Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XX

 

 

La grande guerre. - Mélange des races. - Les armées. - Les droits de la conquête. - La lutte suprême : Aryas et Dasyous. - Victoire infructueuse des Aryas. - Représailles. - Retraite. - Les fièvres du Teraï. - Guerriers indépendants. - Le héros Soudâs. - Le barde Vasischta. - Les dix tribus. - Le maître. - Soudâs, roi.

 

L’UNITÉ aryenne est détruite. L’impatiente ambition des prêtres et des guerriers a rompu le lien national. A la veille du grand combat, à la suite de violentes querelles intestines, on voit très nettement des groupes d’Aryas s’allier à des groupes de Dasyous. Des parents de la grande famille ont osé se faire les amis des antiques adversaires de l’Arya. Soit ! on les combattra comme des impies et ils seront renversés des hauteurs où se manifeste leur puissance.

Depuis le premier exode, les conquêtes aryennes n’avaient été qu’une série de refoulements ; les hommes, jaunes ou noirs, qui tenaient la terre entre le Sapta-Sindhou et le bassin du Gange, attaqués, battus par les Aryas, dispersés d’abord, revenaient ensuite, et en nombre, se mêler aux vainqueurs comme ouvriers, comme bergers, comme valets surtout. C’est à ces Dasyous soumis que les Aryas avaient emprunté, comme nouveautés séduisantes, des mœurs civiles et religieuses très corrompues ; par exemple : le travail forcé, l’asservissement des hommes, l’emploi d’eunuques, les pompes sacerdotales, le costume spécial des prêtres, les monopoles mystérieux et cet esprit d’intrigue, de ruse patiente, de persévérance systématique et passionnée qui caractérise la race jaune. De la race noire, les Aryas reçurent le goût des banquets grossiers, des libations excessives, des cérémonies burlesques, des parures éclatantes, des plaisirs bas. L’incontestable supériorité morale et physique des Aryas primitifs s’est compromise, dans les plaines centrales de l’Indoustan, au contact des races jaunes et noires qui y vivaient.

Lorsque le peuple aryen se dresse pour marcher de nouveau vers l’orient, toute la nation a le sentiment de la grandeur de l’entreprise. L’appel vigoureux des chantres dit l’importance de l’expédition. Il est indispensable de franchir la Djumna, c’est-à-dire de mettre entre l’armée aryenne et l’ennemi que l’on va poursuivre, comme un large fossé. L’armée suit le cours de la rivière, cherchant un gué favorable, s’engage dans les forêts, descend au sud. Les Dasyous, massés, organisés, disciplinés sous le commandement d’un chef, sont des adversaires redoutables. Ce n’est plus, comme jadis, une horde en exode se ruant sur une foule ; on voit maintenant un héros provoquer un autre héros.

La victoire cesse d’être un fait brutal, n’ayant, comme conséquences naturelles, que le pillage et la conquête ; désormais, les guerriers triomphants acquièrent une certaine somme de droits ; l’abus de la force se régularise. Le vainqueur gagne, au jeu terrible des batailles, la possession des terres, des eaux, des troupeaux et des enfants des vaincus. Quand un héros attaque un autre héros, les combattants, forts, de haute stature, se précipitent, la clameur à la bouche, disputant aux adversaires, et positivement, tout ce qui leur appartient. Le droit de conquête s’étend sur le territoire et sur la famille du vaincu, il frappe la patrie et la nation, il donne les biens et les hommes, il livre tout au triomphateur.

La lutte, cette fois, est grandiose. Deux races sont aux prises, faisant leur avenir. L’une doit vaincre et détruire l’autre, décidément. Devant Indra, les peuples assemblés vont se combattre. Les premiers chocs sont terribles. Malgré l’exagération des chantres, on a l’impression de coups formidables reçus et donnés. Indra, vainqueur héroïque, tue les ennemis par centaines de mille. Dans une seule rencontre, le dieu terrible se vante d’avoir détruit soixante mille Dasyous. Ce sont deux nations se disputant la possession de la terre, la domination générale de l’Indoustan.

