Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE II

 

 

Les déformations de la péninsule indoustanique. - Embouchures du Gange et de l’Indus. - Ossature. - Climats. - Les ghattas. - Moussons, ouragans, cyclones, poussières enflammées. - Le Dekhan. - Pluies sanglantes. - Saisons. - Les monts Vindhya. - Le soleil indien. - Coups de lune. - Le désert, - Le Pendjab. - Unité géographique. - Vie intense de l’Indoustan. - Le Bengale. - Les marais puants.

 

LA péninsule indoustanique est encore généralement intacte ; des modifications de forme ne sont visibles qu’aux bouches du Gange et de l’Indus, autour de l’île de Ceylan et sur la longueur de la côte orientale, qui s’affaisse. A l’extrémité sud de la côte occidentale, de nouvelles terres émergeraient plutôt. Là où le Gange et l’Indus déversent leurs eaux, des alluvions de l’âge tertiaire ont certainement comblé deux golfes profonds. L’ossature de la terre indienne est de granit. La chaîne centrale des Himalayas et les roches de Ceylan sont des couches de gneiss rouge-gris.

Le climat de Ceylan est souvent meurtrier. Les Cinghalais actuels, instruits par la tradition, se refusent encore à s’adonner continuellement aux travaux des champs.

Le climat de la côte occidentale, ou de Malabar, très variable, n’a de fixité relative que dans l’implacable chaleur d’un été de six mois. Cependant, en Malabar, le Concan, le Canara et le Travancore doivent un climat plus modéré aux pluies torrentielles de l’hivernage et à la végétation qui en résulte.

Les ghattas, ou quais, suivant le mot propre, sortes de falaises prolongées à l’est et à l’ouest de la péninsule, et qui vont se réunir au cap Comorin, soutiennent les plateaux du Dekhan. Les eaux s’écoulant des ghattas sont fertilisantes et tièdes ; leur degré de chaleur est rarement inférieur au degré normal de la chaleur humaine. Les torrents du versant ouest, vite absorbés, vont peu jusqu’à la mer, et c’est à peine si, sur un développement de côtes de cinq cents lieues, quatre échancrures — Quilon, Cochin, Goa et Bombay, — peuvent être nommées ports, en tant que ce mot veut dire « abri ». De mai à novembre la côte est inabordable. La belle saison, sur les rivages du Malabar, serait une perpétuelle tourmente pour les pêcheurs d’Europe. Les mariniers indous y sont patients et sobres, et très prudents. Pendant la saison des pluies, de juin à septembre, toute locomotion est suspendue.

La mousson sud-ouest arrive en mai sur la côte de Malabar, avec une violence extrême ; elle passe dans le Mysore, ravage le nord au commencement de juin, éclate à Delhi en août et s’étend ensuite sur le Pendjab, inondant tout le haut bassin de l’Indus. Ces tempêtes, cause de perpétuel effroi et de luttes incessantes contre les vagues de la mer, ou contre les vagues non moins furieuses du ciel, ce climat torride .qui ne permet que très difficilement l’acclimatement des chevaux, valent à cette partie de l’Inde des hommes actifs, vigoureux, énergiques.

Bombay est le havre principal de cette côte difficile. Ce port est l’œuvre d’un cataclysme. Là où se terminent les ghattas, en s’abaissant, et dans des terrains disloqués, une rivière a troué sa sortie. Des pics hérissés témoignent de la brutale formation du port ; des récifs madréporiques, innombrables, des îles basses accumulées et visibles à peine, semblent protester encore contre cette erreur.

La côte orientale, ou de Coromandel, est meilleure. Les environs de Karikal et de Pondichéry sont salubres. La mousson y vient du nord-est, de novembre à mars ; du sud-ouest, d’avril à octobre. Pendant la saison des vents du nord, le thermomètre donne de 25 à 28 degrés centigrades ; il donne de 31 à 34 degrés pendant la saison chaude, ce qui est peu comme différence, et encore cette différence ne se produit-elle qu’avec lenteur. La nuit, en Coromandel, n’impose au mercure que 2 ou 3 degrés de plus que le jour. Mais au moment où la mousson saute du nord-est au sud-ouest, ou du sud-ouest au nord-est, des ouragans, des cyclones, des tempêtes effroyables soulèvent la mer, se déchaînent sur la côte, se précipitent dans l’intérieur des terres, détruisant tout en quelques heures.

Le sud de la côte, boisé, est doux à voir jusqu’à Pondichéry ; ensuite, et en remontant vers le nord, ce sont de longues plaines monotones ne finissant qu’aux approches du Godavery. Ces plaines ont leur mirage spécial. La poussière des routes, d’une finesse extrême, d’un ton de cuivre franc, soulevée par la, plus légère des brises, devient flamme ardente devant le soleil. Avec le Carnatic devrait cesser la côte triste : l’ancien royaume d’Orissa, que les jungles ont envahi et que la fièvre maîtrise, ne fut-il pas un éden ? L’Orissa apparaissait aux anciens comme un jardin fait pour les dieux.

