Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIV

 

 

Aryas et Dasyous. - Retraite au désert. - Roudra. - Indra-taureau, Ménâ-vache. - Retour des Aryas en Sapta-Sindhou. - Nouveau besoin d’extension. - Préparatifs de guerre. - Deuxième exode. - Rivières franchies. - Conquêtes sans combat. - Agni. - Commerce des Aryas. - Marées. - Aurores divinisées. - Docilité des prêtres. - Troisième exode. - Défaite des Dasyous. - Confédération guerrière des Aryas. - Délivrance d’une tribu prisonnière. - Prêtres et guerriers.

 

LES Aryas blancs du Sapta-Sindhou et les Dasyous jaunes, ou Djâts, qui ont les plaines s’étendant entre le Sapta-Sindhou et le Gange, vont se disputer la possession de l’Indoustan. Les premiers Dasyous, ces brigands qui venaient piller les champs aryens, continuent leurs incursions insupportables ; les montagnes qu’ils habitent, et surtout les marais pestilentiels qui croupissent aux pieds des Himalayas, les protègent admirablement.

Le parti d’Aryas que les Dasyous ont vaincu, parce qu’il s’est trop avancé vers l’est, n’ayant pas su couvrir sa retraite, est harcelé par l’ennemi haineux, enhardi, voulant l’extermination de l’envahisseur battu.

La tactique des Dasyous fut habile ; ils cernèrent les Aryas. Ceux-ci, redoutant la fureur des Dasyous impies, méchants et enorgueillis, tremblant d’épouvante, appellent les dieux adorables à leur secours. Les poètes chantent ce formidable épeurement. Ils se voient déjà prisonniers, chargés de chaînes, conduits en esclavage par les vainqueurs. Sans doute les Aryas sont bien coupables, les fautes qu’ils ont commises sont nombreuses, l’expiation qui leur est imposée est équitable ; cependant, les dieux doivent aimer leurs serviteurs comme le père aime l’enfant qu’il vient de perdre, et ils ne consentiront pas à voir les Aryas chargés de chaînes, accablés de maux ; ils ne voudront pas livrer le peuple aryen aux Dasyous, comme le chasseur fait de l’oiseau qu’il a blessé, et qu’il livre à la cruauté d’un enfant.

La retraite des Aryas vaincus, quasi cernés, était une manœuvre difficile, car les guerriers allant à la bataille avaient été suivis de leurs familles, et peut-être d’une partie de la nation. Ces émigrants enthousiastes, pleins de confiance, dévots, certains de la protection des dieux, s’étaient installés sur la large voie d’exode que les hommes de guerre avaient tracée en s’avançant vers l’ennemi : Au moment où les Dasyous-Djâts infligeaient un échec décisif à l’armée aryenne, une série presque ininterrompue de campements agricoles reliait le champ de bataille au Sapta-Sindhou ; ces terres, partagées, nourrissaient déjà des troupeaux. La défaite des guerriers aryas vint surprendre ces colons hâtifs ; la colère des vainqueurs leur apparut soudain, et ils ne purent se réfugier que sous l’aile des dieux, les suppliant de les délivrer des brigands sans conscience, de ne pas souffrir que leurs vaches nourricières, séparées de leurs veaux, fussent chassées de leurs demeures par les Dasyous aux clameurs retentissantes, aboyant comme des chiens, menaçant les Aryas d’une lourde oppression.

Un certain nombre d’Aryas, pris, durent subir la domination immédiate des Dasyous-Djâts ; les autres, sous la conduite des prêtres, parvinrent à se dégager. Ces derniers n’osèrent cependant pas retourner directement au pays des Sept-Rivières : les Dasyous montagnards, sortis des vallées, tenaient la route, et, d’ailleurs, les prêtres redoutaient l’accueil de leurs concitoyens au retour. Donc, arrêtés dans leur marche vers l’est par la force victorieuse des Djâts, ayant au nord-est les Himalayas infestés de Dasyous noirs, toutes les voies de retraite directe à l’ouest étant coupées, les fugitifs n’avaient qu’une issue possible, vers le sud-ouest. De ce côté, nul ennemi, nul obstacle ; rien que le désert, s’étendant jusques aux bouches de l’Indus.

