami et Yamâ. - Œuvres de paix, philosophiques, suspendues.

 

UNE ère de paix, qui fut vraisemblablement longue, permit aux tribus aryennes demeurées en Sapta-Sindhou de nouer entre elles des relations de plus en plus étroites ; ce qui reforma, dans les limites du territoire primitif, le groupe national très compromis. Le Rig-Vêda qui, depuis le premier exode, semble n’avoir été que le recueil à peu près exclusif de courts poèmes disant les angoisses des Aryas émigrés, leurs désespoirs profonds, ou leurs espérances folles, comme si les seuls Aryas guerroyants avaient existé, reçoit maintenant les œuvres de poètes divers que de grandes distances séparent. Les uns vivent aux bords de la Sarasvati ou sur les rives du grand désert méridional ; les autres sont dans les vallées cachemiriennes ou sur les plaines centrales du Sapta-Sindhou. Ces œuvres portent en elles-mêmes la marque indélébile de leurs différentes origines. Il était nécessairement en Cachemire, le chantre qui, voulant des pluies fécondes depuis les bords du Saryanâvân jusqu’au pays des pieux Ridjîcas, fait de l’émission de son propre vœu une formule géographique. Un autre poète, s’adressant à Agni, déclare que les peuples vont à ce dieu joyeusement, ainsi que les vaches se rendent dans une étable chaude. Un Arya des plaines brûlantes eut-il seulement pensé aux étables que réchauffe la moite haleine des bestiaux ? Cet hymne fut donc imaginé au nord extrême du Sapta-Sindhou. L’hymne voisin, qui demande à Soma sa rosée protectrice, laquelle sera pour le peuple, réuni, ce que la rivière Rasâ est pour les contrées qu’elle environne, fut évidemment chanté à l’ouest du pays des sept rivières, dans le bassin de la Rasâ. Un prêtre, enfin, invoque la Sarasvati, dont il voit les eaux purifiantes.

Si la nation védique est loin d’être reconstituée, au moins peut-on remarquer, dans le Rig-Vêda formé d’œuvres venues de points géographiques très opposés, une certaine unité d’impression. Un véritable esprit national, un instinct de race, très énergique et très sûr, guide les poètes, comme inconsciemment, vers un but identique, malgré les différences profondes qui séparent encore les intérêts et les besoins des divers groupes.

L’arya du Cachemire est aussi paisible, aussi satisfait que l’Indou des bords de la Sarasvati se montre anxieux, remuant, inquiet, rêvant de luttes fructueuses, de conquêtes étendues, de butins magnifiques ; au centre du Sapta-Sindhou, et sur les bords de l’Indus, l’exploitation laborieuse des champs qu’inondent les rivières ou les canaux, absorbe, tient en place de grandes quantités d’hommes ; au nord-est, à l’est et à l’extrême sud-est, grouille une foule souffreteuse que les marais fétides, ou les sables en feu, ou les sécheresses coupées d’ouragans terribles, irritent, énervent, et que tourmentent jusqu’à la rage les continuelles incursions des Dasyous pillards.

Entre cette frontière vivante, grouillante, agacée, furieuse parfois, toujours prête à s’élancer vers l’est, et les champs bien peuplés, bien cultivés du Sapta-Sindhou central, on voit assez distinctement comme une large bande de territoire où vivent des populations ardentes, aryennes au fond, mais visiblement métissées, cherchant un système d’organisation sociale capable de servir les convoitises ambitieuses d’une sorte d’aristocratie. C’est là que s’est manifesté, que se continue le long conflit entre les prêtres et les princes, entre les chantres et les guerriers se disputant le pouvoir, par l’intrigue ou par la force, suivant les circonstances. Ce sont, entre les ministres des dieux et les seigneurs, des alternatives de succès bruyants et de défaites humiliantes, de coups de ruse et de coups de violence, sans que les i échos de ces querelles, semble-t-il, dépassent toutefois une certaine zone, aillent troubler les pasteurs et les fermiers paisibles du Sapta-Sindhou central.