L’armée aryenne se compose principalement d’archers revêtus de cuirasses. L’arc, énorme, est très lourd ; les flèches, à pointe de fer et empennées, reposent dans un carquois. Les traits, ornés, font des blessures désespérantes. L’Arya porte, appendus à sa ceinture, des glaives et de courtes piques. Pour les surprises rapides et les poursuites fructueuses, un grand nombre d’archers montent des chars de bois. Un hymne, décrivent avec précision le déchaînement des Marouts, est un tableau qui dit la marche lente et irrésistible de l’armée aryenne : Les archers, habiles, couverts d’armes retentissantes, pourvus de glaives, de flèches, de carquois, de traits menaçants, montés sur de beaux chars et maîtres d’excellents coursiers, avancent avec pompe.

Les jeunes Aryas se paraient, pour combattre, d’une aigrette éclatante. Une oriflamme guidait la troupe ; des batteurs de tambours allaient en avant pour troubler l’ennemi. L’étendard arboré, c’est celui d’Indra ; le tambour, c’est le compagnon de tous les dieux, il retentit au ciel et sur la terre. Lorsque les mortels entendent le tambour, ils fuient au loin, frappés d’épouvante ; de même, le tambour céleste, qui est la foudre dont Indra est le maître, ne résonne que pour confondre les méchants. L’armée des Dasyous valait l’armée des Aryas ; peut-être pourrait-on dire que les Aryas avaient emprunté leur organisation militaire aux Dasyous et qu’ils imitaient leurs ennemis.

Les prêtres védiques, demeurés prudemment autour de l’autel, dans l’enceinte sacrée, loin de la tourmente humaine, laissent les seigneurs se battre et gouverner. Par les chantres, grâce à leurs invocations, Indra protègera les maîtres distingués qui dirigent les sacrifices, et les seigneurs magnifiques qui gouvernent. Les princes vainqueurs des Dasyous, posséderont de droit les plus riches trésors. Le peuple doit prier pour les princes. C’est pour le peuple aryen que les prêtres ont cultivé l’amitié d’Indra ; c’est par leur culte, par leurs chants, qu’ils ont capté la bienveillance de ce dieu très libéral, qui porte la foudre à la main. Il importe que le peuple tout entier se rende Indra agréable, afin qu’il secoure les seigneurs.

Les deux races qui se partagent l’Indoustan sont donc en présence, armées, haineuses, et leurs forces semblent vraiment se valoir. L’avenir est l’enjeu de la lutte. Les Aryas, qui sont les auteurs de l’aventure, ne peuvent plus reculer. Arrivés aux bords de la Djumna, ils voient descendre, à leur droite, ces ondes qui, poussées par un dieu irrésistible, vont continuellement augmenter la masse du Gange.

Pour vaincre, les Aryas en armes ont cherché des alliés puissants. Ils ont la conscience de l’effort énorme nécessaire. Ils prennent de grandes précautions, ils se préparent sérieusement, ils étudient les conditions du combat suprême. La cavalerie aryenne paraissant insuffisante, les prêtres demandent un prince courageux, affuble, libéral, ami des libations et possédant une bonne cavalerie, capable de soutenir l’attaque des Dasyous. Le premier choc sera peut-être décisif. L’une des deux races périra. Les prêtres connaissent parfaitement la gravité de la situation. Mais, tout dépend d’Indra. Les races ennemies, les Dasyous et les Aryas, sont également soumises à sa volonté ; il est le maître unique et incomparable des nations, le roi du monde.

Déjà les Dasyous se montrent à l’horizon, pressés, massés, avides. En hâte, le prêtre ordonne des libations de soma pour que le dieu grand buveur se montre propice aux Aryas. L’émotion est vive. L’attitude du peuple aryen est presque exclusivement défensive, d’abord. Les invocations à Indra se succèdent avec rapidité, fiévreusement ; les libations coulent à flots, le matin, à midi et le soir. C’est ivre de soma que jadis Indra a tué Sambara en faveur de Divodâsa ; qu’il boive donc, le dieu ! C’est ivre de soma que jadis le dieu délivra les nuages, ces vaches célestes retenues prisonnières dans les cavernes ; qu’il boive donc, Indra ! Trois fois par jour on verse le soma, par l’ivresse duquel Indra possède une puissance digne de lui. Qu’il boive ! qu’il boive !

