Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIII

 

 

Le Dasyou : brigand, pillard, malfaisant. - Les Dasyous montagnards. Le vol des eaux terrestres et célestes. - Les Dasyous des plaines. Les Djâts. - Dasyous jaunes et Dasyous noirs. - Hichadas, Barmans, Todawars, Parias, Varalis, Euroulars, Karoumbars. - Le Dasyou est l’ennemi de l’Arya. - Influence des latitudes sur l’unité indoue.

 

AU nord, à l’est et au sud du Sapta-Sindhou, c’est-à-dire dans les premières vallées himalayennes, sur les plaines de l’Indoustan central et dans les monts Vindhya, vivaient des groupes humains n’appartenant pas à la race aryenne. Ces peuplades, celles du nord et du sud particulièrement, très malheureuses, presque sauvages, ne se montrèrent aux habitants fortunés du pays des sept rivières, que lorsque ces derniers eurent étendu jusqu’à leurs frontières extrêmes les témoignages visibles de leur fructueuse civilisation.

Ces voisins déshérités, affamés pourrait-on dire, attirés vers les pâturages gras où paissaient de nombreux troupeaux, ou vers les champs d’orge, immenses, se signalèrent par de rapides incursions, commirent d’abord des vols hâtifs et finirent par s’organiser en bandes pillardes, desquelles il fallut se garder. Les victimes nommèrent ces pillards Dasyous, c’est-à-dire brigands, comme le groupe védique s’était lui-même dit Arya, c’est-à-dire pur, noble, respectable. Plus tard, le mot mletchha — barbare — remplacera le mot trivial et bas de dasyou qui ne désignera plus que le voleur vulgaire. A Ceylan, le mot dâsayo est encore la dénomination qualificative des esclaves. En fait, l’Arya exprime son mépris en traitant un homme de Dasyou. Dans les récits historiques des brahmanes, tout ce qui n’est pas Arya est Dasyou, inévitablement.

L’imagination craintive des Aryas n’ayant conçu, à l’origine, que des dieux bons et généreux, attribue volontiers à l’intervention malfaisante de mauvais génies, les maux réels dont souffre la nation : les maladies, les sécheresses, les injustices : ce sont des Asouras, des Piçatchas, des Rakchasas, lutins, vampires, légions mystérieuses, qui tourmentent les hommes et leur prennent jusqu’à la vie.

Ces ennemis invisibles, qui trompent la surveillance des dieux, les Aryas les nomment aussi voleurs, brigands, dasyous ; mais le premier, le véritable Dasyou, c’est bien l’homme de race abjecte qui hante les frontières du Sapta-Sindhou, qui convoite les richesses aryennes ; ce barbare qui vit en groupes importants à l’est des sept rivières, et qui détient un territoire envié.

L’Arya qui se voit supérieur au Dasyou, moralement et physiquement, le méprise avant de le haïr. La peau du Dasyou est d’un jaune brûlé, presque noir ; sa chevelure est souvent rousse ; son nez est épaté, et c’est le trait distinctif de sa physionomie repoussante.

Les premiers Dasyous clairement désignés dans le Rig-Vêda, étaient répandus dans les montagnes qui commencent les Himalayas au nord-est du Sapta-Sindhou, et détenaient les plaines qui séparent le bassin du Gange du bassin de l’Indus. Ces premiers ennemis étaient d’autant plus redoutables que, refoulés, vaincus, ils évitaient facilement les conséquences de leur défaite : Surpris par les Aryas, ou repoussés, les Dasyous opéraient une courte retraite vers leurs montagnes inaccessibles, asiles profonds et sûrs, et disparaissaient. La rage des Aryas était violente, lorsque les Dasyous poursuivis, gravissant les premières pentes des Himalayas, et s’enfonçant dans les vallées sombres, échappaient aux vainqueurs. Ceux-ci, stupéfaits, s’arrêtaient devant cette masse imposante, ce mur infranchissable, et cela troublait leur raison.

Ces montagnes inexplorées, effrayantes à voir, recélaient donc ces brigands hideux, ces Dasyous fantastiques, ces monstres, terreur perpétuelle des Aryas. De ces mêmes montagnes descendaient, lentes ou impétueuses, ces rivières dont les eaux étaient la richesse du Sapta-Sindhou, et vers elles se dirigeaient invariablement les nuages chargés de pluie, ce lait céleste. Or, à certaines époques, et comme par caprice, les eaux ne venaient plus dans les lits des rivières, les torrents cessaient de mugir, les ruisseaux s’effaçaient, et les nuages noirs se précipitant vers les Himalayas, y disparaissant sans avoir laissé tomber une seule goutte d’eau, d’épouvantables sécheresses brûlaient la terre du Sapta-Sindhou. Qui donc retenait ainsi les eaux des rivières ? Qui donc attirait et dérobait les nuages noirs, ces mamelles énormes et pleines de bienfaits ? qui, sinon les Dasyous ?