Les prêtres exhortent le peuple à la patience, à la résignation, à la prière. La piété des Aryas est très refroidie, le découragement est en eux ; ils doutent de la puissance divine, ils croient peu à l’efficacité de la prière. Le chantre leur parle d’Agni ; il affirme que le dieu se laisse attendrir lorsque l’Arya ne se lasse pas de prier. Une première, une seconde prière peut être repoussée, mais l’homme qui persiste peut compter sur une intervention puissante. Et le prêtre, donnant l’exemple, montrant la foi qui l’anime, compose des œuvres nouvelles, malgré l’insuccès évident et avoué de ses dernières invocations : Le dieu ne sera pas insensible à l’offrande d’un hymne nouveau.

La misère des Aryas est accablante. Ils ont faim et ils ont soif. Ils courent vers le désert comme un troupeau chassé de l’étable, sans nourriture assurée, et presque nus sous le soleil ; quand donc, sains et bien portants, pourront-ils, comme jadis, offrir leurs holocaustes aux dieux, pour en obtenir avec certitude, des aliments, des étoffes et des abris ? Les maladies déciment les familles errantes. La mort n’épargne ni le vieillard, ni l’enfant ; ni l’aïeul, ni le père, ni le fils, ni le petit-fils ; ni la mère, ni le parent. C’est Roudra, cette personnification des souffles impurs, le maître des tempêtes, qui donne à l’homme le froid des fièvres. Épuisés, mêlés au reste du peuple, les guerriers succombent ; hommes et bêtes meurent en route, et de nombreux cadavres jonchent le pénible chemin parcouru. Mais, si les guerriers disparaissent, qui protègera les fuyards ? Roudra frappe les fils et les petits-fils aptes à combattre ; il frappe les serviteurs, les vaches, les chevaux ; dans sa colère, qu’il épargne au moins les guerriers ! Si les dieux abandonnent ainsi les vaches et les hommes, la famine et la guerre achèveront l’œuvre terrible de la mort.

Arrivés enfin au désert, l’adoptant comme une patrie, les Aryas entreprennent courageusement de le féconder.

Les prêtres, revenant aux traditions aryennes, qu’ils essayent de plier aux dures nécessités des temps venus, tâchent, par un effort louable, de relever le courage de tous, de charmer les dieux en célébrant leurs antiques prouesses, en composant des hymnes nouveaux, des prières aimables, ne doutant pas que, désarmées, les divinités n’auront de colère que pour chasser les mauvais jours, de force que pour fertiliser le désert.

Sur cette terre aride, brûlée, sans eau, les désirs sont comme des mirages : avoir des routes faciles, que des pluies arroseraient, où la poussière serait inconnue, est le rêve principal.

Le bûcher d’Agni serait un monument dérisoire sur ce terrain calciné. Où sont les forêts à détruire ? D’où viendra la pluie ? Indra seul, ce destructeur de la sécheresse, le dieu porte-foudre, ennemi des nuages, chasseur des troupeaux noirs courant dans le ciel et qui, résolument, crève les mamelles des vaches célestes pleines d’un lait fertilisant, Indra seul, est capable d’agir avec utilité. L’orage qui gronde à l’horizon, n’est-ce pas le mugissement des vaches que Bala le desséchant emportait et qu’Indra délivre ?

Lorsque Bala, laissant les plantes se flétrir, retient les nuages, comme des vaches prisonnières, c’est qu’il redoute Indra, son ennemi. Alors Indra, élargissant les voies, vient et rend la liberté aux vaches, et leurs mugissements s’élèvent avec bruit vers celui que le monde implore. Indra, certainement, rendra la vie aux Aryas en délivrant, pour eux, les eaux du ciel.

Au désert, Indra, dieu fort, dieu terrible, dieu bon, maître des ondes, devait nécessairement supplanter Agni. Cependant l’Arya craintif n’oserait pas provoquer la jalousie des autres dieux, en ne relevant que le trône d’Indra. Le dieu porte-foudre, cela est certain, est seul capable d’attaquer les nuages, de les transpercer, et de rendre ainsi les ondes à la terre ; mais ces nuages pleins de lait, qui les pousse ? Ce sont les vents, les Marouts, conducteurs des pluies, doués d’une force prodigieuse, aussi redoutables que des lions, adorables par leur puissance, brillants de vives clartés, amis des libations, soufflant la tempête et poussant les vaches célestes. Il semble, parfois, qu’Indra, jaloux des vents, leur dispute tout mérite, et ce sont alors dans le ciel des combats terribles, et sur la terre des ouragans destructeurs. Qu’Indra réfléchisse ! De sa lutte avec les Marouts résulterait la destruction des Aryas. Les Marouts ne sont-ils pas les frères d’Indra ? Et de cette lutte fratricide qui donc serait la victime, sinon l’Arya ?

