IDébuts du règne de Charlemagne. Son frère Carloman. Révolte de l'Aquitaine. Hunald. Mariage de Charlemagne et de Désidéria, fille du roi des Lombards. Intervention du Pape. Mort de Carloman. Charlemagne s'empare de l'héritage de ses neveux. Évasion d'Hunald. 768-772. Vers les derniers jours du mois de septembre 768, une grande animation régnait dans les cours et dans les préaux de l'abbaye de Saint-Denis. Le corps du roi Pépin 'tenait d'être déposé dans son tombeau, et, impatients tous deux de saisir leur part de souveraineté, ses fils, Charles et Carloman, préparaient leur départ pour leurs royaumes respectifs. Deux troupes séparées de leudes, d'antrustions, tout équipés en guerre, amis de la veille, mais du jour même devenus ennemis, attendaient leurs deux maîtres. Une fois encore, l'unité de l'empire franc allait cesser d'exister, et sur la scène du monde allait se jouer un acte nouveau de cette éternelle tragédie des frères et des rois ennemis. Sur les marches de l'abbaye, en grand deuil, en grande douleur, sous ses longues nattes blanches, la reine Bertrade apparut, la Berthe aux grands pieds des légendes ; ses fils la suivaient, et les ducs des royaumes francs, les évêques, les chapelains de la cour. Alors, avant de se séparer, de briser pour jamais peut-être ces liens de commune demeure, d'habitudes, de souvenirs d'enfance, les deux princes s'arrêtèrent, comme un instant hésitant à se lancer dans l'avenir. Tous deux se détachèrent du groupe, s'approchèrent de Bertrade ; près de la reine veuve vinrent se ranger les évêques ; et les deux rois pieusement s'inclinèrent sous la bénédiction doublement maternelle de l'Église et de la mère. Alors les longues trompes sonnèrent, les deux rois se mirent en selle, et chacun partit d'un côté différent. Longuement Bertrade les regardait partir, et déjà, si Dieu n'avait pas par bonheur ôté de l'œil des mères la prescience de l'avenir, elle aurait pu juger de ce qu'à chacun de ces deux enfants aimés cet avenir présageait de fortune diverse. L'un, l'aîné, le roi Charles, que pour la commodité du récit nous nommerons dès maintenant le roi Charlemagne[1], était grand, vigoureux, rouge de teint et de cheveux ; sa moustache rousse, longue, épaisse, retombait sur les côtés à l'ancienne mode germaine ; sa tête était large, son front carré, son œil d'un dur bleu d'acier. Sa voix, grêle, aigre, était restée celle d'un enfant qui va devenir un homme ; l'ensemble de sa physionomie indiquait surtout la force brutale et l'entêtement. Il s'avançait seul au-devant de sa troupe : on voyait qu'il avait confiance, trop peut-être, en lui-même, en sa tête comme en son bras. L'autre, au contraire, au nom comme à l'héritage de mauvais augure[2], tout jeune, presque encore un enfant, pâle, blond, frêle, avait l'aspect triste des adolescents qui ne doivent pas vieillir et des princes qui ne doivent pas régner. Auprès de lui, comme pour lui donner confiance, le réchauffant en quelque sorte de son franc et fier regard, droit dans son armure de mailles, casqué de fer, s'avançait sur son grand cheval de guerre le duc Ogier, l'Ogier le Danois des romans de chevalerie[3]. Charlemagne se dirigeait vers Noyon et Carloman vers Soissons, l'ancienne capitale neustrienne ; c'était là que chacun d'eux devait recevoir le serment de ses nouveaux sujets avant de commencer à parcourir ses États. Charlemagne, qui doit nous occuper spécialement, ne resta que quelques jours à Noyon ; l'Allemagne l'attirait : le génie austrasien des Arnulf et des Pépin revivait en lui, tandis qu'au contraire on aurait dit qu'avaient voulu renaître en Carloman les vieux rois de cette Neustrie foulée, ravagée par les hommes d'Austrasie et de Germanie. Mais, tandis que le Nord, l'Austrasie, la Neustrie, la Bourgogne et tous les pays germains acceptaient paisiblement les nouveaux maîtres que la volonté de Pépin leur avait imposés, la vieille race d'Aquitaine, la vaillante Gaule d'outre-Loire, allait encore une fois, dans son héroïque imprudence, relever l'antique bannière des Lope de Gascogne et des Waifre de Toulouse, Depuis vingt-quatre ans, relégué dans un monastère de Pile sauvage de Rhé, le vieux duc Hunald d'Aquitaine[4] pleurait, priait, implorant Dieu en faveur de son fils assassiné, de son duché dévasté, de son peuple égorgé ; mais Dieu, du moins le Dieu des papes romains, semblait être l'allié des hommes du Nord ; de jour en jour, les comtes francs faisaient peser un joug plus dur sur les malheureux Aquitains, ces fils de Wisigoths, au dire des leudes, ces fils d'Ariens, au dire des évêques. Et dans le monastère de Rhé, par-dessus les murailles du cloître, dominant la plainte des vagues, plus haut que le grand bruit de cette mer houleuse qui battait au pied de sa prison, arrivait au vieux duc Hunald le râle immense de son peuple. Enfin, un jour, dans le couvent de Rhé, les cloches sonnent la mort de Pépin, bienfaiteur des monastères, ami du Pape et de l'Église, et qui sut généreusement réparer les fautes de Charles-Martel[5] ; et pendant qu'à la chapelle tous pleurent le royal défunt, un vieux moine se glisse hors des murs ; une barque l'attend, et sur la terre d'Aquitaine bondit bientôt le duc Hunald. De ses anciens sujets, lui, le duc national, ne va réclamer ni tribut, ni impôt ; une lance, un cheval, c'est tout ce qu'il faut au duc Hunald ; il a bien encore au côté quelque fragment de cette bonne épée qu'a pu seule briser la masse d'armes de Charles-Martel. Et le voilà qui reprend la campagne ; ce n'est plus le moine de Rhé, c'est le duc d'Aquitaine, et, pour que nul n'en doute, voici revenir à ses côtés sa vieille épouse, qui certes n'est plus qu'un symbole, mais symbole puissant : ce moine qui reprend femme, c'est la guerre ouverte à l'Église, puisque l'Église est l'alliée des Francs, la mère tendre du Nord et la marâtre du Midi. Pauvre Hunald ! pendant longtemps encore l'Église sera la plus forte : elle te regarde, t'observe, et déjà l'évêque d'Angoulême prépare la grande trahison. Charlemagne était à Rouen, occupé, à l'occasion des fêtes de Pâques, à promulguer le premier de ses célèbres capitulaires, lorsqu'il apprit la levée d'armes de l'Aquitaine. Aussitôt il manda à son frère de le venir rejoindre, tandis que lui-même marchait vers Angoulême, occupé... par une forte garnison franque, et dont l'évêque Launus, quoique Gallo-Romain, quoique Aquitain, s'était, quelques années auparavant, étant alors simple prêtre, rallié à la cause franque en échange, d'abord du titre de chapelain de la cour, ensuite de celui d'évêque d'Angoulême. Carloman rejoignit son frère à un endroit désigné par les vieux chroniqueurs sous le nom d'ad duas dives, dont nous avouons franchement ignorer l'emplacement, mais qui devait probablement être situé au nord de la Loire. L'entrevue fut froide, les deux frères ne s'entendirent pas ; froissé de la supériorité qu'affectait Charlemagne, Carloman refusa de le suivre et de se rabaisser, comme le voulait son frère, au rôle d'obéissant vassal ; peut-être aussi, son esprit, plus civilisé, plus doux que celui de Charlemagne, ne portait-il pas aux Aquitains la haine héréditaire des descendants de Charles-Martel. Quoi qu'il en soit, Charlemagne, encore plus irrité par cette défection, continua sa marche vers le Midi. De tous les points de son empire des bandes d'hommes de guerre étaient venues se rassembler à Angoulême[6], et bientôt cette immense armée franchit sur divers points la Dordogne, dans les environs de Périgueux, au sud de laquelle s'était concentrée la prise d'armes d'Hunald. Sur le sol montueux et boisé du Périgord, rempli de vallées étroites, de collines pressées les unes contre les autres, coupé de ravins et de ruisseaux, Hunald aurait néanmoins pu tenir longtemps, grâce à sa parfaite connaissance des lieux, qui faisait grand défaut aux généraux des Francs ; mais avec Charlemagne marchait l'évêque d'Angoulême. C'était mieux cette fois que la grande lumière allumée au sommet de la cathédrale de Poitiers qui, jadis, avait guidé Clovis. L'évêque d'Angoulême était en tête des troupes, indiquant aux envahisseurs les chemins cachés et les retraites inconnues. Partout surpris, entourés, les Aquitains, ou du moins ceux qui survécurent, furent contraints de reculer ; ils franchirent la Garonne, croyant trouver un sûr asile auprès du neveu d'Hunald, Lope ou Lupus, duc de la Wasconie d'outre-Garonne. Mais Lupus était bien le véritable ancêtre de ces douteux seigneurs des Pyrénées qui, pendant tout le moyen âge, Foix, Navarre ou Béarn, ne surent jamais au juste s'ils étaient Anglais, Espagnols ou Français. Lupus accueillit amicalement son oncle Hunald, et, sur un ordre de Charlemagne, sans honte le livra au vainqueur. Disons seulement, pour la défense du duc wascon, qu'il est présumable qu'il fit jurer à Charlemagne d'épargner la vie du duc d'Aquitaine, car nous ne nous expliquerions pas sans cela comment le bourreau de Verden n'eût pas fait immédiatement mettre à mort celui qu'il devait considérer comme un révolté. Hunald pris, l'Aquitaine semblait pacifiée. Charlemagne n'y séjourna point ; laissant seulement comme trace de son passage les fondations d'un fort sur la Dordogne, qui fut nommé le château franc, castellum franciacum (aujourd'hui Fronsac), promptement il remonta vers le Nord, s'arrêtant seulement quelques jours à Angoulême pour mettre l'évêque Launus en possession de tous les domaines sans maître des environs, et, grâce aux massacres de la campagne, bien des terres en Aquitaine étaient restées sans seigneur. Cependant Charlemagne, traînant après lui Hunald captif, était revenu dans le pays qu'il affectionnait ; Liège, Worms étaient alors ses séjours de prédilection. Sa mère, la reine Bertrade, était venue l'y rejoindre. La veuve de Pépin, inquiète des dissensions qui régnaient entre ses fils, avait voulu tâcher d'y remédier ; son titre de reine couronnée lui donnait plus que de l'influence, presque un certain droit de suzeraineté sur ses enfants. Devant ses prières ou plutôt sa volonté, ceux-ci s'inclinèrent et semblèrent se réconcilier, sinon du cœur, du moins des lèvres. Un autre projet, d'ailleurs, et dont elle entretint ses deux fils, préoccupait Bertrade, qui, oublieuse déjà de son deuil encore récent, semble s'être donnée tout entière à une grande idée politique. L'Europe occidentale était alors partagée entre deux sociétés différentes, deux mondes en quelque sorte. Des Romains, de ce vieil empire où s'était comme absorbée toute la civilisation antique, rien ne subsistait plus ; la Germanie avait toujours été peu romaine ; en Gaule, les dernières traces du régime gallo- romain avaient été effacées sur le sol d'Aquitaine par les pas des chevaux austrasiens ; l'Italie presque entière était lombarde, et, à Rome même, la droite habile et bénissante des successeurs de saint Pierre avait peu à peu relâché les liens qui rattachaient encore l'ancienne capitale du monde romain à l'empire déjà menacé des Césars de Byzance. Il n'y avait donc plus, dans cette Europe occidentale, en présence que deux sociétés, deux grands groupes de peuples : les Barbares anciens et les Barbares nouveaux. Les Barbares anciens, christianisés plus ou moins complètement, vivant depuis longtemps déjà côte à côte avec les vaincus, leur avaient pris quelque faible teinture, bien superficielle, mais cependant réelle, de leur vieille civilisation : c'étaient, en Germanie et en Gaule, les Francs et leurs vassaux de Thuringe et de Bavière ; en halle, les Lombards. Aux yeux des Barbares qui n'avaient pas eu part aux dépouilles de Ron-ie, aux yeux de ces frères cadets déshérités du soleil de Gaule et d'Italie, Saxons du Nord, Danois, Obotrites, Slaves, Huns-Avares, les Francs et les Lombards étaient des ennemis. Bertrade comprit le danger, comprit qu'une seconde invasion, un jour ou l'autre, viendrait détruire les nouveaux empires des envahisseurs, comme ceux-ci avaient eux-mêmes détruit l'empire romain. Elle eût donc voulu créer entre Francs et Lombards une forte alliance qui les eût mis en état de tenir tête à ce qui restait dans le Nord et dans l'Ouest de la barbarie mécontente. Dans cette idée, elle négociait depuis quelque temps une alliance de famille entre les deux races royales qui régnaient sur les deux peuples. Sa fille, Gisèle, aurait épousé le fils du roi lombard, et un des deux jeunes rois francs serait devenu l'époux d'une princesse lombarde. A ces projets d'union il y avait bien, du moins en ce qui concernait Charlemagne et Carloman, quelques difficultés ; c'est que le premier était marié depuis plusieurs années, et le second depuis quelques mois. Charlemagne, père d'un fils bossu et vivement froissé de cette mésaventure, d'autant plus que l'épouse de Carloman venait de mettre au monde un fils parfaitement constitué, Charlemagne, disions-nous, parut plus disposé que son frère à convoler à d'autres noces. La chose était possible ; l'Église, en ce temps-là, n'était pas difficile en matière d'union conjugale, témoin les actes du concile de Verberie, qui permettent de changer de femme en voyage[7]. On ne prévoyait donc, dans les deux cours, aucun obstacle, quand il s'en présenta au contraire un tout à fait inattendu. Après avoir passé par la Bavière pour remplir, auprès du duc Tassillon, vassal dont la fidélité semblait douteuse, une mission dont ses fils l'avaient chargée, la reine Bertrade s'était rendue à Pavie, capitale de Didier, roi des Lombards. Là, on était tombé d'accord sur une double union. Suivant les désirs de Bertrade, Charlemagne devait immédiatement épouser Désidéria, fille de Didier, tandis que le fils de Didier, Adalgise, associé au pouvoir paternel, recevrait quelque temps après la main de la princesse franque, Gisèle, fille de Pépin et sœur de Charlemagne et de Carloman. C'est alors qu'intervient le pape Étienne III. En vain Bertrade a-t-elle stipulé que Didier rendrait au souverain pontife toutes les places que celui-ci réclamait dans l'exarchat de Ravenne, places qui en bonne conscience n'appartenaient ni aux rois lombards, ni aux papes romains, mais bien aux empereurs de Byzance, Étienne III n'en est pas plus satisfait. Il s'empresse d'écrire aux deux rois francs, ne sachant pas encore au juste quel est celui qui épousera la fille de Didier, pour les menacer de la colère de Dieu s'ils s'allient à cette race des Lombards, détestable, horrible et puante, capable de donner la lèpre aux vrais chrétiens. Souvenez-vous, ajoute-t-il, que vous ne devez jamais agir, n'importe en quelle circonstance, contre la volonté du Saint-Siège apostolique. — Peut-être, au point de vue du christianisme et de la morale, le Pape aurait-il mieux fait de s'en tenir à un argument sur lequel il passe sans appuyer, à savoir, que Charlemagne et Carloman étaient déjà légitimement mariés à de fort belles épouses de la très illustre race des Francs. Cette fois, Charlemagne, pieux surtout quand sa piété ne contrariait ni ses volontés ni ses désirs, laissa le Pape s'indigner tout à son aise et consomma tranquillement son mariage. Du reste, cette union ne fut pas heureuse. Désidéria, frêle et mignonne jeune femme, élevée au milieu d'une civilisation plus raffinée, n'était pas la compagne qui convenait au rude chasseur des forêts austrasiennes. Au bout de quelques mois, sous prétexte de stérilité, Charlemagne la répudia et prit une nouvelle épouse, la fille d'un grand chef aleman, très puissant dans le pays de Souabe, Hildegarde, qui bientôt lui donna deux fils, Charles et Carloman. En cette circonstance, Étienne III ne songea pas à faire remarquer à Charlemagne qu'il était déjà marié deux fois, à deux femmes vivantes. La répudiation de Désidéria comblait tous les vœux du pontife, qui se doutait bien que la conduite de Charlemagne amènerait prochainement une guerre avec les Lombards, guerre dont le Saint-Siège comptait tirer quelque profit. Un autre événement venait d'ailleurs de faire de Charlemagne le prince le plus puissant de la chrétienté, celui avec lequel il importait surtout d'être en bons termes. Subitement, le 4 décembre 771, Carloman était mort à sa villa de Samouci, près de Laon, laissant pour héritiers deux fils presque au berceau. Charlemagne, qui, sans doute par un pur hasard, mais en tout cas par une étrange coïncidence, vaguait sans but ostensible, avec un entourage considérable de leudes et de gardes palatins, sur les extrêmes frontières des États de Carloman, Charlemagne entre, à cette nouvelle, sur les terres de son frère défunt, et, sans laisser aux leudes ni aux évêques attachés au prince mort le temps de se reconnaître, il se fait proclamer seul roi, au détriment de ses neveux. Gerberge, veuve de Carloman, eut à peine le temps de fuir de la villa de Samouci avec ses fils, Pépin et Siagrius. Heureusement, Gerberge avait auprès d'elle le duc Ogier, habile et dévoué, qui sut conduire sans accidents, au delà des frontières franques, jusqu'à la cour du roi Didier, la petite troupe des fugitifs, grossie de quelques leudes restés fidèles à l'infortune de leur reine. A. la nouvelle de la fuite de Gerberge et de ses enfants, Charlemagne entra dans une épouvantable colère. Ce départ, disait-il, était bien inutile. Pas si inutile, croyons-nous : l'exemple des enfants de Clodomir devait rappeler que les oncles francs étaient parfois pour leurs neveux de bien redoutables tuteurs. Mais ce qui porta à son comble l'exaspération de Charlemagne, ce fut l'évasion d'Hunald, qui, traîné à la suite de la cour, trouva moyen de s'échapper, et, après de nombreuses pérégrinations, put se rendre à Pavie, où le roi Didier offrait généreusement asile à tous ceux qui fuyaient la colère et la vengeance de Charlemagne. Charlemagne, cependant, paraissait alors bien fort. Tout l'empire franc lui obéissait ; la France actuelle, la Belgique, la Suisse, une partie de la Hollande, presque toute l'Allemagne actuelle, Prusse rhénane, Bavière, États de Souabe, Autriche, tel était le vaste domaine légué par les Mérovingiens au fils de leurs maires usurpateurs. Et quels étaient ses ennemis ? Une veuve, deux enfants au berceau, un vieillard, une épouse répudiée et quelques païens saxons, dont l'extermination était une œuvre pie, une heureuse occasion de répandre un peu de ce sang humain qui fait aux royautés nouvelles pousser de plus profondes racines. IICommencements des guerres de Saxe. La Saxe. Saint Liéven. 772-773. Si jamais il y eut une guerre barbare, froidement impitoyable, ce fut la guerre de Saxe ; nous ne trouvons dans l'histoire à lui comparer que la croisade contre les Albigeois. Mais, pour bien comprendre les faits qui vont suivre, il nous faut, croyons-nous, d'abord examiner, chose jusqu'ici peu étudiée, ce qu'étaient au début du règne de Charlemagne la situation et l'état politique des Saxons. Occupant un assez vaste territoire qui s'étendait du bassin de l'Elbe jusqu'au Rhin occidental, les Saxons étaient partagés en trois confédérations : celle des Angariens, au centre et sur les frontières du Danemark, celle des Ostphaliens, entre le haut Weser et le haut Elbe, et enfin celle des Westphaliens, établis le plus à l'ouest, sur la rive gauche du Weser. Ces derniers, plus rapprochés des pays de domination franque, et qui, probablement, payaient seuls le célèbre tribut des cent vaches, imposé jadis par les Mérovingiens, étaient considérés et se considéraient comme faisant partie de l'empire franc ; plus d'une fois, ils avaient fourni de valeureux soldats aux rois et aux maires austrasiens dans leurs luttes contre la Neustrie et l'Aquitaine. Doués, comme tous les peuples du Nord que n'a pas énervés la civilisation, d'une prodigieuse fécondité, les Westphaliens voyaient tous les jours s'accroître leur population. Comme à tous les peuples primitifs, peu cultivateurs et nullement industriels, il leur fallait pour subsister de vastes étendues de terre. Justement à leurs frontières, les territoires occupés primitivement par les Francs se dépeuplaient de jour en jour. Charles-Martel et Pépin le Bref avaient, pour leurs guerres d'Aquitaine, attiré vers le sud de la Gaule presque tous les Francs des frontières septentrionales ; bien peu étaient revenus dans leur froid pays ; beaucoup étaient morts et beaucoup aussi, attachés à la truste royale, avaient reçu, principalement dans l'ancienne Neustrie, les domaines que la confiscation ou la mort avaient arrachés aux partisans vaincus d'Ebroïn et de Bertaire. Les quelques Francs qui étaient restés sur le sol de leurs pères étaient les moins civilisés ; ils entretenaient de fréquents rapports avec les Frisons, descendants des anciens Bataves, leurs voisins au Nord-Ouest, peu soumis à la domination franque. Malgré tous les efforts des chorévèques[8] et de saint Boniface lui-même, l'apôtre des Germains, ces Francs étaient, ainsi que les Frisons, à peine chrétiens et regrettaient toujours leurs anciens dieux. Les Saxons Westphaliens se mêlèrent à eux, et s'établirent dans quelques cantons abandonnés. Pendant longtemps, les premiers Carolingiens, fort occupés au Midi, parurent accepter de bon cœur cette pacifique immigration d'une partie des peuplades saxonnes. Pépin le Bref se contenta d'augmenter le tribut primitive. ment imposé par les rois francs ; à la redevance portée successivement de cent à cinq cents têtes de bétail, qu'amenaient chaque année, aux villas royales, les envoyés de la Saxe westphalienne, il se contenta d'ajouter trois cents chevaux ; il est probable, avons-nous dit, que les Westphaliens seuls acquittaient ce tribut, les deux autres confédérations refusant énergiquement de reconnaître aucun maître. La constitution du peuple saxon différait d'ailleurs grandement de celle des autres nations germaines. Les fils de la terre rouge, comme ils s'appelaient eux-mêmes, n'avaient ni rois, ni ducs, ni maîtres suprêmes. La nation était divisée en trois classes : les nobles (edelings), les guerriers ou simples hommes libres (freilings), les colons ou lètes, qui seuls cultivaient un peu la terre, ou plutôt s'occupaient de l'élevage des bestiaux. Un certain nombre d'hommes de ces trois classes formaient un canton, pagus ou gau, petite société qui avait sa vie propre et ses intérêts distincts ; c'est ce qui explique les fréquentes soumissions et les révoltes plus fréquentes encore des Saxons pendant leur lutte avec Charlemagne. Il arrivait en effet que les colons plus attachés au sol imploraient la paix, tandis que les nobles et les guerriers la repoussaient : de là ces accusations de manque de foi portées contre les Saxons par les annalistes de Charlemagne. Il n'y avait pas là cependant de déloyauté ; les colons restaient bien paisibles, mais le reste de la peuplade, les hommes de guerre, qui n'avaient rien juré, continuaient ou recommençaient la guerre sans scrupules ; d'autres fois, un canton, écrasé, demandait la paix, mais ne pouvait engager les autres cantons de la confédération, qui saisissaient avec ardeur la première occasion de venger leurs compatriotes asservis. Mais, au commencement du règne de Charlemagne, la Westphalie est tranquille, ses habitants acquittent régulièrement leur tribut et ne demandent qu'à vivre paisibles. Il ne faut pas croire, comme M. Vétault (Histoire de Charlemagne), qui, pour nous dépeindre les Saxons, a emprunté à Tacite son tableau, peu exact d'ailleurs, de la Germanie, écrit huit siècles avant Charlemagne ; il ne faut pas croire, disons-nous, que les Westphaliens fussent de vrais barbares. Leur manière de vivre ressemblait énormément à celle des Austrasiens ; les deux premières classes de la nation ne s'occupaient que de chasse, que d'exercices guerriers ; seuls les colons travaillaient un peu à la terre, surveillaient les troupeaux. Il en était exactement de même chez les Francs d'Austrasie. Seulement les edelings saxons étaient beaucoup moins durs pour leurs colons que les Austrasiens pour leurs serfs. Les colons saxons, en effet, n'étaient tenus qu'à une redevance fixe en bétail ou en blé, et on leur accordait des terres proportionnellement au nombre de têtes qui composaient leur famille. Ces terres, qui jamais n'étaient fumées, étaient nécessairement, par suite, soumises à de longues jachères : chaque année, par une sorte de rotation, de nouveaux champs étaient assignés aux colons, possesseurs en quelque sorte collectifs du sol, comme le sont encore les paysans des communes russes. Les Saxons auraient pu vivre tranquilles, si, malheureusement pour eux, les fils de saint Pépin le Vieux n'avaient pensé, comme les descendants d'Henri IV, que l'unité religieuse était un des plus sûrs moyens de consolider leur domination. Déjà, sous Pépin le Bref, Boniface, Saxon d'Angleterre, avait été chargé de convertir les Saxons de Germanie ; les rois francs l'avaient aidé à bâtir le monastère de Fulde, d'où partait perpétuellement une nuée de missionnaires, avides d'arracher à ce qu'ils appelaient le culte des démons les populations d'alentour. Les Saxons étaient effectivement restés fidèles au vieux culte de leurs ancêtres, aux premiers dieux de Clovis. La sombre poésie des divinités du Walhalla, de ces gigantesques fantômes sortis des brumes du Nord, convenait mieux à leur esprit sauvage que les rites minutieux et que l'humilité, abjecte à leurs yeux, du christianisme envahissant. Le dieu qu'ils comprenaient, ce n'était pas le blond Nazaréen, pleurant et priant sur la croix, c'était Odin, c'était Thor, terribles entre les plus terribles, foudroyant et non pardonnant. Aux Vierges aux mains jointes, aux Madones aux yeux baissés, ils préféraient leurs ardentes Walkyries, femmes de neige au cœur de feu, se donnant sans regrets aux plus braves. Aux missionnaires qui leur parlaient du bonheur céleste des chrétiens, de ce ciel catholique où, au milieu des chants divins des anges et des séraphins, les élus pour l'éternité contemplaient dans sa majesté la splendeur incompréhensible de leur trinité rayonnante, ils ne répondaient pas, souriaient, haussaient les épaules en songeant à leur paradis à eux : c'était là-bas, bien loin, vers le Nord, dans les neiges éternelles, ce splendide palais d'Odin, bâti des glaces du pôle, étincelant au soleil de minuit, où, sous les stalactites irisées des lueurs boréales, les guerriers morts dans les combats venaient s'asseoir autour des grandes tables chargées de mets miraculeusement renaissants, et buvaient assis aux côtés des Walkyries ; puis, volupté suprême, luttaient entre eux corps à corps, se frappant de leurs lourds poignards, hurlant, chantant dans l'épaisse ivresse que font monter au cerveau l'hydromel et le sang versé. A ceux-là, à ces vrais élus, il était donné chaque jour de pouvoir combattre et mourir glaive en main et de renaître le lendemain pour recommencer toujours. C'était bien là le vrai bonheur, la véritable félicité suprême, la récompense seule digne d'un guerrier du nord, que de pouvoir éternellement mourir en braves. Avec de tels sentiments, on comprend que les Saxons se soient montrés peu dociles aux exhortations des missionnaires. Il est, du reste, probable, que si les imans de l'émir de Cordoue étaient venus en Gaule pour convertir les catholiques sujets de Charlemagne, ils eussent été beaucoup moins bien traités par eux que ne le furent par les Saxons les moines de saint Boniface. Irrités du peu de docilité de ces peuples à recevoir leurs enseignements, les missionnaires des Carolingiens répandirent, peut être de bonne foi, sur le compte de ces païens obstinés les bruits les plus défavorables ; ils allèrent jusqu'à les représenter comme des cannibales. Les historiens ecclésiastiques ont naturellement reproduit cette accusation. Mais rien ne la confirme ; peut-être seulement, dans quelques cas, les Saxons immolaient-ils, à l'exemple des Juifs et des Romains, et aussi de Charlemagne, quelques prisonniers de guerre. La seule chose bien attestée en fait de sacrifices humains, c'est qu'ils avaient l'habitude de brûler vifs les sorciers. C'est une abomination évidemment, mais l'homme est une triste et méchante créature, et n'oublions pas que les Églises chrétiennes, catholique et protestante, en ont fait autant jusqu'au dix-septième siècle. Cependant, dans les premiers temps du règne de
Charlemagne, un moine anglo-saxon, saint Liévin, le grand patron de Liège,
était venu dans l'endroit qui fut depuis Deventer, élever, aidé de quelques
colons francs, sur le territoire westphalien, une église, qui resta déserte.