Les hymnes de la partie du Rig-Vêda qui est le document historique de cette période, sont calmes ou passionnés, suivant qu’ils viennent du nord, de l’ouest, du centre ou de l’est ; ceux qui furent composés dans cette portion du Sapta-Sindhou où la guerre est définitive entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux, témoignent de la vivacité de la lutte. Les princes, lorsqu’ils triomphent, persécutent les chantres ; leur imposant, par exemple, afin de les humilier devant le peuple, la substitution d’un culte nouveau aux cérémonies traditionnelles d’un ancien dieu. Si les prêtres refusent de se soumettre, les seigneurs se vengent en abandonnant les brahmanes, incapables de tout travail lucratif, à la pénitence d’une extrême pauvreté. Un hymne dit la plainte d’un chantre navré, ne possédant plus rien, pas une vache, pas même un instrument à fendre du bois. Agni est prié de considérer la dure misère des prêtres, qui en sont réduits à n’avoir plus que quelques maigres branchages pour dresser le bûcher sacré.

La persécution ravive la piété. Les souffrances du prêtre humilié lui valent la sympathie du peuple. La plainte du poète est touchante, d’ailleurs ; elle est dite avec goût : Si le ministre du dieu ne possède plus la hache sacrée avec laquelle il allait couper le bois dans la forêt, pour édifier le magnifique bûcher d’Agni, le dieu bon se contentera d’un bûcher de bois mort, et il aura pour agréable ce modeste sacrifice. Si le prêtre, à qui les princes ne donnent plus rien, est dans l’impossibilité d’apporter au dieu la moindre offrande, et si la faim tourmente Agni, qui sait ! le hasard mettra une larve d’insecte sous l’écorce du bois mort, quelque fourmi imprudente viendra sur la bûche, et le dieu sera satisfait de cet holocauste. C’est là tout ce que le chantre misérable peut offrir. Agni fera maigre chère, et aussi le prêtre. Ce sont précisément les prêtres d’Agni que les princes accablent, après avoir constitué un autre corps sacerdotal voué au culte d’Indra.

Les ministres d’Agni, persécutés, voyant une partie du peuple revenir à eux, reprenant courage, préparent déjà le succès qu’ils désirent en faisant revivre les antiques traditions, en confessant leurs fautes en public, en s’accusant, devant les Pitris, d’avoir péché par faiblesse, ce qui est le propre de l’humanité. Des imprécations véhémentes séparent résolument les prêtres d’Indra des prêtres d’Agni, les uns sont aux autres d’irréconciliables ennemis, que Soma surexcite. Les princes, se prononçant à leur tour, blâment les anciens prêtres, et les menacent. Alors, les brahmanes du vieux culte dénoncent le culte nouveau comme n’étant formé que de mystères obscurs, de mensonges, de ténèbres ; Soma, pur, vigoureux, conservateur des sacrifices antiques, ami de la lumière et de la vérité, détruira l’obscurité et l’erreur. Les princes se rient de ces inutiles efforts. Ils pensent que la voix des anciens chantres est incapable d’émouvoir le peuple : L’Arya n’admet que la prière efficace, n’adore que les dieux agissants ; or, Agni, cela est visible, laisse ses chantres dans la misère depuis que les princes les ont abandonnés.

Les prêtres d’Agni, inquiets, imaginent de promettre à ceux qui souffrent auprès d’eux, avec eux, en compensation certaine des maux endurés sur la terre, un bonheur parfait dans ces hautes régions où vivent les dieux. — Le dieu très pur qui, jadis, donnait l’abondance en moisson, en vaches, en chevaux et en enfants, sur cette terre, n’est-il pas le même qui peut accorder une vie sage et heureuse dans le ciel ? Ce trait d’audace fut victorieux. Le peuple crut à la promesse faite. Il semblait juste aux Aryas qu’une seconde existence, parfaitement heureuse, compensât, après la mort, les peines imméritées d’une première vie. Les vieux bardes exploitèrent admirablement cette idée. Le culte de Soma devint retentissant.