Il n’est pas permis d’affirmer que les Aryas attribuaient positivement aux hommes jaunes, à poils roux, qui venaient voler leurs récoltes, le pouvoir de retenir les eaux des rivières à leurs sources, et d’attirer à eux les eaux des nuages pour les dérober ; ils constataient simplement que les Himalayas protégeaient les voleurs, les Dasyous terrestres, et ils pensaient que ces mêmes montagnes devaient être le séjour habituel des génies malfaisants, des Dasyous célestes. Si les Aryas avaient osé croire à ce pouvoir des Dasyous-hommes, eussent-ils jamais voulu s’armer contre eux, eussent-ils cru possible l’envahissement des territoires qu’ils occupaient ? Les Aryas désignaient leurs ennemis, visibles ou invisibles, d’un mot unique : brigand, Dasyou ; tout ennemi de l’Arya était Dasyou, connu ou inconnu, terrestre ou céleste, homme ou esprit malfaisant.

Les indianistes qui font venir les Aryas de l’ouest, et qui les voient, passant l’Indus, se répandre en Sapta-Sindhou, supposent que ces émigrants en exode expulsèrent du pays des sept rivières le groupe humain qui l’occupait. Ces expulsés, réfugiés dans les montagnes, seraient les Dasyous du Rig-Vêda, ainsi nommés du mot zend daqyou, qui signifie terre, pays. Les hymnes védiques sont muets sur ce point d’histoire. Le problème n’est que posé.

Si l’origine des Dasyous est obscure, si leurs ancêtres sont encore inconnus, au moins est-il possible de retrouver et de reconnaître leurs descendants parmi les Indous actuels :

Les premiers Dasyous furent ceux qui, descendus des montagnes, venaient piller les Aryas ; ces brigands se montraient de tous côtés, par bandes peu nombreuses, et par conséquent insaisissables. Il y eut ensuite ce que l’on pourrait appeler les grands Dasyous, ceux qui détenaient une large partie du plat Indoustan, et contre lesquels les Aryas se heurtèrent lorsqu’ils voulurent s’étendre à l’est du territoire védique. Les Dasyous montagnards et les Dasyous des plaines pouvaient être de même race, mais leurs existences étaient différentes, et aussi leurs procédés, leurs usages, leurs mœurs.

Ces grands Dasyous ce serait les Djâts, dont la dénomination caractérise spécialement leur goût pour l’agriculture : Djât veut dire laboureur, paysan, habitant de la campagne. Le mot Djât, plus tard, s’adoucira en celui de Yâdava. Les Yâdavas jouent un rôle important dans les traditions historiques du nord-ouest. Cette race a la peau jaunâtre, mais tournant au noir facilement. Le Djât a la figure plate, le nez très peu saillant, les yeux petits et fendus à la mongole, quoique sans être toujours relevés à l’angle extérieur.

L’Arya originaire des pays qui sont au delà de l’Hindou-Kouch, serait un parti de race blanche, ayant ex-pulsé du Sapta-Sindhou un parti de race jaune venu, jadis, lui, des pays qui sont à l’est du Gange et du Brahmapoutre ; ces masses envahissantes auraient occupé tout I’Indoustan, ne laissant que le Dekhan aux véritables Indous. Le Djât jaune, laboureur, serait, alors, ce Mongol, ce loup au poil rougeâtre, qui se lève devant l’Arya sur le chemin de l’exode, hors du Sapta-Sindhou, qui est d’abord refoulé et qui revient ensuite en vainqueur.

Le Dasyou pillard des premières heures védiques, qui descend des monts Vindhya autant que des Himalayas, qui fond comme un oiseau de proie sur les richesses aryennes et les emporte, ce Dasyou-ci est souvent noir, complètement noir : Les impies qu’Indra soumet à l’obéissance, qu’il massacre pour le repos de l’Arya sont un ennemi qui a la peau noire, et dont les champs conquis seront donnés aux hommes blancs.