Exaspéré par cet insuccès, Liévin profita de la grande assemblée annuelle que
les Saxons tenaient, au commencement de chaque printemps, à Ehresbourg, au
pied de la célèbre colonne d'Irmensul, pour tâcher de faire entendre sa voix
à ce peuple rebelle à l'écouter. Tandis que les Saxons célébraient avec recueillement
les mystères du rite odinique, fendant la foule avec autorité, revêtu de sa
mitre[9] de drap d'argent,
des splendeurs du costume épiscopal, la crosse du pasteur en main, un homme
s'avance en criant à haute voix : Place, je suis
l'ambassadeur du vrai Dieu. Autour de la colonne d'Irmensul était un
espace circulaire, espace consacré, où nul ne pouvait pénétrer sans crime de
lèse-majesté divine ; l'évêque chrétien franchit la barrière qui limite le
sol sacré, et, au milieu de la stupéfaction de l'assistance, d'abord muette
d'indignation, il commence le discours suivant : Je
viens pour vous annoncer que, si vous ne rejetez point vos coupables
superstitions, une catastrophe imprévue va fondre sur vous. Le roi des cieux
a décidé qu'un prince courageux, sage, infatigable, qui est là tout près de
vous, à votre frontière, se précipiterait sur votre pays comme un torrent
dévastateur pour briser la fierté de votre cœur et courber l'orgueil de votre
front. En une seule campagne il envahira votre pays, le ravagera par le fer
et le feu, il livrera vos femmes et vos enfants à la honte et à l'esclavage. Liévin ne put continuer ; cet exorde suffisait ; des clameurs furieuses interrompirent ce prophète de mauvais augure ; déjà toutes les mains brandissaient le sachs, le poignard national ; à grand'peine un vieillard, un des anciens de la confédération westphalienne, parvint à sauver l'imprudent prédicateur, en déclarant qu'il fallait le considérer comme un ambassadeur dont le caractère était plus respecté par ce peuple païen qu'il ne le fut parfois par les Francs. Cependant les Saxons étaient trop irrités pour oublier les menaces de Liévin et son outrageante conduite. Quelques jours plus tard, l'église de Deventer était brûlée par une bande de jeunes edelings. Mais saint Liévin avait été bon prophète : Charlemagne était alors dans les environs, établi pour célébrer la Pâques dans sa villa d'Héristal, le berceau de sa race. Comme par miracle une immense armée franque se trouva presque instantanément réunie à Worms, et les ruines de Deventer fumaient encore que les forêts saxonnes retentissaient des éclats de cor des palatins (garde particulière des rois francs), partis en chasse des païens. En quelques jours la Westphalie fut traversée sans qu'on rencontrât d'obstacles, la partie pacifique de la population saxonne n'approuvant pas très probablement cette guerre inutile ; Charlemagne parvint rapidement jusqu'à Ehresbourg, le lieu consacré aux divinités odiniques. Le sanctuaire était protégé par quelques retranchements, du reste simples palissades de bois ; mais il n'avait pour défenseurs que la bande, un peu grossie, qui avait saccagé la colonie de Deventer ; néanmoins la résistance fut acharnée ; patriotisme et religion, ces deux grandes forces de l'âme humaine, exaltaient les edelings saxons. Mais autour de la colonne d'Irmensul était déposée depuis des siècles, les Francs ne l'ignoraient pas, la dîme de toutes les richesses enlevées par les Saxons à leurs ennemis. Excités par l'appât du butin, par l'amour intense du lucre, les Francs triomphèrent : les retranchements furent franchis, les Saxons égorgés, l'idole d'Irmensul s'écroula dans les flammes et les vainqueurs durent mettre trois jours entiers à piller les richesses d'Odin vaincu. Le Dieu des Francs semblait d'ailleurs les protéger visiblement : au bout de ces trois jours, comme ils-souffraient cruellement de la soif et de la chaleur, tout à coup le lit desséché d'un torrent du voisinage se remplit d'une eau fraîche et pure, bouillonne et déborde à grands flots ; c'était, aux yeux des fervents chrétiens d'alors, un miracle évident : il est malheureux que la science moderne ait expliqué ce prodige hydraulique, qui se reproduit encore aujourd'hui périodiquement au même lieu, à la source intermittente du torrent de Bullerborn. Cette guerre, nous l'avons dit, n'était pas populaire en Westphalie ; la plupart des cantons envoyèrent des ambassadeurs demander à Charlemagne d'y mettre fin. Le roi des Francs y consentit : l'hiver approchait, les troupes, riches du pillage d'Irmensul, ne demandaient qu'à regagner leurs foyers, et Charlemagne, ne laissant, il est vrai, qu'une garnison à Ehresbourg, mais, en revanche, quelques centaines de missionnaires disséminés dans tous les cantons, s'en retourna passer la mauvaise saison dans sa villa de Thionville. Il ne se doutait pas que cette courte et heureuse campagne n'était que le prélude d'une guerre désastreuse qui remplirait tout son règne. L'Italie l'inquiétait alors bien plus que la Saxe ; Didier, ce roi voisin qui recueillait ses victimes, lui paraissait plus dangereux que tous les Saxons réunis. Il fallait, pour régner tranquille sur les Gaules, en finir avec ces exilés menaçants par leur faiblesse même, et faire du moins en sorte que du droit outragé et de la justice violée il ne restât plus que le regret stérile et le souvenir impuissant. IIIGuerre contre Didier, roi des Lombards. Le siège de Pavie. Charlemagne à Rome. Donation de Charlemagne au Pape. Prise de Pavie. Mort d'Hunald. 773-777. A peine Charlemagne était-il revenu de son expédition de Saxe qu'un envoyé du pape Adrien, successeur récent d'Étienne III, était arrivé auprès de lui, à Thionville, après avoir traversé toute la Gaule à franc étrier : précisément le roi Didier menaçait les possessions pontificales. La cause de cette agression était, disait Adrien, le refus qu'il avait, en sa qualité d'allié fidèle de Charlemagne, opposé aux demandes du roi lombard, qui voulait lui faire sacrer, comme rois des Francs, les fils dépouillés de Carloman. C'était une partie de la vérité, mais l'attaque de Didier ne tenait pas qu'à cette cause : Didier réclamait, et avec quelque apparence de raison, il faut bien le reconnaître, certaines places de l'exarchat données jadis au Saint-Siège par Pépin, et que le pape précédent avait promises au roi lombard, en récompense de l'aide que ce dernier lui avait accordée à l'époque des troubles qui avaient suivi l'élection et la mort de l'antipape Philippe. Malgré tous les efforts du bibliothécaire Anastase, clerc romain et historien officiel de la papauté d'alors, il nous semble bien que tous les torts n'étaient pas du côté de Didier. D'ailleurs le Pape n'avait d'autres droits sur les villes en question que la donation faite par Pépin en 754. Or, au point de vue du droit, la donation faite à autrui d'une chose qui ne vous appartient pas est légèrement irrégulière. Charlemagne fut enchanté du prétexte plausible de guerre qu'il devait à son allié de Rome. Pour mettre de son côté toutes les apparences du droit, il fit d'abord offrir à Didier de lui rembourser les 14.000 sous d'or, montant de la somme qu'avait prêtée Didier au Pape (les villes réclamées par Didier n'étant que le nantissement de cette dette) ; mais à cette offre généreuse Charlemagne ajoutait une demande, généralement passée sous silence : c'était que Didier lui remît Hunald, Ogier, les seigneurs francs réfugiés, et enfin confiât à sa tendresse familiale la veuve et les fils de Carloman. Didier refusa dignement ; mais, pendant toutes ces négociations, Charlemagne avait réuni ses troupes ; il était au pied des Alpes, à Genève, entouré de tous ses hommes du Nord, toujours prêts depuis les premiers temps historiques à ravager ces plaines fertiles d'Italie, perpétuelle envie du Germain. Cependant les Lombards étaient tranquilles : ils avaient, pour les protéger, cette avant-garde immuable et fidèle des sommets neigeux des Alpes. Il n'y avait pour les franchir qu'une route, le pas de Suze, qui, fermé par une ligne de murs et de tours, était infranchissable. Charlemagne s'engagea imprudemment dans les montagnes ; la saison était déjà avancée, on était en septembre, la neige commençait à tomber sur les hauts plateaux Arrêté à la descente du mont Cenis par les retranchements lombards, il essaya de les emporter d'assaut, fut repoussé avec de grandes pertes et se vit forcé de s'arrêter, de camper dans ce défilé glacé, à la grande colère des Francs qui voulaient déjà s'en retourner, trouvant par trop rigoureux un campement au mois de décembre dans les glaces du mont Cenis. Les Lombards restaient tranquilles sous leurs tentes, comptant que les intempéries forceraient bientôt Charlemagne à la retraite, lorsqu'un jour, sur les dernières croupes des collines de Suze, prêts à descendre dans la plaine, sortis des glaces et des neiges, apparurent, aux Lombards surpris, les noirs cavaliers austrasiens, l'avant-garde de Charlemagne à leur tête chevauchait dans ses vêtements blanc d'argent, guide et symbole à la fois, un prêtre romain, un diacre envoyé par l'archevêque de Ravenne, qui, par des chemins inconnus, des routes oubliées depuis la chute de l'empire, avait fait franchir à l'armée franque la barrière de rochers et de glaces qui la séparait de l'Italie. Bientôt toute la chaîne de collines, dernier contrefort des Alpes qui dominait le camp lombard, se couronna de soldats. Immense était l'armée de Charlemagne ; c'était comme une nouvelle invasion des Cimbres et des Teutons des vieux temps ; partout, à chaque défilé de montagne apparaissaient de nouvelles troupes ; l'on eût dit qu'à l'appel sonore des oliphants germains, les hordes vaincues par Marius ressortaient de ce sol tragique, fait de poussière barbare. Devant ce débordement d'envahisseurs les Lombards hésitent. Charlemagne semble vouloir encore traiter avec Didier ; les deux armées sont maintenant face à face dans la plaine ; des négociations s'engagent, mais Charlemagne ne veut que gagner du temps ; un matin des Lombards effarés viennent annoncer à Didier qu'une nouvelle armée franque, conduite par le comte Bernard, oncle naturel de Charlemagne, descend des montagnes, menaçant de le couper de ses places fortes de Pavie, Vérone et Brescia ; puis, dans le camp italien circulent des bruits sinistres ; dans tous les duchés lombards se sont répandus les douze cents moines de l'abbé de Nonentula, prêchant que Didier est l'Antéchrist, que ceux qui mourront en combattant pour lui sont voués aux flammes éternelles ; déjà, dit-on, dans la basilique de Latran le Pape a prononcé la formule fatale qui fait du roi lombard un damné pour l'éternité. Et les ducs tremblent pour leurs duchés, et les soldats pour leurs âmes ; le camp se vide : une dernière fois Charlemagne ne demande plus, mais ordonne à Didier de lui livrer les réfugiés. Pour toute réponse, le roi lombard monte à cheval et, escorté de quelques fidèles, va se jeter dans Pavie, sa capitale, tandis que son fils Adalgise gagne la forte cité de Vérone. C'était quelques jours après : sur la plus haute tour de Pavie, deux hommes étaient debout, seuls, anxieux, regardant au loin vers l'Occident. L'un était le roi Didier et l'autre le duc Ogier, le paladin errant de la légende. Tous deux avidement des yeux interrogeaient la plaine ; rien ne se montrait encore ; enfin, vers le soir, dans la pourpre éblouissante d'un coucher de soleil d'Italie, apparut à l'horizon comme un ruissellement d'éclairs ; lentement, semblables à une marée qui monte, s'étendaient dans la campagne de longues files d'hommes de guerre. D'abord se montrèrent en bataillons pressés les tributaires du Nord, de Frise, de Thuringe et de Bavière, qui semblaient une résurrection des vieilles invasions de jadis : c'étaient des hordes confuses, troupes épaisses de fantassins que dominaient du haut de quelque maigre étalon d'Allemagne les herezoghes héréditaires ; ceux-ci n'avaient ni cottes de mailles ni casques de fer ; leurs cheveux nattés, ramassés sur le front, seuls protégeaient leurs têtes ; des peaux de loup, des peaux d'ours, des manteaux en lambeaux de couleurs bariolées couvraient à peine leur nudité farouche ; nulle uniformité dans l'armement ; ici, des Mâchoires de loup emmanchées dans du bois à peine dégrossi ; là, des épées romaines, produit de quelque ancien pillage, de longues lances de cavalier, des poignards de Saxe, des spathes (larges épées) de Bavière. Tous marchaient hurlant en chœur les chants nationaux des Sagas, qui se confondaient en une immense et vague clameur. Puis venaient, plus disciplinés, les hommes de l'hériban franc, partagés en bataillons réguliers de fantassins, commandés par leurs comtes provinciaux ; mais ce ne sont plus les Francs de Clotaire ou de Childebert ; les armes nationales, celles des vrais braves, celles avec qui l'on ne peut combattre que corps à corps, commencent à être abandonnées ; l'angon, la francisque, le scramasaxe, ne sont plus les seuls instruments de guerre que consentent à porter les fils de Mérovée ; déjà, l'on voit parmi eux la longue pique qui tient l'ennemi à distance et la flèche, l'arme du lâche, qui, sans risque, frappe de loin. Il y a là un indice évident de dégénérescence virile : les guerriers francs ne sont plus les hardis volontaires d'autrefois, follement amoureux des batailles, mais bien des combattants poussés à l'ennemi par la force de lois terribles. Au milieu de ces rangs épais, dans ces champs ondulants de piques et d'épées, traçant lentement leur pénible sillon, se mouvaient d'énormes tours de bois dont le sommet portait un pont mobile, et que tiraient de longues files de grands bœufs ; c'étaient ensuite, suspendues à de lourds chariots, roulant sur des roues de fer, d'épaisses et longues barres, de fer également, destinées à battre les murailles ; puis des chars sans nombre, de toutes formes, attelés de chevaux, de mulets, de bœufs, même de vaches, tous remplis d'armes, de provisions, et faisant de leur roulement sonore courir au loin dans la campagne comme un grondement de tonnerre. A la suite de cette armée, en venait une seconde, plus dangereuse à l'ennemi, et plus utile peut-être à Charlemagne que la foule de ses barbares. C'étaient les clercs accompagnant les reliques de la chapelle royale, les lourdes châsses de vermeil contenant les ossements voyageurs des Saints protecteurs des rois francs, gage assuré d'éternelle victoire. Suivant le pas tranquille des clercs, à la cadence de leurs hymnes les évêques paisiblement chevauchaient, la mitre en tête, mais la masse de guerre en main ; derrière eux, les abbés, cuirassés de mailles sous leur habit de bure blanche, l'épée battant au côté, terribles convertisseurs en chasse de catéchumènes. Les troupes de la maison royale, les gardes palatins, recouverts d'une cuirasse de peau toute parsemée de lames de métal, coiffés d'un grand casque conique ombragé de plumes rouges et noires, portant la pique des anciens hastaires et le scramasaxe des Francs, servaient d'escorte à ces hauts dignitaires de l'Église. Et au sommet de leur tour, le roi Didier et le duc Ogier attendaient toujours les yeux fixés vers l'Ouest, du côté d'où viennent aux plaines lombardes les noirs orages des Alpes. Et alors, au couchant, ils virent comme un grand nuage poussé par l'âpre vent des montagnes ; à travers une nuée épaisse de poussière, sous les rayons du soleil déclinant, resplendissaient par intervalles des éclairs bleuâtres d'acier, des scintillements rouges de fer. Et le nuage approchait toujours, soulevé par le galop de vingt mille cavaliers ; la terre tremblait, et sur les murailles de Pavie, la foule inquiète des Lombards se demandait anxieusement quel était ce nouvel orage. Brusquement le voile de poudre tomba, un grand silence se fit et, sur une hauteur voisine, face à face avec Pavie, apparut le roi Charlemagne. La tête couverte d'un casque de fer, les bras enfermés dans des brassards de fer, une chemise de mailles de fer sur la poitrine, aux jambes des cuissards et des bottes de fer, d'une main tenant une lance de fer, de l'autre un bouclier de fer, aux côtés une épée d'acier dans un fourreau de fer, monté sur un cheval couleur de fer, longuement de son dur regard Charlemagne fixait Pavie. Derrière lui s'étaient arrêtés ses milliers de cavaliers, comme lui hauts de six pieds, comme lui vêtus de fer, montés sur des chevaux gigantesques, calmes, lourds, irrenversables. C'étaient les cavaliers d'Austrasie, ceux qui devaient engendrer la grande chevalerie d'Allemagne, les fils de ces soldats de Charles-Martel, des sauveurs de la chrétienté, sur les larges poitrines desquels était venue se briser cette foudre vivante des Sarrasins lancée à travers le monde par le belliqueux apôtre de l'Islam. Certes, la terreur était grande dans Pavie[10] à la vue de ce débordement d'hommes, de cette inondation vivante qui battait de son flot furieux les murailles de la cité ; certes, les timides bourgeois de Pavie, les paisibles artisans, durent trembler, hésiter, mais il y avait dans la ville trois hommes du moins qui ne tremblaient pas : Ogier, coulé du même métal humain que les cavaliers de Charlemagne ; Didier, qui luttait pour le droit ; Hunald, qui luttait pour sa haine. Tous trois rendirent le courage aux défenseurs effrayés de la capitale lombarde ; vainement Charlemagne essaya d'attaques. de vive force. Toujours repoussé par ces trois glorieux combattants, il eut recours à la patience, au blocus. Dès le mois d'octobre, Pavie fut investie ; sa garnison était peu nombreuse, donc pas de sorties à craindre ; il y avait dans la ville des vieillards, des enfants, des femmes, beaucoup de ces vies frêles dont l'amour sert à briser les cœurs virils. Charlemagne l'Allemand n'avait qu'à laisser faire la famine. Mais le roi franc comprenait qu'avec Hunald et Ogier le siège serait long : Charlemagne s'ennuyait. D'abord il fit bâtir, hors de portée des flèches et des balles de plomb des assiégés, une église pour y déposer les reliques de sa chapelle ambulante, et pour pouvoir plus à son aise savourer les délices du plain-chant grégorien, qui fut toujours une de ses plus grandes passions. Mais ces pieuses distractions ne lui suffisaient sans doute pas ; bientôt il manda auprès de lui la reine Hildegarde, qui vint accompagnée de ses suivantes, sur lesquelles Charlemagne, à l'exemple de Chilpéric et de Pépin le Vieux, ne dédaignait pas de jeter assez souvent un regard trop bienveillant. Grâce à la chasse, aux longs banquets, aux courtes amours, le temps passait. L'hiver finissait, le printemps revenait, et Pavie tenait toujours. La semaine sainte approchait, si douce en Italie ; déjà, sur la campagne lombarde semblait s'étendre cette mansuétude infinie du renouveau, et sous la tiédeur molle du ciel d'avril en Lombardie, Charlemagne se sentait devenir, sinon meilleur, du moins plus pieux. Il voulut aller à Rome célébrer la Pâque sainte, cette fête de la grande réconciliation de l'homme et de son Dieu. Brescia, Vérone et Pavie résistaient toujours ; elles devaient bien tenir pendant quelques semaines encore. Charlemagne savait qu'on y mangeait les chiens, mais pas encore les hommes ; il pouvait, pour quelques jours, s'absenter sans crainte, aller recevoir d'un cœur humble et tendre, des mains du Pape, père commun de tous les chrétiens, l'ineffable mystère de l'hostie, et revenir à temps pour le massacre et la curée. Aux portes de Rome, le clergé attendait son royal protecteur. Depuis les frontières de l'État ecclésiastique ce n'était qu'une longue procession ; à chaque ville clercs et magistrats se joignaient à la suite du roi franc. Mais, aux approches de Rome, le peuple entier vint au-devant du monarque ; le Pape avait voulu faire revivre, pour un jour, en faveur de son puissant allié, toute l'antique pompe d'un triomphe romain. Pour la circonstance on avait tiré de l'oubli cette grandiose assemblée du sénat dont le monde ne devait plus désormais voir que de lamentables parodies. Donc, en grande pompe, le roi du Nord pénétra dans Rome, comme autrefois ces vainqueurs de ses ancêtres, les Marius et les Césars ; soldats de la milice romaine, corporations pressées autour de leurs antiques enseignes, peuple couvert de toge et portant la palme triomphale, rien ne manqua à cette mise en scène, pas même la grande bannière de Rome portant sur son fond de drap d'or la louve oubliée des consuls et l'aigle ternie des empereurs. Mais un insigne nouveau, significatif, ôtait à ce triomphe toute réminiscence des grands jours de la république et des souvenirs du paganisme : dans le long défilé, à la place marquée pour le triomphateur, au-devant des sénateurs, une double file de clercs chantant les pieuses litanies entourait le roi très chrétien, et, devant ce groupe sacré, hautes et droites, scintillant dans l'air, s'élevaient deux grandes croix, l'une d'or et l'autre d'argent ; à pied, comme le dernier clerc, le roi avait voulu suivre l'emblème chrétien, symbole de pardon et de mansuétude. Ce n'était pas, cela va sans dire, vers les cent marches délabrées du vieux Capitole que se dirigeait le cortège, mais bien vers la basilique dédiée au prince des apôtres. Arrivés au pied des degrés qui menaient alors à cette église, tous firent halte et, d'une commune voix, le peuple entonna l'hymne consacré : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, et le roi très pieux monta à genoux, marche par marche, baisant chaque degré, le long escalier au sommet duquel attendait immobile et froid, dans sa dalmatique d'argent, le pontife plus triomphant encore que le roi. L'entrevue fut cordiale ; Charlemagne se montra généreux, et l'apocrisiaire de la cour pontificale put, si nous en croyons l'historien parfois suspect, Anastase, enregistrer, à côté de la charte de donation 'octroyée par Pépin, une nouvelle et large concession de territoires cédés par Charlemagne à l'héritier de saint Pierre. La province de Luna (Gênes), les pays de Parme, de Reggio, de Mantoue, tout ce que le Pape ne possédait pas encore dans l'ancien exarchat de Ravenne, la Vénétie, l'Istrie, les duchés lombards de Spolète et de Bénévent, enfin, l'île de Corse, tel était le don vraiment royal offert à l'Église par Charlemagne. Il est vrai de dire que pas un seul de ces pays n'appartenait au donateur, peut-être en réalité moins prodigue qu'il ne semblait l'être. En échange, le Pape mit à la disposition du roi toute son influence en Italie. Malheur à ceux qui résistaient encore, non plus au roi des Francs, mais au fils adoptif de saint Pierre ; partout, dans les villes populeuses comme dans les plus chétifs hameaux, l'Église éleva la voix en faveur de Charlemagne. Pavie, cependant, et Vérone tenaient encore, malgré la peste et la famine ; mais déjà des symptômes de faiblesse, de découragement, s'étaient manifestés dans cette dernière ville. En vain, le duc Ogier avait-il percé les lignes des Francs autour de Pavie, pour aller porter à Vérone, où se trouvait la famille de Carloman, l'appui de son bras fort et le secours de son âme vaillante ; le jeune prince Adalgise commençait à redouter le dénouement fatal ; la garnison épuisée, réduite à quelques hommes, la population exaspérée de souffrances, déjà d'un mauvais œil regardaient la reine Gerberge et les orphelins royaux, qu'elles accusaient de tous leurs maux. Il était temps que Charlemagne quittât Rome, remontât vers le Nord. C'était le moment d'offrir aux chefs lombards quelque traité qui sauvegardât leurs intérêts personnels ; Adalgise, inquiet, s'enfuit secrètement une nuit et gagna l'empire grec. Ogier, resté seul, fut, dès lors, en sa qualité d'étranger, sans influence sur les Lombards. Les portes de la ville ne tardèrent pas à s'ouvrir : tous avaient la vie sauve, Charlemagne n'avait exigé qu'une chose, qu'on lui livrât Ogier, la veuve et les fils de Carloman. Ici, nous sommes en présence d'un problème historique : que devint cette femme et que devinrent ces enfants ? L'histoire, écrite uniquement par les serviteurs du roi Charlemagne, se tait et ne veut pas répondre. Furent-ils tués sur-le-champ ou bien scellés vivants dans quelques lointains monastères ? nous l'ignorons. Disons seulement que, lorsqu'il s'agit de rois captifs et d'orphelins dépouillés, le silence est sinistre et funèbre est l'oubli. D'Ogier, qui fut épargné à cause de sa parenté avec les principaux chefs austrasiens, l'histoire officielle s'est bien gardée de se taire : elle nous raconte que, tonsuré par ordre du roi, Ogier fut simplement jeté dans un couvent ; nous ne savons même point si ladite histoire ne se félicite pas qu'on ait ainsi rendu un peu brusquement à sa véritable vocation le rude duc dont elle fait presque un saint. Si Vérone avait succombé, en revanche Pavie tenait toujours. Didier, cependant, n'avait plus à défendre la famille de Carloman ; les lois de l'honneur lui permettaient de céder au vainqueur, au favori de l'Église et de Dieu. Mais dans la ville était Hunald, relevant les courages, cherchant à communiquer à tous une part de sa haine. Longtemps il réussit ; à la fin cependant, au bout de six mois, toutes les ressources étaient épuisées. Malgré Hunald et malgré Didier, malheureusement roi, non par sa naissance, mais simplement par l'élection, de ces rois enfin que le malheur suffit pour détrôner, les Lombards voulurent se rendre. Didier, livré par les siens, fut remis avec sa femme et sa fille, l'épouse répudiée, aux mains de Charlemagne ; toutes grandes, les portes s'ouvrirent devant l'irruption des Francs. Les Lombards avaient mis bas les armes, seul Hunald voulut résister, ne cherchant plus qu'à mourir, qu'à frapper encore quelques vaillants coups d'épée sur la race haïe de ses vainqueurs. Acculé dans un coin de rempart, il lutta jusqu'au bout ; mais les Francs s'amassèrent ; ils voulaient, et c'était assurément plaire à. Charlemagne, qu'Hunald mourût d'une plus dure mort que d'une flèche ou d'un coup de lance. Autour du duc resté seul, tenant son épée brisée, son bouclier martelé de coups, les Francs se rangèrent en grand cercle par centaines et par milliers, puis, chacun ramassa quelque pierre, quelque fragment tombé des murailles abattues ; et, sous l'immense accablement d'une armée lapidant un seul homme, broyé, sanglant, le duc Hunald succomba, tandis qu'autour de son cadavre, étreint déjà par l'amoncellement des pierres, montait et montait toujours le tombeau que lui donnait enfin la haine de Charlemagne. Dès lors, toute résistance fut brisée ; les villes lombardes, même les plus éloignées du théâtre de la guerre, sous l'influence des évêques, ouvrirent leurs portes à la domination franque. Du reste, les ducs lombards, presque indépendants de leur roi électif, devaient facilement reconnaître comme souverain ce monarque d'un pays étranger, dont l'autorité serait sans doute affaiblie par l'éloignement, et paraissait peut-être aussi moins lourde à leur orgueil égoïste que celle d'un de leurs compagnons. Il n'y eut rien de changé en Lombardie, Charles fut roi des Lombards comme il était roi des Francs. Le peuple lombard conserva donc son autonomie, ses lois, ses magistrats, et, chose à laquelle il semble avoir tenu encore davantage, ses richesses. Seul, Arégise, duc de Bénévent et gendre de Didier, refusa de reconnaître le vainqueur et appela autour de lui tous les mécontents, c'est-à-dire tous les hommes de cœur qui ne voulaient pas être des sujets conquis. Charlemagne n'essaya pas du reste d'aller chercher Arégise dans les montagnes et les rochers brûlés de l'Italie méridionale. Son but était atteint : Hunald, la dernière incarnation de l'indépendance aquitaine, avait enfin disparu de la scène du monde, les fils de Carloman, ces faibles rivaux, étaient en son pouvoir, et Charlemagne savait qu'à cause de l'esprit mobile qui porta toujours les Gallo-Francs vers les causes vaincues, un usurpateur ne doit être pleinement rassuré que lorsque ces causes ne sont plus qu'un souvenir qui s'efface et qu'une légende qui s'oublie. IVRévolte de la Saxe. — Défaite des Francs. — Charlemagne bat le duc de Frioul. — Nouvelle campagne en Saxe. Baptême des Saxons. — L'émir de Saragosse. 775-777. Tandis que Charlemagne était occupé à la guerre de Lombardie, une révolte avait éclaté en Saxe. Indignés de voir établis dans le sanctuaire d'Ehresbourg, non seulement une garnison franque, mais encore des prêtres chrétiens, furieux de voir s'élever les emblèmes du Christ à la place calcinée où se dressait naguère la colonne d'Irmensul, cet emblème glorieux pour toutes les races germaines, un grand nombre de jeunes Saxons s'étaient réunis dans les bois, loin des regards soupçonneux des comtes francs. Pendant tout l'hiver, des émissaires avaient parcouru les territoires des tribus les plus éloignées ; aux premiers jours du printemps, une armée saxonne s'était rassemblée sous les murs mêmes de la forteresse d'Ehresbourg, qui fut emportée au premier assaut. De là les Saxons se dirigèrent vers le château de Sigebourg, dont ils s'emparèrent également. Deventer, Dura-bourg, Frishlar, la Frise, la Hesse furent bientôt en leur pouvoir. Durant tout l'été ils parcoururent la France orientale, sans que personne osât leur tenir tête, précédés déjà de cette terreur qui, plus tard, devant les Normands, faisait fuir comme affolées les populations chrétiennes ; mais c'était le moment où la guerre de Lombardie prenait fin ; Charlemagne revenait en Gaule. Déjà, par son ordre, de nombreux corps de cavalerie battaient la vaste étendue de pays où s'étaient imprudemment disséminés les fantassins saxons. Rapidement le roi gagna la Meuse et le Rhin. Après s'être arrêté seulement quelques jours à Kiersy-sur-Oise, il se rendit à Duren, où était convoqué pour cette année le mahl[11] de la nation franque. Charlemagne, commandant à une armée bien supérieure en nombre et en discipline, eut d'abord des avantages. Sigebourg, Ehresbourg, occupés par quelques bandes saxonnes, furent repris, et les Francs arrivèrent bientôt au Weser. Là, les attendait une armée saxonne, composée en grande partie des contingents des Angrariens et des Ostphaliens, les plus sauvages, mais aussi les plus mal armés des trois confédérations. L'armée franque, après une résistance acharnée, franchit le fleuve et finit p. ar disperser ses adversaires. Encouragé par ce succès, Charlemagne, laissant une partie de son armée pour garder le passage du Weser et assurer ses derrières, poussa jusqu'au cœur de l'Ostphalie et même jusqu'aux territoires occupés par la confédération des Angrariens. Il n'y trouva pas de résistance. Les guerriers saxons, gagnant leurs grands bois, laissaient passer l'orage ; les colons sédentaires juraient tout ce que Charlemagne voulait ; et ce sont ces simples promenades militaires que les historiens francs veulent faire passer pour des conquêtes. Mais pendant que le roi s'enfonçait ainsi vers le Nord, son camp du Weser était le théâtre d'une sanglante tragédie. Les historiens de Charlemagne racontent qu'un jour une troupe de Saxons westphaliens se mêla à des fourrageurs francs, en se faisant passer pour leurs camarades ; ces deux troupes confondues rentrèrent dans le camp, et Francs et Saxons couchèrent sous les mêmes tentes. Dans le milieu de la nuit, les Westphaliens se levèrent et, silencieusement, de la hache et du poignard, se mirent à massacrer les Francs endormis. Enfin, à la suite d'une transaction, les Saxons quittèrent le camp paisiblement avec tout leur butin, les Francs survivants s'engageant à ne pas les poursuivre. Cet épisode nous parait arrangé par les chroniqueurs de Charlemagne. Nous savons que les armées franques se gardaient, en général, assez mal ; qu'il y avait parmi elles des hommes de races différentes, de pays presque étrangers les uns aux autres, mais il nous paraît impossible qu'il y ait jamais eu une armée assez stupide pour ne pas s'apercevoir qu'une seconde armée ennemie venait se mêler à ses rangs. Cette transaction, qui laisse les Saxons partir librement avec leur butin, est aussi quelque chose d'étrange. La vérité, très probablement, c'est que les soldats francs, qui avaient l'habitude de se gorger régulièrement tous les soirs de bière et de boissons enivrantes (généralement enlevées aux populations voisines), furent victimes d'une surprise, qu'ils durent subir quelque capitulation et abandonner à leurs vainqueurs, sinon leurs personnes, dont les Saxons n'avaient que faire, du moins tout le butin fait en Saxe, et dont les légitimes possesseurs recouvraient ainsi la propriété. Charlemagne, à cette nouvelle, revint en grande hâte sur ses pas, brûla quelques chaumières ; mais il dut bientôt s'arrêter. De nouveau le Pape l'appelait en Italie, d'où les plus fâcheuses nouvelles arrivaient de jour en jour. Cette fois le Pape et le roi des Francs étaient également menacés ; les ducs lombards de Frioul, de Chiuse, de Bénévent, de Spolète, s'étaient mis en révolte ouverte, et l'archevêque de Ravenne, personnage fort ambitieux, avait fait occuper, par quelques bandes soldées, l'ancien exarchat de Ravenne, dont il réclamait la possession au nom de l'empereur de Byzance ; on annonçait aussi de Byzance qu'Adalgise, fils de l'ancien roi Didier, allait débarquer sur les côtes italiennes avec une armée grecque, chargée de le replacer sur le trône de Lombardie. Charlemagne, malgré la saison déjà avancée, traversa promptement la Gaule septentrionale, rassembla l'hériban des pays voisins des Alpes, et pénétra en Italie avant que les ducs lombards, séparés par d'assez grandes distances, eussent pu réunir leurs forces. Le duc de Frioul, celui des révoltés dont les possessions étaient le plus au nord, devait être seul pour tenir tête aux forces du roi franc. Ce duc