Comment concevoir qu’Indra soit véritablement l’ennemi des Marouts ? Comment admettre que les Marouts, très puissants, dirigent les nuages vers Indra comme recherchant une humiliante défaite ? L’imagination aryenne ne reste pas longtemps hésitante. Devant cette céleste contradiction, l’eau qui tombe des nuages cessera d’être un lait violemment répandu ; la pluie devient une œuvre d’amour : Les Marouts sont les serviteurs zélés de l’Indra-tonnant ; c’est’ eux qui vont chercher au loin, pour le dieu, du côté de la mer, des vierges qui prennent la forme de nuages, et parmi lesquelles Indra va choisir une épouse, qu’il fécondera instantanément et dont le lait s’épanchera vers les humains.

Que les Marouts accourent donc vers les Aryas avec leurs plus belles formes, couvrant le ciel de leur large et mouvante magie ; et que leurs coursiers apportent les richesses amassées au bord de la mer. — Indra, rapide, lumineux, taureau resplendissant, pénètrera dans le troupeau des vaches célestes et fera l’orage désirable. A ces nuages se mêlera la lueur dorée de l’éclair, pareille à un glaive acéré ; et la terre, avide de la divine substance, s’entrouvrira pour la recevoir, et elle en sera pénétrée comme l’épouse de l’époux.

La vision poétique se coagule, l’idée se solidifie, l’Indra-taureau prend une forme, et les Aryas le voient qui saisit un nuage, qui l’étreint, qui le féconde pour le bonheur de la terre, avec un bruit retentissant. Le nuage fécondé, vache céleste, a nom Ménâ ; c’est l’épouse du dieu.

Échappés aux Dasyous, mais aiguillonnés par la peur, les Aryas n’ont cessé de fuir que lorsque le désert s’est trouvé là, barrant leur route. Ils s’arrêtent, décidés à vivre où le malheur les a jetés, et ils n’ont que l’ambition, très modeste, de trouver le coin de sable le moins stérile, le moins rebelle, pour s’y installer peut-être définitivement. Ils tâtent, pour ainsi dire, avec anxiété, ce terrain vierge, cendres tassées qui brûleront la semence et qui boiraient les eaux de mille orages avidement. Se déplaçant chaque matin, mûs par l’espoir de découvrir une marge fertile au désert implacable, les Aryas suivirent, en montant vers le nord, les rives sinueuses de cette mer. Ils revinrent ainsi en Sapta-Sindhou, et se disséminèrent. Un épisode de l’histoire védique s’achevait.

Lés Aryas restés en Sapta-Sindhou, qui n’avaient pris aucune part à l’imprudente expédition contre les Dasyous-Djâts, et qui ne distinguaient probablement pas ces ennemis forts et riches des Dasyous montagnards vivant de rapines, croient encore aux Dasyous célestes qui retiennent les eaux des rivières, qui dérobent les nuages aux ventres noirs. Pour eux, Indra ne s’est pas modifié ; c’est le même dieu porte-foudre, ami des Aryas, œuvre des chantres, et lié à ses divins devoirs : Les chantres n’ont donné la force à Indra que pour qu’il envoie de l’eau ; si dans ses mains ils ont placé la foudre, c’est pour qu’il frappe les Dasyous.

On dirait que les conséquences déplorables de la grande sortie des Aryas et de leur défaite par les Dasyous-Djâts, sont ignorées du reste de la nation. Les hymnes dénoncent encore de belliqueuses ardeurs. Le Sapta-Sindhou, évidemment, ne s’est pas élargi, et comme les Aryas perdus ont été remplacés largement, le territoire védique est toujours étroit. Les Aryas, en masse, pensent que, par le secours d’Indra, dans un jour favorable, ils attaqueront et vaincront les armées des impies.

