Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE III

 

 

Les Himalayas : neiges, zones, passes. - Le Gange : débordements, inondations. - Le Brahmapoutre. - Les cyclones. - L’Indus : ses affluents. - Attock. - Le grand fleuve aryen, frontière occidentale de l’Aryavarta. - Paroles védiques.

 

LES Himalayas, se développant sur une longueur de quatre cents lieues, frappent le Bengali d’une terrifiante admiration. Himalaya veut dire palais de neige ; les diverses désignations sanscrites ne s’écartent pas de cette expression imagée Himatchala, Himadri montagne de neiges, Himavat, Haimavata riche en neiges. En septembre, au plus tard, toutes les passes sont obstruées.

Les Himalayas se divisent transversalement en trois zones distinctes. La première, qui ne va pas au-delà de 8.000 pieds, faisant face au sud, nourrit des plantes tropicales, bien qu’en réalité la température moyenne y soit inférieure à celle des plaines où ces mêmes végétaux souffriraient ; l’été y fait mûrir le riz pleinement, l’hiver y laisse croître le blé ; cependant, au Népal, la fraîcheur des nuits s’oppose à la maturité des ananas. La deuxième zone, de 8.000 à 9.000 pieds, reçoit à chaque retour de l’hiver, invariablement, une neige épaisse, mais que boivent avec avidité les premières heures du printemps. Quelques vallées insérées dans cette zone, et dont la coupure est heureusement orientée, abritent encore des fleurs tropicales, protègent avec succès des plants de riz. La troisième zone, gravie de bas en haut, laisse d’abord se fondre en mai une grande partie des neiges tombées, puis, de plus en plus rigoureuse, résiste aux soleils de juin, de juillet et d’août pour devenir, enfin, éternellement ensevelie.

Ces grandes assises, que des lois fatales étreignent, ont dés caprices étonnants. Cet enchevêtrement de vallées étroites et profondes, ou larges et doucement évasées ; de pics audacieux et de puits noirs ; de coteaux lisses et de pentes abruptes ; de torrents infatigables et de gais ruisseaux ; de falaises blanches brutalement taillées, droites comme des murs, brillantes comme des miroirs, et de gorges en forme de baies aériennes admirablement placées, où nulle brise ne pénètre ; de roches nues et de mamelons chaudement couverts de taillis ; de glacières implacables et de fours surchauffés, permet aux Himalayas d’offrir les productions les plus diverses. L’orge et le blé croissent à 12.000 pieds au-dessus des vagues de l’Océan. De magnifiques chênes, des fraises et des raisins en fleurs sont à 11.600 pieds ; l’orge verte croît à 14.900 pieds. De l’ouest à l’est, de l’Indus au Brahmapoutre, comme de leur base à leurs sommets, les Himalayas ne sont que contrastes. Au pied même du versant méridional, à côté des longs marais du Teraï toujours couverts de brouillards jaunes, se dresse tout à coup et s’étend la forêt sèche, la Saul forêt, four végétal dont les émanations de serre active sont perpétuelles.

Les passes principales, de l’Indoustan au Tibet, à travers les Himalayas, sont celles de Niti et de Mana, vers les sources du Gange ; celles de Djaouar, de Darma et de Byansi, vers les sources du Gogra. Ces voies sont difficiles ; l’air qu’on y respire, rêche, malsain, mortel quelquefois, est un poison, le bis, que l’imagination indienne fait distiller à certaines fleurs de la montagne.

Le Gange, Ganga ou Boura-Ganga, né dans les Himalayas, à 13.000 pieds, verse à la mer, par le réseau changeant de son delta, 80.000 pieds cubes anglais d’eau par seconde. A l’époque des crues, le Gange donne au golfe, et par seconde, 400.000 pieds d’eau. Les débordements commencent à la fin d’avril ; en juillet ; ordinairement, les eaux débordées couvrent le pays jusqu’à trente lieues du lit fluvial, la crue cesse en août ; le fleuve est revenu dans ses limites en octobre, laissant les plaines délivrées couvertes d’un riche limon. Les bouches du Gange, ainsi que son cours inférieur, se modifient continuellement.