Et les prêtres boivent le soma fermenté, avec le dieu, pour le dieu, chantant les hymnes, ameutant le peuple, stimulant les guerriers, ravivant l’orgueil des princes, promettant la victoire, et procédant à l’avance au partage du butin, se réservant leur part. Certes, Indra repoussera les fortes armées des ennemis ; il augmentera l’abondance des Aryas par le butin, il protègera les prêtres au moment de la distribution des richesses, afin qu’ils ne soient point frustrés. Le dieu védique est largement intéressé au triomphe des Aryas ; il ne peut pas permettre que les promesses de ses ministres reçoivent, des événements, un démenti dont sa propre gloire souffrirait. Le triomphe d’Indra rejaillira sur le prêtre ; sa défaite serait pour le chantre un cruel affront.

Les Dasyous s’avancent. Leurs longues flèches reluisent au soleil. On distingue, parmi eux, des Aryas qui ont trahi leurs frères. Indra, magnifique, ivre, sans pitié, frappera l’ennemi, qu’il soit parent ou étranger. Il renversera, précipitera, terrassera ces hordes insolentes qui le menacent.

Les Dasyous ont attaqué les Aryas courageusement. C’est un orage de flèches. Le terrain sur lequel le choc des deux races a retenti, se prête mal aux grands déploiements d’hommes. Pour mettre en désordre les Dasyous, la cavalerie aryenne doit suivre des voies détournées, étroites, sinueuses. Un hymne dit ce premier combat avec une puissante simplicité : Indra, magnifique, célébré, est là, gardien des corps. Il mène la bataille, depuis le moment où l’on voit les traits ailés, à la pointe aiguë, traverser les airs. Les jeunes héros aryens se développent pour couvrir leurs pères, faisant à leurs familles un rempart inattendu. Au centre de la mêlée, sur un champ difficile, tourmenté, tortueux, les coursiers vont, pareils à des éperviers affamés, poussant de terribles clameurs, emportés comme des ondes qui se précipitent dans une vallée. Indra seconde ces guerriers.

Dans la bataille, des princes illustres se montrent incapables, affaiblis, lâches peut-être, se déshonorent, tandis que de simples guerriers se distinguent par leur bravoure, au premier rang : Les grands se sont abaissés et les petits se sont élevés. Indra, héros superbe, dispensateur de la victoire, abandonne l’un pour le remplacer par un autre. Les prêtres, plus qu’agités, en pleine fièvre, hallucinés, invoquent tous les dieux et divinisent leurs attributs, comme pour peupler l’olympe védique ; ils chantent la foudre d’Indra, la force des Marouts, le germe de Mitra, l’ombilic de Varouna... Ce ne sont encore que des mots exprimant une vision furtive, des images vues ; mais ces mots, se gravant dans les mémoires, deviendront bientôt des types formés, des êtres, des dieux. La bataille continue ; elle se prolonge. Le tambour résonne comme un signal ; les héros se rassemblent pour frapper le dernier coup. Les Aryas conducteurs de char l’emportent. Les Dasyous sont repoussés.

Pensant que le butin est immense, les prêtres s’empressent d’exalter la générosité des princes. Ils rappellent qu’ils reçurent jadis, après de telles victoires, des chevaux, des parures précieuses, des vêtements, des provisions, des lingots d’or, des chars et des vaches aux ventres larges et pleins. Ils comptent sur de magnifiques présents, et de toute espèce.

Les prêtres se sont trop hâtés. Les Aryas n’ont pu que repousser la vigoureuse attaque des Dasyous ; cette belle résistance, loin de les enrichir des dépouilles de leurs ennemis, a considérablement lassé les vainqueurs, sur place. Si les Dasyous revenaient en nombre, ils disperseraient facilement les Aryas. Les chantres voyant ce danger, s’emparent de la direction des troupes ; ils essayent de ranimer le zèle des guerriers découragés, invoquant les Marouts, le puissant Indra, Varouna aux magnifiques apparences, le fortuné Aryaman, le magnifique Vichnou, l’invincible Poûchan ; car il importe que les ennemis soient définitivement exterminés. Le héros qui implore les dieux, ne peut pas être déraciné comme un arbre devant ses adversaires maudits ! Les Aryas seront comme l’oiseau qui relève son col abattu. La Terre, la Mer, toutes les divinités, exaltées par le sacrifice, célébrées, chantées, priées, louées par les poètes, seront une suffisante protection.