Mais, la leçon a profité à quelques-uns. L’attaque ne saurait être immédiate ; il convient d’attendre le jour favorable, il importe de se préparer, de s’assurer une armée nombreuse. On demande donc à Agni qu’il fasse la terre à jamais libérale et féconde en troupeaux ; qu’il donne au peuple de belles lignées d’enfants et de petits-enfants. La destinée aryenne, fatale, s’accomplit : Les familles s’augmentent, les maisons s’emplissent, les villages se multiplient, la nation s’accroît, et la misère se développe ; chaque jour voit se former comme un contingent nouveau d’Aryas sans terre, malheureux, désespérés. Ces masses humaines, affolées, quitteront de nouveau le Sapta-Sindhou, nécessairement.

Un nouvel exode commence. C’est Agni, cette fois, qui dirigera ses serviteurs vers la bonne route et les rendra possesseurs de tous les biens. Pour prix de leurs sacrifices et de leurs abondantes offrandes, les Aryas obtiendront la victoire ; ils subjugueront les armées des impies. Les chants de guerre portent en eux leur justification. L’enthousiasme des Aryas les illusionne ; il semble que de merveilleux butins seront la proie facile et prochaine des combattants. Les dieux se coaliseront pour les servir : Par Agni, les Aryas obtiendront la renommée, le triomphe, le bonheur, la gloire, une grande richesse ; par le Ciel et par la Terre, acclamés, ils jouiront de biens convenables, de vastes domaines, et le peuple pourra s’étendre ; par les Aurores, célébrées, ils posséderont ce par quoi se nourrissent les chevaux, les vaches engraissent, s’augmente la race aryenne, vaillante ; — Indra lui-même, à la tête des héros du Sapta-Sindhou, accomplira les œuvres merveilleuses dont il est capable, et les Dasyous, ces ennemis qu’éblouissent les feux de l’orgueil, périront, et leurs dépouilles viendront aux Aryas. — Les Marouts enfin, ces vents propices, développeront une fortune soutenue par une vigoureuse race de guerriers.

Ce qui caractérise ce deuxième exode, c’est l’impression que semblent avoir les Aryas de la valeur des Dasyous : Le succès n’est pas douteux, mais il sera le prix de grands efforts, et il ne faudra commencer la bataille qu’après de sérieux préparatifs.

La première sortie avait été comme l’accomplissement d’un vœu général ; tous les Aryas étaient émus. Le deuxième exode n’a pas cet élan d’entreprise nationale. Une partie du Sapta-Sindhou seulement, s’intéresse au projet de ceux qui vont, pour la seconde fois, franchir les limites aryennes. Il s’est formé, sur le territoire védique, des centres sociaux vers lesquels convergent une certaine somme d’intérêts jadis indépendants ; ce ne sont pas encore des seigneuries, mais ce ne sont plus des communes, et ces groupes tendent à s’agrandir, à s’isoler. De profondes différences séparent déjà ces groupes.

Les Aryas du nord-ouest jouissent d’une large vie, pendant que les Aryas du sud-est, malheureux, misérables, affamés, pourrait-on dire, n’ont plus d’espérance que dans l’issue d’un combat heureux. Le centre et le nord-ouest du Sapta-Sindhou ne prennent aucune part au deuxième exode, dont ils semblent ignorer les préparatifs. Certaines tribus belliqueuses ont inutilement demandé l’alliance de tribus voisines. Malgré l’insuccès de la démarche faite, les Aryas du sud-est sont partis, résolus, confiants, seuls.

Les invocations des bardes qui marchent avec l’armée d’exode, ne sont pas des œuvres nationales : les prêtres n’appellent la protection des dieux qu’en faveur de la tribu. à laquelle ils appartiennent. Chaque groupe, se désignant, invoque sa divinité, ne songeant qu’à ses propres besoins. La grande unité aryenne se dissout. L’exode s’accomplit vers l’est, fatalement. Il semble que les Dasyous se soient volontairement éloignés. Les hymnes du Rig-Vêda jettent une lueur sur ce long incident

Les Aryas ont franchi plusieurs rivières. D’où sont-ils partis ? Où sont-ils arrivés ? Où se trouvent-ils, lorsqu’ils rencontrent les Dasyous pour la première fois ? A quel moment, et en quel lieu, le premier hymne de bataille a-t-il été chanté devant l’ennemi, massé en obstacle sur la route ?

