Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVII

 

 

Nouvelles batailles. - Les guerriers admis au sacrifice. - Armées aryennes. - Victoires successives. - Conquêtes. - Intervention directe du dieu. - Les offrandes évaluées en or. - La terre au vainqueur. - Légendes : Le cheval-cygne. - Butins. - Conflit entre les prêtres et les guerriers. - Retour à la poésie naturaliste. - Attaque soudaine des Dasyous. - Terres promises.

 

LA guerre au Dasyou étant de nouveau déclarée, les hymnes au dieu-fort, à Indra, succèdent brusquement, dans le Rig-Vêda, aux hymnes à Agni. Les poètes et les philosophes, renonçant aux doux pensers, comme aux instructives contemplations, entonnent des chants de guerre. Les prêtres crient comme des bardes. La décision prise semble, cette fois, avoir été très prompte. Nulles imprécations n’ont excité, au préalable, l’ardeur, ou la colère, ou la cupidité des Aryas.

La bataille dut s’imposer comme inévitable, car le mouvement national est très prononcé. Les guerriers sont admis dans l’enceinte sacrée où retentissent les chants belliqueux, où coulent à flots les ondes vivifiantes du soma. La liqueur enivrante, savamment préparée par le prêtre lui-même, en ces circonstances, exalte le guerrier et réchauffe l’inspiration du sacrificateur improvisant.

Les hommes forts, ceux qui combattent pour les Aryas, forment maintenant une classe spéciale dans le groupe védique. Participant aux sacrifices religieux, lés guerriers ont obtenu des prêtres un rôle défini ; ils invoquent les divinités directement. Le père de famille apporte les offrandes, c’est-à-dire les plantes dont le jus fermenté sera le soma, les gâteaux, le beurre, les grains d’orge ; le prêtre prépare et consacre les libations et les mets sacrés ; le guerrier boit et chante devant l’autel, comme le prêtre, avec le prêtre. L’offrande est chauffée et macérée avec soin : Le soma frappera de stérilité les vœux des impies et réjouira le généreux Indra. Il faut abondamment verser les libations, faire cuire les gâteaux et griller les grains d’orge. La plante du soma a été pilée dans le but d’enivrer Indra ; cette piquante liqueur sera pour lui comme la pointe du dard qui stimule. C’est au milieu des œuvres de la pensée, que le soma va couler, limpide, du pressoir.

Les Aryas s’ébranlent ; ils marchent vers l’est. A la suite des armées, en masse, est le peuple. Pendant les repos, les bardes dressent un autel pour accomplir les rites devant ceux, que les chefs glorieux ont assemblés. L’exode a pour but principal de procurer des terres nouvelles aux Aryas, leurs troupeaux ne trouvant plus une pâture suffisante en Sapta-Sindhou. Indra s’emparera des territoires enviés, car il est le maître d’une opulence grande et solide ; par sa victoire, il donnera tous les biens de la vie, il introduira ses heureux serviteurs dans les plus fertiles pâturages. Pour s’approprier les terres que détiennent les Dasyous, il faut provoquer l’occupant, l’affronter, le vaincre et l’expulser : Indra frappera ces ennemis qui méritent la mort ; il brisera les traits de ces impies.

Les hymnes du précieux recueil védique cessent de s’offrir aux yeux comme les jaillissements d’une source unique. Divisés en plusieurs groupes importants, les Aryas marchent à leur conquête par des voies différentes ; les armées, séparées, ne semblent même pas avoir entre elles de relations. Tel prince, menant trois ou quatre tribus confédérées, avec ses prêtres, ses guerriers et son peuple, s’avance sans rencontrer un seul ennemi, s’emparant des territoires qu’il foule, comme de propriétés volontairement abandonnées. Un autre prince, moins heureux, se heurtant aux Dasyous, doit les combattre ; il reçoit de terribles coups, il appelle à son secours des amis robustes, des alliés puissants. Les prêtres du premier groupe ne demandent aux dieux que la conservation de leur félicité, une vie toujours aussi facile, une pluie de miel sur les plantes, une opulente et solide abondance, des enfants et des troupeaux. Les prêtres de l’armée éprouvée, demandent à Agni, pour prix de leurs sacrifices, des vaches, des brebis, des chevaux, de robustes amis, des hommes invincibles. Agni doit être, pour ceux-ci, en même temps qu’une source d’abondance, un dispensateur de gloire.