fut vaincu et tué dès le premier engagement. De ses deux villes principales, la cité de Frioul et la cité de Trévise, la première fut prise d'assaut, la seconde livrée par trahison. Le traître était un prêtre romain. Charlemagne, pour le récompenser, en fit un évêque de Verdun - sur- Meuse. Du reste, ce choix ne fut pas heureux ; les habitants de Verdun, indignés, refusèrent pendant longtemps de le laisser entrer dans leur ville, et plus tard, quand l'évêque fut enfin installé de force, malgré la répugnance de ses ouailles, il n'eut rien de plus pressé que de prendre part à une conspiration contre son royal bienfaiteur, conspiration qui amena la ruine et la destruction de Verdun, dont les pierres servirent, comme nous le verrons plus loin, à bâtir les palais et les églises d'Aix-la-Chapelle. Cependant, effrayés de la ruine du duc de Frioul, les trois autres ducs lombards restèrent en paix, désarmant en toute hâte ; l'archevêque de Ravenne licencia ses hommes, déclara qu'on s'était complètement mépris sur ses intentions, et Charlemagne, après avoir eu cette fois soin de remplacer les magistrats nationaux des Lombards, dans tout le nord de l'Italie, par des comtes francs, solidement appuyés de fortes garnisons, put enfin regagner pour le printemps sa frontière septentrionale et tenir en personne, à Worms, le champ de mai de 776. Les différents historiens qui ont eu à parler de Charlemagne, se sont, à ce propos, extasiés sur l'étonnante célérité que déployait ce roi pour se mouvoir lui et ses armées. Cette célérité n'était pas aussi extraordinaire qu'on veut bien le dire, et il est aisé de s'en rendre compte. Du temps des Césars on mettait moins de temps qu'en 183o pour aller avec les chevaux de la poste impériale de Rome à Trèves en Germanie. Les grandes routes impériales existaient encore à l'époque de Charlemagne ; négligées sous les premiers Mérovingiens, elles avaient été réparées par Brunehaut ; de nouvelles même avaient été créées par la grande reine d'Austrasie. Dagobert s'était également occupé des voies de communication, avait désigné pour leur entretien le produit de différentes taxes. Bref, Charlemagne, en montant sur le trône, trouva à peine désorganisé par ses aïeux, Charles-Martel et les deux Pépins, l'ancien service de l'evectio publica, et encore, par suite des fréquentes relations de la cour austrasienne avec la curie pontificale, un service postal, si l'on osait employer ce terme moderne, fonctionnait-il assez régulièrement entre Metz et Rome. La plupart des maisons de relais romaines, réparées par Brunehaut, s'élevaient encore sur les grandes routes de Bourgogne et de Provence ; en Austrasie et en Neustrie, où elles avaient généralement disparu, les nombreuses villas du fisc royal regorgeaient de chevaux et de mulets ; on y trouvait même en assez grande quantité des chameaux, depuis longtemps acclimatés en Gaule. En outre, Charlemagne exigeait de chaque cité, de chaque comte, de chaque bénéficiaire, en un mot de tout propriétaire, quel que fût son titre, tous les moyens de transport dont il pouvait disposer, et cela sans aucune indemnité. De plus, chacun devait héberger, nourrir gratuitement le roi et sa suite. On voit que Charlemagne, que nous savons avoir été fort économe, avait tout bénéfice à voyager. Voilà, nous objectera-t-on, qui va bien pour Charlemagne et ses officiers, voire ses gardes palatins ; mais ses armées de cent mille hommes, parmi lesquels les trois quarts étaient des fantassins ? Celles-là ne voyageaient pas dans les chariots ou sur les chevaux de l'evectio publica. A cela nous répondrons que sauf dans deux ou trois grandes guerres, les provinces les plus rapprochées du théâtre des hostilités faisaient seules marcher leurs contingents ; Charlemagne voulait-il faire une expédition en Italie, il avait là tout près les levées de Provence et de Bourgogne cisjurane ; pour la guerre de Saxe, les Francs orientaux et les Frisons étaient tout portés en face de l'ennemi. Seulement, à mesure que le règne s'avança, que les expéditions lointaines et très souvent désastreuses se furent multipliées, il fallut, pour former les dernières armées, ramasser sur toute la surface de l'empire, des Pyrénées au Taunus et de l'Adriatique à l'Océan, le peu qui restait partout d'hommes viriles. Mais, en 776, nous n'en sommes pas encore là. Charlemagne a fini par vaincre les Lombards ; en Saxe, c'est une lutte acharnée, mais où jusqu'ici il semble plutôt avoir l'avantage. Pendant son expédition contre le duc de Frioul, ses troupes de Saxe ont, il est vrai, encore été battues ; la nombreuse garnison franque de la forteresse d'Ehresbourg n'a même pas lutté, s'est rendue honteusement à une bande de Saxons qui n'avaient pas même une machine de guerre pour battre les murailles ; mais, en revanche, le château de Sigebourg avait résisté, et, lorsque Charlemagne quitta Worms à la tête des Francs orientaux, des Frisons chrétiens et des Thuringiens, des envoyés saxons, représentant la partie pacifique et sédentaire de leur nation, vinrent encore lui demander la paix, désavouant au nom des vieillards de leurs conseils l'imprudente attaque dont s'étaient, disaient-ils, seuls rendus coupables les jeunes edelings de leurs tribus. Pour obtenir la paix, pour se concilier les évêques tout-puissants auprès de Charlemagne, quelques-uns de ces envoyés consentirent même à recevoir le baptême, cérémonie qui semble du reste n'avoir pas eu, aux yeux de beaucoup de barbares d'alors, plus d'importance que celle d'une immersion peu désagréable et dont le sens mystique leur échappait complètement. Charlemagne s'en retourna donc passer le reste de l'année dans ses résidences habituelles. Mais, pendant ces quelques mois de repos, le roi réfléchit beaucoup sur l'inconstance des Saxons, et il finit par s'arrêter à cette conclusion que, s'ils étaient infidèles à leur parole, rebelles à l'obéissance, c'était en leur qualité de païens. Il suffisait, pensait-il, de leur faire embrasser la vraie foi pour qu'ils prissent immédiatement, avec la robe blanche des néophytes, toutes les vertus qui caractérisent spécialement les chrétiens, notamment la soumission, la plus précieuse aux yeux des rois comme à ceux de l'Église. Dans cette idée, Charlemagne convoqua à Paderborn, en pleine Westphalie, le mahl de 777. Tous les Francs d'Austrasie, les plus fidèles à la race d'Arnulf, les Thuringiens, les Souabes, y furent convoqués, et les Saxons de Westphalie furent prévenus d'avoir à s'y rendre tous, hommes, femmes et enfants, pour être enfin admis dans la grande communion chrétienne. Ceux qui s'y refuseraient devaient être traités en ennemis, sans pitié ni merci à attendre. L'inquiétude régna dans toute la Saxe westphalienne ; les uns, les plus raisonnables, voulaient qu'on obéit ; le baptême n'était après tout qu'une vaine cérémonie, et l'on y recueillait toujours ample moisson de belles tuniques de lin, valant chacune jusqu'à deux ou trois sous d'argent saxon[12] ; mais les autres, les plus fiers, s'y refusaient avec indignation ; parmi ces derniers, se faisait remarquer par sa violence un jeune edeling, dont le nom commençait à être connu, Witikind. La prudence l'emporta, et les Westphaliens, sans renier de cœur le culte antique de leurs pères, consentirent à subir cet étrange sacrement chrétien, que la plupart considéraient comme une formalité sans importance, mais quelques-uns comme une souillure et la marque du joug des Francs. Aux sources mêmes de la Lippe, dans une vallée traversée par la rivière qui n'est encore là qu'un large ruisseau, s'était donc, au printemps de 777, rassemblé le mahl annuel des Francs. Une forte armée austrasienne formait le fond de l'assemblée ; mais beaucoup d'autres peuplades étaient représentées par leurs évêques et par leurs chefs. C'était un curieux tableau que ce baptême de tout un peuple, que cette religieuse cérémonie à laquelle se mêlait l'appareil bruyant de la guerre. Dans la plaine se déroule une longue procession : des frontières sont arrivés avec leurs moines les abbés de Pruym, de Fulde, les évêques et les clercs de Trèves, de Cologne et de Mayence ; les bannières blanches et bleues des couvents frémissent à l'air vif du printemps ; le clergé se range au bord de la rivière, près de vastes cuves de bois remplies des froides eaux de la Lippe. A pas lents, entre deux files de soldats austrasiens, équipés en guerre et la lance à la main, s'avance, serrés les uns contre les autres, la foule des païens, qui, dans quelques heures, seront les coreligionnaires de la victorieuse nation des Francs. Vieillards, hommes, femmes, enfants, tous sont sans autres vêtements que la robe symbolique des catéchumènes, longue tunique de lin qui descend jusqu'aux pieds, pour les plus heureux, ou simple pièce d'étoffe blanche pour les moins favorisés. A ce peuple entier de convertis il ne faut pas moins qu'une armée pour parrains. Les parrains, ce sont les soldats de Charlemagne, rudes convertisseurs qui discutent à la façon du pieux roi saint Louis, en boutant l'épée dans le ventre de celui qui ne pense pas comme eux. Les Saxons défilent tête basse, poussés par la main vigoureuse de ceux qui répondent de leur foi ; on les plonge par trois fois dans les cuves ; en masse quelques évêques les bénissent ; puis les parrains, pressés, du manche de leurs lances font sortir des cuves leurs filleuls pour faire place à de nouveaux néophytes. La plaine est couverte d'une multitude immense, valets d'armée, colons du voisinage, clercs des pays d'alentour, fourmillement de têtes humaines, que domine du haut d'un tertre élevé un groupe étrangement composé. C'est, armé en guerre, sur la pointe d'un rocher, Charlemagne appuyé sur sa grande épée ; autour de lui se pressent les ducs et les comtes austrasiens, cuirassés et le casque en tête, couverts de leurs manteaux de bataille rouges et noirs ; les nobles de Bavière, vêtus d'étoffes bleues, simplement armés de la large spathe nationale ; les chefs de Thuringe et de Souabe, plus sauvages et qui se couvrent encore du vêtement de peaux de bêtes de leurs aïeux ; à ce groupe de guerriers, de fière mine, où brillent le fer et le bronze, quelques hommes sont mêlés, sans armes, à l'air contraint, au visage abattu, vêtus de blanc comme des femmes : ce sont quelques edelings saxons auxquels, la veille, Charlemagne lui- même a daigné servir de parrain. Mais ce ne sont pas ceux-là qui attirent le plus les regards, ce n'est pas non plus le long défilé du peuple qu'on baptise. Tous, clercs, capitaines, soldats, sont absorbés par une autre contemplation. Tout près de Charlemagne, entre les pâles évêques qui se reculent en murmurant quelque formule d'exorcisme et les gigantesques ducs austrasiens qui se rapprochent d'un air de menace, un homme est debout, insensible à tout, de mine grave et fière ; son front est bronzé, presque noir, ses membres grêles et fins ; enveloppé dans un grand manteau blanc, on n'aperçoit que ses yeux noirs dans leurs blancs orbites, illuminés d'un feu étrange. Sa tête est cachée sous le turban vert et or des Abassides, masse épaisse d'étoffes soyeuses que perce d'une pointe aiguë le casque brillant des Sarrasins. Quand d'un rare mouvement il entrouvre les plis de son vaste manteau, c'est un scintillement de pierreries, un chatoiement de damasquinures d'or ; on dirait, à le voir au milieu de ces Germains aux sévères armures, un éclat de soleil d'Afrique illuminant un instant les nuages plombés du Nord. Ce Sarrasin, c'est le représentant du parti des Abassides vaincu en Espagne par les Omniades. Il a, malgré les grandes neiges d'hiver, franchi les hautes Pyrénées, traversé les landes inondées de la Gascogne, et pendant des jours et des jours chevauché toujours vers le Nord. Comme l'aimant est invinciblement attiré par le pôle, ce fils outragé du Midi était irrésistiblement entraîné vers le Nord, où se trouvait sa vengeance, en dépit de tous les obstacles les plus puissants chez l'homme, la religion, le patriotisme. Il lui fallut pousser jusqu'au fond des forêts germaines pour rencontrer la cour errante du grand monarque des Francs. Enfin, il l'avait rejointe à Paderborn, il avait offert au roi de lui livrer la clef de l'Espagne septentrionale, sa ville de Saragosse. Il était prêt à se soumettre à Charlemagne, à aider, lui l'émir de Saragosse, le petit-fils de Charles-Martel à conquérir les Sarrasins, les Goths, impatients du joug mahométan, disait-il, et les Vascons restés indépendants, pourvu qu'on le vengeât des Omniades. Charlemagne, ébloui, avait accepté. La conquête des riches pays du Midi valait mieux que celle des forêts saxonnes. Tous les Francs avaient été séduits par l'espoir du riche butin qu'on ferait aux pays du soleil, sous les palmiers d'Andalousie ; les évêques voyaient en ces contrées païennes de nouvelles âmes à gagner. Il fut donc décidé que les armées de tous les pays soumis à la domination franque, et non pas seulement, comme cela se passait d'habitude, les contingents des provinces les plus rapprochées de l'ennemi, prendraient part à cette grande expédition. Tous ces hommes du Nord ne demandaient jamais mieux que d'aller chercher fortune dans les pays plus favorisés du Midi. Aussi le baptême des Saxons était-il à peine terminé que déjà commençaient les préparatifs de cette guerre, inspirée par un émir sarrasin au roi très chrétien des Francs. Pendant tout l'été, tout l'automne, même jusqu'en plein hiver, les troupes de Germanie et d'Austrasie, ralliant sur leur route les corps fournis par la Neustrie, descendirent en Aquitaine, où se rendirent également par la Septimanie les troupes de Bavière, de Bourgogne, de Provence et même quelques corps lombards. Toutes les contrées soumises à Charlemagne avaient dû prendre part à cette sorte de croisade. Seuls, les Aquitains, mal soumis, paraissent n'avoir été qu'en très petit nombre dans cette gigantesque réunion de peuples. Charlemagne avait assigné à la première armée, plus véritablement franque, sa villa de Cassigneul comme lieu de rassemblement ; lui-même s'y était fixé, entouré de sa cour habituelle, avec sa femme Hildegarde, alors dans un état de grossesse avancée ; et, dès le printemps, une fois la Pâque célébrée, l'ost royal, fort d'environ deux cent mille hommes, joyeusement marcha vers les Pyrénées, chantant d'avance sous le beau ciel d'Aquitaine ses triomphes à venir et sa gloire future. Charlemagne n'était pas le moins joyeux ; il espérait une facile conquête ; les passages des Pyrénées, aux mains des petits chefs vascons, et notamment de Lupus, petit-fils d'Hunald, étaient déjà occupés par son avant-garde ; il comptait sur l'appui des Goths, sur l'aide des Sarrasins du parti des Abassides, l'Église enfin bénissait cette guerre contre les mahométans. Aussi fut-ce l'esprit tranquille et le cœur léger qu'au lendemain de Pâque, il sortit de sa villa de Cassigneul, et qu'au milieu des bénédictions des évêques, des souhaits de victoire et de bon retour, il fit, souriant à l'avenir, le premier pas sur la route fatale qui passe au vallon de Roncevaux. VLa campagne d'Espagne. Roncevaux. 778. Deux armées différentes pénétrèrent en Espagne. Celle qui s'était rassemblée à Cassigneul, et que Charlemagne commandait en personne, suivit la vieille route romaine qui traversait les pays des Vascons aquitains et navarrais ; l'autre, composée des Bavarois, des Lombards, des Bourguignons et des Provençaux, longea les bords de la Méditerranée et franchit les ports des Pyrénées orientales. Mais à peine les envahisseurs furent-ils entrés sur le territoire ennemi que les difficultés commencèrent. D'abord, manquèrent les vivres nécessaires à cette prodigieuse agglomération d'hommes : les lois franques, bavaroises, etc., imposaient bien aux soldats de l'hériban le devoir d'apporter avec eux des vivres pour six mois ; mais, rien qu'avant de parvenir au pied des Pyrénées, bien des mois s'étaient écoulés en voyage pour ces hommes qui venaient de l'Elbe, du Rhin ou du Pô. Dans les difficiles passages des Pyrénées beaucoup de vivres, une grande partie des bagages s'étaient perdus ou avaient été abandonnés. Manquant de tout et ne voyant d'ailleurs dans la guerre qu'une occasion de butin, les Francs et leurs tributaires se mirent à piller villes et campagnes, sans faire attention si les victimes étaient des chrétiens ou des mahométans. En quelques jours tout ce qui habitait le sol espagnol était réuni par une haine commune contre les envahisseurs ; les chrétiens, Goths de l'Aragon comme Vascons[13] de Navarre, étaient peut-être encore plus acharnés contre les Francs que les Sarrasins mahométans. Quant à ces derniers, dont Soliman, l'émir de Saragosse, avait promis l'appui, du moins pour ceux du parti Abasside, ce fut une cruelle désillusion : un seul émir, celui de Pampelune, Abou-Thaur, vint se rallier à Charlemagne. Les chroniques franques, froissées dans leur orgueil, se sont bien gardées de nous conserver des détails sur cette malencontreuse expédition ; une autre source, qui serait bien précieuse, les manuscrits hispano-arabes mentionnent bien plusieurs défaites de Charlemagne, mais, rédigés avec toute la sobriété du grand style oriental, nous disent simplement que le roi franc fut vaincu. Tout ce que nous savons, c'est que Charlemagne, après être entré dans Pampelune, réunit ses deux armées et parvint jusqu'à Saragosse, devant laquelle il mit le siège. C'était cependant la ville dont était émir ce Soliman, cet Abasside qui était venu jusqu'à Paderborn pour implorer l'alliance des Francs. Mais, bien loin d'ouvrir leurs portes devant Charlemagne et leur ancien chef, les habitants de Saragosse, aidés de la garnison qu'avait envoyée à leur aide le calife Omniade de Cordoue, firent une vigoureuse sortie et mirent les assaillants en pleine déroute. Tout, dès lors, tourna mal pour Charlemagne et son armée découragée. Les Goths, reconnaissant qu'à tout prendre la domination douce et régulière des Sarrasins valait encore mieux que les insupportables exactions des Francs, les Goths s'unirent franchement à leurs conquérants mahométans et harcelèrent avec eux sans merci l'armée franque, réduite à battre perpétuellement en retraite. Dans cette retraite, ou plutôt cette déroute, Charlemagne, exaspéré, mit, sur son passage, tout à feu et à sang ; il rasa la ville de Pampelune, capitale des Vascons Navarrais, habitée par des chrétiens, épargnée par les Maures qui l'avaient conquise et qu'à son premier passage lui avait livrée l'émir Abasside Abou-Thaur. Tout le pays fut systématiquement pillé, pressuré, le roi vaincu voulant, à défaut d'honneur, remporter au moins un peu d'or. L'armée battait donc en retraite vers le Nord devant elle le vide s'était fait, le retour s'opérait désormais sans obstacles ; mais cette absence même de résistance, subitement survenue, cet immense abandon inquiétaient les vieux ducs austrasiens. Les troupes suivaient l'antique route romaine, délabrée, difficile, qui menait d'Astorga vers Bordeaux, ne franchissant les Pyrénées par les gorges dites de Val-Carlos. Depuis plusieurs jours on était en marche ; les premiers contreforts des Pyrénées étaient déjà franchis, et toujours la même solitude. L'armée était retardée par de lourds convois de bagages ; des chariots, des mulets chargés du pillage de l'Espagne du Nord, étaient mêlés aux bataillons harassés de la marche. Charlemagne, tourmenté, impatient de ces longs retards, prit le devant avec les troupes auxiliaires, prétextant la hâte qu'il avait de revoir la reine Hildegarde, récemment accouchée de deux fils, dont l'un, le seul qui vécut, devait être Louis le Débonnaire. Mais, craignant sans doute encore quelque attaque des Sarrasins, il laissa avec le gros des troupes ses gardes palatins, commandés par le comte du palais, Anselme, le plus grand personnage du royaume, ainsi que sa cavalerie austrasienne, la vraie force de son armée. Cependant, lentement toujours l'armée continuait sa marche ; on était à la fin du jour, la route se resserrait entre deux montagnes noires de sapins ; elle était déjà plongée dans l'obscurité, et les derniers rayons du soleil éclairaient encore à peine d'un fauve reflet les cimes s'effaçant des hauts monts. Le silence était lugubre aux environs, la grande tristesse des nuits tombait du ciel sur la terre ; subitement les hommes qui marchaient en tête s'arrêtèrent : à cet endroit la route, rétrécie, encaissée, montait d'une pente raide au col d'Ibaneta ; un abatis d'arbres la barrait complètement. Un mouvement de désordre se manifesta dans la colonne franque brusquement arrêtée ; les traînards, inquiets, voulurent tous rejoindre, et l'armée s'amassa, débordant de la route dans l'étroit et profond vallon qui précède le passage du col. Alors, des épaisseurs des forêts, sur toutes les montagnes d'alentour, un grand bruit de trompes retentit ; du haut des sommets voisins d'énormes blocs de rocher semblèrent se mouvoir, poussés d'une force invisible ; lentement, les sapins séculaires s'inclinèrent en gémissant, et, quelques secondes après, comme si la terre souillée d'Espagne était prise d'un frisson de honte, rocs, arbres, d'une secousse profonde, s'arrachèrent du sol, roulèrent, rapides comme l'avalanche, sur les Francs effarés, tandis que dans la nuit claire montait vers les étoiles le chant de guerre sonore des Vascons. Pendant quelques instants ce fut un épouvantable écroulement de tout ce que portait la montagne ; des rangs entiers s'anéantissaient broyés ; des files de chariots disparaissaient écrasées, émiettées ; mais, bientôt, pêle-mêle avec les rochers, avec les grands troncs bondissants, s'abattit, roula l'avalanche humaine des Vascons affolés de vengeance. Ils étaient tous là, accourus des points les plus éloignés de leur territoire : ceux de l'Occident venus des Asturies avec les Goths indépendants des montagnes, sous les ordres de don Rodrigue Fruela ; ceux de Navarre avec leur chef, Inigo Garcias ; ceux d'Aquitaine, commandés par Lupus, l'ennemi mortel, par droit d'héritage, de la race des Charles d'Austrasie. Chaussés de leurs espadrilles en cheveux humains, armés de leurs longs couteaux, de leurs javelines aiguës, ils se ruèrent sur leurs ennemis atterrés, et la lutte s'engagea, terrible, inégale pour les Francs surpris. Mais ce n'était pas tout : dominant le grand fracas de la bataille, un son aigre de cymbales retentit derrière l'armée franque ; bondissant sur leurs chevaux aux jambes grêles, hurlant le nom sacré d'Allah, les cavaliers du Calife de Cordoue se jetaient sur l'arrière-garde ; de leurs cimeterres de Damas, de leurs adargues à triple lame[14], ils tranchaient les lances, fendaient les boucliers ; leurs chevaux eux-mêmes, animés de la lutte, des cris, de cette furieuse ivresse des batailles qui saisit tout être vivant, mordaient au poitrail les étalons francs, piétinaient sur le sol sanglant du vallon, sorte de boue humaine, palpitante encore. Tout n'était que tumulte, cris de fureur et de haine que couvrait par intervalles de son roulement énorme la chute immense d'un rocher. Mêlés aux rangs des Francs éperdus, les Vascons se glissaient sous le ventre des chevaux, les frappaient de leurs couteaux, et facilement égorgeaient les lourds cavaliers austrasiens. En vain, les soldats de Charlemagne tentaient de résister, en vain, les comtes sonnaient désespérément de leurs grands cors d'ivoire pour rappeler Charlemagne et l'avant-garde ; l'un après l'autre ils tombaient devant l'ennemi, en cherchant inutilement à mettre un peu d'ordre dans cette défense confuse. Le comte du palais lui-même, Anselme, avait succombé ; à côté de lui gisaient le premier sénéchal Eggihard, les officiers palatins, bref, tout l'entourage ordinaire du roi. Et la lutte, ou plutôt le massacre, continuait toujours, sauvage, aveugle dans la nuit. Tant qu'ils entendirent une plainte, un râlement, les Vascons et les Sarrasins frappèrent ces corps inertes du couteau ou de la javeline. Enfin tout bruit cessa ; fatigués de leur long carnage, les cavaliers du calife retournèrent vers les vallées du Midi, et, sur toutes les pentes des montagnes fantastiquement éclairées de torches de résine, les Vascons se rassemblèrent, chargés de butin, entourés de leurs chiens roux au museau sanglant qui hurlaient à la mort ; et là, sur la crête élevée, dominant la vallée du carnage, libres, fiers, ils entonnèrent, suivant leur antique coutume, un chant nouveau pour leur triomphe, le chant sacré d'Altabiçar. Puis les trois tribus se séparèrent ; les longues files de torches s'éloignèrent sur les cimes, disparurent dans les profondeurs des gorges, les chants s'éteignirent dans les lointains des Pyrénées. Cependant le val funèbre de Roncevaux s'emplissait de la pâle lueur de la lune, la rosée tombait silencieuse, et le vent de nuit soufflait des hauts pics neigeux, emportant seulement vers la plaine, mêlée aux parfums des fleurs de la montagne, l'odeur fade du sang humain. VIConséquences du désastre de Roncevaux. — Fuite de Charlemagne à Auxerre. — Révolte de l'Aquitaine ; elle obtient son indépendance. — La vérité sur les royautés vassales de l'empire carolingien. — Révolte nouvelle des Saxons. —Ravage des provinces franques des bords du Rhin. 778-781. Jusqu'ici les historiens nos prédécesseurs, sans même en excepter Michelet, le premier homme qui ait écrit l'histoire du peuple de France et non celle de ses rois, n'ont étudié Charlemagne qu'au point de vue austrasien, c'est-à-dire allemand. Ils ont comme rayé de la carte de France tous les pays au sud de la Loire, ces vieilles contrées gallo-romaines où l'idiome germanique, langage des conquérants, n'était pas employé par le peuple, resté fidèle à l'harmonieuse langue d'oc qui donna son nom au pays. Or, il ne faut pas s'y tromper, la France alors n'est pas à Paris ou à Reims, ou à Metz, sur la Seine, la Marne ou la Moselle, la véritable France, la patrie gallo-romaine, celle dont nous sommes les vrais fils, s'est resserrée, repliée, sous les coups répétés des invasions germaniques et s'est retirée derrière la Loire. Les vrais souverains nationaux ne sont pas les chefs parvenus des bandes austrasiennes, les fils des barbares abrutis de bière et de superstition, ce sont les descendants des vieilles races d'Aquitaine, les Hunald, les Waifre, les rois Eudes. Les vrais Français, ce sont ces esprits vifs du Midi, ces légers Aquitains mélangés de Vascons, mobiles, raisonneurs, très peu orthodoxes, qui seront les pères des Albigeois, les aïeux des protestants de la Rochelle et les ancêtres des penseurs modernes. Eh bien, sur ceux-là, nos pères, jamais Charlemagne ne put régner ; à peine, triomphateur barbare, put-il traverser, à l'abri de l'épaisse haie des lances du Nord, tout ce riche pays du Midi. Pendant la première partie de son règne que nous venons de parcourir, l'Aquitaine se soulève avec Hunald ; écrasée, elle reste frémissante, et quelques mois après acclame le petit-fils du vieux duc, le jeune Lupus ou Lope, qui, soutenu par ses Vascons, force Charlemagne à traiter avec lui d'égal à égal et règne en maître, sinon sur l'Aquitaine, du moins sur tout le versant septentrional des Pyrénées. Maintenant, après Roncevaux, de nouveau l'Aquitaine entière, toute sanglante encore de la défaite d'Hunald, se réveille et ne veut plus des hommes du Nord. Comme un orage des montagnes, des grands pics roulant sur la plaine, le bruit fatal du désastre de Roncevaux remplit les vallées d'Aquitaine. Sur tous les contreforts des Pyrénées jusqu'aux pays de Foix et de Béarn, les Vascons couvrent les montagnes, soufflant dans leurs cornes de bœuf ; aux villes municipales, l'émoi n'est pas moindre, mi moindre la joie ; les portes se ferment, et les bourgeois en armes garnissent les vieilles murailles[15] que leur ont léguées les Romains. C'est maintenant tout un peuple d'ennemis qui se dresse devant Charlemagne, et, répondant aux cornets basques, les longues trompes de cuivre des cohortes municipales sonnent avec eux, d'un terrible accord, l'hallali du monstre germain. Et le victorieux de la légende, le roi triomphant des chroniques, est saisi d'une telle épouvante, que, suivi de ses cavaliers débandés, au grand galop de leurs chevaux essoufflés, entendant toujours derrière eux sonner les marches d'Aquitaine, il se sauve, à peine s'arrêtant la nuit, jusqu'en plein pays du Nord, jusque dans les murs d'Auxerre, laissant après lui femme, enfants, courtisans, se tirer d'affaire à leur guise[16]. Là enfin le roi respira, retrouva un peu de calme sous la protection de ses évêques et des clercs de son conseil, qui de leur mieux le rassurèrent. Tout n'était pas perdu, lui montrèrent-ils ; chaque grande ville du Midi, outre ses bourgeois rebelles, avait son clergé, ses évêques dévoués au roi très chrétien, peu amis des grandes familles d'Aquitaine, soupçonnées d'arianisme et qui, sans scrupule, s'alliaient à des filles d'émirs mahométans. D'ailleurs, ç'a toujours été le malheur du Midi que d'être divisé en coteries, en partis hostiles. Plus tard, la catholique Toulouse haïssait la protestante la Rochelle, et Bordeaux l'Anglaise exécrait les villes françaises de Gascogne. A cette époque déjà, les Vascons, les Basques de la montagne, n'étaient pas grands amis de leurs voisins les Gallo-Romains de la plaine. Le duc Lupus était jalousé des autres chefs, des grands personnages des villes, héritiers des anciennes familles sénatoriales. Donc il fallait agir, peut-être tout n'était-il pas perdu. Et Charlemagne, suivant docilement ces conseils, ne veut pas s'apercevoir de la révolte, change tous les comtes des villes, qu'avaient déjà, du reste, chassés les populations. Mais cela ne suffit pas aux Aquitains : ils veulent leur indépendance, n'être plus les sujets des Barbares. Mais alors, leur dirent les évêques, quel chef allez-vous avoir : ce Lupus, ce loup des montagnes, plus fort que vous tous, grâce à ses bandes vasconnes, aussi sauvages peut-être que les hommes d'armes des comtes austrasiens : ne pourrait-on s'entendre avec Charlemagne ? — Non, disent les Aquitains, nous ne voulons plus d'un Austrasien : pour roi il nous faut un Aquitain comme nous-mêmes. Et tandis que chaque grand personnage brigue pour lui la couronne, brigue surtout pour que ses compétiteurs ne l'aient pas, les gens sages, raisonnables, amis des pieux évêques, parlent d'un nouvel arrangement : rompre ouvertement avec Charlemagne, c'est rompre avec tout le nord de la Gaule, avec la Germanie toute entière, c'est rompre, grand Dieu ! même avec le Pape. Que veut-on ? L'indépendance d'abord, puis un roi aquitain. Qu'on prenne donc ce fils né de Charlemagne, mais né en pleine Aquitaine, à Cassigneul. Il sera élevé dans le pays par des Aquitains, en parlera la langue, et sera vraiment un roi national ; il n'a que quelques mois, c'est une royauté qui sera bien peu lourde. Et, insensiblement, parmi les chefs, tous ceux qui n'espèrent pas pour eux-mêmes la couronne se rangent à ce parti, et l'Aquitaine enfin accepte, proclame pour son souverain indépendant cet enfant de trois mois, que l'histoire, trop indulgente peut-être, appellera le Débonnaire. Et maintenant, qu'on nous permette une courte digression au sujet de ces royautés, prétendues vassales, établies par Charlemagne. On a voulu représenter ces États si parfaitement indépendants, si complètement détachés du royaume central des Francs, comme des sortes de grands fiefs concédés par l'empereur à ses enfants dans toute la plénitude de sa puissance, de son plein gré et de sa libre volonté : c'est faux. D'abord Charlemagne n'était pas empereur quand il fut ainsi forcé d'abandonner des royaumes. Personne n'a prétendu que Dagobert était resté suzerain de l'Austrasie quand il fut contraint de la céder à son fils Sigebert ; eh bien, Charlemagne se trouva exactement dans la même situation que Dagobert. Le moyen âge, pendant lequel s'est élaborée la légende de Charlemagne, a eu l'esprit faussé par la grandeur du saint empire romain ; dans les idées d'alors, l'empereur était au-dessus des rois ; Charlemagne, empereur, avait des rois sous lui, comme les rois avaient les ducs au-dessous d'eux : ainsi le voulait la hiérarchie féodale ; il était, pensait-on, toujours le maître suprême, le suzerain en vertu de son titre impérial. Mais nous avons déjà fait observer que Charlemagne n'était pas encore empereur lors de la création de ces royautés vassales, et, aux yeux mêmes du moyen âge, un roi qui abandonne en faveur d'un autre roi un de ses royaumes, le perd purement et simplement. Ces cessions d'États étaient bien un véritable démembrement ; la main de Charlemagne n'était pas assez forte pour retenir sous le même joug les peuples différents qui, par suite de circonstances diverses et en grande partie grâce au génie des grands Mérovingiens, Brunehaut et Dagobert, se trouvèrent dans l'héritage usurpé qu'il recueillit de ses pères. L'Aquitaine, nous l'avons dit, ne lui obéit jamais réellement ; la preuve, c'est que les célèbres missi dominici n'osèrent jamais mettre le pied au sud de la Loire. Ses conquêtes furent peu de chose ; une partie de l'Italie, une partie de la Saxe, après trente ans d'efforts ; et encore la Saxe et la Lombardie avaient-elles déjà été tributaires des Mérovingiens. Et de plus, l'Italie, à peine pacifiée, va se séparer, comme l'Aquitaine, de la monarchie carolingienne. Que cet empire de Charlemagne, triste mannequin de plâtre et de boue, aux membres mal rapportés, était donc loin de cet empire des Césars, auquel on n'a pas craint de le comparer, de cet empire formidable coulé d'un seul jet comme un colosse d'airain