La foule envahissant l’enceinte sacrée, la parole du chantre s’accentue. Les requêtes pieuses se succèdent, appropriées aux désirs de chaque Arya revenant aux autels. Le corps sacerdotal, relevé, se reforme ; le chantre grandit ; le culte de la libation divinisée se développe ; le doux breuvage a le mérite de charmer les dieux et d’anéantir les impies. La pieuse ivresse est la source de tous les biens ; la libation de Soma, qui va du mortier au vase des sacrifices, donne l’ivresse, et, avec l’ivresse, tous les biens. Le succès inespéré des prêtres est bruyant ; les hymnes sont excessifs. Par la puissance du royal Soma, aucun ennemi ne pourra vaincre les sacrificateurs, ni même les blesser. Le dieu brillant et céleste, venu dans le breuvage, donne l’immortalité ; ses bontés n’ont point de terme.

Jamais la liqueur enivrante n’avait été plus complètement adorée. Sa préparation est une cérémonie compliquée, un acte religieux, grave, lent. La tige de la plante, broyée, donne un beurre divin, un lait qui est l’essence du sacrifice. Les petits-fils du prêtre purifient la liqueur nouvelle, qui laisse, sur le filtre, toutes les impuretés de son premier corps. Deux fois le soma est filtré ; au travers d’une peau percée, d’abord ; d’un feutre fait de poils tassés, ensuite. Le vase qui doit recevoir le soma est sur l’autel.

Le dieu, fait, versé, repose, brûlant, maître des choses saintes, brahmanaspâti, dans le vase sacré. Il est pur, ardent, fort, rapide ; — pur et ardent comme le cheval qui sort du bain, fort comme l’éléphant, rapide comme l’épervier. Par l’ivresse qu’il procure, il est le dominateur de la terre et du ciel, des hommes et des dieux. Honneur des maisons qu’il visite, gardien des dévas, il inspire une forte ivresse aux hommes et aux dieux. Ses œuvres personnelles sont indestructibles. L’insensé ne peut rien contre lui. Il brise celui qui veut lui faire la guerre. Il triomphera de mille attaques, frappant son adversaire, le renversant, et demeurera toujours invaincu.

Soma supplante Indra, d’abord pareil, ensuite supérieur au dieu porte-foudre. Pareil à Indra, il fait de grandes choses ; il donne la mort aux Vritras, il fend les nuages, il frappe Ahi, et avec lui tous les Dasyous. Les vœux adressés au dieu régnant embrassent tout le possible. Il est le dépositaire de la semence d’où viennent les races nombreuses ; il fait les nations fécondes en héros ; par lui, l’Arya a de vigoureuses familles, et il obtient, pour ces familles, la dépouille des ennemis vaincus, de l’or, des chevaux, des vaches, des hommes. Les libations, fortes, limpides et brillantes, ne coulent que pour l’accomplissement des vœux de l’Arya. Par la grâce de Soma, les  hommes et les animaux sont heureux dans les maisons bien approvisionnées. Par l’intervention de cette divinité provocante, la pluie du ciel arrive rapidement, apportant la joie et la fertilité. Soma donne les ondes, la lumière, les vaches, les enfants nombreux et les petits enfants. On lui demande de vastes champs, une victoire définitive, une longue vie, paisible, jouissante. De Soma, très pur, on attend une mâle famille, de larges pâturages, une maison grande et vaste, et l’indépendance de la nation ; aucun méchant ne sera le maître de l’Arya. Tout au bonheur de vivre, pères d’une heureuse lignée, les Aryas célèbreront longtemps le dieu dans le sacrifice.

Ces vœux, mis en ordre chronologique dans le Rig-Vêda, disent la rapidité avec laquelle les prêtres, oubliant leurs récentes humiliations, s’égarent dans la même voie qui les perdit. Leur ambition n’a d’égale que leur versatilité. Ministres de paix, ils ont refusé de servir le dieu de la guerre, et voici que Soma devient, par eux, maintenant qu’ils se sentent forts, plus belliqueux que ne l’était Indra.

La prépotence des chantres est absolue. Le culte, ramené aux premières traditions védiques, quoique exagéré, plaît aux Aryas. Le sacrificateur arrive en chantant aux assemblées ; il célèbre le dieu par des hymnes antiques. La prière est l’acte religieux par excellence ; elle répand le bien parmi les hommes, comme le taureau répand la fécondité dans le troupeau ; elle est généreuse comme une vache à lait. Les offrandes consistent en orge et en mets choisis, savoureux. Le repas sacré, auquel le peuple participe, est un banquet fraternel ; le dieu beau et opulent y répand sa rosée aussi douce que le miel, et y tient sa place. La prière est commune ; un grand principe d’égalité se manifeste ; devant l’autel toutes les classes sont confondues. Les prêtres, les princes, les guerriers, le peuple et les serviteurs ont les mêmes droits, sont liés aux mêmes devoirs ; les cinq espèces d’êtres, issus de la même race, entreprennent l’œuvre sainte et ornent de la prière le dieu qui soutient tout.