La côte de Coromandel et la côte de Malabar ne sont, en réalité, et relativement à la vaste étendue de la péninsule indoustanique, que deux bandes de terrain, deux rivages étroits pris entre la mer et les ghattas prolongeant sans interruption, du nord au sud, leurs grandes falaises, assises de l’immense plateau qui est le Dekhan. Les ghattas de l’ouest, ou de Malabar, sont continuellement près de la mer, comme des quais gigantesques ; les ghattas de l’est, ou de Coromandel, sont assez loin des eaux. Moins élevés que les ghattas de l’ouest, les ghattas de l’est sont plus larges. Les plaines qui s’étendent entre la mer et les ghattas du Coromandel, plages très légèrement inclinées, arides, brillantes, balayées par les flots amers, que les cyclones fouettent périodiquement, donnent à l’Inde une population découragée, lasse, aussi molle que se montrent vigoureusement énergiques les pêcheurs robustes du Malabar. A l’extrême nord de la côte de Coromandel, la mer ne permet pas à l’homme de se construire un abri sûr ; quelles digues pourraient résister à un coup de mousson ?

Les ghattas, qui sont les deux côtés du triangle à pointe sud que forme le Dekhan, partent de la base, c’est-à-dire des monts Vindhya. Inséré dans ce triangle parfaitement dessiné, le Dekhan, succession de terres largement ondulées, de plateaux à hauteurs diverses donnant de sensibles et fréquentes différences de température, est fait pour un peuple de pasteurs. Le sud-ouest du Dekhan est montagneux, haché de vallées profondes ; l’extrême sud est un mélange de forêts impénétrables, de sables stériles, de prairies vertes, de jungles rousses, où le pittoresque le dispute à l’horrible, où se heurtent toutes les variétés possibles de climats. La région centrale, où furent les royaumes de Golgonde et de Bidjapore, est une suite de plaines étendues, fertiles, relativement fraîches, mais d’une désolante uniformité.

Les orages qui ébranlent les ghattas viennent parfois se résoudre sur les plateaux du centre, et ce sont alors des phénomènes terrifiants : les noirs nuages sont à peine signalés à l’horizon, que déjà le firmament bleu en est envahi. Aussitôt tout revêt une teinte d’un beau jaune d’ambre ; la pluie tombe en grêle lourde, couleur d’or ; et si l’orage vient de l’est, en opposition au soleil couchant, la pluie est rouge : c’est la pluie sanglante.

Le Dekhan, ou Dakchinapata, Inde méridionale, commence donc aux monts Vindhya pour ne finir qu’à l’extrémité sud de la péninsule, au cap Koumari, ou Comorin. Les gatthas occidentaux et les gatthas orientaux — ces derniers dits aussi monts Nila Malaya, — se dressent parallèlement aux rivages ; ils sont réunis, au sud, par la courte chaîne des monts Aligiri. Tous les fleuves importants de l’Inde méridionale, ou Dekhan, vont à la mer du Bengale, en s’infléchissant vers le sud-est : le Godavery ou Pourvaganza, fleuve sacré ; le Krischnareni, dont les sables roulent des pierres précieuses ; le Kaveri, ou Arddhaganza, fleuve vénéré.

Deux saisons en Indoustan, la saison sèche et la saison humide ; variables suivant les régions. Théoriquement, et à un point de vue général, la saison sèche va d’octobre à juillet, et la saison pluvieuse de juillet à octobre. Les moussons amènent, ou suppriment, le froid, le chaud, la sécheresse, l’humidité, avec une grande précision, dans le nord de l’Inde et le long du littoral ; le plateau central, au contraire, le Dekhan, est le jouet d’un climat incertain.

Les monts Vindhya, qui séparent nettement le Dekhan indoustanique de l’Aryavarta, ou Indoustan proprement dit, sont une large excroissance, très tourmentée, et rasée au sommet en plateaux ondulés, successifs. Un fleuve important, la Nerbudda, l’antique Narmada, la Barigaza des Grecs, descend le versant sud des monts et va jusqu’au port de Varikatchha, dans le golfe d’Oman.

Le climat des monts Vindhya est considéré comme salubre. Ces montagnes, ayant des hauteurs inaccessibles et des gorges impénétrables, demeureront comme un asile sûr au centre de la péninsule ; venus de toutes parts, à toutes les époques les indiens traqués s’y réfugieront. De terribles coups de vent, irrésistibles trombes venant des monts Kyrmores, passent sur les Vindhya en mars et en avril. Alors, des forêts entières sont renversées, hachées, détruites, et de larges vallées se trouvent comblées instantanément. Les fauves y mêlent leurs voix aux éclats des tempêtes.