La peur dissout toute hiérarchie. L’audace équivaut à un droit ; le succès est un véritable couronnement. Le pouvoir est à qui le prend, à qui l’exerce, et si le chef improvisé se fait obéir, sait vaincre surtout, qui donc osera lui disputer sa conquête ? Abattre les Dasyous est l’affaire importante, unique. De même que le dernier venu parmi les guerriers, s’il frappe fort et utilement, doit être obéi et peut commander ; ainsi tout Arya qui se veut inspiré, qui croit à la puissance de sa parole, qui sent que les divinités exauceront son vœu, peut impunément chanter, prier, officier ; et il sera prêtre, si son invocation donne des fruits. La prière prononcée dans le sacrifice, soit par un dêva (un prêtre consacré), soit par un simple enfant de Manou (un simple fils d’homme), est excellente, si elle procure les bienfaits des dieux. Une sorte d’empirisme sacerdotal se manifeste.

Pour ranimer la foi qui va s’éteindre dans le cœur des Aryas, les prêtres doivent expliquer l’indifférence, sinon l’abandon des dieux. Ils n’hésitent pas à déclarer, — respectueux, en cela, des traditions sacerdotales, et ne faisant d’ailleurs qu’imiter les premiers prêtres de l’Aryavarta, — que les divinités ont voulu faire expier au peuple la quantité des fautes commises qu’un châtiment devait racheter. L’intervention céleste a permis de repousser l’attaque violente de l’ennemi, parce que le Ciel veut la conservation de l’Arya ; mais le Ciel, courroucé, se refusant à récompenser un peuple coupable, ne lui donne qu’un succès stérile. L’Arya a droit à la protection ; il ne mérite pas la victoire. Par l’humiliation du pécheur, par l’adoration des justes, la colère des dieux sera apaisée ; car les dieux ne permettront pas que les Aryas fidèles souffrent des péchés d’autrui. — L’adoration a sa force réelle ; elle soutient le ciel et la terre ; elle efface le péché commis.

Il est possible qu’à la voix des prêtres disant de tels hymnes, le peuple, impressionné, croyant à cette explication de sa souffrance, revienne à sa foi, et que l’espoir du pardon le relève de son abattement ; niais la foi ne rendra aux Aryas, ni les flèches perdues, ni les glaives brisés, ni les chars disloqués, ni les chevaux morts, ni les vivres détruits. La situation est grave. Le poète, qui voit clairement les choses, espère que par la volonté des dieux les Dasyous se nuiront à eux-mêmes. Une victoire par les armes étant devenue douteuse, le chantre compte sur la division de l’ennemi. Les Aryas restent donc dans leur campement, préparant une retraite.

Si les Dasyous s’étaient précipités sur les Aryas, peut-être eussent-ils définitivement conquis l’Indoustan. Ils laissèrent l’armée védique effectuer, vers le nord, une retraite graduée, humiliante, harcelée, mais non désastreuse. Agni, le dieu bon, s’est chargé de conduire l’Arya, et il y aura bientôt une grande distance entre les deux armées. L’influence des prêtres est très diminuée : cette guerre étant leur œuvre, on les blâme, on les insulte parfois. Contre ces attaques d’un nouveau genre, les dieux protégeront leurs serviteurs : Les Marouts lanceront leurs traits funestes sur celui qui insulte le prêtre. Le mouvement de recul ne finira que lorsqu’une rivière grossie, aux flots gonflés, ou quelque montagne inaccessible sera entre les Aryas fuyant, las, et les Dasyous infatigables.

Les prêtres qui avaient forgé de leur main le glaive du roi-guerrier, pour garantir leur propre puissance, ont vu la fragilité de leur œuvre, et ils préfèrent, maintenant, les conseils d’un sage à la vigueur d’un héros. Le sage est celui qui mène réellement le peuple dans une voie droite. Le prêtre ne demande plus aux dieux la dépouille des ennemis ; sa convoitise est devenue timide. Il s’adresse aux douces aurores, les suppliant de visiter la maison peu fortunée de l’Arya, d’ouvrir aux chantres les portes d’un pâturage couvert de vaches, abondant en richesses solides.