dans le moule prodigieux de la grandeur romaine ! Tout l'édifice carolingien, mal construit, mal équilibré, se désagrège déjà au Nord comme au Midi. L'écho fatal et mystérieux, qui répercute en quelques heures dans le monde entier les grandes défaites de l'histoire, a été entendu du val de Roncevaux aux rives de l'Elbe et du Weser. De nouveau les Saxons, ces lutteurs indomptables de la liberté, ont, de leurs bras fatigués, ressaisi leurs vieilles armes, et Witikind est à leur tête. A peine Charlemagne était-il arrivé à Auxerre, qu'il apprenait que tout le pays au delà du Rhin était ravagé, mis à feu et à sang ; les églises, les monastères s'écroulaient dans les flammes ; les moines de Fulde n'avaient pu sauver qu'à grand'peine les ossements de leur fondateur, Boniface, l'apôtre vénéré des Allemagnes. Cette fois, la guerre avait pris un autre caractère : les Saxons ne pillaient plus : ils brûlaient, ravageaient, ne songeant qu'à détruire, sans penser à rien emporter, voulant avant tout faire le plus de mal possible à l'ennemi. Ils avançaient comme un ouragan, traversant à marches forcées les provinces franques du Nord, sous la bannière rouge et feu du sang et de l'incendie. Places fortes, châteaux, églises fortifiées, tout fut emporté par cette débâcle humaine ; le Rhin seul put les arrêter ; encore en suivirent-ils le cours, continuant le long de la rive droite leurs rapides dévastations. Charlemagne lança à leur poursuite tous les contingents des Austrasiens et des Alemans, ceux du moins qui n'avaient pas fait partie de l'expédition fatale d'Espagne. Mais quelques corps saxons qui regagnaient leur pays par la Hesse furent seuls rejoints par les troupes carolingiennes, qui en firent, disent les annalistes francs, un grand carnage au gué de Badenfeld, au passage de la rivière d'Adern. Il est malheureux que les Saxons n'aient pas eu d'historiens pour pouvoir contrôler les douteuses assertions d'Eginhard. Il faut croire, en tout cas, que cet échec partiel ne fut pas bien terrible, car, pendant tout l'hiver de 778-779, Charlemagne se prépara à recommencer cette interminable guerre. Au printemps, une immense armée franque partit de Duren et entra dans la Saxe ; mais, après une échauffourée à Bokholdt en Zutphen, il arriva, comme toujours, que les Saxons, se voyant inférieurs en nombre, disparurent dans leurs forêts ; Witikind et les guerriers s'enfoncèrent dans le cœur du pays, vers le Nord, attendant des jours meilleurs. Comme tous les peuples sauvages, comme les Indiens d'Amérique et les Arabes de nos jours, ces peuplades incultes de Saxe n'avaient pas le sentiment de l'honneur, tel que l'a fait pour nous autres modernes civilisés, non la chevalerie, comme on le croit habituellement, mais au contraire notre éducation gréco-romaine. Du Guesclin, Bayard, sans scrupule, devant des forces supérieures battaient en retraite ou même se rendaient, tandis que les Fabius ou les Léonidas, par honneur, luttaient même contre l'impossible et ne reculaient pas devant la mort, même inutile. Les Saxons, dans toutes ces guerres, n'ont que l'instinct sauvage, mais naturel, de faire à l'ennemi le plus de mal possible. Au besoin, certes, ils savent mourir ; ils meurent en chantant, mais ils veulent que leur mort serve du moins à leur cause. Les Francs, du reste, n'avaient pas plus que leurs adversaires ce prétendu esprit chevaleresque, qui n'a jamais régné que dans des sociétés plus avancées sous le point de vue intellectuel que celles du huitième siècle. Cette campagne n'eut donc pas de résultats. Charlemagne alla jusqu'au Weser, sans trouver d'autres habitants que quelques malheureux colons, esclaves à peine dignes du nom de Saxons, vivant de leur chasse et des fruits des bois, trop pauvres pour craindre d'être pillés. Il put sans résistance atteindre la rive de l'Elbe, baptisant sur son passage ces populations effarées. Charlemagne crut cette fois encore la Saxe soumise à ses lois. Il voulut, pour s'y maintenir, y établir plus solidement le christianisme, et tout le pays fut partagé entre des évêques et des abbés, qui méritaient assurément mieux que personne le titre de pasteurs in partibus infidelium. Cette campagne, heureusement commencée, finit cependant assez mal. Les historiens donnent peu de détails sur la fin de l'expédition, mais il existe à ce propos un document assez significatif : c'est un ordre de Charlemagne invoquant instamment l'assistance du clergé. Chaque prêtre est requis de dire trois messes ; chaque moine ou religieuse de réciter trois psaumes ; une messe ou un psaume pour le salut particulier du roi ; une messe ou un psaume pour le salut de l'armée ; la dernière messe enfin ou le dernier psaume pour prier Dieu de mettre un terme aux calamités présentes. Charlemagne, en un style désespéré, recommande encore des jeûnes, des aumônes : tout cela ne prouve pas une situation militaire ni une situation politique bien florissante. Il n'est pas question là dedans d'un seul pauvre Te Deum, pour lequel, cependant, les souverains d'ordinaire ne demandent que le plus léger prétexte. Il était dans la destinée de Charlemagne, ce Juif errant de la royauté, de ne jamais pouvoir rester en place, de n'avoir jamais le temps de fonder quelque établissement durable. A peine a-t-il mis les nouveaux évêques de Saxe en possession de leurs sièges épiscopaux, que Plia-lie réclame sa présence. Son protégé, le pape Adrien, le mandait à son secours par des lettres pressantes. De nouveau, les Lombards s'agitaient ; les Grecs de Byzance, maîtres des provinces napolitaines, de tout le sud de l'Italie, marchaient contre Rome et avaient déjà pris Terracine, sur les frontières de l'État papal. L'évêque d'Istrie, chargé par Adrien de recueillir lés impôts de ce pays attribués au Saint-Siège par le roi franc, s'était vu traiter de voleur par les habitants révoltés qui prétendaient que Charlemagne avait donné et que l'évêque avait pris ce qui ne leur appartenait ni à l'un ni à l'autre. Le malheureux prélat avait même eu les yeux crevés par la populace. Le roi, sentant qu'au milieu de cette fermentation sa présence était indispensable, se rendit à Pavie, fortement accompagné. Il y passa tout l'hiver à se convaincre que, comme l'Aquitaine, l'Italie du nord voulait à tout prix reconquérir son indépendance. Le comte du palais, qu'il avait laissé à Pavie pour le représenter, n'eut pas de peine à lui démontrer que le lien qui rattachait les Lombards à la monarchie franque était bien près de se rompre. Charlemagne, pour parer à une révolte imminente, à une scission définitive, eut recours au même moyen que celui qui lui avait réussi pour l'Aquitaine. Il offrit aux Lombards de leur rendre leur indépendance, à la condition qu'ils accepteraient pour souverain son second fils, Carloman, condition qui fut acceptée d'autant plus facilement que les anciens sujets de Didier, n'ayant pas de rois héréditaires, n'avaient pas chez eux de dynastie nationale. Après avoir ainsi pacifié la Lombardie, le roi se rendit à Rome pour y célébrer les Pâques. Il fut, comme on le pense, fort bien accueilli par le pape : Charlemagne aimait à donner à l'Église, et le Pape aimait à. recevoir. Déjà avant ce voyage en Italie, une correspondance s'était engagée entre le roi et le pontife, celui-ci demandant à la fois la Sabine et autres pays appartenant à l'empire grec pour augmenter son pays et des poutres de bois d'Austrasie pour réparer les églises de Rome[17]. Charlemagne paraît avoir donné plus volontiers les terres de l'empire grec que les bois de ses forêts, car nous possédons des lettres d'Adrien, postérieures à cette époque, dans lesquelles il réclame avec instance l'envoi de ces poutres désirées. Cependant Charlemagne profita des bonnes dispositions du Pape, aux yeux duquel il avait fait briller la cession de la province de Sabine. Les deux plus jeunes fils du roi, Carloman et Louis, eurent l'honneur d'être baptisés par le successeur de saint Pierre et de recevoir de ses mains augustes l'onction sainte qui devait leur donner le caractère sacré de roi. A cette occasion, Adrien poussa même la galanterie jusqu'à changer le nom de Carloman, qui pouvait faire ressouvenir Charlemagne de la mort fâcheuse de son frère, en celui de Pépin, nom de bon augure, qui rappelait à la fois le fondateur de la puissance carolingienne et le véritable créateur de la puissance temporelle des papes. Le Pape et le Roi se séparèrent enchantés l'un de l'autre[18]. Charlemagne avait, de plus, été très flatté de recevoir à Rome une ambassade de l'impératrice Irène, qui, nouvellement montée sur le trône d'Orient par suite de la mort de son mari, Léon, et cherchant partout des appuis, même auprès du Pape, en haine des iconoclastes, s'était empressée de terminer les hostilités et d'ordonner aux généraux grecs de respecter les frontières pontificales. L'impératrice d'Orient demandait pour son fils la main de Rotrude, fille de Charlemagne, dont cette alliance exaltait l'orgueil. Ce projet de mariage, comme beaucoup d'unions royales, n'eut d'ailleurs aucune suite. Le plus clair bénéfice qu'en retira le roi fut d'avoir à sa cour l'eunuque Élysée, qui, chargé d'apprendre le grec à la jeune princesse, donna quelque teinture de science et de rhétorique aux tristes savants de la cour franque. Et ce fut peut-être par les conseils de cet érudit byzantin que Charlemagne, à son retour de Rome en Gaule, eut l'idée de s'attacher le célèbre Alcuin, un des rares hommes à peu près instruits de l'Occident. Ce fut donc, riche d'un savant de plus, mais appauvri encore d'un royaume, que Charlemagne revint dans ses États, après avoir remis à une escorte aquitaine le jeune roi Louis, qui alla régner derrière la Loire, et laissé à Pavie le jeune roi Pépin, monarque de quatre ans, appelé déjà par ses flatteurs le restaurateur de la liberté italienne. VIIDéfaite du Sonnethal. — Le massacre de Verden. — Mort de la reine Hildegarde. — Défaite de Charlemagne à Dethmold. 782. A son retour d'Italie, le roi se rendit à Lippsprind, près de Paderborn, où était convoquée pour cette année la grande assemblée du printemps, qui devait sanctionner la division de la Saxe en comtés dont l'administration fut confiée à des Saxons convertis. Mais il faut croire que ces nouveaux magistrats furent assez mal choisis, ou bien qu'ils ne jouissaient pas d'une grande influence auprès de leurs compatriotes, car, à peine Charlemagne s'était-il éloigné, qu'une nouvelle armée saxonne se réunissait sous les ordres de l'infatigable Witikind, revenu de son asile habituel du Danemark. Au même moment, les Sorabes, peuple resté sauvage et qui habitait au delà de l'Elbe, se jetaient sur la Thuringe et la mettaient au pillage. Charlemagne, qui, après son voyage d'Italie, éprouvait sans doute le besoin de goûter quelque repos, ne voulut pas cette fois prendre part à la guerre. Il confia le commandement de son armée austrasienne, qui semble avoir été une véritable armée régulière, toujours prête à marcher, différente en cela des contingents de l'hériban, au grand chambellan Adalgise, au connétable Geilon et au comte du palais Worad. Un second corps, composé de Francs Ripuaires, sous les ordres d'un cousin de Charlemagne, Théodoric, dut appuyer l'armée austrasienne. Mais la division du commandement ne vaut rien à la guerre ; la première armée, mal commandée, imprudemment engagée, fut presque entièrement détruite par les Saxons au combat du Sonnethal ; Adalgise, Geilon, quatre comtes et quantité d'hommes de guerre renommés y furent tués. De son côté, Théodoric, trop faible, battit en retraite. Une fois encore les troupes du monarque franc durent le céder aux bandes saxonnes. Charlemagne en fut exaspéré ; par son ordre les héribannatores parcoururent en hâte toute l'étendue de ses États, convoquant, sous les peines les plus sévères, tous les hommes en état de porter les armes, depuis le Rhin jusqu'à la Loire et des Alpes à l'Océan. En quelques semaines ce gigantesque effort de la monarchie franque était réuni sur le Rhin, et Charlemagne entrait en Saxe à la tête d'une centaine de mille hommes. Mais déjà les rebelles avaient disparu, s'étaient perdus dans les bois et les marais : il ne restait que les malheureux colons, victimes habituelles et résignées des guerres. Charlemagne les fit saisir ; on les amena au camp franc, et là on les tortura jusqu'à ce qu'ils découvrissent les retraites des edelings dévoués à Witikind ; on relâcha quelques-uns de ces colons dont les familles devaient être mises à mort, s'ils ne parvenaient à trouver et à amener prisonniers au camp les ennemis du grand roi. Grâce à cette conduite énergique, quatre mille cinq cents edelings, coupables ou non de révolte, furent livrés à Charlemagne, qui, en un seul jour, les fit massacrer par ses troupes auprès de son campement de Verden. Cet égorgement fut le seul acte marquant de cette expédition : l'été s'était passé à rechercher les victimes de la vengeance royale, et Charlemagne, qui craignait beaucoup les campagnes d'hiver, avait hâte de retourner à son palais de Thionville, où l'attendait la reine Hildegarde. Mais le sang répandu à Verden devait produire une moisson féconde : pendant tout l'hiver la Saxe fut parcourue par des émissaires de Witikind et d'Albion, un autre chef dévoué, lui aussi, à la cause sainte de l'indépendance ; une partie du peuple frison, qui, malgré les prédications de saint Boniface, conservait au fond du cœur l'amour des dieux du Nord, vint en aide aux edelings saxons échappés aux recherches de Charlemagne, leur fournit des vivres, des armes, même des soldats. Les plus paisibles colons de la Westphalie étaient eux-mêmes exaspérés, tourmentés perpétuellement par les évêques et les prêtres que Charlemagne avait établis et armés du bras séculier, dont ils se servaient vigoureusement contre quiconque leur semblait tiède dans la foi. Cependant, Charlemagne ne se doutait de rien : l'hiver pour lui s'était passé en fêtes à Thionville ; le printemps s'annonçait bien ; un seul chagrin venait de troubler sa félicité, la mort de sa femme Hildegarde ; mais le grand roi se consolait assez vite de ces sortes de deuils ; il cherchait déjà dans sa cour quelle beauté pourrait remplacer la reine disparue, quand une funeste nouvelle éclate subitement : dans toute la Frise orientale les églises sont en flammes, la ville épiscopale d'Utrecht n'est plus qu'un monceau de cendres. La Saxe est encore soulevée, et Witikind est de nouveau sous les armes, prêt à venger ses frères égorgés. Il faut bien se remettre en campagne ; de nouveau, l'armée austrasienne, dont les vides sont comblés tous les ans par de nouvelles recrues, reprend la route de la Saxe ; les circonstances sont assez graves cette fois pour que le roi veuille la commander en personne. C'était sur les flancs escarpés de la montagne d'Osnegg, sous l'ombre des vieux chênes de la forêt de Dethmold, que s'était réunie, fidèle à l'appel de son chef aimé, la dernière armée de la Saxe. Charlemagne approchait. A la tête de ses scares austrasiennes, il avait quitté la rive du Rhin, traversé la Westphalie déserte, et déjà du haut de la montagne les vigies saxonnes apercevaient à l'horizon flotter les étendards rouges et noirs des escadrons carolingiens[19]. L'armée franque, avertie de la présence de l'ennemi, se déployait dans la plaine, suivant sa tactique habituelle ; les piétons, en grande partie fournis par les pays tributaires, Frisons, Bavarois, Souabes et Thuringiens, formaient le front de l'armée ; en seconde ligne, pour décider de la victoire, se tenaient les scares de la cavalerie austrasienne. L'armement différait beaucoup : les piétons, francs ou tributaires, n'avaient pas d'armes défensives, à peine quelques tuniques de peaux rembourrées de laine sur la poitrine, des calottes de cuir de forme conique, des boucliers en bois ou en peaux ; leurs armes offensives consistaient en bisaigües de bois garni de fer, et surtout en arcs et en frondes, instruments qu'avait adoptés définitivement la tactique carolingienne. La cavalerie austrasienne, couverte d'épaisses chemises de mailles formées de lourds anneaux, de plaques et de heaumes de fer, armée de larges épées, de lances de douze pieds, montée sur d'énormes étalons, sans queue, crinière ni oreilles, présentait en revanche la plus redoutable force militaire qui existât alors en Europe. Et certes, à considérer l'armée saxonne, on ne pouvait supposer qu'elle pût jamais résister au choc foudroyant de cette muraille mouvante de fer. Les soldats de Witikind n'avaient d'autre défense que des vêtements de peaux retenus sur leurs corps par des bandelettes d'écorce ; leur tête était nue, protégée seulement par d'épaisses nattes de cheveux roulés ; à leur cou pendait un bouclier tressé de quelques tige ; d'osier coupées dans leurs marais. Comme armes d'attaque, rien que leur lourd coutelas de fer, le sachs national, des épieux de bois durci au feu, de courtes haches d'acier friable et quelques tronçons d'armes sans nom, façonnés avec les débris de lance ou d'épée ramassés sur les champs de bataille, seule récolte que, depuis les ravages périodiques du roi franc, produisît pour ses enfants le sol épuisé de la terre rouge. Cependant, il y avait cette fois avec les Saxons quelques alliés courageux, enfants du même sang et fils des mêmes dieux, qui étaient venus pour combattre le dernier combat contre les soldats haïs du Christ. Autour de Witikind et du grand étendard saxon, décoré de l'emblème national, l'églantine pâle des bois, s'étaient rangés avec leurs fidèles quelques rois de mer danois, arborant le drapeau d'Odin, la blanche bannière de neige sur laquelle volait, brodé de perles noires, bec ouvert, ailes éployées, le corbeau sacré des batailles. Ces nouveaux venus étaient mieux équipés que les proscrits saxons ; maîtres incontestés des mers, ils avaient de plus pour eux la confiance, le fanatisme, et, autant que leurs alliés, la haine immense du chrétien. Couverts de casques et de chemises de mailles, armés d'énormes lances, de pesantes masses hérissées de piquants, protégés par de longs boucliers de fer, ils pouvaient, mieux que le Saxon avec son bouclier d'osier, supporter le lourd poids des charges austrasiennes. L'armée de Charlemagne, après une courte halte, marcha en bon ordre contre l'ennemi. Arcs bandés, frondes en main, les piétons s'approchèrent des lignes saxonnes, la cavalerie se tint prête à les appuyer : le combat allait commencer. Les Francs ne chantaient plus alors, comme quelques années auparavant, quand ils engageaient la bataille ; les luttes en Saxe étaient sérieuses, peu profitables ; on en revenait rarement, et ceux qui échappaient ne revenaient que plus pauvres. D'ailleurs, la haute piété de Charlemagne avait remplacé ces chants barbares et souvent païens par un autre genre de mélodie : derrière les colonnes d'attaque, des clercs et des chapelains, fortement escortés, entonnaient des hymnes sacrés, le chant grave des vêpres chrétiennes. Donc, au son des hymnes de l'Église, les troupes de Charlemagne allaient aborder leurs adversaires, muets jusqu'alors, immobiles sous leurs vieux chênes consacrés à Hertha. En ce moment, alors, un chant lent et triste[20] s'éleva de la forêt : les Saxons, prêts à la mort, une dernière fois imploraient l'aide des dieux de leurs aïeux comme eux persécutés par les chrétiens. Le chant gagnait de proche en proche : dressant leurs armes vers le ciel vengeur, cherchant d'un œil avide les corbeaux qu'Odin envoie à ses fidèles comme présage de victoire, les Saxons répétaient en chœur l'hymne indigné des Scaldes. Et de la profondeur des bois sortait un son étrange, d'une pénétrante harmonie ; sous les doigts tremblants des vieux bardes échappés au massacre, les harpes sacrées de la Saxe vibraient douloureusement, comme l'appel désespéré de la patrie agonisante. A mesure que s'avançaient les Francs, les harpes vibraient plus pressées, modulant comme des voix humaines le chant de mort des guerriers. Exaspérés, décidés à ne pas reculer, les Saxons attendaient avec impatience le premier choc de l'ennemi. Ils avaient écouté les conseils de Witikind, s'étaient laissé poster par lui, d'après un plan, et ne s'en étaient pas remis aveuglément au hasard, suivant leur habitude. Witikind avait trouvé sur les pentes de l'Osnegg une bonne position défensive ; à moitié dérobés à la vue par les broussailles et les arbres, ses soldats évitèrent les premières volées de traits des piétons francs ; ceux-ci épuisèrent bientôt leurs munitions, et, dans la lutte corps à corps, les désespérés, comme l'étaient les Saxons, ont toujours l'avantage. Charlemagne, voyant la journée compromise, fit donner sa cavalerie. Ce fut alors la vraie bataille, la lutte des deux grandes haines, l'Austrasie et la Saxe. Empêtrés dans les broussailles, chargeant sur un terrain montant, humide, glissant encore des pluies d'hiver, les lourds cavaliers carolingiens ne purent soutenir l'attaque brusque, rapide des piétons saxons qui couraient pieds nus se courbant sous les branches, franchissant les buissons, et abattaient à coups de couteau les chevaux affolés de blessures. Les Danois également, habitués aux rapides manœuvres de la mer, se ruèrent sur les Francs avec leur fureur habituelle, leur mépris complet de la mort. Bientôt les Austrasiens reculèrent en désordre, furent rejetés sur l'arrière-garde où se tenaient, balbutiant d'épouvante, les clercs du chant royal ; le massacre fut épouvantable de part et d'autre : les Saxons, sans armures, se laissaient littéralement hacher par les géants de fer d'Austrasie ; mais enfin, au coucher du soleil, les hymnes détestés des chrétiens s'étaient tus, et Witikind, tout sanglant, montrait aux Saxons survivants les bannières abaissées du roi Charles d'Austrasie qui fuyaient au loin dans la plaine[21]. VIIIImmenses efforts de Charlemagne contre la Saxe. — Résistance opiniâtre des Saxons. — Guerre d'extermination. Campagne d'hiver. — Soumission et conversion de Witikind. 783-785. Il faut croire que Charlemagne avait été mis en pleine déroute, car il n'essaya de reformer son armée qu'à sept ou huit lieues du champ de bataille, sous la protection des fossés garnis de palissades de la ville épiscopale de Paderborn, un des centres les plus importants de la propagande franco-chrétienne en Saxe. Pendant plusieurs semaines le roi resta dans cette ville, appelant en grande hâte à son secours toutes les forces de la monarchie franque ; ce qui restait d'hommes de l'hériban dans les provinces les plus éloignées fut encore convoqué comme au jour des grands désastres ; à marches forcées les comtes arrivèrent avec leurs hommes, et Charlemagne, enfin rassuré par la multitude de ses soldats, osa se porter en avant. Il fut plus heureux cette fois ; de nouveau, il alla se heurter à ce qui restait des Saxons. Ceux-ci furent aussi braves que précédemment : ils ne reculèrent pas, mais ils furent broyés sous cette force terrible, disparurent noyés sous cette mer montante de fer. Seuls quelques guerriers d'élite, Witikind à leur tête, purent se frayer un passage, aller rechercher vers le Nord d'autres hommes prêts à mourir. La Saxe fut horriblement ravagée jusqu'à l'Elbe ; les colons paisibles, égorgés, mais nul ne demanda grâce ; vainement Charlemagne attendit quelque ambassade qui pût lui servir de prétexte pour finir cette guerre de désolation, pénible aussi pour son armée, car déjà l'hiver approchait. Nul Saxon ne se montra que pour se laisser égorger ; Charlemagne, au terme de son expédition, n'avait encore à lui que la terre où il campait ; et la Saxe, désespérée, folle de colère, n'accordait au vainqueur abhorré d'autre soumission que celle du trépas. Il fallut bien que Charlemagne se décidât à ramener son armée sur une terre moins hostile. Il avait d'ailleurs lui-même, semble-t-il, grand désir de remplacer la défunte reine Hildegarde. A peine de retour en Austrasie, à Worms, nous le voyons épouser la fille d'un comte allemand, la reine Fastrade, qu'on nous représente comme fort méchante et qui devait prendre sur lui une déplorable influence. Au printemps de l'an 784, Charlemagne se vit forcé de recommencer cette interminable guerre ; pendant l'hiver, les Saxons, réfugiés chez leurs voisins du Nord, étaient revenus aux ruines de leurs foyers dévastés. La Westphalie, plus ouverte, laissa sans résistance passer l'armée des envahisseurs, mais le roi franc ne put entrer dans la Saxe septentrionale, sur le territoire des Angariens. Les dieux du Nord semblaient, pour cette fois, être enfin venus au secours de leurs fidèles. Les pluies tombaient sans cesse des nuages gris, les plaines se changeaient en vastes marécages, les rivières débordaient, de grands orages venaient de l'Océan germanique, portant dans leurs nuées sombres l'éclair sinistre de la foudre d'Odin. Charlemagne fut obligé de battre en retraite, de retourner à Worms pour recompléter ses escadrons décimés par les dieux plus que par les hommes. Cependant, il fallait en finir ; le roi se résigna à tenter, malgré toutes les habitudes franques, les chances d'une campagne d'hiver. A l'époque où la neige commence à tomber, où, sous ces climats du Nord, l'homme ne peut vivre qu'abrité, non plus sous la verte tente des bois, mais sous un toit fermé, chauffé, l'armée carolingienne, bien pourvue de vivres, de vêtements, de baraquements de planches préparés d'avance, vint s'installer en pleine Saxe, auprès de la forteresse d'Ehresbourg. De ce point central, pendant tout l'hiver, rayonnèrent des colonnes franques, brûlant toutes les cabanes, mettant le feu aux forêts de pins, harcelant comme une meute le Saxon errant dans les bois, sur les marais gelés, sur les fleuves glacés. Ce ne fut pas seulement aux hommes, mais aussi aux femmes, aux enfants, que, pendant ces durs mois d'hiver, le Franc fit cette guerre acharnée ; bientôt il n'y eut plus en Saxe un seul toit debout ; et sur toutes ces familles privées la plupart de leur chef, n'ayant plus d'abri, ramassées grelottantes autour des feux éteints et dispersés par la lance franque, tomba le blanc linceul des neiges. Et néanmoins au Nord, sur les bords de l'Eyder, Witikind tenait toujours, ne voulant pas désespérer et toujours croyant en ses dieux. Enfin, il lui fallut comprendre que c'en était assez ; la pitié qui était au pays de Saxe finit par fondre ce cœur de glace. Quelques Saxons chrétiens s'entremirent, implorant de lui la paix en faveur de ces êtres sans défense qui périssaient par milliers, l'espoir et peut-être la revanche future du pays. Witikind consentit à traiter avec Charlemagne, non en vaincu, mais en égal. Le roi, heureux de mettre fin à cette guerre qui épuisait ses forces, lui envoya des otages, car on ne se fiait pas à la parole de Charlemagne. Il promit, il jura sur les plus redoutables reliques d'accorder aux Saxons tous les avantages et tous les privilèges des Francs. Les Saxons devaient être, non les sujets, mais les alliés et les égaux de leurs vainqueurs. Et alors, il s'opéra dans l'âme de Witikind une étrange révolution. Ces dieux, pour qui il avait combattu et qui l'avaient abandonné, il les prit en haine, en mépris ; il les renia, les regardant, dans sa bizarre théologie, comme des lâches qui cédaient à l'ennemi, et, ne voulant plus rien avoir de commun avec eux, il embrassa, comme un désespéré, ce culte, jusqu'alors odieux, des chrétiens. Ce fut au palais d'Attigny, au cœur même de la France carolingienne, qu'eut lieu la cérémonie du baptême de Witikind. Celui qui avait été le plus terrible ennemi de l'Église, devint non seulement un chrétien, mais même un moine fervent. Il passa le reste de sa vie dans les austérités, perdu dans l'ombre d'un couvent, nuit et jour priant aux pieds de son nouveau Dieu, l'implorant pour son pays. Et pendant que, la poitrine meurtrie du cilice, le dos sanglant sous la haire, Witikind ainsi priait, dans la Saxe dévastée les veuves et les orphelins étaient revenus aux décombres de leurs foyers vides de pères ; et au milieu du silence des tombes grandissait une nouvelle génération élevée dans le deuil pour la vengeance. IXJoie de Charlemagne et du Pape à l'occasion de la fin de la guerre de Saxe. — Lassitude des Francs. — Lois atroces de Charlemagne. — L'inquisition en Saxe. Protestations généreuses du Pape et d'Alcuin. — Conspiration contre Charlemagne. — Sa clémence. — Nouveau voyage de Charlemagne à Rome. — Expédition contre Bénévent. — Tassillon, duc de Bavière. — Ses malheurs et sa fin. — Irruption des Huns. 785-788. Grande fut la joie de la chrétienté, quand elle apprit la nouvelle de la soumission de la Saxe. Le pape Adrien ordonna des prières d'actions de grâces dans toutes les églises. Charlemagne n'était pas le moins satisfait de cette heureuse issue de ses campagnes ; ses armées étaient épuisées et d'autres révoltes étaient imminentes. Mais, le premier moment de joie passé, la haine, la rancune, la crainte eurent bientôt repris le dessus dans son cœur, et le célèbre capitulaire de 785 fut promulgué : les Saxons seront bien les égaux des Francs, tant qu'il s'agira de venir au champ de mai, cette parodie du mahl primitif, pour y recevoir les ordres royaux, tant qu'il s'agira de fournir des recrues — à mesure qu'atteindront l'âge de porter les armes les fils des compagnons de Witikind —, recrues qu'on aura soin de disséminer sur les frontières lointaines, assez loin pour qu'elles ne reviennent pas. Le peu d'hommes qui reste en Saxe est désarmé, démoralisé, et Witikind est moine. Charlemagne peut jeter le masque : son capitulaire sue le sang ; la peine de mort y revient à chaque ligne. La mort pour ceux qui tuent les prêtres, pour ceux qui conspirent, pour ceux qui trahissent ; pour ceux-là, c'est très bien ; mais la mort pour ceux qui brûlent, suivant leurs anciennes coutumes, les corps de leurs parents, la mort pour ceux qui refusent le baptême, la mort pour ceux qui font gras en carême ; enfin, suprême infamie, la mort don née secrètement, sans jugement, à ceux qui sont soupçonnés de vouloir quitter le christianisme ! C'est plus abominable que l'Inquisition elle-même. L'Inquisition au moins écoutait la victime avant de la frapper. Il est heureux que la barque de saint Pierre ne renferme pas beaucoup de saints comme Charlemagne, car elle sombrerait sous la formidable tempête de l'universelle indignation. Du reste, il faut rendre cette justice à l'Église, qu'elle protesta énergiquement contre ces abominables lois. Le pape Adrien écrivit à Charlemagne, afin de réclamer pour les évêques le droit de punir, suivant la forme canonique, plus indulgente que le capitulaire royal, les crimes envers l'Église et les défaillances dans la foi. Plus vive, plus énergique encore fut la protestation d'Alcuin, réclamant, comme le ferait un moderne, les droits de la pensée et de la liberté de l'âme : La foi, dit-il, est un acte de volonté libre et non de contrainte ; on attire l'homme à la foi, on ne peut l'y contraindre..... Si le joug suave et le fardeau léger du Christ avaient été prêchés à ce peuple inflexible des Saxons avec autant de persévérance qu'on en a mis à exiger les dîmes et à faire exécuter toutes les rigueurs des édits pour les moindres fautes, peut-être n'auraient-ils pas cette horreur du baptême..... que les propagateurs de la foi s'instruisent donc aux exemples des apôtres, qu'ils soient prédicateurs et non déprédateurs..... Malheureusement, Charlemagne resta sourd à toutes ces réclamations ; les évêques et les comtes de son entourage n'étaient pas mieux disposés que lui envers les restes désarmés de ce malheureux peuple ; une épouvantable compression pesa sur toute la Saxe ; les terres enlevées aux tribus furent attribuées aux évêchés ; les hommes, les jeunes gens arrachés, sous le moindre prétexte, et souvent sans raison, à leur toit, furent donnés comme serfs à toutes les abbayes du royaume ; mais la Saxe était tellement épuisée qu'elle ne pouvait plus se révolter, il lui fallut attendre, pendant près de huit années, qu'une autre génération atteignit l'âge où l'on peut mourir en soldat. Mais il n'y avait pas seulement, dans les États de Charlemagne, des comtes et des évêques s'enrichissant des dépouilles des vaincus ; il y avait aussi les simples hommes libres, la vraie force des armées, dont le nombre diminuait toujours et qui, forcés de s'équiper et de s'entretenir à leurs frais, ne voyaient plus qu'avec horreur cette série perpétuelle de guerres. Grand était partout le mécontentement contre le roi. Dans la Thuringe, surtout, qui, par sa position limitrophe de la Saxe, était forcée, plus que toute autre, d'envoyer continuellement son hériban se faire massacrer dans les forêts de la Westphalie ou dans les marais angariens, l'exaspération était à son comble ; beaucoup d'Austrasiens, voisins des Thuringiens, commençaient aussi à trouver que Charlemagne abusait d'eux. Une sourde fermentation régnait dans tout l'Est ; entre Thuringiens et Austrasiens, c'étaient de perpétuels conciliabules où l'on agitait la question de se défaire de Charlemagne. Mais, les conjurés étaient trop nombreux pour qu'il n'y eût pas un traître parmi eux. Charlemagne fut averti, habilement brouilla les Austrasiens avec les Thuringiens au sujet d'une jeune fille que son père, chef de la Thuringe, refusait de remettre à son fiancé, antrustion austrasien de la cour royale. L'affaire, adroitement envenimée, devint pour les Austrasiens une question de dignité nationale. Les Francs d'Austrasie, naguère amis de la Thuringe, furent les premiers à l'envahir. Surpris, sans alliés, les chefs de ce pays se réfugièrent