Dans presque toute la péninsule, le soleil est un ennemi d’autant plus redoutable que sa chaleur, — les Indiens savent cela, — semble douce d’abord. Le soleil indien charme, endort et tue ; l’effet de ses rayons est aussi funeste sur les hauteurs que sur les terres basses ; au milieu des neiges de l’Himalaya, comme au centre des plaines du Bengale et du Dekhan, le soleil indien est redoutable. La lune elle-même est perfide dans le ciel restreint des monts Vindhya ; on peut mourir d’un coup de lune, dans cette partie de l’Indoustan. Aux pieds de ces montagnes centrales l’air, alourdi, tassé comme une ouate, chaud, est irrespirable parfois.

Les moussons des monts Vindhya tourbillonnent comme des typhons ; elles passent, terribles, rapides, assourdissantes, venant du Gange dont-elles ont dévasté les bords. En novembre, une période d’accalmie commente dans le nord de l’Indoustan ; c’est le « doux hiver » indien. En se prolongeant à l’est, les monts Vindhya perdent leur nom : ils deviennent monts Kirmores, et de là, dominant le Goundwana couvert de forêts empestées, ils vont, s’abaissant de plus en plus, jusques au Gange, à Moucherabad, nœud du grand delta.

Le bassin de l’Indus, à l’ouest de l’Aryavarta, est séparé des monts Vindhya et du bassin gangétique par un vaste désert. Entre ce désert et le Cachemire les affluents de l’Indus se ramifient ainsi que les nervures d’une feuille d’arbre ; c’est le Pendjab moderne, ou terre des cinq rivières.

La péninsule indoustanique est un tout géographique spécial, radicalement limité, et suffisamment doté pour que l’Indien, isolé du reste du monde, y puisse croître de toutes manières sans avoir rien à emprunter au-dehors. Tout ce que la nature peut donner, l’Inde, l’a eu, et ce sont parfois de grands contrastes  : au nord du Pendjab, les douces vallées de Cachemire où s’épanouit un printemps perpétuel ; au sud, un désert africain ; — l’Himalaya aux sommets éternellement glacés ; les Vindhya, les Kyrmores, les Ghattas, dont les gorges sont d’inextinguibles fournaises ; — des fleuves puissants comme le Gange et l’Indus ; des torrents indomptés, des marais pestilentiels et des lacs charmants, innombrables ; — des forêts d’une vigueur invraisemblable, défiant la cognée, qu’habitent les fauves et que défendent puissamment d’atroces fièvres, à côté de vastes plaines dont la fertilité persévérante confond ; — partout de l’exubérance ; une générosité de sève, une force d’extension, une intensité de vie que rien n’égale, sinon la puissance destructive des orages, des cyclones et des ouragans.

Le Bengale, à l’est de l’Aryavarta, formé par le bassin du Gange, a de grands horizons. Les terres que le fleuve inonde, plates et molles, étendues sous un soleil ardent, donnent une surprenante végétation. En revenant à l’ouest, le Bahar, qui succède au Bengale, montre déjà quelques ondulations. En Allahabad, les plaines sont hautes, dures, surchauffées. En Oude s’accusent les premières pentes des Himalayas ; le climat, adouci, y est presque sain, et si la terre indienne, là, cesse d’offrir de vigoureuses et continuelles œuvres, du moins permet-elle à l’homme de vivre en douce et suffisante vie. A la vallée du Gange succède la vallée de la Yamouna, la Djumna moderne, qui porte ses eaux au grand fleuve. Entre le Gange et la Yamouna, entre le fleuve et la rivière qui veulent se joindre, et descendent au sud, se dessine, en pointe, le Douab rebelle à la culture, avec un hiver favorable au froment, un été assez chaud pour faire mûrir le riz, un terrain difficile, ombré, çà et là, de forêts épaisses et dangereuses. La Yamouna reçoit les eaux du Chambal, qui vient, par l’ouest, d’un entassement de collines, au versant nord des monts Vindhya ; rocs rudes, droits, roides, aux sommets cependant arasés, bastions naturels, redoutables, dressés en avant des monts, et qui seront l’objet de grandes disputes, de longues guerres. Le désert vient presque toucher Delhi et confine au Pendjab, cette terre de prédilection, fertile, profonde ; plaines admirablement arrosées, air qu’adoucissent de légers brouillards, ciel aux soleils superbes.

Au pied de l’Himalaya qui clôt le nord de l’Indoustan sur toute sa longueur, une zone de sept à huit lieues de largeur moyenne, où viennent s’étaler en marais verdâtres les eaux bondissantes des torrents : c’est le Tarryani ou Teraï puant. Les tigres hantent ces immenses cloaques.

Pour sortir de l’Indoustan merveilleux, cruel parfois, prodigue toujours, rendant au centuple ce qu’en un instant de colère le vent peut détruire, l’Indien doit, à l’est, franchir la Yamouna, traverser le Douab et passer le Gange ; à l’ouest, affronter le désert et l’Indus ; au nord, braver les Himalayas ; au sud, risquer le passage des Vindhya. Ces quatre obstacles naturels, se rejoignant, se soudant, pourrait-on dire, emprisonnent l’indien védique dans l’Aryavarta.