Les armées en retraite sont arrivées aux pieds des Himalayas. Des vallées où ils campent, les Aryas voient l’aube blanchir sur les sommets ; groupés, ils s’installent, et se garantissent contre une attaque possible en bâtissant des maisons protectrices, en élevant des forteresses. Le culte d’Indra, très matérialisé, se rétablit ; les chantres reviennent aux libations. L’ivresse dicte quelques hymnes grossiers. Le soma, aussi doux que le miel, emplit le ventre d’Indra et le ventre de Varouna. Mais la gloire renaissante du dieu porte-foudre dure peu. C’est au maître des vents, à Roudra, et c’est au Soma divinisé que s’adressent de préférence les poètes.

Campés aux pieds de l’Himalaya central, en plein Teraï, là où les eaux descendues de la montagne viennent s’étaler en marais pestilentiels, les Aryas sont décimés par d’atroces fièvres. Cette calamité achève ce que la guerre avait commencé. Le vent assainissant l’air et le soma très alcoolisé réchauffant les corps qui grelottent, Roudra et Soma, sont invoqués pour combattre la mort, la déesse du mal, l’impitoyable Nirriti. La maladie, d’une marche traîtresse, a pénétré dans la maison de l’Arya. Soma et Roudra repousseront Nirriti, donneront tous les remèdes que réclame la santé du peuple ; ils délieront et chasseront le mal qui s’est attaché aux corps.

Le culte védique n’est plus qu’une série d’actes humiliants, de sottes mortifications, de ridicules pénitences. Les prêtres doutent de l’efficacité des secours divins ; ils doutent de la force d’Indra, de la bonté d’Agni, de l’amitié des Marouts, de la sincérité de Soma, de la protection des Aswins, de la puissance des dieux en un mot, et ils commencent à chercher l’auteur du mal pour s’adresser à lui, le flatter, le servir, apaiser ainsi sa colère. La prière de l’Arya, jusqu’alors, avait été joyeuse, pleine d’espérance et de foi ; il était fier de ses dieux et il les aimait. Voici que les hymnes s’attristent, que les rites s’alanguissent, que la voix du prêtre baisse de ton. L’Arya, malade, faible, énervé, ne prie plus ; il se lamente. Il faut que les dieux repoussent la maladie gémissante ; que l’Arya ignore la pauvreté funeste et la faim ; qu’il ne soit pas livré au méchant impie et pécheur ; qu’il ne subisse pas le malheur d’être privé d’enfants ; qu’il soit préservé de tout danger, dans sa maison ou dans la forêt ; que ses ennemis ne l’accablent pas. Les ennemis de l’Arya, ce sont : le Dasyou-homme, vainqueur et poursuivant, et le génie du mal, Yatoumâvan, personnalité mystérieuse, presque divine, née de la fièvre et de la peur.

Les prêtres indolents, les chefs de famille et le peuple proprement dit, acceptant les conséquences de la défaite, s’organisaient, pour y vivre, dans les vallées qui échancrent les premières pentes de l’Himalaya. Les misères inévitables semblaient douces aux Aryas, lorsqu’ils les comparaient aux angoisses de la retraite. Pendant que ces Aryas trop éprouvés achevaient, en pleine panique, ce mouvement de recul qui les avait jetés dans les marais du Teraï d’abord et ensuite dans les vallées profondes, très boisées, les guerriers, las de fuir, s’étaient retrouvés, s’étaient réunis, s’étaient arrêtés, avaient formé comme une espèce de colonie militaire, de camp d’attente, où l’armée pouvait se refaire et tenter quelque chose, à l’occasion. Les hymnes, qui ont dit la peur des prêtres et leur lâcheté, ne citent pas, d’abord, une seule fois, ces guerriers qui n’ont pas voulu désespérer de l’avenir. Ce silence prouverait qu’une certaine distance séparait les kchatriyas campés avec leurs princes, des Aryas qui, sous la conduite de leurs prêtres affolés, avaient fui le plus loin possible des Dasyous. Cependant quelques strophes, quelques versets indiquent bientôt, sinon un rapprochement effectif entre le peuple et les guerriers, au moins un commencement de relations établies entre ces deux tronçons séparés du dernier exode. De la vie des guerriers, de leurs poètes, de leurs vœux, de leurs préparatifs, il n’est nullement question dans les hymnes.