dans les églises, implorèrent la médiation du puissant abbé de Fulde. Charlemagne, d'ailleurs, se montra très conciliant, véritablement paternel, comme il convient à un roi chrétien ; il leur fit dire de se rendre auprès de lui, à Worms, leur envoya, pour plus de sécurité, un sauf-conduit, bien en règle. Que leur demandait-il, d'ailleurs ? Bien peu de chose : l'aveu de leurs pensées criminelles, l'assurance de leur repentir. Les chefs thuringiens, rassurés, vinrent donc auprès du roi, et pour toute pénitence le pieux Charlemagne leur imposa un pèlerinage : ils devaient, séparément, aller dans les sanctuaires les plus vénérés, les plus réputés pour leur sainteté : les uns devaient visiter les tombeaux des apôtres à Rome, les autres, les églises de Neustrie, d'autres, encore, les basiliques d'Aquitaine. Heureux de cette clémence, les Thuringiens se séparèrent, chacun partant pour la destination qui lui était assignée. Mais une fois en route et dispersés, les uns furent arrêtés, jetés dans des cachots, les autres eurent les yeux crevés, quelques-uns furent assassinés. C'était ainsi que le roi très chrétien, auxiliaire en toutes choses du siège pontifical, pratiquait le pardon des injures. Une courte guerre contre les Bretons, qui refusaient depuis quelque temps de payer le tribut, guerre que Charlemagne ne fit pas en personne, fut le seul événement militaire de cette année, l'apaisement de la révolte de Thuringe s'étant fait sans résistance. Tout paraissait donc tranquille en Gaule : le pape Adrien crut les circonstances favorables pour renouveler ses demandes : les poutres promises par Charlemagne n'arrivaient pas, il fallait de l'étain, beaucoup d'étain pour recouvrir l'église des saints apôtres Pierre et Paul ; enfin il fallait des soldats, beaucoup de soldats, pour conquérir le duché de Bénévent, dernier État lombard resté indépendant et qui comprenait la plus grande partie du royaume moderne de Naples. Charlemagne répondit à toutes ces demandes et passa lui-même en Italie pour porter le dernier coup aux restes de la puissance lombarde. Une armée franque fut rassemblée sur les frontières de l'État bénéventin, au grand étonnement du duc Aréghise, qui ne se savait pas en guerre avec le roi franc. Dans l'espérance d'un arrangement pacifique, il envoya son plus jeune fils à Charlemagne, en qualité d'ambassadeur. De riches cadeaux, notamment une assez grande quantité de ces magnifiques sous d'or que depuis les Carolingiens on ne voyait plus en Gaule, mais qu'on frappait toujours à Bénévent et dans les provinces grecques, devaient aider le prince à conquérir les bonnes grâces du redoutable monarque. Charlemagne, en effet, accepta volontiers les présents, mais garda de plus l'ambassadeur comme otage, au mépris du droit des gens, que respectaient, cependant, même les Saxons païens. (V. chap. II.) Aréghise, désespéré, craignant pour les jours de son fils, que Charlemagne menaçait de mettre à mort en cas de résistance, recula, sans essayer de lutter, jusqu'à l'extrémité de son duché. Mais la conscience humaine n'est pas un vain mot ; il y a heureusement dans certains cas trop odieux comme un réveil d'honnêteté. La réprobation fut si unanime, si menaçante dans toute l'Italie, que Charlemagne lui-même proposa un arrangement amiable au duc de Bénévent, qui en fut quitte pour s'engager à payer un tribut de 7.000 sous d'or. Son fils aîné dut également être élevé à la cour du roi des Francs pour s'y instruire dans les plus Durs principes de la religion catholique. Mais ce n'était pas seulement l'indignation de l'Italie qui avait arrêté la marche de Charlemagne : de graves événements semblaient se préparer au nord-est de ses États. Depuis plusieurs années, le duc héréditaire des Bavarois, le plus important vassal de la couronne franque, Tassillon, chef de l'ancienne race royale des Agilolfinges, semblait supporter avec peine le joug de plus en plus pesant de la suzeraineté carolingienne. Parent de Charlemagne par sa mère, il avait épousé la sœur de Désidéria, cette fille de l'infortuné Didier, roi des Lombards, cette épouse répudiée du roi franc. On comprendra facilement que Liudberge, c'était le nom de la duchesse de Bavière, devait exécrer l'homme qui avait détrôné son père, persécuté et dépouillé son frère, trahi et abandonné sa sœur. Tassillon, de son côté, regrettait toujours l'antique indépendance, la vieille royauté libre des Agilolfinges, dont le sang était assurément plus illustre que celui de ces fils de prêtres d'où sortaient les Carolingiens. Excité par sa femme, Tassillon intriguait avec les Huns, les Grecs, les tribus slaves, donnait asile à tous les mécontents lombards et, ne voyant dans le Pape que l'ennemi acharné de son beau-père, dissimulait mal son peu de ferveur religieuse. Une ambassade qu'il adressa au souverain pontife tourna fort mal ; le Pape anathématisa les envoyés et leur maître et, profitant du retour de Charlemagne qui venait célébrer, à Rome, la Pâque de 787, il lui dénonça formellement toutes les intrigues de Tassillon, intrigues qu'il connaissait probablement mieux que personne, grâce à cette redoutable police exercée par les évêques de tous pays au profit du successeur de saint Pierre. L'invasion de la Bavière fut immédiatement décidée par Charlemagne ; le Pape remit d'avance aux guerriers francs tous les péchés qu'ils pourraient commettre, meurtres, vols, incendies et tous ces forfaits qui sont la conséquence de la guerre (textuel). Trois grandes armées envahirent la Bavière ; deux étaient composées des sujets de Charlemagne, la troisième était l'armée de Lombardie, qui agissait indépendamment des deux autres, sous les ordres du jeune roi Pépin. Tassillon régnait sur un peuple fort catholique, très soumis à ses évêques ; aussi ses sujets l'abandonnèrent-ils, et le malheureux prince se vit obligé de promettre qu'il viendrait en personne au mahl de l'année suivante pour renouveler ses serments de fidélité. Son fils aîné, qu'il fut forcé de livrer au roi, répondait de sa parole ; la Ravière resta d'ailleurs occupée par de fortes garnisons austrasiennes. Tassillon se rendit donc au printemps à la grande assemblée des peuples francs qui se tenait, cette année-là, à Ingelheim. Mais il n'eut pas à renouveler ses serments ; à peine arrivé, il fut arrêté, sommairement jugé d'après les révélations de ses sujets mécontents et condamné à mort d'une commune voix par l'entourage de Charlemagne. Par respect pour le lien de parenté qui les unissait, le roi lui fit grâce de la vie ; on se contenta de le tonsurer, puis de l'exiler au couvent de Jumièges ; sa femme et ses filles furent faites religieuses, ses fils furent jetés dans un de ces couvents perdus où les néophytes recommandés ne vivaient que peu de mois, et les annales du temps enregistrèrent avec leur sinistre laconisme que c'en était fait de l'antique race des ducs de Bavière. Au moment même où l'on arrêtait à Ingelheim le duc Tassillon, ses alliés se mettaient en mouvement. La grande nation des Huns-Avares semblait reprise de cette furie de guerre qui jadis, périodiquement, la jetait sur l'Europe chrétienne. Une horde envahissait la Ba- vière, tandis qu'une seconde, franchissant les montagnes de la Norique, entrait dans la marche de Frioul. En même temps, le fils du roi Didier, le prince lombard Adalghise, monté sur une flotte byzantine qui portait une armée de Grecs et de Siciliens, sujets de l'empire d'Orient, apparaissait sur les côtes de Calabre, appelant à la révolte ses compatriotes de Bénévent. Grand fut l'effroi dans les cours de Pavie et de Rome. Le duc de Bénévent, Aréghise, le récent vassal de Charlemagne, était mort quelque temps auparavant ; malgré les instances du Pape, le monarque franc avait laissé le fils aîné du duc défunt, le jeune Grimoald, celui-là même qu'il avait emmené à sa cour, partir pour prendre possession de l'héritage paternel. Le Pape profita des circonstances difficiles que l'on traversait pour tâcher d'obtenir l'incorporation, aux États de l'Église, du duché voisin de Bénévent qu'il convoitait depuis longtemps. Il écrivit au roi lettres sur lettres, dénonçant Grimoald, révélant des complots imaginaires ; et, pour donner plus de force à sa parole en laquelle Charlemagne, malgré sa haute dévotion, semble n'avoir eu qu'une médiocre confiance, il alla jusqu'à faire certifier vraies ses accusations par la signature de quarante-trois prêtres romains. Charlemagne laissa dire le souverain pontife ; il avait confiance en Grimoald, et l'événement prouva qu'il avait raison. Bien qu'il fût, par sa mère, le neveu d'Adalghise et le petit-fils de Didier, Grimoald, fidèle à son serment, et reconnaissant de l'appui que le roi lui avait prêté contre le Pape, réunit ses forces à celles d'un duc franc, Winéghise, ainsi qu'à celles d'un autre duc lombard, celui de Spolète, et marcha résolument contre l'armée qui avait débarqué en Calabre. Cette armée consistait en quelques corps byzantins composés de soldats mercenaires recrutés un peu partout, et en milices siciliennes, les moins belliqueuses qu'il y eût alors en Europe. Les Franco-Lombards n'eurent pas grand'peine à les mettre en déroute. Adalghise, plus brave que ses hommes, se fit tuer en combattant ; quant au général grec, Johannès, il n'hésita pas à se rendre, espérant bien sauver sa vie. Mais il se trompait : le duc franc le fit immédiatement mettre à mort, sans que le duc de Bénévent s'y opposât. Grimoald était décidément un précieux allié pour Charlemagne ; aussi le pape Adrien, comprenant bien que le duc victorieux allait être en faveur auprès du roi, s'empressa-t-il de changer de ton et de déclarer solennellement que, s'il avait essayé de faire détrôner Grimoald, ce n'était nullement par haine contre ce fils chéri ni par désir de posséder les cités bénéventines, mais simplement par zèle pour l'Église et par intérêt pour le roi son bienfaiteur, intérêt qui, peut-être, l'avait rendu trop soupçonneux et trop méfiant. Les Huns-Avares, déchus alors de la gloire de leurs ancêtres, n'avaient pas été plus heureux que les Grecs. Leur cavalerie, très redoutable dans les pays plats, manœuvrait difficilement dans les cantons montueux de Bavière et au milieu des champs cultivés du Frioul, entrecoupés de nombreux canaux. La bande qui avait envahi les États de Tassillon et qui comptait sur l'appui de la population, la trouva au contraire si hostile qu'après deux vaines tentatives elle renonça assez promptement à cette malencontreuse expédition. Quant à l'armée qui s'était jetée sur le Frioul, elle fut battue par les troupes lombardes du roi Pépin, toujours fort bien commandées par un duc qui jouissait alors dans toute l'Europe de la célébrité dont on a plus tard honoré le personnage imaginaire de Roland ; ce duc était un Austrasien né à Argentoratum (Strasbourg), et nommé Éric ; nous le retrouverons encore dans le cours de ce récit. Bien que cette invasion eût été repoussée, le prestige de Charlemagne en aurait été diminué, &il n'avait pas reporté la guerre à son tour chez les peuples assez hardis pour avoir osé l'attaquer. Mais la guerre contre les Huns était chose grave ; et l'an 789 se passa sans qu'il l'entreprît ; une courte expédition ou plutôt un voyage dans le pays des Wélétabes ou Wiltzes, pauvre tribu des bords de la Baltique qui se soumit à la première injonction, fut le seul événement important de cette année pendant laquelle, comme pendant la suivante, Charlemagne semble s'être occupé plus spécialement de littérature et de législation, deux passions malheureuses qui remplissaient ses loisirs avec l'étude approfondie du plain-chant. XLa guerre des Huns. — Revers de Charlemagne. — Conspiration de Pépin le Bossu. — Révolte des Saxons. — Désastres et famine. 789-794. L'expédition contre les Huns-Avares devait, dans la pensée de Charlemagne, être un des actes les plus importants de son règne ; vaincre ceux qu'on regardait comme les descendants de la horde terrible de cet Attila nommé par l'orgueil de la chrétienté, impuissante à se défendre, le fléau de Dieu lui-même, t'eût été la plus grande gloire que pût rêver un roi de l'Occident, ambitieux de la couronne des Césars. Pendant près de deux ans, de l'automne de 789 au mois d'août 791, le roi franc avait amassé à Ratisbonne d'immenses approvisionnements, appelé à ce rendez-vous les peuples les plus éloignés de son empire. Des frontières des Pyrénées, les Aquitains étaient venus, entraînés par le roi Louis ; les comtes francs de la Saxe avaient pressuré ce qui restait de chair humaine dans le malheureux pays soumis à leur domination pour en former encore une armée ; les marchiones du Nord avaient amené les garnisons de leurs marches, renforcées par les auxiliaires barbares, Slaves et Obotrites ; l'Austrasie s'était levée comme un seul homme, rêvant le pillage du grand camp avare où s'étaient entassés les dépouilles du monde occidental et les tributs honteux des empereurs d'Orient. Frontières comme provinces centrales, tout resta sans guerriers et sans hommes ; Charlemagne avait dans sa main la plus formidable force qu'un mortel eût jamais possédée. C'était comme la préface des croisades : Francs austrasiens, neustriens, ripuaires, Burgondes, Aquitains, Provençaux, Saxons, Frisons, Thuringiens, Souabes, Bavarois, Obotrites, peuples de race et de langue diverses étaient tous réunis sous la grande bannière bleue semée de roses d'or que le Pape avait envoyée au roi fils aîné de l'Église, étendard sacré qu'il s'agissait de planter sur la tente d'Attila, à la place de cette crinière de cheval teinte de sang qui s'était promenée victorieuse par le monde. Cette armée de Charlemagne, avec ses centaines de mille hommes, paraissait plus forte cependant qu'elle ne l'était en réalité. Plusieurs de ces peuples, arrachés à leurs foyers pour cette guerre à l'extrémité de l'Europe, ne marchaient qu'à contrecœur. Les Aquitains, dont le pays était périodiquement menacé ou ravagé par les invasions des Maures d'Espagne, les Saxons, peu soucieux d'aller verser leur sang pour leur bourreau, ne mettaient pas à cette expédition la même bonne volonté que les Francs de race pure qui savaient que pour eux était réservé, non seulement la gloire qui les touchait peu, mais en plus le meilleur du butin. Dans les derniers jours d'août 791, les préparatifs étaient achevés et l'armée allait s'ébranler ; tout avait été prévu ; rien ne manquait que la bénédiction de Dieu. Charlemagne était un prince trop pieux pour négliger un moyen de donner aux siens toute confiance dans l'avenir et de leur inspirer la fanatique énergie des guerres religieuses. Pendant trois jours, par ordre du roi, l'armée pria, jeûna ; de longues processions de clercs psalmodiant nu-pieds les hymnes de l'Église parcoururent les campements des différents peuples ; pendant trois jours, tous durent s'abstenir de viande et de vin ou de toute autre boisson fermentée. Mais, Charlemagne avait sans doute réfléchi que le vin est, aussi bien que les chants d'Église, un excitant pour une armée chrétienne ; moyennant un sou d'argent pour les comtes et les chefs, un denier pour les soldats, chacun put s'enivrer à son aise et vider à ses succès futurs ces grandes bouteilles de terre, pleines de cervoise ou d'hydromel, qui faisaient partie de l'équipement des guerriers francs. Le matin du quatrième jour l'armée se mit en marche le long des deux rives du Danube. Le corps le plus considérable, celui qui suivait la rive droite, était sous les ordres directs de Charlemagne et de son fils, Louis d'Aquitaine ; il comprenait les Francs proprement dits, Austrasiens et Neustriens, les contingents de Burgondie et d'Aquitaine, les Souabes, Alemans, Thuringiens, etc. Le second corps, qui longeait la rive gauche, route plus pénible et plus dangereuse à cause des accidents du sol et des nombreux torrents qui descendent des montagnes de Bohême, obéissait au comte Theuderic, un des plus fermes généraux de Charlemagne, éprouvé dans la guerre de Saxe, et qui dirigeait alors ceux qu'il avait si longtemps combattus. Ce corps, en effet, était composé de Saxons et de Frisons, encadrés dans quelques scares de Francs Ripuaires. Des barques, de ces grands radeaux dont la forme n'a pas changé depuis des siècles et qui descendent encore aujourd'hui de Passau et de Ratisbonne jusqu'à Vienne, portaient une troisième armée, celle des Bavarois, guidée par des comtes francs et suivie de tout l'approvisionnement des troupes. De plus, le roi d'Italie, Pépin, avait reçu l'ordre d'attaquer à peu près à la même époque le pays des Huns-Avares, par la vallée de la Save et la Pannonie inférieure. Pendant que les armées de Charlemagne descendent ainsi le cours du Danube, jetons un regard sur le pays qu'elles vont envahir. La Hongrie et l'archiduché d'Autriche actuels, c'était le centre de l'établissement des Huns-Avares, dont les frontières mal définies variaient fréquemment. Peuple de sang asiatique, de race mongole, ils avaient comme imposé à leurs conquêtes d'Europe l'aspect de leur lointaine patrie. Sous leurs courses furibondes ils avaient nivelé, aplani comme un désert des hauts plateaux d'Asie, les cantons jadis fertiles de la Pannonie et de la Mésie : les villes avaient disparu, fauchées comme les moissons, les arbres avaient été brûlés, arrachés ; sur tout l'emplacement foulé par leurs chevaux ondulaient seulement, au vent libre des steppes, les grands champs d'herbes folles. Leur pays n'était guère qu'une immense solitude ; toute la vie s'était resserrée au point central de leur domination, où s'élevait le camp gigantesque, le cercle ou le ring, comme l'appelaient les Francs, entassement de tentes et de huttes jeté dans les plaines basses du Danube et de la Theiss. Qu'on se représente une muraille haute de vingt pieds, large de vingt, construite d'un mélange de terre, de pierres, de craie, le tout pressé, battu, ne formant qu'un mortier ; un gazon verdoyant la recouvre et la maintient ; des buissons épineux en couronnent le sommet. Cette muraille est de forme circulaire, elle semble n'avoir pas de fin ; on la voit fuir, se perdre dans le lointain par une courbe insensible ; c'est bien un cercle, mais un cercle immense d'un diamètre de cent lieues. Ce cercle en renferme huit autres, tous séparés par des murailles également fortes. Le premier serait enlevé par l'ennemi qu'il faudrait franchir le second, et ainsi de suite jusqu'au neuvième qui renferme le camp royal et le grand trésor de la nation. Dans l'intervalle qui règne entre chaque cercle de murailles, intervalle d'une largeur de dix à douze lieues, sont campées les hordes avares avec leurs rapides troupeaux d'étalons et de juments, seul bétail qu'ils estiment. Le cheval les nourrit de sa chair, les habille de sa peau, le lait aigri de la jument est leur seule boisson. Disséminés au hasard entre les murailles, apparaissent des tentes noires en crin, de légers kiosques de bois, peints de rouge et de vert, aux toits bizarres et recourbés, aux formes tourmentées. Au sommet de hauts échafaudages, faits de poutres légères, des sentinelles veillent l'œil fixé sur la plaine, tenant à la main de longs porte-voix dont le son bruyant parvient jusqu'à la vigie voisine ; de proche en proche, en quelques secondes, les signaux se transmettent ainsi et les Avares sont avertis. Chaque cercle d'ailleurs communique avec les autres par de nombreuses ouvertures assez larges pour donner passage à tout un escadron, mais toutes préparées pour être bouchées en quelques secondes. Seule, la première enceinte n'a que de rares portes, aux quatre points cardinaux. C'est par là que sortent pour la guerre les hordes assemblées, suivant le lieu où les pousse leur caprice, dit l'histoire, la colère divine, dit la légende. Car, malgré leur décadence, ils sont encore l'épouvante du monde, ces fils exilés de l'Asie. Leur aspect est toujours effrayant comme lorsqu'ils apparurent à l'aurore de leurs invasions, dans leurs sales habits de cuir, avec leurs longues nattes pendantes, leurs colliers d'oreilles humaines, hurlant comme des loups, sonnant dans leurs lugubres trompettes d'os faites d'un fémur humain, le visage grimaçant, couvert d'horribles stigmates imprimés au fer chaud dans la peau, véritable armée de démons que précédait, disait-on, une première armée de fantômes. Plus d'un soldat de Charlemagne, en écoutant aux haltes du soir les récits des chapelains diserts racontant que la race des Huns venait de l'union des diables de l'enfer et des sorcières de la terre, qu'elle était habile à évoquer les morts, à faire apparaître des prodiges, plus d'un soldat crut voir se lever dans les brouillards du Danube cette même armée de spectres fantastiques, devant laquelle s'était jadis enfuie, folle de terreur, l'armée cependant vaillante du roi Sigebert d'Austrasie[22]. Néanmoins, comme on traversa sans obstacles le pays depuis longtemps contesté qui séparait la Bavière des possessions hunniques, l'armée envahissante semblait plus rassurée ; on approchait enfin du véritable pays avare où les Huns attendaient l'ennemi. Le corps de Charlemagne, suivant toujours le Danube, arriva le premier en vue de ses adversaires ; pour protéger leur position, les Huns avaient fait quelques travaux de fortification, avaient barré par des retranchements élevés sous la direction d'ingénieurs grecs toute la vallée du Danube. La rive droite, notamment, avait comme rempart naturel le mont Commagène, dernier contrefort des Alpes Styriennes, et comme défense artificielle, obstacle qu'on ne s'attendait pas à rencontrer chez ce peuple nomade, un véritable château fort. Ce château était largement muni de machines de siège, fournies aux Huns par les Grecs, sans doute en vertu de l'axiome byzantin qu'il fallait éviter d'avoir les Francs pour voisins[23]. Charlemagne alla se heurter contre le château et les retranchements qui l'appuyaient ; ses colonnes d'attaque furent écrasées par les pierres énormes que lançaient les catapultes ; des rangs entiers étaient transpercés par de gigantesques flèches de vingt pieds de long, qui partaient des balistes habilement manœuvrées par les ingénieurs grecs. Le découragement se manifestait déjà chez les assaillants et la déroute était imminente, quand, heureusement pour Charlemagne, son lieutenant Theuderic arriva, sur l'autre rive, au confluent du Danube et du torrent de Kamp, sur lequel les Huns avaient compté pour protéger ce côté de leur frontière. Theuderic venait à propos : la plus grande partie des forces avares s'était portée sur la rive droite pour tenir tête à Charlemagne ; le chef franc força par une brusque attaque le passage du torrent de Kamp et, voyant le péril que courait son maître, jeta, grâce à la flotte bavaroise, ses troupes de l'autre côté du Danube. Les Avares furent ainsi pris par lui en flanc et en queue ; effrayés, ils renoncèrent à défendre cette première ligne et se retirèrent derrière les marais du Raab. Ce fut du reste le seul succès de l'armée de Charlemagne. Après avoir erré pendant plusieurs semaines au milieu des plaines désertes qui s'étendent de l'Ens au Raab, consumant inutilement ses vivres, il lui fallut songer à battre en retraite, n'ayant qu'à peine entamé la Hunnie. Déjà les portes occidentales du ring vomissaient des flots de cavaliers galopant vers le Raab ; les peuplades éloignées, campées vers les frontières perdues de la Sarmatie, arrivaient à marches forcées ; et déjà, du camp franc, on pouvait percevoir, roulant comme de lointains tonnerres du côté de l'Orient, les grondements lugubres des grands tambours hunniques. Puis, Charlemagne n'avait pas prévu l'automne de Hongrie, pas plus que Napoléon ne prévit plus tard l'hiver de Russie ; les grandes pluies commencèrent ; le Danube et ses nombreux affluents débordèrent, la terre basse de Hongrie devint un vaste marécage ; épuisés, ne trouvant plus que des herbes pourries par l'eau, les chevaux périrent par milliers ; dans les brouillards du fleuve, rampant lourdement au matin sur ce sol putréfié, les soldats, effrayés par les légendes qui couraient dans leurs rangs, croyaient voir se lever les fantômes évoqués par les Huns qui soufflaient sur eux la fièvre mortelle des marais. Bientôt, une véritable épidémie paludéenne se déclara dans l'armée. Il fallut donc que Charlemagne se résignât à battre en retraite, à ramener vers l'Allemagne et la Gaule ces troupes de fiévreux et de malades. On sacrifia, pour protéger le reste de l'armée, le corps friso-saxon du comte Theuderic, qui resta à l'arrière-garde, contenant par sa vigoureuse résistance les hordes hunniques accourues pour prendre part à la curée de la grande armée royale. Charlemagne, en opposant ainsi les Saxons aux Avares, savait certes ce qu'il faisait : les Avares, exaspérés de l'invasion, ne voyaient plus dans les soldats de Theuderic les éternels révoltés contre la puissance franque ; les Saxons n'étaient plus à leurs yeux que des ennemis, ennemis si vigoureusement attaqués qu'il leur fallait bien, de leur côté, se défendre énergiquement. La retraite d'ailleurs leur eût été aussi dangereuse que la résistance. Charlemagne n'aurait certes pas ménagé des fuyards saxons. Qu'Huns et Saxons s'entretuassent donc, c'était toujours des ennemis de moins. A grand'peine, le roi put regagner en vaincu les murs de Ratisbonne, tandis que ses adversaires, franchissant l'Ens, venaient insulter les frontières bavaroises et battre, houle vivante, la digue ébranlée des derniers bataillons de Theuderic. L'armée du roi Pépin d'Italie, qui agissait séparément au sud des pays avares, n'avait guère été plus heureuse que celle du roi des Francs. Elle était bien parvenue jusqu'au ring, aidée par une révolte des Slaves méridionaux, sujets ou plutôt esclaves des Huns ; mais, après avoir forcé la première enceinte, après quelques heures de pillage, des nuées de Huns s'étaient précipitées par toutes les ouvertures du second cercle, et d'un choc irrésistible avaient rejeté les Franco-Lombards en désordre jusque sur les frontières du Frioul. Ces échecs avaient grandement ébranlé la puissance et surtout le prestige de Charlemagne. Il eut beau déclarer qu'au printemps suivant il recommencerait cette guerre interrompue, le mécontentement était si grand dans tous ses États, qu'il lui fallut y renoncer. Il était à peine de retour à Ratisbonne, que ses jours mêmes étaient en danger, et l'exécration contre lui était telle que, dans son entourage, dans sa propre famille, des conjurés croyaient qu'ils feraient œuvre pie s'ils pouvaient débarrasser le monde de ce grand faiseur de cadavres. Nous avons vu, au commencement de cette histoire, qu'avant d'épouser Désidéria, fille du malheureux roi lombard, Didier, Charlemagne avait eu une femme très légitime, Himiltrude, dont le Pape lui-même avait reconnu et défendu les droits. De cette Himiltrude, fille très noble de la nation des Francs, ainsi que l'appelait le Pape, était né un fils, l'aîné de la race, Pépin, malheureusement bossu et de très petite taille. Pépin n'avait contre lui que cette malencontreuse infirmité ; il était beau de visage, dit Eginhard, et son esprit était plus vif, plus cultivé que celui de ses frères, les préférés de Charlemagne, sorte de géants austrasiens, lourds, épais et sans instruction. Voyant de ses trois frères les deux cadets créés rois et l'aîné investi, sinon d'une royauté, du moins d'un duché, celui du Maine, Pépin avait été profondément irrité. De plus, la femme actuelle de son père, la reine Fastrade, l'avait pris en haine, le raillait journellement et se consolait de n'avoir pas donné de fils à Charlemagne, en riant de cet adolescent contrefait. Les mécontents n'eurent pas de peine à entraîner avec eux le jeune prince, à le faire consentir, sinon à la mort, du moins à la déposition de ce père qui n'était plus pour lui que l'époux d'une marâtre. Cette conspiration eut plus d'importance qu'on ne le croit généralement ; elle comprenait plusieurs évêques, notamment ce traître italien, ce Pierre, ce diacre de Trévise, qui avait livré sa ville au roi franc, en échange de l'évêché de Verdun, et qui trahissait encore pour changer son bâton épiscopal contre la croix à double branche des archevêques. Beaucoup de comtes de grande race, qui se disaient en eux-mêmes que leurs aïeux valaient bien ces Pépin et ces Arnoul, domestiques des rois mérovingiens, s'étaient facilement laissé gagner par les insinuantes paroles de l'évêque de Verdun. Une grande partie du clergé, qui n'était pas aussi dévoué que le prétend l'histoire ou plutôt la légende, soutenait les conspirateurs, et le lieu ordinaire des réunions de ces divers conjurés n'était autre que la vieille église de Saint-Pierre de Ratisbonne. C'était la nuit, dans cette antique basilique qui datait des premiers siècles chrétiens : un pauvre diacre, Fardulf, Lombard d'origine, que les malheurs de son pays et les hasards de la conquête avaient mené jusqu'à Ratisbonne, s'était endormi à son banc en récitant les offices du soir. Il dormait depuis quelques heures, lorsqu'un bruit sourd de pas, un frôlement étouffé de fourreaux d'épée le tira de son sommeil. L'église, éclairée par quelques torches, était pleine d'hommes armés portant le haubert des seigneurs, le casque d'acier doré des comtes, entourant, comme une garde d'honneur, un jeune homme bossu, difforme. Puis, escortés de quelques diacres, glissant comme des fantômes sur les blanches dalles, des évêques apparurent. Effrayé, Fardulf s'était caché sous un des sièges du chœur, retenant sa respiration, cherchant à deviner ce qui pouvait, à pareille heure, amener dans l'église déserte cette foule de seigneurs et de prélats. Il n'eut pas longtemps à attendre : il n'était question, dans ce mystérieux conciliabule, que de déposer le roi, que de le renfermer dans quelque monastère, comme le père de Charlemagne l'avait fait pour son roi légitime. Quelques comtes, en entendant parler de tonsure, de repos monastique, mettaient, avec un étrange sourire, leur main crispée sur la garde de leur épée. Fardulf tremblait déjà, mais quel ne fut pas son effroi, quand un des conjurés, plus prudent que les autres, demanda qu'on fouillât toute la basilique pour être certain que nul n'avait entendu un de ces mots qui pouvaient coûter une tête. En vain, Fardulf se faisait-il petit, se cachait-il dans l'ombre : on le découvre, on l'entraîne devant les chefs du complot, on demande sa mort, sa mort qui sauvera la vie de tous. Mais lui implore grâce et pitié, jure qu'il est comme les conjurés, plus même qu'ils ne le peuvent être, en sa qualité de Lombard, de vaincu, l'ennemi acharné de Charlemagne ; il demande à être associé à leurs grands projets, et, au pied de l'autel, sur la croix sainte et sur les reliques, jure le secret à ses nouveaux compagnons, jure de les suivre, de frapper au besoin comme eux. Fardulf mit dans ses protestations un tel accent de vérité, que les conjurés crurent à ses serments, se séparèrent tranquilles, heureux d'avoir gagné une recrue pour leur grande œuvre de vengeance. Cependant Charlemagne dormait paisible dans le vieux palais de Ratisbonne, ancienne résidence des légats impériaux, dont avaient hérité les ducs Agilolfinges, et qui, depuis la chute de Tassillon, était devenu, par droit de confiscation, la propriété du roi franc. Charlemagne conservait, dans ses diverses résidences, certaines habitudes de prudence ; à la façon d'un sultan oriental, il n'avait dans ses appartements intimes qu'il partageait avec la reine, ses maîtresses et ses filles, que des femmes pour le servir ; mais, en revanche, plusieurs portes solides[24], à chacune desquelles veillaient des servantes, le mettaient à l'abri de toute surprise, lui auraient donné le temps d'appeler à son aide sa garde palatine, dont un détachement campait toujours dans la cour du palais ou de la villa qu'il habitait et sous les fenêtres même de sa chambre. Tout à coup, au milieu de la nuit, un homme hagard, effaré, se présente au palais, bouscule les sentinelles, appelle, fait tapage, demande à tout prix à parler au roi, parvient jusqu'à la première des sept portes derrière lesquelles Charlemagne repose en toute sécurité, parlemente avec les servantes qui refusent d'ouvrir, fait enfin un tel vacarme que tout le palais s'émeut. Charlemagne, réveillé, s'informe d'où vient ce bruit ; on lui répond que c'est quelque fou, quelque importun solliciteur. Le monarque comprend qu'un solliciteur ne serait pas assez fou pour venir à pareille heure importuner son souverain, le réveiller en pleine nuit pour implorer quelque faveur, ce qui serait le plus sûr moyen de ne pas l'obtenir ; l'homme est sans armes, lui rapporte-t-on, vêtu simplement d'un caleçon et d'une chemise, il a le menton rasé comme un clerc : il ne peut donc être bien dangereux ; ce qu'il a à dire est peut-être bien important, et le roi se décide à le faire introduire. Tout haletant, tout ému, Fardulf se jette aux pieds de Charlemagne, lui révèle dans tous ses détails la conspiration qui le menace. Le lendemain matin, tous les conjurés étaient arrêtés, torturés, décapités, pendus, sauf les évêques qu'on se contenta de jeter en prison, et Pépin qui, dit naïvement Eginhard, fut très rudement battu, puis relégué au monastère de Saint-Gall... le plus pauvre endroit de l'Europe, ajoute piteusement le chroniqueur connu lui-même sous le nom du moine de Saint-Gall, malcontent, sans doute, de sa résidence alpestre. Après avoir ainsi châtié les coupables et royalement récompensé Fardulf, chez qui il trouva, paraît-il, toutes les qualités nécessaires pour faire un abbé de Saint-Denis, le plus riche bénéfice