Les Aryas qui ont rencontré les Dasyous ont dû, après avoir soutenu le premier choc, assiéger leurs ennemis qui s’étaient repliés dans leurs forteresses : La victoire est restée aux Aryas, dit l’hymne, parce qu’Indra, combattant pour eux depuis le matin, a brûlé des milliers de vils Dasyous dans leurs forts inaccessibles, dans leur retraite inexpugnable ; et les tribus impies ont été soumises au joug de l’Arya. Au point géographique où campent les vainqueurs, ils voient, complètement, le soleil se lever, décrire son grand arc dans le ciel et disparaître, en s’éteignant, derrière eux. Ils campaient donc au centre d’un pays plat. Ils estiment la distance qui les sépare du point où le soleil est tombé de son char, réduit en poussière, et disent que le char brisé a disparu dans la Vipaça, coulant au loin occidental. La Vipaça védique, c’est la cinquième rivière du Sapta-Sindhou, la Beiah.

Une série de francs succès confirme la première victoire des Aryas. Le nouvel exode s’achève glorieusement. Ceux qui étaient demeurés en Sapta-Sindhou viennent rejoindre les victorieux, et toute solution de continuité disparaît entre les armées triomphantes, qui sont à l’est, et les Aryas des bords de l’Indus. La nation aryenne occupe toute là moitié occidentale de l’Indoustan. Un hymne, sorte de page historique du Rig-Vêda, énumère, en saluant Indra, les hauts faits du dieu depuis le premier exode : Il a, par sa puissance magique, arrêté une rivière débordée ; il a conquis des trésors, brisé des villes ; il a vaincu et écrasé le plus illustre des Dasyous, Sambara ; il a frappé les cent mille compagnons de Vartchin, rangés autour de lui comme cinq rayons de roue ; il a transporté au-delà d’une rivière, Tourvasa et Yadou, qui ne pouvaient pas la traverser, et sauvant ainsi, sur les bords de la Sarayou, ces deux nobles Aryas, il a donné la mort à Arna et Tchitraratha ; il a frappé cent villes formées d’une pierre merveilleuse ; il a percé de ses traits trente mille brigands. — L’enthousiasme des prêtres dit l’enchantement du peuple. Le soma inonde l’autel, afin que les dieux soient satisfaits et que les guerriers demeurent vaillants. Les Aryas célèbrent les prouesses d’Indra, qui a renversé les villes des Dasyous : Passionné pour le soma, le dieu viendra continuellement s’enivrer. On a rempli pour lui cent vases de liqueur sacrée.

En attribuant à Indra tous les mérites de la victoire, le prêtre augmente considérablement sa propre influence. Les Aryas ne doutent ni de l’intervention effective, en leur faveur, du dieu belliqueux, ni de la puissance du chantre, dont les invocations seules ont préparé ce triomphe. Ce nouveau succès permet au corps sacerdotal d’oser une nouvelle innovation : Les poètes, devenus les ministres des dieux, vivaient des offrandes que les Aryas fidèles déposaient sur les autels ; ils buvaient le soma, mangeaient l’orge grillée et la chair des victimes ; ils recevaient, hors de l’enceinte sacrée, des pères de famille enrichis, des seigneurs et des princes, comme cadeaux personnels, des chars, des chevaux, des brebis, des vaches, des taureaux ; mais ces libéralités ne permettaient pas aux chantres de thésauriser, de se constituer un fonds de prévoyance, une richesse durable. Sans éveiller la moindre susceptibilité parmi le peuple, voici qu’ils demandent de l’or. Les chefs de tribus, les princes, les guerriers presque rois, seuls, auraient pu s’émouvoir de ces nouvelles prétentions du corps sacerdotal, lesquelles étaient de nature à nuire au prélèvement des impôts ; mais le prêtre domine le prince et le guerrier ; et la conquête, due à Indra, attend une consécration : N’est-ce pas dans le transport d’une douce ivresse qu’Indra a brisé d’un seul coup les quatre-vingt-dix-neuf villes du Dasyou ? qu’il a sauvé des Aryas perdus ? qu’il a donné la terre à l’Arya ?