Un chantre, s’adressant aux rivières qui sont devant lui, à l’est, leur demande de calmer leur fougue, de livrer aux Aryas un passage facile, d’apaiser leurs flots soulevés, de laisser passer les chars des combattants. Et le poète, immédiatement après cette invocation générale, s’adresse, en les nommant, aux eaux qui doivent être franchies : Déjà le groupe de la tribu des Bharatas a passé la Çoutoudri, et les Bharatas se sont montrés reconnaissants. La tribu qui suit les Bharatas honorera à son tour la bonne rivière, si les rênes des coursiers, qui vont la traverser, ni leurs jougs, ne sont pas maculés, si les Aryas passent sans désastre, si la Çoutoudri leur est propice. — La Çoutoudri védique, sixième rivière du Sapta-Sindhou, c’est la Sutledj moderne, cinquième et dernière rivière, au sud, du Pendjab. La rive gauche de la Çoutoudri commence le grand désert indoustanique.

La tribu qui est devant la Çoutoudri, et qui hésite, et qui demande à la passer heureusement comme l’ont fait les Bharatas, a déjà franchi plusieurs rivières difficiles. Les eaux violentes rendent les gués dangereux : Descendant des montagnes avec rapidité, dit un hymne, et s’emportant telles que des cavales impétueuses, pressant leurs rives comme deux vaches lèchent le petit dont elles ont été séparées, la Vipaça et la Çoutoudri roulent leurs flots. — La Vipaça védique, cinquième rivière du Sapta-Sindhou, coulait, rapide, torrentueuse, entre la Çoutoudri (la Sutledj) au sud, et la Parouschni (le Ravi), au nord. — Cette importante rivière védique n’a plus qu’un lit effacé, à peine visible, ne se formant qu’à l’époque des pluies pour disparaître bientôt, ou s’unir au lit de la Sutledj. La Çoutoudri était plus large que la Vipaça : la Çoutoudri aux vagues brillantes, enflées, grossies, dit le poète, est le plus grand des fleuves ; c’est que le poète ne connaissait pas le bas Indus, dont les débordements annuels n’étaient, à ses yeux, qu’une mer vaste, la Samoudra, où la Çoutoudri et la Vipaça venaient se jeter.

Ces deux rivières sont franchies dans leur cours supérieur, au nord du désert, puisque les Aryas en exode ne voient pas les sables. Ils passent encore deux rivières, et s’arrêtent devant une troisième, comme si leur but se trouvait atteint. Aux lieux où campent les Aryas, à ce moment, coulent la Drichadwati, l’Apayâ et la Sarasvati.La Drichadwati, c’est la Caggar, ou Gogur moderne, qui vient du nord, et se perd dans les sables.

A la Sarasvati se terminait absolument le Sapta-Sindhou. C’est au delà de cette rivière, maintenant disparue, que commençait, pour l’Arya, ce territoire mystérieux, attirant, qu’occupaient les noirs Dasyous. Partis de la rive droite de la Vipaça, ayant franchi cette rivière, puis la Çoutoudri, puis l’Apayâ, les émigrants sont satisfaits. Ils peuplent simplement cette partie du Sapta-Sindhou, relativement ignorée jusqu’alors, qui se confondra bientôt dans le domaine védique exploité. Une ère de calme, de paix profonde, succède aux agitations fébriles.

L’exode, accompli sans combat, donne d’heureux fruits. Le passage des grandes rivières si redoutées, effectué courageusement, a enhardi les Aryas. Ils se familiarisent avec ces eaux terribles qui les épouvantaient, et ils entreprennent une navigation fluviale. Tandis que les uns descendent jusqu’au bas Indus, d’autres, ayant découvert des gués praticables, inaugurent des relations suivies entre les Aryas du nord et ceux du sud. Un véritable trafic se manifeste ; les échanges deviennent nombreux : les hymnes citent fréquemment des actes mercantiles.

Les marées sont parfaitement observées ; l’influence de la lune sur ce phénomène mystérieux est admise comme un fait. Le soleil et la lune, considérés comme les deux enfants des aurores, ont chacun sa mission : Le soleil, du haut du ciel où il règne en vainqueur, est l’auteur de tout don précieux qui tombe ; la lune, déployant sa douce et agréable forme, influe sur le grossissement des eaux.