du royaume, Charlemagne se prépara à recommencer la guerre contre les Huns. Il rappela le comte Theuderic, le chargea d'aller en Frise et en Saxe lever une nouvelle armée. Les Frisons consentirent à obéir, fournirent encore quelques bataillons, mais, en Saxe, ce fut différent ; les corps saxons, laissés à la défense des frontières, n'étaient pas revenus dans leur patrie ; le bruit courait qu'ils étaient tous morts au lointain pays des Avares. Ceux qu'on appelait encore sous les armes auraient inévitablement le même sort. Mourir pour mourir, mieux valait encore que ce fût dans la patrie, mieux valait périr en se vengeant de Charlemagne qu'en luttant pour lui contre un peuple qui, semblable aux Saxons, combattait pour sa liberté. Sur ces entrefaites, Theuderic arrive en Saxe, aux bords du Weser, avec ses levées frisonnes ; ses hérauts parcourent le pays, sonnent le cor fatal à l'appel duquel tous, sous peine de mort, doivent obéir à l'instant ; et des profondeurs des bois, des retraites cachées dans les marais, des grands roseaux du bord des fleuves, sortent des vieillards, des enfants, quelques hommes, ce qui reste sur la Terre Rouge ; il en vient plus qu'on n'en demande. Mais, au lieu de se ranger en bon ordre à la suite de Theuderic, à côté des Frisons et des Francs de l'escorte, les Saxons les entourent, poussent un cri de guerre, invoquent Odin et se précipitent sur les troupes carolingiennes. Les Frisons, au fond sans doute enchantés de cette attaque, se débandèrent au premier choc, re-' prirent la route de leur pays : Theuderic et les Francs voulurent vainement résister et se firent tuer bravement. Certes, à la nouvelle de cette défaite, le cœur saigna à Charlemagne ; il ne pouvait même pas la venger. Son étoile pâlissait, un vent de malheur soufflait sur ses vastes États ; les Lombards, mécontents, faisaient trembler le roi Pépin, chancelant sur son trône usurpé : poussé à bout par les intrigues du Pape, le fidèle duc de Bénévent, Grimoald, commençait à prêter lui-même l'oreille aux astucieuses promesses de la cour de Byzance. Les Huns insultaient de nouveau les frontières de Bavière, la révolte de Saxe s'étendait, gagnait tous les jours, et Charlemagne n'avait plus d'armées. L'armée franque alors, en effet, ne se composait plus que d'un bien petit nombre d'Austrasiens ou de Neustriens : c'étaient précisément ces peuples de douteuse fidélité, Frisons, Saxons, Alemans, Bavarois, qui faisaient maintenant sa force. Le jeune roi Pépin, le Pape à grands cris réclament des secours et Charlemagne ne peut plus leur en envoyer. Il en est réduit à prier son fils d'Aquitaine, le roi Louis, aimé celui-là de ses peuples, de convoquer ses fidèles, et même ces sujets toujours rebelles, les Vascons détestés, que l'espoir du butin décidera peut-être à marcher : il le supplie de les emmener en Italie pour protéger, à sa place, le Pape et le roi Pépin. Puis, c'est un autre fléau qui s'abat sur la Gaule et sur l'Italie : la famine ; il n'y a plus assez d'hommes, grâce à ces guerres éternelles, pour cultiver ces deux fertiles pays ; si peu que l'année soit mauvaise, survient immanquablement la disette. A quelque chose, dit-on, malheur est bon ; c'est ce qui arriva dans ces tristes circonstances : l'armée d'Aquitaine, les Lombards, les Bénéventins souffrirent tellement de la faim qu'ils ne pensèrent plus à s'entretuer : les grandes misères et les fléaux ont toujours rapproché les hommes. Et pendant que dans ses États on mourait de faim et de misère, pendant que de la moitié de l'Europe un cri d'exécration et de haine s'élevait contre lui, Charlemagne envoyait à ses comtes l'ordre de faire une dernière levée d'hommes ; cette fois ce n'était plus des soldats qu'il demandait, il n'en restait plus ; il fallait attendre quelques années. Ce que le monarque demandait maintenant à son peuple, c'était la presse des serfs, des ouvriers ; dans ce cerveau mal équilibré avait germé l'orgueilleuse pensée de faire ce que les grands, les vrais Césars de Rome avaient rêvé jadis, mais n'avaient osé entreprendre, de rejoindre le Rhin au Danube, et par là l'Océan du Nord aux flots du Pont-Euxin. Mais cette idée, compréhensible chez ceux qui étaient les maîtres incontestés de ces deux mers, n'était qu'un fol caprice chez un prince qui n'aurait pu faire descendre le cours du Danube à une seule barque sans la voir capturer par les Huns, les Bulgares ou les Grecs. Du reste, cette tentative de Charlemagne ne fut qu'une dérision ; il n'y avait pas, dans tous ses États, un seul homme capable de diriger de pareils travaux. Ce fameux canal qui devait partir de la rivière d'Althmül, affluent du Danube, pour aller rejoindre le Rednitz, affluent du Mein,qui lui-même se jette dans le Rhin, n'eut jamais plus de deux mille pas de longueur. Charlemagne, peu versé dans les études techniques, ne sut pas triompher d'obstacles dont aurait facilement eu raison le moindre ingénieur byzantin. Le terrain, fort humide, trempé de pluie, s'éboulait à mesure qu'on le creusait ; chaque matin on retrouvait comblée la tranchée de la veille ; en vain, Charlemagne, avec toute sa cour, son cortège de femmes et de courtisans, était-il venu s'installer au milieu de ses ouvriers, enlevés à leur pays, mal payés, souvent volés par les comtes qui les surveillaient et qui gardaient une partie de leur maigre salaire ; il fallut renoncer à cette entreprise ; la terre marécageuse que l'on fouillait exhalait des miasmes pestilentiels ; des épidémies sévissaient parmi les ouvriers, et, chose plus grave, frappaient déjà l'entourage royal. D'ailleurs, de jour en jour, les nouvelles des différents points de la monarchie franque arrivaient plus menaçantes. Au Nord, la révolte augmentait en Saxe ; tout le pays était de nouveau en armes ; au Midi, l'armée d'Aquitaine était décimée par la famine ; les soldats du roi Louis, débandés dans toute l'Italie, mendiaient un morceau de pain aux portes des cités lombardes ; et, pendant qu'ils mouraient de misère loin de leur patrie, celle-ci était la proie des Sarrasins. A peine, en effet, les Aquitains étaient-ils partis pour l'Italie, que déjà la cavalerie du calife de Cordoue franchissait les Pyrénées ; en 793, au printemps suivant, les escadrons maures parcouraient librement l'Aquitaine et la Septimanie ; le vizir Abd-el-Maleck brûlait les faubourgs de Narbonne, battait, près de Carcassonne, dans la plaine de Villedaigne, le comte de Toulouse, Guillaume au court nez[25], que Charlemagne avait donné comme protecteur à son fils. L'effroi était tel dans cette malheureuse contrée dont les milices, dont la meilleure partie des hommes faits mouraient alors en Italie, que les Sarrasins s'en retournaient tranquillement, emmenant avec eux, outre un butin de plus de 30 millions, dont le cinquième, réservé à l'émir, servit à élever la célèbre mosquée de Cordoue, d'immenses troupeaux de femmes et d'enfants captifs[26], chargés de sacs de terre franque. L'émir avait voulu que ce fût sur cette terre, elle aussi captive, que se dressât le monument qu'il élevait à la gloire sans fin du Croissant, à la honte éternelle de Charlemagne. Donc, Austrasie, Italie, Aquitaine, tout est menacé ; partout l'ennemi passe les frontières ; que va faire Charlemagne ? va-t-il, comme ces princes de grande mémoire, adresser à son royaume épuisé un suprême, un dernier appel, monter son cheval de guerre, rassembler ses derniers fidèles et tomber comme doivent tomber les rois, morts, mourants, ou dans la main n'ayant plus qu'un tronçon d'épée ? Non, Charlemagne convoque à Francfort un concile contre les adoptiens ! XILe concile de Francfort. — Campagne contre les Saxons. — Commencements des grands travaux d'Aix-la-Chapelle. — Mort de la reine Fastrade. — Conversion des Huns. — Mort du pape Adrien. — Prise d'une partie du ring des Huns par Pépin. — Capitulaires contre les Saxons. Ambassade envoyée en Orient. — Fondation d'Héristal en Saxe. — Attentat contre le pape Léon. — Voyage du Pape en France. — Révolte des Huns. — Guerres diverses. — Mort de la reine Liutgarde. — Son remplacement par quatre épouses. — Charlemagne empereur. 794-800. Nous nous garderons bien de traiter en détail les deux principales questions qui s'agitèrent au concile de Francfort : l'adoptianisme et la querelle des images. C'est de la théologie, science un peu délaissée aujourd'hui. Disons seulement que les adoptiens, dont les principaux étaient Félix, évêque d'Urgel, et Elipand, archevêque de Tolède, soutenaient que le Christ n'était que le fils adoptif et non consubstantiel de Dieu, fils auquel le Verbe éternel et incréé se serait uni, union qui aurait constitué le Messie. Nous ne suivrons pas les théologiens de l'époque dans leurs dissertations ; il est seulement utile de dire que cette doctrine, qui ne faisait du Christ qu'un prophète, qu'un élu d'un Dieu unique, comme l'était Mahomet aux yeux des Arabes, aurait peut-être rapproché chrétiens, musulmans et même juifs, la Trinité étant particulièrement odieuse et incompréhensible aux musulmans et aux Israélites. Quoi qu'il en soit, le concile, après une vive altercation entre Félix et Elipand d'une part, et Alcuin de l'autre, condamna solennellement l'hérésie des adoptiens. Le second objet des délibérations de l'assemblée fut la grande question de l'adoration des images. Le concile de Nicée l'avait prescrite, et le Pape avait approuvé cette décision. Malheureusement, Charlemagne, qui se piquait de théologie à ses heures, avait depuis quatre ans fait préparer par ses théologiens en titre un ouvrage fort savant, les Livres Carolins, qu'il avait signé en personne et dans lequel était exprimée une opinion diamétralement contraire. Le concile de Francfort, uniquement composé d'évêques soumis à la domination franque, ne manqua pas de donner raison au roi. Fier de ce triomphe, Charlemagne envoya à tout le clergé de ses États une lettre circulaire dont le préambule contenait un grave empiétement sur les droits spirituels du Pape. J'ai pris place, disait le roi, comme l'arbitre des évêques, j'ai vu et, par la grâce de Dieu, j'ai décidé ce qu'il faut croire. Adrien, irrité de cette immixtion d'un prince barbare dans des affaires de dogme, commença par casser les actes du concile de Francfort. Mais le pontife, qui, à une lettre de Charlemagne lui demandant de déclarer hérétiques les empereurs de Byzance, répondit : Je les déclarerai tels, s'ils ne me rendent pas les biens de l'Église en Sicile, ce pontife devait trouver plus sage de ne pas heurter le puissant protecteur du Saint-Siège. Après une assez longue correspondance on finit par s'entendre, grâce à quelques concessions mutuelles : les images saintes durent être non adorées, mais simplement vénérées. Charlemagne profita de la présence du concile pour donner une apparence de légalité à un de ses actes d'une honnêteté douteuse, la spoliation du duché de Bavière dont avait été victime la famille des Agilolfinges. Il se rencontrait des esprits assez mal faits pour trouver que Charlemagne avait agi envers ce malheureux prince, son parent, un peu à la façon dont Clovis se comportait envers les autres rois francs de sa race. Il était utile de donner aux yeux du monde germain une consécration à la fois légale et religieuse à la réunion de la Bavière aux États francs. Tassillon fut donc tiré de son couvent de Jumièges, mené en grand appareil, escorté de gardes et d'officiers, devant l'assemblée des prélats ; et là, interrogé par Charlemagne, l'ex-duc, qui tenait encore à la vie, s'empressa de protester qu'il cédait, de sa pleine et libre volonté, tous ses droits, tous ceux même de ses enfants sur le duché de Bavière. La conscience timorée de l'héritier de Clovis fut dès lors pleinement rassurée. A côté de Tassillon comparut également le fameux évêque Pierre de Verdun, qui, s'ennuyant de sa prison, avait demandé à se purger, par le jugement de Dieu, de l'accusation portée contre lui comme complice de la conspiration de Pépin le Bossu. Quand il s'agissait d'un grand personnage comme un évêque, surtout jugé par d'autres évêques, il était rare que l'épreuve imposée ne réussit pas pleinement. D'ailleurs ladite épreuve — généralement une barre de fer rouge qu'il fallait tenir dans la main pendant quelques secondes — était supportée non par le grand personnage en personne, mais par un de ses serfs, de peau plus rugueuse et de sensibilité moins fine. Inutile de dire que l'évêque Pierre se tira à son honneur de l'épreuve judiciaire. Les prélats se séparèrent alors, laissant Charlemagne, qui venait de perdre sa femme Fastrade pendant la session du concile, fort occupé à préparer de nouvelles noces, séduit qu'il était par les charmes naissants d'une toute jeune fille, Liutgarde, du même âge que les filles nées de ses précédentes unions. Cependant les comtes étaient parvenus à réunir une nouvelle armée. Deux expéditions, mêlées de succès et de revers, dirigées contre les révoltés saxons, marquèrent l'automne de l'année 794 et le printemps de 7q5. C'est à cette époque que Charlemagne commence à employer dans ce malheureux pays un nouveau procédé de pacification. Il ne massacre plus comme à Verden, il commencé à s'apercevoir que les hommes se font rares dans ses vastes États ; les Saxons sont simplement enlevés, déportés, internés dans les provinces centrales, trop loin de leur pays et trop loin des frontières pour qu'ils puissent conserver l'espoir du retour ou même la pensée de la fuite. Mais une cruauté raffinée présida à cette déportation d'un peuple ; on n'enleva pas les familles entières, on eut soin que de chacune quelques membres restassent en Saxe ; on les divisa de façon à ce que les parents, les proches dispersés, perdus en Neustrie ou en Burgondie, ignorant mutuellement leur sort, se servissent d'otages réciproques. Ce seront ces malheureux exilés ou leurs descendants que retrouveront plus tard les Normands ; la Neustrie principalement en fut en quelque sorte à la longue repeuplée par Charlemagne, et c'est une des causes qui expliquent la facilité que les pirates du Nord trouveront, cent ans plus tard, à s'y établir définitivement en maîtres. Charlemagne n'avait pas renoncé à ses projets sur les Huns, mais, habilement conseillé par son entourage de clercs, il avait fini par comprendre que le tranchant émoussé de l'épée franque n'était pas capable d'ouvrir à ses bannières un triomphant passage à travers les hordes hunniques. Donc, ce ne sont plus des bataillons armés qui de Bavière descendent le long du Danube, ce sont quelques hommes paisibles, aux yeux baissés, aux mains jointes, sans autres armes qu'une croix, sans autre bouclier que leur confiance en leur Dieu ; humblement ils demandent aux Avares une chétive hospitalité ; le soir, ils causent au foyer, racontent les merveilles du monde chrétien et les prodiges de leur foi. Ils parlent de leur paradis, de leurs églises où l'or ruisselle, montrent à leurs auditeurs ébahis combien sont heureux, sont riches tous ces chrétiens d'Occident ou d'Orient, au milieu desquels errent, comme des bandes d'oiseaux de proie, sans villes et souvent sans toits, les hordes maudites des Avares. Et cependant, s'ils le voulaient, il ne tiendrait qu'à leurs auditeurs d'entrer dans cette grande communion chrétienne qui couvre insensiblement l'univers. A ses adorateurs le Dieu des chrétiens prodigue tout, à eux le beau ciel d'Italie, la mer bleue du Bosphore, les forêts immenses d'Austrasie, émeraude des printemps et grenat des automnes, à eux les palais de marbre et les églises d'or, à eux les vierges germaines, blondes épousées des héros. Aux Avares, au contraire, aux païens maudits, les marais du Danube, les cahutes de paille, les femmes noires, sordides, vraies filles des sorcières chassées par les Goths[27] ; pour eux les grandes neiges en hiver, les boues au printemps, les fièvres en automne, en été le soleil de plomb du steppe. Ah ! qu'ils viennent donc au milieu de leurs frères chrétiens qui les appellent, qu'ils s'approchent du banquet symbolique où communient tous les peuples heureux de la terre. Et beaucoup, parmi les Avares, pensifs, écoutent les moines prêcheurs ; les uns les croient, veulent les suivre, devenir chrétiens ; les autres, au contraire, s'irritent et s'indignent. Que leur font les richesses, les trésors, les voluptés du monde chrétien ! Tout est à eux, ils n'ont qu'à rester les plus braves. Les villes, les toits de marbre, les tentures de soie, à quoi bon ? Rien ne vaut la voûte étoilée, le lit d'herbe et l'immensité des plaines où l'œil se perd librement. Et déjà, la discorde règne aux campements des Avares ; ils sont perdus comme tout peuple qui a deux croyances, deux espoirs ou plutôt deux âmes. Plusieurs chefs, entre autres le kan Thudun qui commandait à une des principales tribus, se déclarent chrétiens, par cela même amis, fils plutôt du roi très chrétien Charlemagne. En grande pompe les missionnaires, heureux de ce triomphe, ramènent à Aix-la-Chapelle une partie des nouveaux convertis. Leur baptême a lieu solennellement ; Charlemagne veut être leur parrain, les comble de présents : vaisselle d'argent, étoffes de soie, pierreries, baudriers de cuir blanc brodés d'or à la mode franque. Jamais il ne saurait assez payer cette conversion : à présent les Huns sont vaincus. En effet, déjà dans le ring avare, chrétiens et païens s'entretuaient. Leurs grands chefs, le Kakan et l'Ouïgour, avaient été massacrés. L'habile duc de Frioul, Eric, général des armées de Pépin, avait prestement saisi l'occasion ; aidé des Avares convertis, qui maintenant ne voyaient en lui qu'un aide et qu'un frère, il avait franchi les neuf cercles de murailles et poussé droit jusqu'au ring central, jusqu'au trésor des kans dont il avait pu enlever une partie. Quand la nouvelle en arriva à la cour de Charlemagne, qui commençait à résider régulièrement à Aix-la-Chapelle, ce fut une indicible joie. Le jeune roi Pépin avait respectueusement envoyé à son père une bonne part de son butin, et lui annonçait qu'excités par cette riche aubaine, les Lombards se proposaient d'exterminer au printemps prochain la race maudite des Huns-Avares. Mais, presque en même temps qu'arrivaient ces agréables messages, des lettres de Rome annonçaient la mort du pape Adrien, le fidèle allié du monarque franc. Cette mort inquiétait Charlemagne ; quel serait le nouveau pontife, continuerait-il les saines traditions de son prédécesseur ? Charlemagne, du reste, fut bientôt rassuré. Le jour même des funérailles d'Adrien, le peuple entier de Rome avait élu pour pape Léon, fils d'Azuppius, Léon III, qui s'était empressé d'envoyer au roi protecteur du Saint-Siège les clefs de saint Pierre et l'étendard de Rome, en signe de parfaite obéissance, du moins au point de vue temporel. Deux nouvelles expéditions signalèrent l'année suivante ; la dépopulation systématique de la Saxe continua, et Pépin d'Italie vainquit encore les Huns divisés et sans chefs. Le kan Thudun et les nouveaux convertis l'avaient d'ailleurs beaucoup aidé, dans l'espoir de partager avec les Francs l'immense trésor national, propriété commune de tout le peuple avare ; ces chrétiens tout récents étaient déjà assez civilisés pour comprendre, du moins en cette circonstance, la supériorité de la propriété individuelle sur la propriété collective. Les chroniqueurs francs ont fait sonner bien haut cette victoire de Pépin — à laquelle Charlemagne, de leur aveu même, resta complètement étranger — ; ils ont fait grand bruit des richesses que le roi d'Italie rapporta à Aix-la-Chapelle où il vint triompher. Les Francs, dit Eginhard dans un accès d'enthousiasme, n'avaient été que des mendiants jusqu'alors, ils ne furent riches qu'après avoir vaincu les Huns ! Faisons remarquer à Eginhard qu'ici les vainqueurs des Huns sont les Lombards. D'autres historiens déclarent que toutes les marchandises subirent vers cette époque une hausse formidable et semblent voir dans cette élévation des prix une preuve de prospérité. Cette grande cherté n'était-elle pas plutôt la preuve de la rareté des bras dans les Etats francs, rareté qui avait amené l'augmentation du prix de la main-d'œuvre ? Jamais les marchandises, les vivres ne furent plus chers dans l'empire romain que lorsqu'il croulait de toutes parts, que lorsque les provinces dépeuplées de citoyens n'avaient plus pour cultivateurs que des colons barbares, prisonniers enlevés à leur pays par les Césars comme les Saxons par Charlemagne. Il est cependant indubitable que le trésor royal s'enrichit d'une assez grande quantité d'or et d'argent. On s'est plu à exalter la générosité de Charlemagne, à parler des splendides cadeaux que le grand monarque des Francs envoya à toute la chrétienté ; on n'a cependant pas beaucoup de détails sur cette matière, et nous ne connaissons guère que la liste des objets précieux qu'il offrit à un petit roi de l'Heptarchie anglo-saxonne ; or, ces objets précieux ne consistent qu'en quelques mauvaises armes et deux ou trois vieux manteaux de fourrures : c'est maigre. Charlemagne n'avait du reste garde de dissiper en prodigalités cette aubaine qui venait de remplir si heureusement les caisses vides du fisc royal. Depuis quelque temps il s'occupait à faire bâtir à Aix-la-Chapelle un véritable palais de pierre et de marbre, imitation des édifices romains, et, bien que son système de construction fût assez économique, il restait néanmoins toujours nombre de faux frais qu'il fallait se résoudre à acquitter en espèces sonnantes. Voici comment le roi s'y prit pour élever sans trop de dépenses cette Rome nouvelle du Nord, comme l'appelaient ses flatteurs — disons ici par parenthèse qu'Aix-la-Chapelle existait depuis longtemps ; elle est citée sous le nom d'Aquisgranum par des auteurs antérieurs à Charlemagne — : les ouvriers étaient envoyés de tous les points du territoire par les comtes des provinces, à titre de corvée, d'après le système encore en vigueur aujourd'hui chez les peuples à demi barbares de l'Orient. Quant aux matériaux, ils ne contèrent pas cher : Verdun avait été démoli, comme punition de la part que son évêque avait prise à la conspiration de Pépin le Bossu, et les pierres provenant de la démolition de la ville furent amenées à Aix par les infortunés habitants, qui durent bien regretter de s'être laissé imposer le fatal pasteur qu'ils avaient d'abord refusé. Le Pape et le roi Pépin furent de leur côté invités à envoyer à leurs frais les dépouilles des palais impériaux d'Italie, notamment tous les marbres de Ravenne, colonnes, vases, balustrades et portiques démontés. Charlemagne, du reste, n'édifiait pas une ville entière, comme on a voulu le croire ; ses créations se bornèrent à un palais pour lui-même, une chapelle pour ses reliques, un cirque et des bains destinés à ses plaisirs. Les sanglants combats d'animaux contre animaux, et même d'hommes contre animaux, étaient dans les goûts de la famille carolingienne ; on sait que Pépin le Bref dut une grande partie de sa célébrité à la vigueur qu'il déploya en tranchant d'un seul coup d'épée les deux têtes d'un lion et d'un taureau. Nous verrons plus tard, dans un autre chapitre, jusqu'à quel point d'étrangeté Charlemagne poussait la passion des bains. Pour le moment, ses occupations architecturales n'empêchaient pas le roi de penser à ce que ses panégyristes appellent pompeusement la politique étrangère ; il envoyait une ambassade au grand monarque mahométan, Haroun-al-Raschid, dont, malgré son orthodoxie, au grand scandale du clergé, il voulait briguer l'amitié. Cette amitié d'ailleurs n'était pas entièrement désintéressée : Charlemagne nourrissait, depuis quelque temps, le désir secret, mais passionné, de posséder un éléphant, et ses trois ambassadeurs, les deux comtes francs, Lanfride et Sigismond, et le juif Isaac, étaient spécialement chargés de solliciter du calife de Bagdad le don de cet encombrant animal, de qui Charlemagne songeait peut-être, ce serait l'explication le plus à son honneur, à se faire une sorte de machine de guerre vivante, destinée à terrifier Huns et Saxons. Il est curieux de voir un roi aussi pieux, aussi convaincu de l'entière vérité de ses croyances, employer un juif pour remplir la charge d'ambassadeur, qui ne se donnait d'ordinaire qu'à des membres du clergé et qu'à des nobles francs de la plus haute distinction. Mais Charlemagne tenait tellement au succès de son ambassade, qu'il avait préféré scandaliser le monde chrétien et la voir réussir, quitte à employer un fils de cette race maudite par les chrétiens, mais infiniment plus souple, plus diplomatique et plus capable de se plier aux usages de l'Orient que les rudes seigneurs austrasiens ; ceux-ci étaient d'un esprit beaucoup trop inculte pour pouvoir lutter sous le rapport de la finesse avec les Sarrasins lettrés de la ville de Bagdad, centre alors d'une civilisation qui laissait bien loin derrière elle celle de l'Occident. Après le départ de ses envoyés, Charlemagne alla passer en Saxe l'hiver de 797, et donna à son campement, comme signe de prise de possession du pays, le nom d'Héristal, qui était celui de la terre patrimoniale des Pépins. Tout le printemps de 798 se passa à achever la pacification de la malheureuse contrée, d'après les moyens précédemment employés. L'automne et l'hiver suivant, Charlemagne put résider tranquillement dans son nouveau palais d'Aix, mais, dès les premiers jours du printemps, il songeait à retourner à cette chasse sans fin des Saxons : une de leurs tribus de l'extrême Nord, par suite une des moins décimées, n'avait pas voulu reconnaître comme valable la donation que Charlemagne avait faite de la plus grande partie de son territoire à ses alliés les Obotrites, et elle avait vigoureusement reçu ces nouveaux donataires quand ils étaient venus faire acte de possession. Seulement, cette fois encore, le roi franc était arrêté dans ses projets par le manque de troupes. Les dernières expéditions, sans être signalées par de grandes batailles proprement dites, avaient cependant consommé bien des vies d'hommes ; beaucoup de soldats carolingiens n'étaient pas revenus de la terre saxonne, victimes des embuscades, des maladies et des fatigues. Heureusement que Charlemagne avait des réserves d'hommes dans les États de ses enfants. Louis d'Aquitaine, surtout, était aimé de ses peuples, ménageait autant que possible ses soldats et pouvait mettre sur pied des forces assez respectables[28]. Une fois déjà nous l'avons vu aller secourir son frère Pépin, que Charlemagne était dans l'impossibilité d'aider. Ce fut à ce fils privilégié que Charlemagne s'adressa encore, le priant de venir à son aide contre les Saxons avec tout le peuple qu'il pourrait amener ; ce qui indiquerait que la Saxe n'était encore qu'une conquête bien précaire. Mais cette expédition n'eut pas lieu ; une révolution qui éclata à Rome, et qui mit en danger les jours du nouveau pape, retint près des frontières, à Paderborn, Charlemagne, inquiet du sort de Léon III, son protégé, disait-il, son protecteur, disait le Pape. Les neveux du feu pape Adrien s'étaient révoltés contre son successeur, l'avaient assailli pendant une procession, jeté en prison et fort maltraité. Léon écrivit au roi pour lui demander son aide ; il lui racontait dans sa lettre qu'on lui avait arraché les yeux et la langue qui, fort heureusement, avaient miraculeusement repoussé. Hâtons-nous de dire que ce miracle n'est pas un article de foi. Les historiens grecs en donnent l'explication en racontant que les neveux d'Adrien, Campulus et Pascal, avaient bien donné l'ordre de faire subir à Léon III cette horrible mutilation, mais que les exécuteurs n'osèrent pas accomplir leurs ordres par respect pour le caractère sacré du pontife. Quoi qu'il en soit, Léon III, en possession de ses yeux et de sa langue, était parvenu à s'échapper de sa prison, et était allé chercher un refuge auprès d'un des comtes de Pépin, à Spolète. De là, il se rendit à Paderborn, où l'attendait Charlemagne, qui s'était contenté d'envoyer son fils aîné, Charles, duc du Maine, parcourir quelques cantons de la Saxe avec le contingent aquitain envoyé par Louis. Le Pape resta plusieurs mois à la cour franque ; en vain, les révoltés de Rome expédièrent-ils des ambassadeurs chargés au nom du peuple romain d'accuser le Pape de tous les crimes possibles, depuis l'hérésie jusqu'à la simonie. Charlemagne, non seulement refusa de les entendre, mais encore envoya à Rome des missi chargés de rétablir le pouvoir papal, et d'annoncer que le roi viendrait bientôt en personne pour juger définitivement entre le Saint-Père et ses ennemis. Léon III repartit alors plus rassuré, sous la protection d'une escorte de Francs ; il avait eu avec le roi de longues entrevues particulières, de secrets entretiens : ces deux illustres personnages s'étaient compris, entendus ; évidemment ils préparaient quelque chose ; Charlemagne d'ailleurs n'était pas homme à donner son appui pour rien. Mais, pendant qu'il était tout occupé à promener le pontife dans ses diverses résidences, à Aix, à Attigny, à Compiègne, heureux de montrer à ses peuples le vicaire du Christ marchant humblement à ses côtés comme un protégé, comme un suppliant, un nouvel orage se levait à l'Orient. Les Huns, qui se souvenaient toujours du temps où ils étaient l'épouvantail des nations, les Huns ne pouvaient se résoudre à leur décadence. Beaucoup de ceux même qui &étaient faits chrétiens commençaient à le regretter en voyant la chute immense de leur race. Depuis le jour où la croix maudite, rigide emblème de fer ou de bois, avait remplacé au sommet de leurs tentes l'antique bannière des steppes, la crinière rouge de sang, librement ondoyante à tous les souffles de l'horizon, les malheurs n'avaient pas cessé de s'abattre sur eux. Leur gloire était éclipsée, leurs trésors ravis ; les chrétiens ne les traitaient pas en frères, mais en sujets. Déjà des hommes d'Occident parcouraient leur pays, mesuraient avec des instrument inconnus l'immensité de leurs plaines vierges. On leur avait dit qu'ils seraient les égaux de la noble nation des Francs, et ils ne l'étaient que de leurs anciens esclaves, les Slaves de la Bohême et de la Pannonie. On commençait à leur parler de dîmes, d'impôts, de redevances, de tributs, à eux dont le monde entier était tributaire, jadis quand ils étaient païens. Enfin, une partie de ces néophytes désabusés, le kan Thudun en tête, commence à comprendre, à voir : derrière l'évêque leur apparait le comte, derrière le moine, le soldat : ils vont être les serfs de Charlemagne, il n'est que temps de se lever, de rejeter cette foi qui ne leur amène que l'esclavage et que la honte. Et les escadrons huns se rassemblent, parcourent librement
encore leurs grands steppes, effaçant, du pas fier de leurs étalons, les
limites déjà tracées des diocèses et des paroisses, des comtés et des centaines[29]. Mais il n'est
plus temps ; il y en a parmi eux qui sont restés chrétiens et chrétiens
fervents : les Francs sont avertis ; Gérold, le préfet de Bavière, marche
déjà à leur rencontre, avant que toutes leurs hordes dispersées aient pu se
réunir ; il a fait appel à tous leurs anciens tributaires, à tous leurs
anciens esclaves, à la conversion desquels les clercs francs ont travaillé
encore plus soigneusement qu'à celle des maîtres. Des montagnes de la Bohême
jusqu'aux rives de l'Adriatique, tous les Slaves se sont levés dans la
ferveur d'une foi nouvelle et dans la fureur d'une révolte d'esclaves. Novés
sous ces flots vivants d'envahisseurs, attaqués de tout côté, les Huns
disparurent, mais, du moins, noblement, après avoir longuement lutté et fait
payer cher leur défaite ou plutôt leur destruction ; et le laconique Eginhard
a dit, en parlant d'eux, une de ces phrases brèves qui sont la gloire d'un
peuple : Le pays des Huns, vide d'habitants, atteste
combien de batailles furent livrées et combien de sang fut versé. Toute
la noblesse des Huns y périt. Le commencement de l'an 800 fut employé par Charlemagne à visiter ses États occidentaux, de l'embouchure du Rhin à celle de la Loire ; pendant ce voyage, la reine Liutgarde tomba malade et mourut à Tours, où on l'avait transportée auprès du tombeau de saint Martin, sanctuaire vénéré qui attirait alors un grand nombre de malades[30] ; Charlemagne paraît s'être inquiété enfin de ces veuvages répétés ; sans compter ses deux premières femmes, heureusement pour elles répudiées, celle-ci était la quatrième qui mourait à la fleur de l'âge. Décidément, il portait malheur à ses épouses légitimes ; sa conscience s'en alarma, et, pour la rassurer, le très sage roi, comme l'appelle le moine de Saint-Gall, renonçant aux unions légitimes, prit quatre concubines à la fois. Il fallait d'ailleurs qu'il se prémunît contre toutes les éventualités, car il allait entreprendre un long voyage, se rendre à Rome auprès du pape Léon, afin de juger en dernier ressort la querelle du pontife et des neveux d'Adrien. Ces quatre unions à peu près morganatiques
avaient été contractées par Charlemagne à Mayence, où il s'était rendu, après
le décès de Liutgarde, dans l'intention d'y présider l'assemblée annuelle des
Francs. Tout à la fois pour fêter ces unions et pour donner d'heureux
auspices à son départ, on avait arrangé à Mayence une sorte de triomphe : le
comte Guido, commandant des marches de Bretagne, était venu déposer aux pieds
du roi quelques épées enlevées aux petits chefs, aux tierns de ces rudes Bretons, dont la résistance
héroïque pour ne pas aller se perdre dans l'agglomération franque d'abord,
dans l'unité française ensuite, s'est prolongée presque jusqu'à nos jours.