La fièvre des batailles tient la nation aryenne. Les hymnes des premiers temps védiques, résumant les aspirations du peuple, demandaient pour l’Arya une longue vie, de nombreux enfants, de belles vaches, de larges et gras pâturages, et du repos. Les hymnes du quatrième exode réclament de la force, des secours, des coursiers fameux. Les poètes du Sapta-Sindhou chantaient la nature qu’ils connaissaient et qu’ils aimaient, puissamment ; leurs ouvres, toutes d’inspiration, très sincères, simplement dites, donnaient l’impression de la fraîcheur des aurores, de la sérénité des matins, des splendeurs du soleil levant, d’une nature vigoureuse et saine, vraie, nue, magnifique. Ces poésies étaient délicieuses. Les dieux imaginés se montraient généreux, et les hommes, bons, amants ou amis, honoraient noblement leur race. Les poètes devenus prêtres, satisfaits, glorieux, repus, ont perdu le sens du juste. Aux vigoureuses images des premiers hymnes, se sont substituées, d’abord, de vagues allégories, et maintenant, la fable se faisant légende, l’invraisemblable est affirmé, le caprice s’impose, la fantaisie a l’allure de la vérité.

Dans une bataille, un audacieux cavalier s’est fait distinguer. Les guerriers ont vu cet Arya, qui montait un cheval blanc, frapper les Dasyous jusqu’à consommer leur défaite, tant le courage de ce héros stimulait l’ardeur des combattants. Ce cheval devient aussitôt le sujet d’un hymne ; le poète le nomme Hansa (cygne) et la légende naît. Ce terrible cheval, vigoureux, vainqueur des Dasyous, et qui a valu aux Aryas des terres et des domaines, est un don des dieux : Le cheval Dadhicrâs, auteur de tant de prouesses, gardien de tous les hommes, vif, rapide, impétueux, héros à la forme resplendissante est tel, qu’en le voyant dans les batailles les ennemis poussent un cri d’effroi. Dans son ardeur, ce cheval s’avance le premier à la tête des chars de guerre ; et c’est pourquoi les peuples doivent célébrer la force et la victoire du coursier rapide. C’est à lui que les combattants s’adressent lorsqu’ils craignent d’être accablés. Le prêtre honore le coursier Dadhicrâs, robuste et vainqueur ; cet être qu’on appelle Cygne.

La joie des Aryas s’augmente du souvenir des souffrances passées. Les jours de misère ont été si longs ! La famine a décimé le peuple en Sapta-Sindhou, et les chants d’allégresse rappellent ces temps douloureux où l’Arya se nourrissait de la chair des chiens : J’ai vu ma femme humiliée, dit le poète, et parmi les dieux je n’ai trouvé de protecteur qu’Indra. Mais ce sont là des jeux de mémoire ; l’Arya, conduit par le dieu, croit que son domaine s’étendra indéfiniment devant lui, jusqu’à l’extrémité de la terre, et qu’il lui suffira de marcher vers l’Orient pour conquérir des territoires nouveaux. La nation aryenne peut impunément s’accroître, la terre est si vaste ! Les dieux brillants donneront au peuple des enfants et des petits enfants, des terres, un éclat pareil â celui du soleil, une heureuse virilité. Et ce n’est plus seulement de conquêtes territoriales que rêve l’Arya ; il convoite les richesses mêmes des Dasyous. Ses vœux montent jusques aux dieux, et les entourent, et les pressent, comme le font d’avides serviteurs, de faibles femmes, s’assemblant autour des seigneurs pour leur demander du pain. Ils désirent des chevaux et des chars, et comptent sur Indra et Varouna, ces généreux auxiliaires, pour le combat qui leur promet d’abondantes dépouilles. Les armes brillantes sont prêtes. Les fruits de la guerre sont bons à cueillir.