La poésie védique, très imagée, reste sincère dans ses expressions, alors même qu’elle prétend expliquer un mythe ou chanter un miracle : — Ô dieux, dit un hymne, au bout de trois jours et trois nuits.... vous avez ramené Bhoudjyou de l’élément humide sur la terre ferme. Telle fut votre prouesse sur la mer immense, insaisissable, incertaine, et vous avez déposé, dans son palais, Bhoudjyou monté sur votre navire aux cent gouvernails. L’image est positive. Les rayons du soleil levant sont les rames avec lesquelles l’aurore gouverne sa navigation dans l’océan céleste. La mer a donc été vue immense, incertaine, insaisissable, et sur cette mer voguaient des barques dirigées par des matelots manœuvrant un gouvernail.

De longues années s’écoulèrent ainsi pour les Aryas, ceux du sud s’étant faits agriculteurs, commerçants ou marins. S’il n’est pas encore permis d’affirmer que les Aryas védiques connaissaient la grande mer, la mer proprement dite, et que leurs navires fréquentaient un port, il n’est cependant pas douteux qu’ils trafiquaient maritimement et qu’ils descendaient, la rame à la main, au moins jusqu’à ce point du bas Indus où le fleuve, gros de tous ses affluents, extraordinairement étendu, commence la mer. Une allégorie poétique dit clairement que la richesse aryenne s’accroît par l’exploitation de la terre et de la mer : Lorsque les aurores invoquées ont visité la maison de l’Arya, le poète veut que la richesse lui soit venue sur un char que traînaient un bœuf et un squale, attelés ensemble.

Dans le milieu nouveau où vivent maintenant les Aryas, — car l’activité du sud l’emporte sur la quiétude alourdie du nord, — la religion védique se modifie. Indra et Agni demeurent comme les dieux traditionnels, et les hymnes conservent à ces dieux antiques les attributs qui leur ont été accordés ; le bienveillant Indra, fort, est tel que les mondes, et les jours, et les mois, et les automnes ne sauraient user sa vigueur ; Agni, dieu doux, est le dispensateur des générations heureuses, des enfants vigoureux et des chevaux excellents ; mais les vœux les plus ardents, les prières les mieux rythmées, s’adressent aux Aurores, aux Aswins. C’est que dans cette partie de l’Indoustan où se trouvent les Aryas, près du désert, loin des montagnes, l’Agni-feu est souvent insupportable, et l’Indra-soleil quelquefois malfaisant ; tandis que les aurores, toujours fraîches et toujours renaissantes, y sont une cause de perpétuelle joie. Les prêtres, dont l’influence est très diminuée depuis l’insuccès du premier exode, n’osant plus imposer leurs dieux personnels, acceptent et célèbrent les dieux populaires : Ils chantent donc la gloire des Aswins.

Cette période de paix qui permit aux Aryas du deuxième exode de s’organiser au sud-extrême du Sapta-Sindhou, d’aller découvrir la mer, d’inaugurer un trafic, de ranimer la race aryenne devenue somnolente, dût être longue. Plusieurs générations d’hommes semblent s’être succédées, depuis le jour que, marchant contre les Dasyous qu’ils ne rencontrèrent pas, les Aryas émigrants du deuxième exode s’étendirent sur une partie non peuplée du territoire védique, jusqu’au moment où, par des échanges répétés, par des extensions de culture, par un enchevêtrement d’intérêts divers, les Aryas du nord et les Aryas du sud se trouvèrent de nouveau réunis, ne formant qu’un peuple. Toutefois, dans cette unité nationale reconstituée, les Aryas du sud se distinguèrent des Aryas du nord par une remarquable intensité de vie. Tandis que les septentrionaux s’annulaient dans une profonde insouciance, les méridionaux s’agitaient, servant ainsi les fatales destinées de la race.

Les Dasyous montagnards, les brigands des premiers contreforts himalayens, et aussi ceux qui vivent dans les terrains marécageux, aux pieds des montagnes, continuent et étendent même leurs déprédations. Du nord-est et de l’est, surgissent constamment des bandes de pillards qui viennent et tracassent les Aryas. La colère et l’ambition s’allient pour maudire le Dasyou. Des pensées belliqueuses renaissent. Des poètes rappellent complaisamment les antiques imprécations proférées contre les impies, ennemis des Aryas. Nulle fortune stable ne sera possible, vraiment, tant que les frontières du Sapta-Sindhou seront ouvertes à ces pillards. Les dieux n’accorderont-ils pas aux Aryas une fortune que ne puisse détruire ni de loin, ni de prés, un mortel méchant et maudit ? Des groupes de guerriers se forment, auxquels se joignent les appauvris. Quelques rencontres heureuses surexcitent l’ardeur des Aryas du nord-est, et les chantres favorisent ce mouvement. Une troisième sortie se prépare, s’organise promptement, et s’accomplit.