C'était un piètre succès ; Guido n'amenait ni prisonniers ni suppliants, et
les quelques épées jetées aux pieds de Charlemagne n'avaient été enlevées qu'à
des morts, que leurs fils vengeraient. Cependant le monarque se contenta de ce triomphe, et partit pour l'Italie, escorté de son entourage féminin, entourage peu canonique pour celui qui se vantait d'être l'arbitre des évêques. Le 24 novembre, il arrivait sous les murs de Rome et, huit jours après, les grands et le clergé de la ville étaient convoqués dans la basilique de Saint-Pierre pour assister au jugement du Pape par le roi franc, patrice des Romains. La procédure fut du reste peu compliquée. Charlemagne, d'un air terrible, demanda où étaient les accusateurs, les somma furieusement de se lever. Mais les Romains d'alors tenaient plus de Cicéron que de Brutus, l'aspect des gardes palatins qui entouraient l'assemblée les glaçait de terreur : tous tremblaient devant ces hommes du Nord, et nul ne fut assez hardi pour accuser le souverain pontife, l'ami de Charlemagne. Léon III jura alors solennellement sur les quatre évangiles qu'il était innocent, victime d'infâmes calomnies ; Charlemagne approuva et condamna à mort tous les accusateurs[31]. Le Pape fut reconnaissant. C'était un mois plus tard, le jour de Noël. Tout le peuple de Rome s'était amassé autour de la basilique de Saint-Pierre, réservée ce jour-là pour les grands de la ville et leurs illustres hôtes. On eût dit une résurrection des anciens jours de la Rome impériale : à droite de l'autel siégeait le sénat romain, ses consuls et ses clarissimes en tête ; à gauche les tribuns, les personnes insignes ou respectables, tous ceux qui portaient un de ces titres bizarres prodigués par l'empire déclinant ; il n'y manquait qu'un Constantin ou qu'un Honorius. Rangé sur les marches nombreuses qui menaient à la Confession de Saint-Pierre, le clergé se tenait debout, et au pied de l'autel, trônait, assis sur la chaise d'ivoire, comme transfiguré dans un reflet d'or des vitraux, semblable à une statue hiératique, le Vicaire triomphant du Christ. Déjà les cloches annonçaient la messe solennelle : les portes de bronze tournent sur leurs gonds, et dans la grande lueur bleue du dehors Charlemagne apparaît, comme l'Avenir entrant dans le Passé. Il a son entourage habituel de comtes francs vêtus de fer, de marquis germains vêtus de peaux ; lui-même a conservé l'habit national des Francs, la courte tunique, le surtout de fourrures de loutre et le grand manteau de guerre où se drapait la majesté des rois austrasiens. A son entrée, les instruments résonnent, les chants s'élèvent et l'encens fume ; à pas lents traversant la foule, laissant derrière lui sa suite, le roi se dirige vers l'autel, se prosterne au pied de la croix, semble s'abîmer dans sa prière..... Alors le Pape se lève de son trône, s'approche du roi agenouillé, tend vers le ciel, comme pour l'implorer, ses deux bras chargés d'un lourd joyau étincelant de pierreries et d'émaux byzantins, et, seul, pose sur la tête de ce fidèle prosterné cette couronne des Césars que jadis donnait, en principe du moins, l'unanime concours des nations. Une immense acclamation retentit dans l'église : Gloire, crient les Romains, gloire et longue vie à l'héritier d'Auguste, au pacifique empereur romain ! Puis, des diacres s'approchent, enlèvent au nouvel empereur ses vêtements barbares ; le Pape fait ruisseler sur lui à grands flots l'huile mystique, aide à le revêtir des habits consacrés depuis des siècles à la majesté impériale, lui chausse aux pieds les cothurnes de pourpre et d'or, brodés des aigles impériales. Et la scène change d'aspect : Charlemagne s'est relevé maintenant. Le Pape à son tour se prosterne à ses pieds, l'adore comme les prêtres des idoles adoraient jadis l'empereur pontife suprême. Tous sont à genoux, toutes les têtes sont courbées : il n'y a plus là qu'un seul homme debout, droit, libre devant Dieu, et cet homme, c'est Charlemagne. Tous ses vœux sont accomplis : en vain paraît-il surpris, confus ; il se garde d'ôter cette couronne qui l'a rendu sacré. Il est maintenant, s'imagine-t-il, le plus grand de tous les hommes, le maître incontesté de l'Occident, sans penser à la formidable puissance que vient d'acquérir du même coup ce vieillard souriant sous son étole blanche et sa tiare d'argent, à qui cinq ans plus tôt Charlemagne écrivait comme à un sujet obéissant et qui maintenant fait les empereurs, en attendant qu'il les défasse. Mais l'épais cerveau du Germain enivré, du barbare ébloui, ne pense pas aux choses futures, et le nouvel Auguste a l'esprit trop obtus pour se douter qu'en descendant de cet autel, sous cette couronne octroyée par le Pape, il fait faire à l'empire, aux royautés, aux peuples, à l'avenir tout entier, le premier pas sur la voie douloureuse qui les doit mener à Canossa. Il semblait du reste que la nature répugnât à cette apothéose ; à peine le Pape a-t-il posé sur la tête du barbare le cercle symbolique aux larges rayons d'or qui parait les Césars, que se met à trembler formidablement le sol tragique d'Italie. C'est d'abord à Rome que la terre s'agite, que Saint-Pierre s'écroule : Charlemagne quitte la cité impériale dévastée par cette catastrophe ; il gagne Spolète, et Spolète à son entrée se renverse, s'abîme dans la poussière. Puis, c'est la peste qui vient, épouvantable aïeule des grandes mortalités du moyen âge. En Italie d'abord, puis en Aquitaine, en Bourgogne, en Austrasie, la Mort, cette seule et vraie majesté, semble s'attacher à la poursuite de Charlemagne ; en vain quitte-t-il Spolète pour Ravenne, Ravenne pour Ivrée, l'Italie pour la Gaule, la Gaule pour l'Allemagne ; on dirait que, dans le grand cortège impérial, marche confondu dans la foule, cachant sa faux sous un manteau de comte, le cavalier funèbre de l'Apocalypse. Guerre pour le passé, peste pour le présent, voilà déjà deux fléaux, et voici le troisième, le plus terrible, l'invasion normande ou plutôt la revanche saxonne. XIIEtat de l'empire en 800. — Les invasions normandes et saxonnes. Il nous faut pour quelques instants rompre l'enchaînement chronologique des faits, afin de donner quelques courtes explications sur l'état intérieur des États de Charlemagne, explications nécessaires pour bien comprendre la suite des événements. Les ennemis de l'extérieur paraissaient écrasés, mais à quel prix ! l'empire franc était épuisé, à bout de forces. Plus abandonnées encore que sous les rois mérovingiens, s'étendaient les grandes plaines, plus sauvages que sous les druides verdissaient les forêts désertes ; partout l'homme manquait à la terre. Les Francs de vieille race n'existaient pour ainsi dire plus. Semblable au malheureux curiale de la décadence romaine, disparu, noyé dans la misère, l'homme de l'hériban de la grande époque carolingienne n'était guère plus qu'un souvenir. Tous les hommes de race libre et d'âge viril étaient successivement partis pour les grandes guerres ; et leurs os blanchissaient dans les défilés de Roncevaux, dans les forêts saxonnes, les plaines italiennes, les marais du Danube. Des femmes, c'est-à-dire des veuves, des enfants, c'est-à-dire des orphelins, quelques serfs, des captifs, voilà quel était alors le fond de la population dans les Gaules franques. Pendant des lieues et des lieues on ne voyait que landes incultes, que manses abandonnées, et, tandis qu'à l'Est, sur les frontières germaines, aux alentours d'Aix et de Francfort, s'était porté le peu qui restait de force énergique et de vie active, dans les provinces centrales, le vide, la solitude gagnaient chaque jour ; à peine subsistaient quelques grandes villes, riches de leurs églises et peuplées de leurs clercs. Mais, dans les campagnes, surtout dans cette province de Neustrie, à moitié romaine et mal vue des princes autrasiens, la désolation était incroyable. Jamais assurément la France occidentale n'offrit un pareil tableau de tristesse morne et de silence douloureux. Plus de bras pour la culture, plus de ces nombreux domaines, égayés de familles joyeuses qui fournissaient au grand maire Ebroïn ses armées de simples hommes libres pour lutter contre les puissants chefs d'Austrasie. De loin en loin seulement s'élève quelque domaine du fisc impérial, vaste et triste ferme entourée de huttes de chaume, cultivée par des esclaves, des prisonniers, des otages enlevés aux tribus de fidélité douteuse. et qui, de l'aveu même de Charlemagne, y meurent souvent de misère et de faim. Il n'y a plus de laboureurs libres, fiers de fouler leur terre, changeant au besoin le soc contre l'épée ; la culture est devenue, comme aux mauvais jours de l'empire, l'apanage de l'esclave et la punition du coupable. Et, par suite de ce labeur servile, nécessairement morose et sombre, je ne sais quelle indicible mélancolie s'est étendue sur le joyeux pays des Gaules. Le clergé proscrit les danses et les chansons, les comtes dispersent par la force toutes les réunions d'hommes libres dans les rares cantons où il en reste. Nul bruit maintenant dans l'immensité nue des plaines ; seule tinte et tinte sans cesse la cloche triste des couvents. Enrichis des legs de tous ceux qui sont partis en grande crainte de l'avenir pour les armées du glorieux empereur, les moines et le clergé séculier sont devenus les vrais propriétaires du sol. Eux seuls cultivent la terre, a-t-on dit. C'est vrai : mais avec quels bras ! Charlemagne donne à l'abbé Alcuin vingt mille prisonniers de guerre pour la culture de ses domaines, vingt mille prisonniers dont la capture représentait peut-être vingt mille vies d'hommes libres et de soldats francs. Et aux veuves, aux mères des hériman qui sont morts pour lui, que donne Charlemagne ? Pas un captif, pas un denier d'argent ! Il faut cependant, le père ou le fils mort, fournir, acheter, Dieu sait à quel prix, cette rare denrée humaine, le soldat ; c'est la dette de la terre ; il faut l'acquitter sous peine de confiscation. Beaucoup de familles, aisées jadis, n'y peuvent tenir, fuient leurs champs, abandonnent leurs terres et s'en vont implorer la pitié de l'Église, supplier l'abbé voisin de bien vouloir d'elles pour esclaves. Charlemagne est forcé de promulguer une loi qui défend de se faire esclave ! une autre loi qui défend d'entrer dans les ordres, de se consacrer à Dieu ; le moment approchait où la Gaule franque ne serait plus peuplée que de prêtres. Qu'importe à Charlemagne ; encore quelques années, et si féconde est la pauvre matière humaine qu'il aura à ses ordres de nouvelles générations ; les enfants devenus hommes mourront pour lui comme leurs pères. Pour l'instant du moins, si son peuple, si ses armées sont épuisés, il n'a plus d'ennemis à redouter ; ses trente-deux ans de guerre ont lassé l'Europe entière ; pour l'instant le calme règne ; qu'importe que ce soit celui de la tombe ! Mais, voici que subitement sur les côtes de l'empire, de la Frise à l'Armorique, à l'embouchure de tous les fleuves, sur toutes les plages habitées, on entend venir de la haute mer un son lugubre de cor ; puis, un jour de tempête, quand souffle le grand vent d'ouest, à travers l'embrun et la pluie, de gigantesques figures de morses, de chevaux marins, des têtes énormes de serpents apparaissent près du rivage. Ce sont les proues de barques inconnues, longues, noires, effilées, légères, dansant dans la tempête, bondissant avec la vague. Cent rames battent leurs flancs, et tout au sommet de leurs mâts plane, les ailes étendues, le corbeau sacré d'Odin, l'exilé de la Terre Rouge. La tempête ne fait que pousser ces frêles navires, l'ouragan, sifflant dans leurs voiles noires, d'une terrible vitesse les mène droit à la côte ; et sur les rames qui s'arrêtent, horizontales au-dessus des vagues, comme des ailes éployées d'oiseau de mer, de chaque barque s'élancent des hommes armés, bondissant sur ce mobile appui, agitant de lourdes masses de fer, dardant déjà leurs longues lances contre cette terre franque dont la vue seule les fait rugir de colère, de rage et de haine. Ils sont, à peine vêtus de peaux en haillons, déchiquetées, corrodées par l'eau salée ; depuis des mois entassés dans leurs étroits navires, à peine nourris de quelques poissons desséchés, d'un peu de seigle gâté, ils sont tous hâves, maigres, comme tannés par la misère ; mais dans leur œil cave flamboie la vision rouge des vengeances. Ce sont les bannis de la Saxe, les guerriers traqués naguère des bois de chênes de Dethmold aux marais de l'Eyder, ceux qu'on croyait perdus, disparus à jamais dans les glaces du Nord. Ils reviennent maintenant, entraînant avec eux leurs frères scandinaves, mêlés à tout ce qu'avait de plus vaillant la race fière des enfants des neiges et des glaces, tous confondus sous le même nom d'hommes du Nord (Northmen). Charlemagne, ta chasse est finie ; les bêtes fauves, prends-y garde, vont maintenant faire tête au chasseur. Aux couvents, aux églises, les enfants d'Odin, les frères des massacrés de Verden et des égorgés d'Irmensul. Et sur toutes les côtes franques, l'un après l'autre, chaque couvent, chaque église s'allume, flamboie dans la nuit comme une suite de signaux apprenant aux comtes terrifiés du duché de France maritime qu'Odin règne encore sur les mers. Les milices, en Gaule, n'existent plus que de nom ; comtes et défenseurs de ville en hâte amènent quelques vétérans, rares débris des guerres de Charlemagne, quelques serfs, douteux soldats, dont beaucoup volontiers s'en iraient rejoindre les guerriers libres du Nord, les Normands. Les envahisseurs n'ont pas de peine à disperser ces bandes ; nulle part ils ne rencontrent de résistance sérieuse ; en beaucoup d'endroits même ils trouvent comme alliés ces mêmes Saxons déportés par Charlemagne pour repeupler la Neustrie déserte. La francisque a d'ailleurs fait son temps et l'étoile du matin[32] normande est l'astre nouveau des batailles. En vain Charlemagne envoie au secours de ses églises, de ses moines aimés, jusqu'à sa propre garde, ses scares palatines ; le mal est fait quand elles arrivent, et la vengeance accomplie, l'expiation consommée. Toujours prévenue, la bande saxonne a repris son vol. Des ruines, des cadavres tonsurés, voilà ce que trouvent les lieutenants du massacreur de Verden, et leurs lourds chevaux bardés de fer s'arrêtent impuissants, piaffant de terreur, sur les bords vertigineux des falaises neustriennes, tandis que disparaît à l'horizon la noire volée des barques du Nord. XIIIRetour de Charlemagne à Aix-la-Chapelle. — Le palais impérial. — La famille et la cour de Charlemagne. — L'Académie d'Aix. Nous avons laissé Charlemagne chassé de l'Italie par la peste et regagnant ses États du Nord. Pendant son voyage, dans un court séjour à Pavie, il apprit que venaient de débarquer à Pise des ambassadeurs du calife Haroun-al-Raschid, qui voulait bien répondre enfin aux avances que lui avait faites Charlemagne quatre ans auparavant en lui envoyant Sigismond, Lanfried et le juif Isaac. Sigismond et Lanfried étaient, à la vérité, morts en route des fatigues de leur voyage ; mais l'annonce de leur trépas attrista fort peu l'empereur ; le juif Isaac, d'une race plus résistante aux pernicieuses influences de l'Orient, ramenait sain et sauf l'éléphant si impatiemment attendu : le but de l'ambassade était rempli. Les envoyés du calife rejoignirent Charlemagne, pressé de regagner ses États entre Verceil et Ivrée ; un autre mahométan, représentant un petit souverain des côtes de l'Afrique, le sultan de Fez[33], dont Charlemagne était le tributaire bien plutôt que le suzerain, comme le prétendent ses panégyristes, s'était joint à ses coreligionnaires d'Asie. En revanche, l'éléphant n'était pas avec eux. Mais les envoyés d'Haroun rassurèrent Charlemagne au sujet du précieux animal. Abul-Abaz, le père de l'épouvante, c'était le nom du pachyderme, était, lui assurèrent-ils, en parfaite santé ; l'énormité de sa taille avait seule empêché de l'embarquer avec eux ; du reste, le juif Isaac était resté pour veiller sur la santé du précieux animal. Immédiatement, Charlemagne chargea le grand chambellan, peut-être peu satisfait de ces fonctions de conducteur de bêtes curieuses, d'équiper un navire, et au besoin toute une flotte pour aller chercher l'éléphant. Le grand chambellan répondait des jours du père de l'épouvante et devait l'amener avec la plus grande rapidité possible à Aix-la-Chapelle, où devait se réunir toute la cour impériale pour y célébrer les fêtes de Noël. Mais les empereurs proposent et la nature dispose ; débarqués au milieu de l'automne à Porto-Venere[34], l'éléphant et le grand chambellan furent bloqués par des neiges précoces, au pied des Alpes, dans quelque mauvaise bourgade, et durent y passer tout l'hiver. Ce ne fut qu'au milieu du mois de juillet de l'année suivante que le désiré pachyderme put arriver avec sa suite au palais d'Aix, où il excita d'ailleurs l'admiration et la stupéfaction générale. Charlemagne ne quitta pas son palais pendant toute l'année 802. Ce nom encore si vénéré d'empereur romain semble avoir complètement changé le descendant des ducs batailleurs d'Austrasie. Assurément Charlemagne prit son titre au sérieux. Mais les Césars dont on se souvenait alors, ceux qu'évoquait la pensée commune des peuples, ce n'étaient plus ces Romains des beaux temps, monstres parfois, mais monstres énergiques, agissant, d'une formidable activité, combattant en tous climats à la tête de leurs légions. Les César, les Tibère, les Vespasien, les Marc-Aurèle, les Hadrien, les Trajan, n'étaient, dans ces siècles d'ignorance, même plus de lointains souvenirs. L'empereur romain, éternel et pacifique, c'était pour tous la raide idole byzantine, parlant par la bouche, agissant par le bras, pensant par le cerveau de ses grands officiers, rougissant en quelque sorte de sembler humaine et vivante. Charlemagne, empereur, désormais ne conduira plus ses armées ; sa ridicule majesté l'empêchera de revêtir son armure de fer ; tranquille, il siégera maintenant dans son palais d'Aix, jugeant à tort et à travers, en sa qualité de loi incarnée, présidant des conciles comme élu et oint du Seigneur, trônant au milieu de faméliques savants, pauvres hères ramassés sur la grande route — on connaît l'épisode de ces deux savants qui couraient les marchés en criant : Science à vendre — et qui en échange d'un peu de pain le compareront, compliment ironique peut-être, au roi David de l'Écriture. Et ce sera sur ses lieutenants méprisés à présent, mis au-dessous des clercs débauchés qui font des enfants à ses filles, que retombera la lourde charge d'arrêter du Nord au Midi le flot montant des invasions. Qu'importent d'ailleurs à l'empereur les ravages des côtes lointaines ! les Maures d'Afrique, les Sarrasins d'Espagne pillent tous les rivages d'Italie et de Septimanie, les Normands mettent à feu et à sang tout l'ouest de la Gaule : qu'importe ! Du sommet de la tour de Granus, dominant les vallées voisines, si haut que Charlemagne monte le soir pour contempler le cours des astres et surprendre les causes de leurs mouvements, il ne verra même pas s'allumer à son horizon, gigantesque aurore boréale, l'incendie des invasions normandes. L'empereur romain, l'Auguste pacifique et clément, ne s'occupe d'ailleurs plus de ces détails. C'est maintenant l'affaire de Dieu qui l'a choisi, qui l'a élu par l'entremise de son représentant sur la terre. Tout est alors dans la main du clergé ; ce sont les abbés qui commandent en chef les armées, les évêques qui gouvernent les provinces ; cependant, au Nord les Danois insultent les frontières, au Midi, les Sarrasins pillent, à l'Ouest les Normands massacrent. Mais Charlemagne reste désormais immobile, rêve de projets insensés, d'allier sa gloire récente à celle des vrais Césars d'Orient, de faire de sa bourgade d'Aix la rivale de Rome ou de Byzance. Profitons donc de ce long repos ; entrons dans cet intérieur mal connu où repose cette Majesté nouvelle, jetons un coup d'œil sur le palais d'Aix, sur l'entourage de l'empereur et sur sa famille sacrée. Depuis qu'il aspirait à ceindre la couronne des Césars, Charlemagne méprisait les demeures de ses ancêtres, ces grandes fermes perdues au fond des bois austrasiens, ou jetées avec leurs huttes de chaume éparses sur les rives des larges fleuves belges., Il lui fallait un édifice de pierre et de marbre. Parmi les nombreuses demeures, anciens palais des empereurs ou des légats des Gaules, que s'étaient attribués pour leur fisc royal les premiers envahisseurs francs, le prétoire ruiné d'Aquisgranum ne paraissait certes pas devoir séduire Charlemagne. Ses contemporains furent si étonnés de ce choix qu'ils l'attribuèrent à un sortilège. On racontait, dès le temps de l'empereur, que lui, le prince volage, un beau jour s'était senti éperdument amoureux ; celle qu'il aimait était morte, et, fidèle jusqu'au delà de la mort, Charlemagne restait agenouillé près du lit funéraire, embrassant ce corps aimé qu'envahissait déjà l'épouvantable corruption. Malgré tous les efforts, jours et nuits se passaient, et le prince restait toujours couvant du regard la morte chérie ; un évêque, docteur en droit canon, soupçonna quelque sortilège ; au doigt de la trépassée brillait un anneau bizarre, constellé de signes magiques, venu sans doute de l'Orient. L'évêque l'arracha, le jeta dans un étang voisin. Aussitôt Charlemagne, comme délivré d'un affreux rêve, se relève du pied du lit, ordonne d'enlever ces restes affreux et bientôt aime d'autres belles. Mais, bizarre phénomène, une invincible attraction le ramenait toujours auprès de cet étang, au bord de ces vertes eaux sous lesquelles reposait le mystérieux anneau enlevé du doigt de la morte. Or, tout près de cet étang s'élevait la ville d'Aix, à moitié ruinée par le passage d'Attila. Et voilà pourquoi, dit la Légende, ce fut à Aix-la-Chapelle que se fixa l'empereur Charlemagne. L'Histoire est moins poétique : comme tous ses contemporains, faisant peu usage de linge, Charlemagne souffrait d'affections cutanées qui rendaient nécessaire l'usage de bains chauds et précieux l'emploi de certaines eaux minérales. Or, les Romains avaient déjà capté à Aquisgranum certaines sources chaudes qui passaient pour souveraines dans ce genre de maladies. Charlemagne voulut en profiter, les avoir toujours sous la main, et voilà la véritable raison, prosaïque comme la vérité, qui lui fit choisir Aix pour y fixer sa résidence. Les contemporains, flatteurs à la solde du monarque, ont fait grand bruit de la Rome nouvelle que le fils de Pépin élevait au milieu des forêts germaines. Il y a quelque peu à rabattre de ces éloges. Le palais d'Aix était une immense construction quadrilatérale entourant une vaste cour ; le rez-de-chaussée, ouvert seulement du côté intérieur, était disposé en voûtes, en arcades où s'entassait nuit et jour une population peu estimable de vagabonds, de jongleurs et de courtisanes, vivant aux dépens des commensaux attitrés de l'empereur. A droite du palais s'élevait la chapelle qui donna son nom à la ville, à gauche le bâtiment des thermes construit à la romaine, ces deux édifices réunis au corps de logis principal par des portiques de bois si mal construits que, quelques années plus tard, ils s'écroulèrent sur Louis le Débonnaire et son cortège, tuant ou blessant une vingtaine de personnes. Derrière le palais se trouvait une sorte d'infirmerie où l'on soignait les malades principalement par l'apposition d'un choix varié de reliques appropriées aux diverses maladies ou par des aspersions d'eau bénite. Il y avait bien un médecin attaché à la cour ; mais les médecins d'alors étaient presque toujours des juifs d'Espagne ou d'Aquitaine, et les gens réellement pieux préféraient la méthode curative des reliques aux soins peut-être plus éclairés de ces mécréants. Devant l'édifice central se dressait une vieille tour romaine, fraîchement restaurée, la tour de Granus, où, le soir, les savants de l'entourage impérial montaient interroger les astres, astronomes borgnes admirés par une cour d'aveugles. Le palais n'avait au-dessus du rez-de-chaussée qu'un étage où habitaient Charlemagne, sa famille et sa suite. Le toit était plat à l'italienne, disposé en terrasse, mais entouré à la mode sarrasine d'un léger treillis de bois semblable aux moucharabiés des Arabes de nos jours, derrière lequel Charlemagne aimait à observer, sans pouvoir être vu, les allées et venues de ses gens. Des deux côtés de ce toit plat brillaient les deux grands dômes, garnis de plaques de bronze doré, qui recouvraient la chapelle et le bâtiment circulaire des thermes. L'ensemble de ces constructions était à la fois romain et sarrasin : les matériaux employés, marbres, pierres, balustrades, sculptures, étant généralement de provenance romaine, et les architectes étant très probablement des Sarrasins ramenés d'Espagne. Le premier et le seul étage, la véritable demeure de Charlemagne, offrait un bizarre mélange de pauvreté naturelle et de splendeur maladroitement adaptée. Les plafonds en poutres de bois, peints grossièrement de rouge et de bleu, étaient soutenus par des colonnes de marbre, splendidement sculptées, enlevées aux palais de Ravenne et de Rome ; aux murs d'étincelantes tapisseries tramées d'or et de soie, brodées de millions de petites perles ; et, à côté, des peaux de bêtes à peine préparées, mal odorantes et rappelant encore ces intérieurs des premiers Mérovingiens, où le rouge sanglant des cuirs des bœufs fraîchement écorchés tenait lieu de pourpre royale. A quelques fenêtres des vitraux coloriés, aux gaies couleurs, qu'on fabriquait déjà depuis plus d'un demi-siècle, à d'autres des vessies tendues d'animaux, laissant à peine passer un jour jaunâtre et lugubre, ou des volets de bois qu'on fermait la nuit et pendant les grands froids. Pas de lits, mais des espèces de canapés de bois, peu rembourrés, des coussins où l'on dormait tout habillé, enveloppé d'un manteau. Comme meubles, des bancs de chêne maladroitement travaillés, des crânes d'aurochs et de chevaux, montés sur trois tibias bariolés de rouge et de vert, sièges nationaux des chefs saxons, mêlés à des chaises d'ivoire sculpté, amenées de Byzance à grands frais, et à des fauteuils curules de bronze, ravis à quelque évêché ou à quelque prétoire épargné lors de la conquête franque. Dans tous les historiens contemporains nous n'avons pu relever, en fait de mentions d'objets précieux, que celle de trois tables, une en or et deux en argent. Voyons maintenant quels sont, outre l'empereur que nous connaissons déjà, les habitants de ce palais. Il n'y a pas d'impératrice ; quatre femmes, qualifiées quelquefois de reines par les courtisans zélés, la remplacent au grand détriment de la morale privée. Glissons sur cet étrange ménage à cinq de saint Charlemagne et passons tout de suite à ses enfants. A l'époque dont nous parlons, Charlemagne avait six fils : Pépin le Bossu, le disgracié, né d'Himiltrude, le premier-né légitime, mais toujours relégué au couvent de Saint-Gall ; Charles, duc du Maine, devenu l'aîné par suite de la disgrâce de Pépin le Bossu ; le second Pépin, roi d'Italie, et Louis, roi d'Aquitaine, tous trois enfants d'Hildegarde ; puis Drogon et Hugues, dont le premier fut évêque de Metz et le second abbé de Saint-Bertin, nés tous deux de Reine, une des quatre concubines actuellement régnantes. Mais, des trois princes reconnus comme successeurs de leur père, un seul habitait au palais, c'était Charles ; les deux autres restaient dans leurs États respectifs d'Aquitaine et d'Italie. En Charles semble s'être incarné le vieux génie guerrier de sa race ; on ne lui connaît ni épouses, ni maîtresses ; il n'aime que la guerre, que le mouvement, bien différent de ses deux frères, l'un abruti par une dévotion outrée, l'autre emporté comme son père par toutes ses passions. Charles a gardé la sévère virginité des héros ; aux doux murmures des vierges, aux paroles enivrantes d'amour il a toujours préféré la clameur sonore des batailles ; peut-être, s'il avait vécu, aurait-il sauvé sa race, racheté son père devant l'avenir, lui, ce pur Germain dans la courte vie duquel l'indiscrète Histoire n'a pu encore retrouver la trace d'un nom de femme aimée. Malheureusement pour l'honneur féminin, bien différentes étaient ses sœurs, dont pourrait seule retracer les mœurs la plume vengeresse de l'auteur des Philippiques. Mais si nous sommes certes aussi riche en indignation que le poète Lagrange -Chancel, le talent nous fait défaut l'instrument manque à notre main et nous allons être réduit à narrer brièvement, mais implacablement, comme il sied à l'Histoire, cette conscience de l'humanité, les hontes de l'intérieur impérial. L'aînée des princesses était Rothaïde, sœur de Pépin le Bossu et déjà avancée en âge ; après elle venaient les filles d'Hildegarde : Rotrude, qui avait été fiancée à l'empereur Constantin, mais qui pour le moment était la maîtresse déclarée de Rorigo, comte du Mans, dont elle avait un fils, Louis, qui, grâce à cette haute naissance, devint abbé de Saint-Denis ; Berthe, dont Ethelvood, fils du petit roi de Northumberland, s'était, heureusement pour lui, vu refuser la main. Nous avons, dans la Vie de saint Angilbert, abbé de Saint-Ricquier, d'étranges détails sur la conduite de cette princesse, une des favorites de Charlemagne : les voici résumés en quelques lignes : Il y avait à la cour impériale, ou plutôt à l'époque où le roman commence, à la cour royale, un homme déjà mûr, amateur passionné de tous les plaisirs en général, beau parleur du reste et passablement suffisant. Membre de cette réunion de savants, tous parés de pseudonymes antiques, qui entourait Charlemagne-David, Angilbert (c'était le nom du personnage en question) avait peu modestement choisi le surnom d'Homère ; c'était néanmoins un homme d'une certaine valeur que Charlemagne avait élevé au rang de secrétaire intime, de confident ; c'était enfin celui qui, selon la vieille expression, avait l'oreille du roi. Le caractère sacré de ce dignitaire, prêtre ordonné, inspirait toute confiance au monarque comme au père de famille. Malheureusement, quoique prêtre, Angilbert était resté homme ; il devint amoureux de la princesse Berthe, et bientôt Berthe, confuse et rougissante, dut venir avouer à son père qu'elle était sur le point de devenir mère en le suppliant de consentir à son union avec Angilbert. Mais Angilbert était prêtre, et, bien que les prêtres eussent encore le droit de se marier, il y avait déjà comme aujourd'hui une certaine défaveur sur cette sorte d'unions. Charlemagne refusa, s'irrita, tempêta, enfin pardonna, à la condition qu'il ne fût pas question de mariage, et le jeune Harnid, fils de Berthe restée fille, fut élevé dans le palais de son grand-père. Angilbert lui-même trouva grâce devant la majesté royale et l'orgueil paternel également offensés ; il conserva même sa place. Quelques mois se passèrent : tout allait pour le mieux, quand une seconde fois, confuse et rougissante, Berthe vint avouer à Charlemagne qu'elle allait encore être mère et qu'Angilbert était le père du doux fruit de ses entrailles. Cette fois, après de longs débats, Charlemagne, craignant pour l'avenir quelque nouvelle mésaventure, consentit au mariage de sa fille et de son trop entreprenant secrétaire ; malheureusement la cérémonie n'eut lieu qu'après la naissance de l'enfant, qui, du reste, fit plus tard honneur, comme historien, sous le nom de Nithard, à la race illustre dont il était sorti. On aurait cru que Berthe, devenue l'épouse d'Angilbert, était au comble de ses vœux ; quelques mois après leur mariage, d'un consentement mutuel les deux époux se séparaient : Angilbert entrait au monastère de Saint-Riquier, Berthe prenait le voile de religieuse pour bien affirmer sa rupture définitive avec son époux, puis revenait bientôt au palais d'Aix jouir, comme disent les vieux chroniqueurs, des pompes et des plaisirs du siècle. Berthe n'est pas encore canonisée, mais son époux, Angilbert, est un des saints les plus vénérés de la Picardie ; on l'invoque spécialement contre le danger d'être mal marié. La troisième fille d'Hildegarde, Gisèle, a moins fait parler d'elle ; nous savons seulement qu'elle avait le goût des lettres, et qu'elle aimait la compagnie du docte Alcuin qui, pour lui plaire, composa ses gloses sur l'évangile de saint Jean. La reine Fastrade avait également donné trois filles à Charlemagne ; c'était Tétrade, pourvue bientôt par son père du titre d'abbesse d'Argenteuil et exilée plus tard par Louis le Débonnaire pour cause d'inconduite ; Hiltrade, qui vivait publiquement avec le comte Odilon, et Rothilde, après laquelle venait, par rang d'âge, Adaltrude, fille de Gersuinde, l'une des épouses morganatiques de Charlemagne. Nous ne savons pas exactement les noms des amants de ces deux dernières princesses, pas plus que nous ne prétendons borner à une le nombre des faiblesses de leurs sœurs, car l'Astronome nous raconte que beaucoup de seigneurs tiraient un grand lustre de leurs liaisons intimes avec les filles de l'empereur. Il fallait du reste que le scandale fût bien fort, car Louis le Débonnaire, à peine eut-il appris la mort de son père, n'eut rien de plus pressé que d'envoyer au palais d'Aix certains comtes de figure rébarbative pour imposer à ses sœurs et les séparer de leurs favoris. Ces comtes, malgré leur aspect sévère et leur double qualité de représentants du pouvoir et de la morale, furent très mal accueillis et manquèrent d'être écharpés par la cour brillante et extrêmement nombreuse qui entourait les princesses. Audoën, un de ces jeunes seigneurs, trouvant fort impertinente l'intervention du roi Louis dans ces affaires de famille, tua un des comtes d'un coup d'épée et se fit massacrer après un véritable combat engagé contre les envoyés royaux ; un autre seigneur, qui n'avait guère mieux accueilli les officiers de Louis le Débonnaire, fut condamné à avoir les yeux crevés. Quant aux princesses, le roi les chassa du palais, ainsi qu'une multitude de femmes de mauvaise vie qui, dit l'Astronome, faisaient grand scandale au palais[35]. On a fait si grand bruit des personnages qui formaient l'entourage littéraire et scientifique de Charlemagne qu'il faut bien en dire quelques mots, quoiqu'ils ne le méritent assurément pas. Nous nous refusons certes absolument à voir des littérateurs dans des hommes qui déclaraient comme Alcuin, surnommé cependant le précepteur des Gaules, qu'une ligne des grands auteurs, nos modèles et nos exemples, qu'un vers de Virgile ou d'Horace sont une souillure pour le chrétien, et qui promettaient en revanche le paradis aux scribes abrutis qui copieraient sans trop de fautes, à perpétuité, l'ordinaire de la Messe ! Ce même Alcuin regardait comme une merveille de pouvoir calculer exactement le retour de la Pâque : ses collègues, astronomes étranges, déclaraient sérieusement voir dans la lune le signe de la croix et dans le ciel des armées célestes ! A eux tous, les savants de la cour ne seraient même pas venus à bout de rédiger un almanach comme celui de Mathieu Lænsberg. Par exemple, savants et littérateurs se détestaient cordialement entre eux. Théodulfe, un des principaux membres de cette triste académie, et de plus évêque d'Orléans, versificateur attitré de la cour, et décoré par lui-même du peu modeste surnom de Pindare, qualifie dans ses ouvrages de chose sinistre, d'horreur épouvantable, un de ses collègues qu'il appelle le Scot, très probablement Clément l'Hibernien, coupable de savoir le grec. Ajoutons, pour l'édification du lecteur, que les hellénistes de cette époque n'étaient pas à la hauteur des hellénistes modernes, si nous en croyons du moins Paul Diacre, qui avait précédé Clément l'Hibernien dans l'emploi de savant en grec à la cour de Charlemagne : cet estimable érudit, qui, à défaut de la science du grec, paraît au moins avoir eu une qualité, la franchise, déclare dans une de ses lettres que ceux à qui il enseignerait la langue de l'Hellade ne pourraient guère plus la parler que les statues des églises. Les autres membres de ce cénacle littéraire sont d'ailleurs restés dans une grande obscurité, à l'exception d'Eginhard, qui avait emprunté le pseudonyme obscur, mais profondément érudit, de Beseléel, neveu de Moïse et architecte du Tabernacle, sans doute en sa qualité de surveillant des bâtiments impériaux[36]. Qui se souvient aujourd'hui de Grimald, de Nardulf, d'Osulf, de Frédégise, d'A-malaire, de Gerward, d'Hildebade et même d'Adalhard. Les quelques travaux qu'a laissés cette académie[37] et qu'on retrouve épars chez les chroniqueurs et les épistoliers de l'époque, sont d'ailleurs d'une puérilité complète. Sauf les Annales d'Eginhard, quelques vers de Théodulfe, un petit nombre de pages de Clément l'Hibernien et d'Adalhard, ce ne sont que de vagues dissertations philosophiques ou religieuses, des jeux d'esprit plutôt que des œuvres sérieuses ; voici, comme exemple, le sujet d'une des principales discussions de l'Académie d'Aix : Les justes de l'ancienne loi avaient-ils tous reçu les sept dons du Saint-Esprit ? En terminant ce bref aperçu sur la famille et l'entourage de l'empereur, faisons remarquer que les historiens modernes, qui nous ont parlé longuement de ses distractions favorites, telles que la chasse, la lecture ou plutôt l'audition de saint Augustin[38], les discussions académiques, n'ont pas cependant cité ses deux plus violentes passions, le plain-chant et le bain. L'amour du plain-chant était poussé chez lui à un tel degré qu'il entretenait à la cour une troupe de chantres dirigés par des maîtres italiens, qu'à tout propos il faisait venir auprès de lui pour savourer leur musique sacrée. Lui-même ne dédaignait pas de guider parfois, maître de chapelle improvisé, les voix rebelles de ses artistes. Leur place, d'ailleurs, n'était pas une sinécure — trois fois par jour au moins Charlemagne assistait à des offices en musique — ; souvent même elle valut à ses titulaires de réelles mésaventures, entre autres la fois où le monarque, ayant entendu par hasard le chant des chapelains d'une ambassade byzantine, chant, parait-il, très supérieur à celui de ses artistes, ordonna de renfermer ceux-ci sans boire ni manger, dans une pièce du palais, jusqu'à ce qu'ils chantassent aussi bien que leurs confrères d'Orient. Le goût des bains journaliers était plus compréhensible que cette passion outrée pour le plain-chant. Nous l'avons déjà dit, presque tous les Francs, grands ou petits, par suite de l'absence de linge, et par suite surtout de l'usage