Pendant la lutte, compacte, la nation n’a qu’une pensée : vaincre et dépouiller l’ennemi. Le prêtre, invoquant les dieux, répondant de leur zèle, exalte les guerriers que les princes mènent à la bataille. Le peuple obéit, se bat bravement, et reçoit sa part de butin, morceau de terre ou lingot d’or, vaches ou parures. Après la victoire, les Aryas, respectant le prêtre, admirent le prince, et lorsque la paix est faite, le barde qui stimula les combattants et le chef qui conduisit l’armée se partagent évidemment l’autorité.

L’infatuation du prince et le despotisme du prêtre se heurtent. Lequel des deux pouvoirs est le plus nécessaire à l’autre ? Qui aura le droit de dernier commandement ? Le conflit était inévitable. Le chantre védique a inventé les dieux pour justifier son ministère, et il a constitué la force seigneuriale pour garantir et défendre l’autel ; voici que le seigneur se fait roi, et que cette créature des prêtres, se dressant impérieuse devant ses auteurs, prétend régner souverainement, dominer toutes les classes védiques, être obéie du corps sacerdotal lui-même ?

Les chantres prennent aussitôt une attitude défensive, résolue : Ils déclarent que les prêtres, alors qu’ils seraient seuls, pourraient, avec les dieux, vaincre et dissiper Ies ennemis des Aryas. Cette affirmation étant prononcée, cette démonstration de foi étant faite, très prudemment, et non sans habileté, les poètes en appellent à l’intérêt même des seigneurs. Ils tentent de dissiper l’orgueil aveuglant des guerriers victorieux, afin qu’ils voient toute la faute qu’ils vont commettre. Le roi, dit un hymne, qui préfère le sacrificateur à tous, est sûr, par sa force et sa puissance, de l’emporter sur ses ennemis ; il est certain de demeurer en paix dans sa maison, d’acquérir toute espèce de biens et de voir son peuple obéir à ses commandements.

Les princes ne se laissent intimider, ni par les menaces, ni par les promesses. Ils pensent que leur autorité est suffisamment établie, et qu’ils peuvent, dédaignant les prêtres, les laisser s’agiter sans leur répondre. La supériorité du roi-guerrier est la conséquence des rapides victoires remportées à leur voix. Le corps sacerdotal ne pourrait pas détruire ce fait. Le prêtre n’a qu’une seule politique à suivre : se taire, supporter patiemment cette passagère humiliation, prendre un masque d’indifférence, et éviter, ainsi, que le peuple ne remarque l’abaissement des ministres des dieux. Les hymnes s’attiédissent, les poètes cessent d’affirmer la véritable puissance du sacrifice, de proclamer la tyrannie de la divinité, les droits rigoureux du sacrificateur.

Les chantres, par un louable effort, s’inspirent des pures œuvres de leurs aïeux, et se mettant en communion avec la nature, ils essayent de la décrire, comme jadis. Mais la source des premières inspirations védiques est obstruée, sinon tarie. L’exercice du commandement a faussé la voix du virtuose ; l’esprit du poète, voué depuis trop longtemps aux torsions des plus bizarres subtilités, a perdu le don merveilleux de l’impression simple et forte. Cette impuissance ressemble à un châtiaient. On sent, à la lecture des hymnes de cette période, toute la peine que se donnent les prêtres navrés.

Une attaque soudaine des Dasyous vint dissiper l’antagonisme naissant entre les princes et les prêtres. Les Aryas durent se lever en masse. Les disputes, les divisions, les conflits seraient des crimes alors qu’un effort national est à faire pour repousser l’envahisseur, pour anéantir le Dasyou. La parole est aux bardes, le glaive est aux guerriers.

Il n’y eut pas de grande bataille, mais une série de petits combats, une sorte de poussée, une expansion de foule. Chaque succès valant aux Aryas une terre nouvelle, un butin, la fortune des vainqueurs devint grandissante, leur existence en fut embellie. L’exode, ranimé, se prolonge ; les étapes succèdent aux étapes. Les Aryas voient, chaque jour, s’étendre des terres nouvelles sous leurs pieds et, sur leurs têtes, des ciels nouveaux, inconnus, se dérouler. Les hymnes donnent une sorte d’itinéraire : Les Aryas franchissent plusieurs collines boisées et descendent ensuite dans de vastes plaines où la victoire leur paraît facile. Ils sont, maintenant, sur les larges plateaux qui séparent le bassin du Gange du bassin de l’Indus.