Le cours supérieur du Gange, inconnu ou mal suivi, fut l’objet de persistantes erreurs, de vives discussions. On crut d’abord voir le fleuve à l’ouest de la péninsule, à Goa. Au dix-huitième siècle, les bouches furent exactement déterminées, mais la désignation des sources vraies resta comme un problème difficile ; on les supposa en Tartarie, au pied du mont Patambak ; on s’imagina ensuite que le Gange et le Brahmapoutre, indépendants, mais donnés par la même montagne, et s’éloignant l’un de l’autre, se réunissaient près de la mer. On prenait le Gogra pour le Gange. Et pendant longtemps les sources du Gogra, du Brahmapoutre et du Sutledj furent confondues.

Le refoulement des eaux du Gange, par la marée montante, imprime aux flots du bras occidental du grand delta, à l’Hoogly, un recul dont la vitesse atteint jusqu’à vingt milles à l’heure. A chaque fin de marée, le courant très rapide apporte des quantités considérables de terres qui, formant des bancs continuellement déplacés, rendent la navigation du Bas-Gange difficile, incertaine, dangereuse.

Le Brahmapoutre vient du versant septentrional des Himalayas ; il marche vers l’est, contourne hardiment l’immense chaîne, descend au sud-ouest et va se jeter dans le golfe du Bengale, à la gauche immédiate du Gange. Le Brahmapoutre, qui roule autant d’eau que le Gange, et davantage pendant la saison sèche, a de prodigieuses inondations. De juin à septembre, il couvre tout le Haut-Assam ; et dans le Bengale, ses ondes se réunissant à celles du Gange, envahissent tout le bas pays. Les eaux du Brahmapoutre et les eaux du Gange, dans leur cours inférieur et sur tout le développement de leurs deltas confondus, ont des reflets d’ors bruns au soleil. Au-dessus d’Allahabad, c’est-à-dire avant d’avoir reçu les eaux franchement vertes de la Djumna, le Gange n’est encore qu’un fleuve troublé, jaunâtre.

Les cyclones dévastateurs sont ceux qui se précipitent dans l’Indoustan par le delta du Gange. L’ouragan terrible rie fait que passer, stupéfiant l’homme et lui arrachant un cri de désolante admiration. Par sa forme et par ses œuvres, le cyclone indien est spécial. Il vient lentement, comme une muraille noire, grandissante. Derrière ce rempart, impénétrable à l’éclair, l’homme entend les rugissements prolongés du tonnerre. Tout d’un coup la muraille semble s’écrouler sous la pression d’un fleuve invraisemblable venu du ciel, la dévastation court, rapide, violente, effroyable, et, l’ouragan passé, la plaine est verte comme si, des crevasses profondes, le cataclysme avait fait surgir, de force, des prairies et des oasis. En effet, les premières pluies, dans le Bengale, chaudes, pénétrantes, stimulant les germes, excitant les sèves, hâtent le renouveau ; mais le soleil vient qui sèche vite la terre mouillée, qui la met en cendres, et permet ainsi au plus léger vent de répandre sur la verdure naissante une couche uniforme de sable gris. Les eaux brutales du cyclone fouettant cette poussière, délivrent une végétation qui existait, mais qui demeurait invisible sous ce terne linceul. Ce brutal phénomène a toujours frappé l’esprit de l’Indien, que l’approche de l’ouragan énerve, d’ailleurs, et que le déchaînement de la tempête affole. Le vent qui précède l’orage est une flamme ; l’homme qui s’y expose se sent brûler ; les bois craquent, se tordent et éclatent ; les animaux, épouvantés, se pelotonnent et s’abritent. Sous ce vent, les eaux du Gange et de l’Hoogly, refoulées, se précipitent en vagues bruyantes hors de leur lit fluvial, jetant des flottes au milieu des terres, ensevelissant des cités, détruisant des masses d’hommes. En quelques minutes, l’ouragan qui venait d’apparaître à l’horizon noir a envahi le firmament ; il gronde, il passe, et disparaît laissant le ciel pur, d’un bleu intense, l’air calme et rafraîchi, la nature quiète et souriante ; de telle sorte qu’après avoir subi vingt cyclones, l’Indien, émerveillé, n’ose pas encore affirmer ce qu’il a vu. Cela est mystérieux comme un rêve, étonnant comme un prodige, insaisissable comme une hallucination. L’homme, terrifié, humble, courbe la tête et ne se plaint pas, tant de grandeur dans le mal témoignant d’une puissance inconcevable, mais à laquelle il n’oserait pas, certes, refuser une intelligente volonté.