Cette fois, les Dasyous se montrent prêts à repousser les Aryas. Les ennemis, atrabilaires, envieux et haineux, sont armés de flaches ; on entend leurs cris. Il faut qu’Indra les frappe de sa foudre brûlante ; que, surpris et défaits, les impies périssent sous le coup de cette arme rapide. Les Aryas marchent résolument, invoquant les dieux. Ils s’avancent, intrépides, massés, voyant les ennemis fuir devant eux, et se disperser comme pour leur laisser une place libre.

Cette retraite imprévue n’est qu’une stratégie très savante, et qui dénonce un état de civilisation remarquable chez les Dasyous maudits. En effet, en troupes, les Aryas s’enfoncent vers l’est et leurs ennemis manœuvrent pour les cerner. Déjà les Dasyous ont contourné les Aryas, et, coupant leurs retraites, sont devenus menaçants. La faute commise est irréparable ; la marche hardie des Dasyous est achevée ; les Aryas sont complètement entourés d’ennemis. Il faut se ruer sur ce rempart d’hommes, ébranler, rompre ce cercle, ou mourir. Le désespoir décuple la force des Aryas. Le combat suprême, terrible, se prolonge ; les Dasyous vaincus voient un bon nombre de leurs villes saccagées, une haute forteresse prise, d’importants butins saisis par les vainqueurs : quatre-vingt-dix villes ont été détruites, dit un chantre ; un chef Dasyou qui, debout sur une hauteur, dominait la bataille, a été renversé. Les triomphateurs se sont approprié des biens nombreux et divers. Récompensés par Indra, auxquels ils ont adressé des sacrifices, les Aryas ont soumis les impies à l’obéissance ; ils ont donné la mort à l’ennemi qui a la peau noire ; malgré son habileté, le Dasyou, cet être cupide, a été consumé.

Indra, sous la forme du disque solaire, a paru aux yeux des ennemis, et il a jeté le cri de mort. Ce magnifique succès enhardit les Aryas, qui s’enorgueillissent de leur force, et croient à l’intervention toute puissante des dieux. Ils continueront donc leur marche en avant. Les chants de victoire, les prières, les invocations qui suivirent la grande victoire, disent l’état de formation de l’armée aryenne. On y constate une série de tribus parfaitement distinctes, ayant chacune son barde et son chef-guerrier, confédération loyale, cimentée par un but unique : la conquête des territoires qui sont à l’orient du Sapta-Sindhou et que détient l’impie à la peau noire.

Quelques batailles suspendent la marche progressive des Aryas. Un hymne parle d’une tribu aryenne vaincue par les Dasyous et gardée au camp des vainqueurs ; mais la protection évidente d’Indra, quia valu à ses serviteurs zélés d’abondantes dépouilles, suffira pour sauver les amis retenus. En effet, bientôt, la tribu surprise est délivrée : les Dasyous sont vaincus, la prison est ouverte.

Les diverses tribus aryennes sont, à ce moment, désignées par le nom de leur chef. Le chef de tribu n’est pas encore, nécessairement, un guerrier ; c’est quelquefois le barde, le chantre, le prêtre. L’Arya tient en égale estime, la force, la sagesse et le talent.

L’expérience a démontré qu’il ne suffit pas de se précipiter en masse sur l’ennemi pour le vaincre ; qu’il importe, au contraire, avant tout, de prévoir les ruses des Dasyous pour les déjouer. Le Dasyou est un stratège habile ; il faut déployer contre lui autant de science que de vigueur. Le dieu invoqué doit d’abord éclairer l’Arya, et lui prêter sa force ensuite : Le magnanime Indra, pour affermir cette force par laquelle les Aryas ont terrassé l’ennemi qui s’avançait comme l’araignée tendant sa toile, a, de sa main droite, révélé la lumière à l’Arya, de sa main gauche, frappé le Dasyou. — Le prêtre est la main droite du dieu ; le guerrier est sa main gauche.