Voici que tout d’un coup, un chant à Agni, retentissant comme un cri de trompette, acclame le dieu vainqueur des noirs Dasyous, qui ont fui sans tenter le combat, qui ont abandonné le butin qu’ils avaient recueilli : Agni, rapidement, a fait la gloire de ses amis, il a chassé les Dasyous, il a créé pour l’Arya une large lumière. Les prêtres, aussitôt, chantent les hauts faits de ce roi, de ce héros, de ce dieu que les nations doivent célébrer avec ivresse, car il est aussi fort qu’Indra, car il a dispersé les Dasyous impies et insolents, sans foi, sans droiture, sans religion : Comme un épervier céleste, apparaissant à l’horizon, Agni s’est élancé et il a précipité les sacrilèges noirs dans la mort.

Ce sont les prêtres qui chantent ainsi, dans un hymne nouveau, la gloire d’Agni. Vivant loin des guerriers, ils n’ont pas assisté à la bataille ; ils n’ont appris que le succès des kchatriyas ; ils supposent que les Dasyous ont été surpris et vaincus. Ce qui témoigne d’une lutte, au contraire, c’est l’abandon fait, par les Dasyous vaincus, des vivres, des aliments qu’ils détenaient. Quoi qu’il en soit, ce retour de faveur exalte le peuple tout entier, qui ne rêve plus que de victoires faciles et de butins merveilleux. C’est le propre des Aryas, de ressentir jusqu’à l’extrême excès les impressions de la confiance ou du découragement. Un éclair de foi les éblouit jusqu’à effacer de leur mémoire, et complètement, toutes les souffrances, toutes les leçons du passé. Prompts à s’emparer de la direction du peuple, les prêtres se sont vite prononcés pour Agni, le dieu populaire, qu’ils ont hardiment déclaré aussi fort qu’Indra. Mais, à la veille d’une bataille décisive, inévitable, désirée d’ailleurs, énergiquement voulue, la volonté des guerriers s’impose ; or, le dieu des guerriers étant l’Indra porte-foudre, les prêtres s’inclinent. Épuisés par la pénitence, amollis dans leur dévotion, l’hymne pieux à la bouche et la corne noire à la main, après avoir préparé l’holocauste, les prêtres chantent donc les louanges d’Indra.

Les Aryas, cette fois, obéissent à un seul prince, au héros Soudâs, qu’Indra protège visiblement. C’est pour Soudâs que le dieu a rendu guéables les ondes d’une rivière débordée, qu’il s’est déclaré l’ennemi de Sîmyou, cet orgueilleux qui avait lancé une imprécation contre les eaux. Le Dasyou, trompé par quelque ruse, vient offrir la bataille ; bête comme le poisson attiré par l’appât, il a voulu conquérir l’abondance et il s’est jeté dans la main de son ennemi. Le combat est engagé. Les Bhrigour et les Drouhyous s’élancent. Indra intervient en faveur des Aryas ; il donne l’essor aux Marouts, il frappe le célèbre Cavatcha et le grand Drouhyou au milieu des eaux. Les enfants d’Anou et les Drouhyous périrent, malgré leur vaillance, au nombre de soixante centaines et six mille soixante-six. Soudâs est vainqueur ; les vils Dasyous ont abandonné tous les biens qu’ils possédaient.

La victoire a ramené les Aryas aux bords de la Djumna ; un chant de triomphe acclame le dieu protecteur des kchatriyas, le terrible Indra, qui, tel qu’un taureau aux cornes pointues, renverse la foule de ses ennemis, et dépouille la riche maison du Dasyou pour donner le bien de l’impie à l’Arya, son serviteur fidèle. Soudâs, petit-fils de Désavân, s’assure le concours des prêtres en les comblant de cadeaux ; il leur donne, en nombre, des vaches, des chars, des coursiers au pied solide, au corps élancé, aux signes prospères.