Le bassin du Gange, comme prolongé vers le nord-est par le bassin de la Djumna, dépasse Delhi. Là commence le bassin de l’Indus.

L’Indus se donne au golfe d’Oman par un delta moins capricieux que celui du Gange, bien que se modifiant chaque année sous la nappe lourde d’une vaste inondation. La crue débordante, visible dès avril, atteint son complet développement en juillet pour décroître, aussitôt, sous l’influence des vents du nord, et se terminer en septembre. Les bras du fleuve occupent actuellement le huitième de la superficie totale du delta. La végétation qui couvre en grande partie les terres hors de l’eau, se caractérise par une vigueur de sève contre les exubérances de laquelle lutterait un air pesant : des arbres nains, aux branches robustes, mais tordues, vigoureusement ramifiés, s’étendent, s’enlacent, s’entrecroisent, formant d’inextricables fourrés.

L’Indus, ou fleuve bleu, vient des Himalayas. Le plateau d’où jaillit sa source est à quatorze mille pieds au-dessus de l’Océan. Après Karabagh, le grand fleuve se divise en bras divers, qui vont capricieusement se rejoindre, pour se séparer encore, et se diviser de nouveau, créant ainsi des îles, ou des lacs, qui disparaîtront suivant l’inégalité des crues, les complaisances ou les entêtements des terrains. Vers Mitthun-Kote, le Tchinab, qui a reçu les eaux de cinq rivières, suit l’Indus, mêlant ses ondes au fleuve principal à l’époque des inondations, comme pour les accroître.

Le Sindhou sanscrit, le fleuve par excellence, l’Hendou des Perses, est devenu l’Indus des Grecs ; on l’a nommé aussi Nilâb, pour dire en un mot la couleur bleue de ses ondes. Les indiens actuels l’appellent Sindh.

L’Indus, ou Sindh, n’est en réalité qu’un immense torrent, souvent impraticable, toujours difficile à franchir. Augmenté des eaux de la rivière de Caboul, forçant l’étroite vallée qu’enserrent les contreforts des monts Soliman, tourmenté, impatient, il se tord, se presse et gémit. Vienne la crue, par la fonte des neiges himalayennes, et l’Indus grondera plus qu’une mer furieuse. Le point où la rivière de Caboul vient à l’Indus, se nomme Attock, c’est-à-dire empêchement, obstacle, arrêt. Il est religieusement interdit aux hindous de toucher aux eaux impures du Caramnassa, rivière qui sépare la province de Benarès de la province de Behar ; de se baigner dans les mauvaises eaux du Caratoya, petite rivière du Bengale ; de nager dans le perfide Gondah, l’un des affluents du Gange, et de passer au-delà d’Attock.

A l’est du bas Indus ondulent quelques rares collines, et s’étend ensuite le vaste désert qui sépare la province du Sindh du reste de l’Indoustan.

A l’ouest du fleuve, c’est d’abord une grande plaine, monotone, infertile, plate, sous les monts Hala, frontière du Bélouchistan ; puis, du côté de la mer, une longue succession de roches nues. Le cours de l’Indus dessine la limite ouest de l’Indoustan.

L’Indus est le grand fleuve aryen. Les poètes ne cessent de le chanter : il est bon, il est fier, il est robuste, beau et majestueux. L’Arya l’aime et il aime l’Arya.

Ô Sindhou, dit un hymne, les autres rivières viennent à toi et t’apportent leur tribut, comme les vaches apportent leur lait à leurs nourrissons. Quand tu marches à la tête de tes ondes impétueuses, tu ressembles à un roi belliqueux qui étend ses ailes de bataille. Brillant, impétueux, le Sindhou développe ses ailes avec majesté. Doué de mille beautés variées, il charme les yeux ; il s’emporte comme une cavale ardente jeune et magnifique, superbe et fécond, paré de ses rives fertiles, il roule des flots d’or ; il voit sur ses bords des coursiers excellents, des chars rapides, des troupeaux à la laine soyeuse ; et il répand avec lui un miel abondant.