Il y a deux sortes de Dasyous ; les Dasyous montagnards et les Dasyous des plaines centrales : les premiers, noirs ; les seconds, jaunes. Les Dasyous noirs, sauvages, presque féroces, cachés dans les replis des monts, plus singes qu’hommes, sont répandus dans tout le sud de la péninsule indoustanique, pullulant, grouillant par paquets dans les Vindhya ; les Dasyous jaunes, relativement organisés, adonnés aux travaux de l’agriculture, ayant construit des villes, sont de race mongole, tibétaine. Ainsi s’expliquent, en même temps, le Dasyou brigand, brutal, ignoble, des premiers hymnes, et le Dasyou opulent et fier que les Aryas rencontrent sur la route de l’exode, ennemi couvert d’or et de pierreries, s’enorgueillissant de sa force, défendant ses villes au moyen de forteresses bâties sur des hauteurs, peuple riche en troupeaux, industrieux, habile à faire des chars et des vêtements, paré de bijoux.

Les hymnes védiques contiennent une série de qualificatifs appliqués aux Dasyous : Ils sont dits Vrischaçipra, hommes à face de taureau ; Anasa, privés de nez, aux bras courts, à la peau luisante et lisse ; Kravyad, mangeurs de chair ; Asoutripa, carnivores, aimant la vie d’autrui, anthropophages peut-être. Ces qualificatifs font ressortir, par une brutale opposition, le type arya, blanc, à la face allongée, au nez proéminent et droit, aux bras bien proportionnés, à la peau velue, mangeur d’herbes et buveur de lait.

Entre ces deux types se classe une longue série de types divers : Les Nichadas du Népal, aux pommettes saillantes, au front bas, aux narines relevées, à la peau presque sans poils ; les Barmans ou Myammas, venus du nord-est, d’une complexion forte, d’une couleur jaune très foncée, au regard doux et timide ; les Todawars ou Todars, ou Todas, qui vivent dans les Nilgherries et représenteraient le type dravidien, à peau brune, cuivrée, ayant le nez aquilin, la barbe touffue, le front fuyant, la stature haute, les membres bien proportionnés ; les Parias, ou Paharias, petits, grêles, à la face plate, aux lèvres épaisses, type négro-indien, maigres, hideux, sans nez, couverts de poils roux, et dont les coins de la bouche sont violemment ridés, admis comme singes, et dénommés, comme tels : Varalis, Euroulars, Koroumbars, habitant le Téraï marécageux et les Nilgherries. — Voilà bien le loup roux des hymnes védiques, l’homme-singe des brahmanes, le dasyou sauvage que l’on retrouve encore à l’état de brute à Ceylan. Ces types divers se sont partagé la péninsule indoustanique, comme des animaux se localisant, c’est-à-dire par actes successifs, sans notion de droit, sans idée d’union sociale, à l’exception des Dasyous de l’Indoustan central, des Djâts, qui, sans dieux, sans religion, sans culte connu, formaient cependant une société organisée.

Mais, quelles que soient les différences de types ou de mœurs, tout ennemi de l’Arya est, dans le langage védique, un Dasyou.

La zoologie indoustanique, vue dans son ensemble, constitue évidemment une unité ; les modifications de type n’en détruisent pas le caractère général. Ces modifications elles-mêmes semblent se manifester suivant un certain ordre. Entre deux types extrêmes, par exemple, et qui, placés l’un à côté de l’autre, accusent des caractères presque opposés, il est facile de mettre une série d’individus au moyen desquels les deux extrêmes se trouvent comme semblables, tant les modifications du type original sont lentes et diverses. C’est du sud au nord de la péninsule que la zoologie indoustanique gradue ses transformations. De la pointe du cap Comorin, de l’île de Ceylan surtout, aux Himalayas, on mesure toute la distance qui sépare l’équateur embrasé, de la zone où sont les neiges éternelles.

L’animal de l’Inde méridionale, lorsqu’il émigre vers le septentrion, doit nécessairement s’efforcer de modifier ses mœurs, subissant les influences du milieu nouveau qu’il a choisi. En remontant la péninsule indoustanique, du sud au nord, le poil des animaux fourrés passe graduellement du noir au gris ; dans certaines parties, favorisées d’un ciel clément, tout poil tombe. Le type humain accuse de pareilles modifications, également graduelles. L’homme-singe de Ceylan, que montrent les bas-reliefs historiques, et que l’on retrouve vivant, s’améliore le long de la côte orientale, se fortifie dans les montagnes qui séparent le Dekhan de l’Indoustan proprement dit, se perfectionne dans les plaines qui sont au nord des monts Vindhya et dans le pays des Sept-Rivières, à l’ouest de l’Indoustan, en Sapta-Sindhou. Au sud, l’homme est noir ; il est jaune à l’est, brun au centre, blanc au nord-ouest.