Cette période de l’histoire védique est digne du grand fait qui la caractérise ; l’égalité des hommes dans l’œuvre sainte est proclamée. Le calme des consciences fait le calme des esprits ; la paix des âmes fait le repos des nations. Les batailles que rêvaient certains prêtres, en vue de la part de butin leur revenant, seraient inutiles, puisque les Aryas, enrichis par le travail, assurent une existence suffisante aux ministres des dieux, et que les offrandes s’accumulent sur les autels. Les bassins sont chargés d’heureuses victuailles que les Aryas prodiguent ; c’est par milliers que les prêtres reçoivent des présents. Ces largesses témoignent d’une belle prospérité.

Les prêtres, repus, ont des accès de vanité puérile ; ils demandent de superbes vêtements, de magnifiques orfèvreries, des vaches fécondes, des chevaux pour traîner leurs chars. Ces brahmanes, hier si misérables, et qui n’avaient à offrir aux dieux que des larves ou des fourmis, se prennent de féminines coquetteries. La main du prêtre qui tient la cuiller du sacrifice devient un membre sacré ; les doigts de cette main qui brise les plantes saintes pour en extraire le jus enivrant, c’est-à-dire le dieu Soma, doivent porter la marque de leur sainteté, des bagues d’or. Il est bon, dit le poète, gravement, que le divin Soma soit purifié sous la pression de l’or.

Le sacrificateur, devenu bon, aimable, comme aux premiers temps, aimé, respecté, revêtu de ses insignes, coquet, satisfait, heureux, n’invoque plus les dieux terribles, ne profère plus d’imprécations. Les hymnes cessent d’être sévères, et l’imagination des poètes, libre, risque même quelques pensées plaisantes dans les chants sacrés : Les vœux, dit un hymne, sont aussi variés que les ouvres des hommes sont diverses. Le charron demande du bois, le médecin demande des maladies, le prêtre demande des libations ; l’ouvrier qui fait un arc demande une branche flexible, et, pour parer son travail, des plumes d’oiseaux, de l’or, des pierres précieuses. Le cheval lui-même demande un char facile. Les hommes, bons compagnons de plaisir, demandent le rire ; l’époux demande l’épouse ; la grenouille veut de l’eau. La rhétorique nouvelle est gaie. Les images employées sont agréables à entendre. Les cérémonies religieuses ont un air de fête. Les œuvres saintes sont aussi brillantes qu’un beau harnais sur un beau cheval, aussi resplendissantes que les rayons du soleil. La beauté des femmes aryennes, saluée, est une joie pieuse, saine. La libation du matin, dit un hymne, réconfortante et douce à boire, tempérée avec le lait des vaches, belle comme une charmante femme, fait l’ornement des cérémonies et des holocaustes.

La femme védique a pris une grande importance dans la nation. Elle n’est plus seulement la beauté qui attire, elle est aussi la grâce qui charme. Certes, rien, dans le Rig-Vêda, ne permet de croire que la mère, l’épouse, la fille ou la veuve, ait jamais perdu en Sapta-Sindhou la moindre parcelle de ses droits antiques ; le respect entoure la femme complètement dès les premiers jours ; aucune atteinte n’est portée à sa dignité, et elle est constamment tenue en dehors, au-dessus, pour dire mieux, des agitations populaires, des intrigues sacerdotales, des ambitions de princes et de rois. Mais, à mesure que la paix s’étend sur le peuple, que la civilisation aryenne développe à l’aise ses progrès, on voit la femme védique agir davantage, s’imposer, comme vierge, comme mère, comme matrone, comme prêtre, affirmer son indépendance noblement.