Soudâs, fils de Pidjavana et petit-fils de Désavân, d’origine très noble, triomphateur généreux, est donc le roi si longtemps désiré, l’élu de dieu, le maître cherché. Indra, dit un hymne, ce dieu né pour servir les hommes, a créé un monde pour Soudâs, c’est-à-dire qu’il lui a ouvert un pays nouveau. Tant que Soudâs demeurera respectueux devant Indra, son pouvoir royal sera maintenu, car l’homme qui honore ce dieu terrible peut être ébranlé, mais il ne périt point. Honorer Indra c’est, quelque grand que l’on soit, s’incliner devant l’autel, reconnaître et accepter l’autorité des prêtres, multiplier les offrandes dans l’enceinte sacrée.

L’héroïque Indra accorde aux chefs dévoués et généreux une protection égale à leur piété ; ils deviennent heureux et parviennent à la vieillesse. Le prince soumis aux dieux peut vivre sans crainte. Alors même que la nation aryenne subirait de rudes épreuves, le pouvoir du roi libéral resterait intact. L’ennemi peut venir encore et dépouiller l’Arya de ses biens ; mais nul ne pourra détruire la puissance de celui qui répand ses présents par centaines, par milliers. Celui qui, en invoquant Indra, verse pour les prêtres d’abondantes libations, devient un héros invincible avec ses guerriers.

Les Aryas qui viennent de refouler les Dasyous vers le sud et qui campent de nouveau sur les bords de la Djumna, formaient une sorte de confédération. Dix tribus principales obéissent à Soudâs, de l’antique et noble tribu des Vasischtas, chef incontesté, souverain, roi de fait. Les poètes constatent qu’Indra a préféré la tribu des Vasischtas à toutes les autres et que c’est par elle, avec elle, qu’il a renversé les obstacles et triomphé des ennemis : C’est avec eux, c’est avec les Vasischtas, qu’Indra a heureusement traversé le Sindhou ; c’est avec eux qu’il a donné la mort à Bhéda ; qu’il a, dans un combat livré par les dix rois, sauvé Soudâs, leur chef, alors que des Aryas venaient d’être rompus comme des bâtons qui servent à conduire les vaches.

Jusqu’alors, le Rig-Vêda n’avait signalé que sept groupes aryens principaux : les Bharatas, les Ikchavakous, les Pauravas, les Pantchalas, les Vidêhas, les Angâs et les Tritsous ou Koçalas. Trois groupes nouveaux se sont formés, ou, s’ils existaient déjà, se sont signalés et se sont imposés : les Matsyas, les Anous et les Drouhyous.

On croit pouvoir placer Soudâs, de l’ancienne tribu des Vasischtas, à la tête des Tritsous. Le barde qui a chanté ses prouesses en l’absence des prêtres védiques, et dont l’importance est grande, appartient aux Vasischtas. Il est probable que le héros victorieux, ce roi-Soudâs, fut un de ces princes Aryas qui avaient scandalisé les brahmanes en s’alliant aux Dasyous au moment où ces ennemis attaquèrent les Aryens venus jusqu’au bord de la Djumna. Les Aryas résistèrent bien à ce choc offensif ; mais, trop affaiblis, ils durent, malgré leur succès, faire retraite vers le nord, renonçant à la terre qu’ils occupaient. Les Dasyous, vaincus, repoussés, se sentant hors d’état de recommencer la bataille, de prendre le terrain que les Aryas venaient de quitter après l’avoir si rudement défendu, les chefs des tribus aryennes qui se trouvaient avec les Dasyous, trahissant leurs alliés, s’emparèrent des territoires abandonnés par les Aryas et que les Dasyous étaient incapables de reprendre.

Les princes se disputèrent cette facile conquête, et, tribus aryennes contre tribus aryennes, il y eut de sanglantes rencontres. Parmi les dix rois menant les dix groupes aryens principaux, les dix tribus védiques Soudâs fut le plus fort, le plus diligent, ou le plus politique, et il devint le maître. A son commandement, les tribus confédérées prirent avec force le territoire nouveau.