La vierge qui a choisi son fiancé, désigne son amant sans embarras, dispose librement de sa personne. Les actions de grâces offertes aux dieux sont aussi joyeuses que la voix de la jeune vierge acclamant son bien-aimé. A l’appel de la jeune fille, le jeune homme accourt ; c’est l’amante qui appelle l’amant choisi par elle. Le dieu désiré vient à la voix de la louange avec la même ardeur qu’un amant appelé par son amante. Les amours védiques étaient d’une extrême pureté, parce qu’elles étaient complètement libres et absolument sincères. L’amante proclamait son désir et l’amant répondait au vœu de la jeune fille. L’homme n’abusait pas plus de sa force, que la vierge n’abusait de sa grâce. Nulle coquetterie malsaine, nulles tentatives de domination. Aimer, et le dire, et le montrer, semble être la loi des chastes amours védiques.

L’épouse, qui fut toujours l’égale de l’époux, est de plus en plus maîtresse dans la maison. C’est elle qui invite et qui reçoit. Le dieu, sage, accourt à l’appel du chantre avec l’empressement d’un homme invité par la femme de son ami. Le pur Soma, rosée splendide, vient au prêtre, aussi aimable que la femme. La mère de famille, la matrone est revêtue d’ornements particuliers. Des hymnes du Rig-Vêda, enfin, signés, sont l’œuvre de femmes védiques admises ainsi à exercer le sacerdoce.

Les chants sacrés du précieux recueil n’étaient, jusqu’alors, que des invocations, des supplications, des récits d’actes divins affirmés, des formules de vœux, ou des esquisses, sûres et fortes, des grands spectacles de la nature, bien vus. Le cadre vient de s’élargir. Les chantres imaginent maintenant des œuvres purement poétiques. Un hymne, qui tient admirablement sa place dans le Rig-Vêda, est un simple poème, un dialogue délicieux, bien humain, entre Yamâ et Yami.

Yami et Yamâ sont des enfants jumeaux, nés au sein de l’aurore. Le soleil est leur père. Yamâ est le frère ; Yami est la sœur. Voici que Yami aime Yamâ, d’amour, follement. Le frère, Yamâ, déplore cet amour illégitime et le repousse, se révoltant. — Il est probable que ce poème, très audacieux, n’est pas seulement un récit romanesque et que son auteur visait une allégorie ; mais, dégagé de toute intention, cet hymne ne reste pas moins au Rig-Vêda comme une œuvre originale, comme une innovation, comme la conception complète d’un poète qui sait les violences de la passion et les exigences du devoir. — Yami, toute amoureuse, appelle Yamâ, son frère. Yamâ ne veut pas entendre l’appel de sa sœur. Yami veut que sa pensée s’unisse à la pensée de son frère Yamâ, et que Yamâ, prenant un corps, se revête de la forme d’un époux. Yamâ, ému, dit le nom de son père et le nom de sa mère, qui sont le père et la mère de Yami. Comment le fière et la saur pourraient-ils s’aimer ainsi que des époux ? Yami répond qu’en les faisant jumeaux, le dieu .a voulu qu’ils fussent unis, comme mari et femme, dès le sein de leur mère ; et c’est là un fait que personne ne peut détruire. A ces mots Yamâ s’épouvante. Que dit sa sœur ? que veut-elle, sinon le mal ? Yami, affolée, ne se peut contenir ; elle désire Yamâ ; elle veut, avec lui, dormir comme dans un même sein, comme l’épouse dort près de l’époux ; elle va, pour plaire à Yamâ, et le séduire, parer son corps, et ils rouleront ensemble dans la vie, ainsi que les deux roues d’un char. — Non, Yamâ ne consentira pas à tromper ainsi les pures œuvres des dieux. Que Yami cherche promptement un autre époux. — Hélas ! Yami ne veut pour époux que son frère Yamâ. — Soit ! le frère, pris de pitié, adoucit sa voix : Que la pauvre Yami sagine, alors, qu’elle est à l’âge où les épouses peuvent perdre leurs maris ; qu’elle se suppose veuve, ayant aimé son frère, et qu’elle étende son bras sous la tête d’un autre homme, qu’elle désire un second époux.

Eh quoi ! interrompt Yami, quel est donc ce frère qui abandonne sa saur ? qui la livre au désespoir ? qui raisonne inutilement pendant que la pauvre Yami se consume ? Que le frère, que Yamâ rapproche son corps de sa sœur, de Yami ! — Non, Yamâ ne rapprochera point son corps du corps de Yami, parce qu’on a déclaré coupable celui qui épouse sa sœur ; que Yami cherche le plaisir avec un autre ! Yamâ, son frère, ne veut point d’elle ! — Oh ! le cruel Yamâ ! Sa sœur ne reconnaît ni son cœur, ni son âme. Hélas ! une autre femme enlacera Yamâ avec sa ceinture, l’embrassera comme la liane embrasse l’arbre dans la forêt.

Cette fermeté de Yamâ résistant à Yami, amoureuse jusqu’à l’inceste, fait l’éloge des Aryas, témoigne de la pureté de leurs mœurs. La femme est admirablement aimée en Sapta-Sindhou ; l’amour qu’elle inspire est ardent, et l’amour qu’elle éprouve, très vif, s’ennoblit par la franchise de l’aveu ; mais la passion est contenue dans de certaines limites, la dignité du corps humain est sauvegardée par l’admiration, ce culte du beau.

Combien de générations aryennes jouiront-elles de la paix obtenue ? Déjà, des ombres passent sur les hymnes joyeux. Çà et là, pointent des ambitions, des regrets, des jalousies, des convoitises. Les chants à Soma rappellent imprudemment les anciennes batailles, alors que le dieu, tel qu’un chef, général d’armées, allait conquérir les vaches du sacrifice, marchant à la tête de ses chars de bataille : Le dieu pontife parmi les Dévas, le plus éclairé des poètes, le plus sage des Richis, devient par la bouche d’un prêtre exalté, semblable au buffle parmi les animaux sauvages, à l’épervier parmi les oiseaux de proie, à la hache parmi les instruments de destruction. La paix est devenue lourde à quelques-uns, que les joies tranquilles impatientent. Cela est déplorable, car les prêtres, s’instruisant, curieux, commençaient à vouloir s’expliquer les manifestations évidentes de divinités douteuses, et leurs observations allaient donner au monde une nouvelle somme de vérités.

Qu’est-ce que Soma ? Quel est ce dieu ? Comment s’expliquent ses œuvres ? Et comment son universalité ? Soma est tout ! Pourquoi ? Comment ? Oui, Soma, le dieu Soma, résume en lui tous les principes ; il est, sous la forme liquide, Agni et Indra à la fois, c’est-à-dire le Feu, puisque la libation, qui est sa propre substance, bien que fraîche à la lèvre, fait de la chaleur, positivement. C’est par Soma que le bûcher d’Agni renaît lorsque, voyant le feu s’éteindre, le sacrificateur ranime les flammes en répandant la liqueur sainte sur le brasier. Soma, bu, rend la vigueur à l’énervé ; il guérit et protège ; il est l’ennemi du mal tortueux, de la maladie et du méchant. Le dieu créateur est aussi, et essentiellement, conservateur. Comment conserve-t-il ? Par la chaleur qu’il procure d’abord et qu’il entretient ensuite. Soma, roi du monde, sous la forme de vapeur humide, de pluie chaude, vient au sein de la plante et produit les rameaux. Son onde généreuse, extraite des plantes, passée au filtre de laine, repose dans le vase des lustrations. La chaleur fait s’évaporer l’eau terrestre ; la vapeur d’eau forme les nuages ; les nuages se résolvent en pluie, et l’eau, ainsi rendue, monte en sève dans les plantes, se solidifie. La plante, eau solide, redevient eau liquide sous les doigts agiles du prêtre qui broie les rameaux pour en extraire le suc ; la liqueur, jetée sur le foyer, s’élance vers les cieux, en flammes rouges ; bue par le prêtre, elle revient à sa lèvre en prières ardentes. Le Soma visible est un souverain qui a la fumée pour étendard ; le Soma invisible, celui qui bout dans les entrailles du prêtre après la libation, n’est pas douteux. Comment ce phénomène se produit-il ? Quelle est la cause, quelle est la loi de la fermentation ? de l’évaporation ?

Mais de rapides évènements suspendent ces fructueuses recherches, avant même que les questions, bien dégagées, n’apparaissent nettement à l’esprit, ne soient posées avec une suffisante précision.