des fourrures directement appliquées sur la peau, sentaient s'agiter sous leur épiderme ce petit acarus désagréable qui produit la gale ; la plupart souffraient d'ulcères, de violentes démangeaisons ; Charlemagne n'en était pas plus exempt que les autres, et nous avons vu précédemment que ce fut la cause principale qui lui fit choisir pour résidence la vieille cité romaine, dont les eaux chaudes passaient pour un spécifique souverain en pareil cas. Mais l'empereur d'Occident, l'héritier des Augustes, ne pouvait pas se baigner comme un simple mortel dans quelque étroite cuve ou dans quelque vulgaire baignoire. On avait construit, tout contre le palais, une immense piscine de marbre, alimentée par les eaux chaudes de Granus ; peut-être était-ce simplement d'anciens thermes romains restaurés ; quoi qu'il en soit, un curieux observateur, penché sur la large ouverture ronde qui s'ouvrait au sommet de la voûte, aurait pu assister à l'étrange spectacle suivant : Charlemagne, semblable au dieu Neptune, nageant sérieusement, précédé de ses cubiculaires, entouré de ses gardes palatins, et suivi d'une foule de comtes et d'évêques empressés à lui faire la cour..... cela vaut bien les sénateurs romains discutant la sauce du turbot de Domitien. XIVLes Capitulaires. — La législation sous Charlemagne. L'ensemble des Capitulaires de Charlemagne a longtemps fait illusion ; cette masse indigeste de décrets touchant aux choses les plus diverses, depuis la peine de mort infligée aux Saxons soupçonnés de faire gras le vendredi ou le samedi jusqu'au prix auquel devait être vendu le beurre provenant des fermes impériales, a séduit nombre d'historiens, qui, sans doute, se sont épargné la fastidieuse lecture de cet étrange Corpus juris. Examiné de près, cependant, ce recueil des Capitulaires se réduit à bien peu de chose, et nombre de ses articles assurément ne sont pas l'œuvre de Charlemagne. Cette opinion paraîtra peut-être hasardée à beaucoup de gens, surtout à ceux qui n'ont pas pris la peine de lire ces Capitulaires ; heureusement que nous ne sommes pas seul de notre avis et que Michelet lui-même, dans son bref aperçu sur l'empire carolingien, laisse tomber de sa plume dédaigneuse cette phrase caractéristique : Peut-être tous ces actes, qui portent le nom de Charlemagne, ne font-ils que reproduire les Capitulaires des anciens rois francs : le compilateur a passé pour le législateur. Du reste, bien avant Michelet, Eginhard lui-même disait dans la Vie de Charlemagne : L'empereur ne fit qu'augmenter les lois par un petit nombre de Capitulaires qui demeurèrent fort imparfaits. Nous nous garderons donc bien d'ennuyer le lecteur en examinant chapitre par chapitre cette longue élucubration des légistes francs, publiée peut-être par les soins ou du temps de Charlemagne, mais qui renferme évidemment nombre de prescriptions légales qui datent de bien avant la deuxième dynastie ; Charlemagne n'est pas plus l'auteur des Capitulaires que Théodose ne l'est du Code Théodosien ou Napoléon du Code Napoléon, dont on est presque entièrement redevable à la Convention. D'ailleurs, près de la moitié des Capitulaires, plus des deux cinquièmes, se rapportent à la législation canonique ou au dogme même, et n'offrent d'intérêt que pour la classe très estimable, mais très restreinte, des bacheliers en théologie et des docteurs en droit canon. Nous n'examinerons donc que les articles qui sont indiscutablement l'œuvre personnelle de l'empereur. Nous les reconnaîtrons, ces lois, carolingiennes, à des indices certains : il est bien évident, par exemple, que tous les Capitulaires qui se rapportent aux campagnes de Saxe, à la conversion des Saxons, émanent de Charlemagne : on sent l'empereur dans ces pages qui puent le sang. Parlons d'abord, brièvement, car ce sont des choses qui demandent quelques lignes ou des volumes entiers, de ces affreuses lois d'exception : Tout Saxon qui refuse le baptême est condamné à mort ; à mort, tout Saxon converti qui fait gras un jour défendu par l'Église ; à mort, tout Saxon relaps ; à mort, tout Saxon qui refuse d'écouter un prêtre : en Saxe l'héritage est aboli ; au décès du père, ses biens passent à l'empereur qui les donne à qui bon lui semble. Mais bien plus, tout Saxon soupçonné seulement (victime souvent de la dénonciation d'un ennemi) de vouloir quitter la religion chrétienne, sur une simple présomption peut être poignardé par quelque émissaire secret de l'évêque ! C'est le tribunal vehmique dans toute son horreur ! Du reste les francs-juges du moyen âge se vantaient d'être les successeurs légitimes des officiers de Charlemagne. L'inquisition de Philippe II accordait au moins aux accusés le simulacre d'un jugement. Voilà à quelles lois, à quel régime politique était soumise la Saxe ; voyons maintenant si le peuple catholique et fidèle du reste de l'empire était au moins un peu plus heureux. Le caractère propre à la législation de ce prétendu empereur romain, de ce soi-disant rénovateur de l'antiquité classique, ç'a été, au contraire, de rompre la chaîne antique et fragile qui rattachait encore les Gaules et une partie de la Germanie au vieil esprit centralisateur de Rome. Ce qui brille avant tout dans le code romain c'est l'unité, c'est la raison : Charlemagne, au contraire, fait régner dans les lois la plus abominable confusion que puisse rêver un malheureux jurisconsulte. Brunehaut et Childebert II, et, après eux, Dagobert, ont essayé de ramener, autant que possible, à une seule et même loi les diverses coutumes de leurs peuples. Charlemagne, en revanche, veut que chacun soit jugé suivant sa coutume nationale, franco-salienne, ou franco-ripuaire, frisonne, bavaroise, lombarde, romaine, alémanique, sorabe etc. ; c'est-à-dire que chaque comte, que chaque juge, était censé posséder une douzaine de lois et coutumes toutes parfaitement différentes. Du moins, sous les Mérovingiens, l'accusé avait une garantie : le jugement n'était pas prononcé par le comte ou son vicaire seul, mais par un véritable jury. Cette institution, dangereuse aujourd'hui, d'abord parce que le choix du jury appartient aux gens ;en place, ensuite parce qu'au milieu de notre dédale de lois nombre de jurés sont hors d'état de se reconnaître et de prévoir les suites de leurs décisions, n'avait pas, dans ce temps-là, les mêmes inconvénients, et n'offrait, au contraire, que des avantages ; les membres de ce jury, qui assistaient le comte, connus sous le nom de rachimbourgs, étaient choisis par tous les hommes libres, parmi les plus instruits et les plus recommandables d'entre eux ; et la coutume particulière d'une race, contenue en quelques pages, gravée facilement dans les mémoires, n'était pas à comparer avec les milliers d'articles d'un de nos Codes. Ces rachimbourgs, ces hommes indépendants offrant toute garantie, Charlemagne les remplaça par des créatures à lui, des scabini (échevins), nommés par lui, par lui révocables, par conséquent à son entière discrétion. Cette création porta le dernier coup à ce qui pouvait rester de liberté chez ce malheureux peuple, dont le nom de Franc était cependant jadis synonyme de Liberté. Il ne paraît pas, d'ailleurs, que ces scabini impériaux aient merveilleusement réussi : hors d'état de connaître toutes les lois diverses qui régissaient l'empire et qui devaient varier, suivant que l'accusé se déclarait Franc, Lombard ou sorti de quelque autre race, ces malheureux magistrats semblent avoir, du moins dans les causes qui n'intéressaient pas directement l'empereur, jugé un peu au hasard, en écoutant, plutôt que les règles strictes du droit, leurs préférences personnelles et le son tentateur des sous d'argent que les plaideurs intelligents faisaient tinter au fond de leur grosse bourse de peau de chèvre. Les Capitulaires sont remplis de recommandations et même d'objurgations à l'égard des scabini trop corruptibles. Autre innovation carolingienne : dans tous les jugements les témoignages oraux sont supprimés ; les scabini jugent simplement sur rapports, sur pièces, et quelles pièces ! En revanche, Charlemagne, le premier, établit définitivement les combats judiciaires, le jugement de Dieu, ce suprême outrage à la raison, puisque, dans les choses de ce monde, on en a trop de preuves, hélas ! Dieu ne veut être que le hasard. Y aura-t-il du moins quelque magistrature suprême, à laquelle l'innocent, trop faible pour manier la lance ou l'épée, puisse, injustement condamné, adresser un dernier appel ? Cette aumône suprême de la pitié humaine envers l'homme, ce dernier remords du juge envers l'accusé, il existe encore, il est vrai. Mais quel en sera le dépositaire ? Seul, dernier et souverain juge, se dressera l'évêque sur son siège épiscopal, non pas l'humble et doux pasteur d'autres époques moins troublées paissant les brebis de l'Évangile, mais le rude convertisseur, pour qui la croix du Calvaire n'est autre chose que le symbole d'une épée plantée sur le monde. Malheur donc au mauvais chrétien, au païen mal converti, malheur surtout à l'esprit libre, mal noté du moine ou du prêtre. Jetons maintenant un rapide coup d'œil sur le service militaire tel qu'il fut organisé par l'empereur. L'assemblée de mai n'était plus cette vaste réunion de tous les libres guerriers de race franque, soldats volontaires qu'aux premiers jours du printemps amenait sous la bannière des fils de Clovis le son de la trompe royale, prêts à braver la mort, les dangers, les souffrances, mais sachant aussi faire sentir à leur chef, à l'héritier de leurs rois de guerre, qu'ils étaient libres comme lui et qu'ils n'obéissaient qu'autant que les ordres royaux leur semblaient justes et conformes à leurs vieux droits. Charlemagne régnant, il n'y a plus que des assemblées de fonctionnaires, les plus tristes de toutes les assemblées, déplorable réunion d'évêques et de clercs mendiant quelque fondation, quelque dîme nouvelle, de comtes et de chefs terriens quémandant quelque droit de péage ou de tonlieu, meute aplatie sous le fouet impérial, venant deux fois par an, au printemps et à l'automne, implorer quelques os à ronger. Les soldats, en effet, ne sont plus les compagnons ni les conseillers du roi, ce n'est plus l'honneur, la bravoure, la férocité même, tous les nobles instincts du mâle, qui les amènent sous les drapeaux de Charlemagne : c'est la loi, c'est la force : tristes conscrits qui ne marcheraient pas sans les gendarmes de ce temps-là. On se plaint, avec raison, dans notre dix-neuvième siècle, douloureuse période de transition et d'enfantement, de la dureté des lois militaires ; chez les peuples les plus civilisés, pendant vingt ans de cette vie dont la moyenne ne dépasse même pas quarante ans, l'homme, le citoyen, voit son existence, son avenir, celui des siens, son libre arbitre même, dépendre de la volonté, du caprice d'un prince héréditaire ou d'un parvenu de hasard ! mais, du moins, lui tué pour ces jeux de princes, on ne demande plus rien à sa famille, si ce n'est plus tard la vie de ses fils. A l'époque de Charlemagne, c'est bien pis : en vain tous les mâles d'une même race seront-ils tombés dans les batailles, la dette ne sera pas éteinte : ce n'est pas en effet l'homme qui doit, c'est la famille ou plutôt la fortune. Une terre de douze manses (la manse contient environ douze arpents) doit à l'empereur son chef monté, cuirassé ; le chef mort, la terre doit toujours un homme ; c'est, il est vrai, le contraire du remplacement, plus on possède et plus on marche. Chaque terre de trois manses d'abord, de 'quatre plus tard, doit annuellement fournir un homme ; les plus pauvres, du reste, ne sont pas épargnés : par six hommes ayant un capital de plus de cinq sous, on lève un fantassin équipé aux frais des cinq autres malheureux ; et l'équipement n'est pas peu de chose ; le cavalier qui représente la terre de douze manses, doit avoir cheval, bouclier, cuirasse de mailles, lance, spathe (large épée), demi-spathe (grand poignard), arc, flèches et carquois ; ce qui, à une époque où les chevaux se vendaient six à sept cents francs, les cuirasses à peu près autant, et où le numéraire était fort rare, valait parfois plus que la terre elle-même. L'équipement du fantassin consiste en pique, épée, tunique de cuir rembourrée de laine en dedans, et garnie en dehors de petites plaques de fer ; chacun doit avoir en outre des vivres pour trois mois, des vêtements et des armes de rechange pour six mois, le tout charroyé aux frais des recrues par leurs bœufs de labour. Sous ce dur régime militaire, personne du reste n'est épargné ; les grands chefs, les teneurs des plus vastes fiefs sont requis de marcher en personne à la tête de tous leurs hommes de dix-huit à soixante ans ; les comtes eux-mêmes, les fiers représentants du pouvoir impérial, dans leur forteresse, fût-elle aux frontières menacées, n'ont le droit de laisser que deux hommes à la garde de leur épouse. Les évêques, les abbés également doivent à toute réquisition revêtir le harnais de guerre, donner l'exemple à leurs vassaux ; ce n'est qu'en 803 que Charlemagne, reconnaissant enfin que nombre de ces vénérables personnages n'étaient qu'un embarras pour l'armée, consentit à les laisser en repos, en ne leur demandant que l'aide de leurs prières. Passons maintenant au pouvoir civil, aux règles de la domination intérieure ; elle est exactement établie sur les mêmes bases que du temps des Mérovingiens : les diverses provinces ou plutôt les différents cantons sont gouvernés, comme sous la première race, par des comtes ; il n'y a dans l'administration politique de l'empire aucun changement important à signaler. Les missi, ces commissions d'évêques et de pieux laïques, chargés de surveiller tous les fonctionnaires impériaux, et dont on s'est plu, on ne sait vraiment pourquoi, à attribuer la fondation à Charlemagne, existaient depuis longtemps déjà. C'étaient les prétendus rois fainéants qui les avaient créés, empruntant eux-mêmes cette innovation aux premiers rois lombards de Pavie. Cette institution, au surplus, ne paraît pas avoir servi à grand'chose, et Charlemagne reconnaît lui-même, dans un capitulaire attristé, que nombre des missi, ces surveillants suprêmes, auraient eu tout les premiers grand besoin d'être eux-mêmes très sévèrement surveillés. Nous aurions encore, pour continuer l'examen des Capitulaires propres à Charlemagne, à nous occuper de ceux qui se rapportent exclusivement à ses intérêts privés, tels que ceux qui concernent les revenus de ses fermes, la meilleure manière de vendre ses œufs et ses volailles, les règles qui doivent présider à la plantation des légumes et à l'arrachage des mauvaises herbes, mais en écrivant l'histoire du grand empereur Charlemagne, nous n'avions l'intention ni de reconstituer les mercuriales des halles et marchés de l'an 800, ni de faire un cours d'agriculture qui serait nécessairement fort arriéré. Nous nous contenterons donc, au milieu de ces Capitulaires touchant à des matières fort curieuses assurément, mais qui sont du domaine de la curiosité et non de celui de l'histoire, nous nous contenterons, dis-je, de signaler un seul article, qui suffit pour caractériser l'époque carolingienne en général et Charlemagne en particulier. Après avoir énuméré toutes les manières possibles de faire de l'argent avec les produits de ses domaines, Charlemagne termine en recommandant à ses majores (surveillants, maires de ses villas) de veiller à ce que les colons et les esclaves ne meurent pas de faim chez lui, autant du moins que cela se peut faire ! XVProjet de mariage entre Charlemagne et Irène. — Distractions judiciaires de l'empereur. — Nouvelle expédition contre les restes des Saxons. — Intervention des Danois. — Fuite de Charlemagne. — Arrivée du Pape à la cour. — Triste situation des Huns. — Expéditions en Bohême. — Testament de Charlemagne. — Expédition contre les Slaves. — Deuxième ambassade d'Haroun. — Invasion des Danois. — Terreur de Charlemagne. — Echecs au Midi. — Mort du roi Godefroy de Danemark. 800-811. Charlemagne, avons-nous dit, n'est plus simplement un roi franc, c'est le grand empereur d'Occident ; sa grandeur désormais l'attache à son palais ; la guerre ne le préoccupe plus ; il se livre tout entier aux spéculations plus hautes de la politique et de la législation. Sa première idée politique, qui rappelle vaguement celle de la Frosine de Molière, voulant marier le Grand Turc avec la République de Venise, c'est de contracter une union avec la vieille impératrice Irène. Prenant au sérieux quelques phrases de politesse débitées par un écuyer du palais de Byzance dépêché à la cour d'Aix pour régler quelques points de détails concernant les limites des deux empires, Charlemagne s'empresse d'envoyer auprès d'Irène deux de ses apocrisiaires, l'évêque Jessé d'Amiens et le comte Hélingaud, chargés d'offrir sa main à l'impératrice d'Orient. Mais Charlemagne était destiné à n'être pas heureux en mariage. Le bruit avait transpiré à Byzance de ces projets d'union ; les Grecs, indignés à la seule pensée de cette alliance avec un barbare du Nord, avaient renversé la vieille impératrice ; les ambassadeurs francs arrivèrent précisément pour assister à sa chute, et la voir remplacer par Nicéphore. Charlemagne se consola de cette ruine lamentable de ses projets en parodiant les Théodose et les Justinien ; pendant deux ans ce ne fut qu'une suite de Capitulaires, renouvelés de ses prédécesseurs, qu'une série ininterrompue de décrets, la plupart puérils, absurdes et quelquefois infâmes. La triste théorie, qui permet de racheter les crimes à prix d'argent, s'enracine de plus en plus dans la législation franque ; l'épreuve judiciaire, qui se faisait en traversant les flammes d'un bûcher (plus ou moins ardent selon la volonté des juges), est définitivement admise. Mais il ne lui suffit pas d'être législateur, il faut aussi qu'il soit juge : je ne sais quel savant archéologue de son entourage lui a fait remarquer que les Augustes, ses prédécesseurs directs, ont tenu à honneur de juger en personne ; et voici Charlemagne qui, aussi peu versé en coutumes barbares qu'en droit romain, se met à juger furieusement. Ce devint bientôt une frénésie ; tous les plaideurs déboutés nécessairement en appellent à la majesté impériale. Pendant quelques mois, Charlemagne ne cesse de juger ; c'est son plaisir, c'est sa joie, c'est au point que, pour lui faire leur cour, ses cubiculaires ont soin d'avoir toujours sous la main un choix de plaideurs qu'on présente à l'empereur le soir, quand il tarde à s'endormir, ou la nuit, quand il se réveille en sursaut. Bientôt, enivré de sa grandeur, voulant, ce semble, que personne ne pût douter qu'il était bien réellement empereur, il ordonne à. tous ses sujets, au-dessus de douze ans, de lui jurer fidélité, non plus en sa qualité de roi, mais en sa qualité de César. Malgré ces nombreuses distractions politiques et législatives, Charlemagne commençait à s'ennuyer ; le vieux sang austrasien lui montait à la tête. Certes, s'il avait été un véritable héros, il aurait pu trouver, soit contre les païens d'Espagne, soit contre les hérétiques de Byzance, quelque prétexte à grande guerre ; mais les Francs de la décadence n'étaient pas, comme leurs ancêtres, tentés par ces aventureuses expéditions où se jetaient jadis, tête baissée, poitrine nue, les jeunes fils de Mérovée. Ce que les guerriers de Charlemagne aimaient maintenant dans les batailles, ce n'était plus l'ardent bonheur de la lutte, le triomphe sur l'impossible, c'était simplement le pillage assuré et la victoire facile. Charlemagne n'a nullement le sentiment de l'honneur, qui, d'ailleurs, nous l'avons dit, n'existe plus ou plutôt n'existe pas encore chez les Francs ; vaincu, Charlemagne accepte la défaite et ne songe pas à la revanche ! Sur la terre enlevée de la plaine de Toulouse et transportée à Cordoue, les Maures ont élevé leur mosquée triomphale ; des milliers de prisonniers francs gémissent encore en Espagne ; Charlemagne, si avide de guerre, ne songe pas à les délivrer, à racheter son honneur captif. Les Maures sont puissants, le bravent journellement, insultent ses frontières et rient de ses bannières. En revanche, au Nord, décimés, brisés d'âme comme de corps, quelques Saxons vivent encore, désarmés, sans chefs, redevenus sauvages, errant craintivement çà et là, poussant devant eux quelques troupeaux de vaches rousses, ne demandant plus qu'à vivre, qu'à se perdre dans les grands bois. C'est à ceux-là qu'il fera la guerre, guerre bénie, guerre sainte ; au printemps de 804, la double armée franque des hommes et des prêtres entre sur le territoire saxon, et gagne les derniers cantons du Nord, guidée par Charlemagne lui-même, tenant en main l'épée de l'Empire et la croix de l'Église, ce double insigne de justice et de charité devenu par sa faute le symbole du meurtre et de la persécution. Les Saxons désarmés sont frappés sans qu'ils puissent se défendre ; ce n'est qu'une infâme boucherie, qu'un de ces abominables triomphes de la force brutale qui font douter de Dieu, quand le châtiment ne suit pas, terrible, implacable et sanglant. L'Église, qui abhorre le sang, heureusement enfin va parler, et de sa main rigide et froide arrêter le bras fumant de son empereur. L'Église a besoin de serfs, ses vastes champs sont dépeuplés et ses terres sont sans culture : elle demande la grâce des Saxons ; et tous ceux qui peuvent servir, jeunes hommes, femmes, enfants, sont sauvés du bras séculier ; enchaînés, en longues files, esclaves, on les emmène pour cultiver le dur sol des monastères et traîner, chair vile de païens, la lourde charrue qui fatigue les bœufs coûteux du sire abbé. Est-ce fini cette fois, restera-t-il quelque chose de la Saxe, en restera-t-il même le nom ? Ce nom, Charlemagne le détruit, et de ce qui fut la patrie saxonne fait une province obotrite[39], esclave de ses esclaves. Ceux mêmes des Saxons qui, sous la pression de la force, ont eu la lâcheté de renier la foi de leur race, et de devenir les frères méprisés des bourreaux de leurs frères, ceux-là même sont privés de tous droits, jusqu'à celui d'hériter de la cabane de leur père, de la tombe de leurs aïeux ; ils ne peuvent rien posséder qu'à titre précaire, qu'avec l'autorisation de l'évêque, du prêtre ou du moine, qui peut toujours la retirer suivant son bon plaisir ; ils n'ont plus rien à eux : l'empereur en fait des serfs de corps, l'Église des serfs d'âme. Mais, indigné, le Nord s'agitait ; la brave petite nation danoise, destinée par sa malheureuse position géographique à lutter toujours contre la géante Allemagne, s'armait en hâte, ouvrait ses rangs aux fugitifs de la Saxe. Charlemagne, qui ne doute de rien, qui juge du cœur des autres par le sien[40], envoie au roi danois, Godefroy, l'ordre de lui renvoyer tous les réfugiés. Pour toute réponse le roi Godefroy marche à la frontière, marche au-devant de Charlemagne. Bientôt il arrive en présence de l'armée impériale, et ses hérauts viennent annoncer à l'empereur que leur maître ne livre pas ceux qui se sont fiés à lui. Et l'héritier de César recule, s'en retourne sans combat à son palais d'Aix, lâche comme un Augustule. Sa présence, du reste était bien nécessaire à Aix : le Pape allait y venir, on ne sait trop dans quel but, probablement pour mettre son puissant protecteur au courant des troubles suscités en Italie par la cité naissante de Venise, qui, à peine sortie des flots de l'Adriatique, commençait déjà ses limes séculaires contre l'envahisseur germain. Le Pape, qu'en grande pompe on avait 'été recevoir à Reims, et que Charlemagne semble s'être complu à exhiber, comme il l'avait fait de l'éléphant d'Haroun, aux peuples de ses diverses résidences, le Pape, disions-nous, ne fit d'ailleurs qu'un court séjour en Austrasie. L'état troublé de l'Italie ne permettait pas de longues absences au lieutenant ecclésiastique de l'empereur occidental : non seulement Venise s'agitait ; pressée entre les deux empires d'Orient et d'Occident, elle luttait pour son indépendance, chassant les Grecs et battant les flottes du roi Pépin ; mais, de plus, c'était sur toutes les côtes méditerranéennes une suite perpétuelle de descentes de pirates ; de tous les ports d'Afrique et d'Espagne sortaient des nuées de corsaires sarrasins, maîtres alors des mers du Midi comme les Normands l'étaient déjà de celles du Nord. Du moins, aux frontières continentales de l'empire, la situation était-elle meilleure ? Non ; les Saxons avaient bien disparu ; ce qui restait des Huns en était bien réduit à implorer de leur vainqueur son aide et sa protection ; mais à ces deux grands peuples terrassés avaient succédé deux nations nouvelles, les Danois et les Slaves, prêtes à ramasser l'épée brisée de ces glorieux vaincus. Toute la noblesse des Huns, et noblesse veut dire à cette époque tous les guerriers, tous ceux qui pouvaient brandir la hache ou monter l'étalon de guerre, toute la noblesse des Huns avait succombé dans la grande lutte contre Charlemagne, trahie par une partie de ses compatriotes qui avaient renié leur culte et leurs souvenirs. Ceux-là, ces nouveaux chrétiens, tristes convertis, avaient, en perdant leur foi nationale, également perdu leur courage. Acceptant, sollicitant même la honteuse protection des vainqueurs, ils étaient devenus un objet de mépris pour leurs voisins, les Slaves de Bohême ; et à peine le Pape quittait-il Aix que le chef dégénéré de ces Huns, affublé du nom chrétien de Théodore, venait humblement s'agenouiller devant l'empereur, le suppliant de sauver les fils d'Attila, opprimés par ces mêmes Slaves qui naguère étaient leurs esclaves. Charlemagne exauça la requête de Théodore, et une armée, franque de nom, mais en réalité composée de Bavarois et de peuples tributaires de l'Est, partit sous les ordres du fils aîné de l'empereur, Charles, duc du Maine, pour envahir la Bohême. On a encore voulu faire de cette expédition une sorte de marche triomphale, c'est peu probable, car la guerre devait recommencer dès le printemps suivant. Pendant l'hiver (806) qui suivit cette campagne la cour impériale résida à Thionville, point plus central qu'Aix, et où Charlemagne appela ses trois fils et tous les grands de son empire pour leur donner lecture d'un testament qu'il avait fait quelque temps auparavant. Ce testament, d'ailleurs, changeait peu de chose à la situation de deux de ses fils, les rois d'Aquitaine et d'Italie. Louis devait avoir seulement, en outre de son royaume actuel, les comtés de Nevers, d'Avallon, d'Auxerre, de Châlon, de Mâcon, de Lyon, et la partie méridionale de l'ancien royaume burgonde, qui par son esprit gallo-romain se rattachait à l'Aquitaine ; la Savoie, jusqu'au val de Suze, et le rectorat de Provence complétaient les États du troisième fils de Charlemagne. A la part de Pépin d'Italie on ajouta le duché de Bavière, les dépouilles de Tassillon, les conquêtes sur les Huns, de telle sorte que la frontière septentrionale du royaume italien fut limitée par le cours du Danube. Charles, l'aîné, le guerrier de la famille, devait avoir en revanche tout le reste des États paternels, c'est-à-dire le vieux pays franc proprement dit, Austrasie et Neustrie, ainsi que tous les peuples tributaires de la Germanie, de l'Océan au Danube, ce qui formait à peu près l'ancien groupe austrasien du temps de Charles-Martel. Les fils de chaque roi, s'ils en avaient, devaient hériter de leurs pères, former autant de dynasties particulières. La séparation était donc bien complète entre les trois royaumes d'Austrasie, d'Aquitaine et d'Italie. Quant à la couronne impériale, il n'en était pas question. Charlemagne parait avoir alors douté de son droit à en disposer à titre héréditaire, scrupule honorable, mais qu'il ne conserva pas longtemps. Au printemps, la guerre recommença contre les Slaves ; l'armée qui marcha contre eux était, comme l'année d'avant, composée de Burgondes, d'Alemans et surtout de Bavarois, qui formaient alors la force principale des armées impériales. Bien qu'Éginhard fasse grand bruit de la mort d'un petit chef de tribu qui fut tué dans une rencontre et de la construction de deux fortins en bois bâtis par le duc du Maine, l'un sur la Saale et l'autre sur l'Elbe, il faut croire que la campagne ne fut rien moins que triomphale, car la Chronique de Moissac, fort bien disposée à l'égard des Carolingiens, se contente de dire sèchement que l'armée s'en revint sans avoir subi de graves échecs, absque ullo gravi incommodo ; Charlemagne en était arrivé à se trouver fort heureux de ce genre de succès négatif. D'ailleurs, la guerre n'aurait pas pu continuer ; la disette ravageait alors tous les États de la domination franque, la misère, la dépopulation ne faisaient qu'augmenter ; la sourde irritation, qui régnait depuis longtemps déjà contre le tyran batailleur, devenait presque de la révolte ouverte ; on n'obéissait plus à ses ordres dans les provinces un peu éloignées ; sa fortune, très visiblement, touchait alors à son déclin. Le meilleur témoignage en est dans les étranges paroles des ambassadeurs d'Haroun : pendant l'été de 807, une deuxième ambassade du calife était arrivée à Aix, après bien des vicissitudes ; les députés des Perses, comme les nomme le moine de Saint-Gall, avaient, dans leur long voyage à travers la Gaule et l'Italie, été fort mal accueillis, malgré les ordres positifs de l'empereur, par les comtes et les prélats ; dans le premier feu de la colère, ils ne craignirent pas, semble-t-il, de s'en plaindre vertement : Votre puissance, osèrent-ils dire à Charlemagne, est assurément grande, mais beaucoup moins que la renommée ne le publie en Orient ; les grands de vos royaumes prennent peu de souci de vos ordres, car, lorsque nous leur demandions quelque chose en votre nom, ils nous renvoyaient le ventre vide. On voit par là que cette célèbre ambassade d'Haroun, un des faits qui, d'après l'histoire, auraient jeté le plus d'éclat sur le règne de Charlemagne, n'en prouve pas précisément la grandeur. Il faut d'ailleurs toujours se méfier un peu de ces ambassades orientales ; celles d'Haroun, surtout cette dernière, étaient peut-être bien du genre de la fameuse légation siamoise, organisée pour divertir les dernières années du morose Louis le Grand. Nous avons toujours soupçonné le révérend patriarche de la Terre Sainte, dont deux moines, Félix et George, abbé du Mont des Oliviers, accompagnaient le prétendu ministre d'Haroun, d'avoir été pour beaucoup dans l'envoi de ces ambassades qui devaient flatter l'orgueil de Charlemagne et lui rappeler indirectement l'état lamentable de la pauvre Église de Jérusalem. C'était surtout au neuvième siècle que le proverbe était vrai : A beau mentir qui vient de loin. Il est, en tout cas, impossible qu'Haroun, comme on s'est amusé à le raconter, ait cédé Jérusalem à Charlemagne et se soit reconnu son obéissant lieutenant en Terre Sainte. Il est en revanche très vraisemblable que le patriarche ait envoyé à l'empereur les clefs du Saint-Sépulcre ; les mahométans, beaucoup plus tolérants alors que les chrétiens, n'auraient mis aucun obstacle à cet envoi purement symbolique, tandis qu'au contraire, nul d'entre eux, et moins que personne, le calife, chef de la religion, n'aurait eu l'idée de céder à un giaour la troisième de leurs villes saintes. Quoi qu'il en soit, Charlemagne sut habilement se servir de cette ambassade pour rehausser son prestige amoindri. Les présents, cependant bien maigres, du roi des Perses, un singe, une tente de toile, deux candélabres et une horloge en bronze doré, peu de tapis, quelques flacons d'eau de rose et beaucoup de parfumeries, furent exposés à l'admiration des courtisans d'Aix-la-Chapelle. On fit assister le prétendu émir Abdallah et sa suite à de grandes chasses dans les bois des environs, et on le renvoya comblé de présents qui effacèrent la triste impression qu'avait laissée dans son esprit le mauvais accueil des fonctionnaires impériaux. En revanche, Charlemagne fut heureux de pouvoir faire enregistrer aux historiographes de la cour quelques-unes de ces phrases de politesse dont est volontiers prodigue le langage fleuri des Asiatiques. Mais, tandis que l'empereur savourait les compliments d'adieu des envoyés d'Haroun, s'enorgueillissait de régner sur des hommes d'or, tandis que les autres princes ne régnaient que sur des hommes d'argile, comme le lui avait gracieusement dit l'émir Abdallah, après avoir reçu ses cadeaux, un nouvel orage se formait sur les frontières du Nord. Les droits si longtemps foulés aux pieds des nationalités et, nous oserons dire, des consciences, avaient enfin retrouvé un défenseur qui n'avait pas craint d'assumer l'héritage sanglant de Witikind. Pendant tout l'hiver, les rives glacées de la Baltique et de l'Eyder, les marais de la Poméranie, les vallées de la Lusace, les gorges de la Bohême avaient été parcourus par des émissaires du roi Godefroy appelant aux armes tous ces peuples des frontières franques, Wiltzes, Lines, Sorabes et Slaves de Bohême, menacés sans cesse par leur turbulent voisin ; jusqu'alors, le manque d'union et de chef, le défaut d'une direction commune, la dispersion de leurs forces éparses dans des pays sauvages, sans routes, entrecoupés de fleuves torrentueux, de marais immenses, de fondrières, de rochers, les avaient toujours laissés désarmés contre les scares des marches carolingiennes : il allait en être autrement. La défense de la liberté, de l'indépendance des peuples, jadis noble partage des races germaines luttant contre l'empire romain, était passée par la force des choses dans les rudes mains unies des Slaves et des Danois, suprême arrière-garde des nations libres. Au printemps de 808, à peine les glaces d'hiver étaient-elles fondues, qu'avant l'époque où chaque année les troupes carolingiennes commençaient à se préparer à la guerre, le roi Godefroy, traversant le territoire des Saxons Nordalbinges, tribu la plus rapprochée du Danemark, attaquait de front les Obotrites chrétiens, ces fidèles alliés, comme les appelait Charlemagne, ces traîtres à la cause commune, ces bourreaux de leurs frères saxons, comme les nommaient tous les peuples du Nord ; en même temps, les Smeldings, les Wiltzes et les Lines les prenaient à revers et, plus au sud, la Thuringe et l'Austrasie elle-même voyaient des nuées de Sorabes et de Bohêmes envahir à leur tour les frontières et piller les comtés des marches franques. Les Obotrites ne purent résister ; de leurs deux chefs, l'un, Thrasiko, fut battu, rejeté sur le territoire franc ; l'autre, Godelaïb, fait prisonnier, fut pendu comme traître par le roi Godefroy dont les Obotrites épouvantés reconnurent la suzeraineté. L'inquiétude était grande à la cour d'Aix-la-Chapelle ; un léger succès remporté en Corse sur quelques pirates sarrasins ne pouvait pas suffire pour consoler l'amour-propre de l'empereur ; d'ailleurs, il ne s'agissait plus de gloire : c'était le salut gui était en question ; le danger était là, tout proche, sur la frontière, à quelques journées d'Aix. Et le prince guerrier de la famille impériale, le seul qui parmi les fils de Charlemagne fût véritablement un brave, Charles, duc du Maine, se mit en marche pour couvrir Aix menacée et secourir les Obotrites : le territoire de ce peuple était séparé de l'empire proprement dit par le cours de l'Elbe. Charles jeta un pont sur le fleuve, mais, à peine ses premiers escadrons l'avaient-ils franchi que l'armée des coalisés l'attaqua, le rejeta en désordre sur la rive franque et le repoussa jusqu'au milieu de la Saxe : Le passage de l'Elbe, disent les chroniqueurs carolingiens, ne fut pas heureux, un très grand nombre de Francs y fut tué, et Charles fut forcé de s'en retourner. C'est ce qu'en style plus moderne on appelle simplement une déroute. Il n'était plus dès lors question de prendre l'offensive ; il fallait évidemment songer d'abord à protéger les marches de Saxe : les Francs bâtirent en hâte sur l'Elbe deux forteresses destinées à arrêter les envahisseurs. Le temps n'était plus où le peuple de Mérovée ne voulait avoir d'autres barrières à ses frontières que la terreur de son nom. Du reste, des deux côtés on s'attendait à une terrible lutte. Comme jadis Vercingétorix luttant contre César, le roi danois brûla ses places exposées, notamment Reric, cependant l'entrepôt du peu de commerce qu'il y avait alors dans le Nord et la ville la plus riche du Danemark. Puis, tout le peuple de Godefroy se mettait à l'ouvrage, élevait sur sa frontière le rempart du Danevirck — imité de ce retranchement célèbre d'Hadrien qui séparait la Grande-Bretagne du pays des Pictes —, gigantesque mur de terre qui, pour fossé, avait un fleuve entier, l'Eyder. Mais la Fortune ne paraissait pas favoriser le monarque franc ; pendant que ses armées étaient battues dans le Nord, ses deux fils, les rois d'Aquitaine et d'Italie, n'étaient pas dans une meilleure situation. Louis allait se faire battre devant Tortose par un jeune homme de dix-neuf ans, Abd-er-Rhaman, fils du calife de Cordoue ; en Italie, les ducs de Pépin ne pouvaient tenir tête aux généraux grecs, et les flottes franques, avoue Eginhard, rentraient au port dès que l'on signalait à l'horizon les voiles de l'escadre byzantine. De plus, les invasions normandes, c'est-à-dire saxo-danoises, recommençaient avec une vigueur nouvelle. Charlemagne, éperdu, ne savait où porter ses armées ; il se résout, lui l'empereur d'Occident, à essayer d'entrer en arrangement avec ce Godefroy, ce petit chef danois auquel il ne reconnaissait même pas jusqu'alors le titre de roi. Mais ces tentatives de conciliation ne pouvaient pas aboutir ; des deux côtés la haine était trop forte. La guerre recommença bientôt ; Thrasiko, ce chef des Obotrites, dont nous avons parlé plus haut, rentra dans son pays avec l'aide d'une armée franque, mais du reste pour y périr, par trahison, dit Eginhard ; c'est-à-dire qu'il se laissa surprendre par Godefroy. Il est à remarquer que les chroniqueurs francs trouvent de fort bonne guerre les surprises et les ruses qui leur réussissent, mais jettent des cris d'indignation quand la surprise vient de l'ennemi. Ces diverses campagnes, malgré leur réelle importance, n'étaient cependant que le prélude de la lutte décisive ; des deux côtés on s'apprêtait à porter les grands coups. Charlemagne, pour avoir un point d'appui dans le Nord, un refuge peut-être en cas de revers, faisait construire une forteresse à Eselfeld, au nord de l'embouchure de l'Elbe, dans le pays dévasté des Saxons Nordalbinges, réunissait de tous côtés des approvisionnements, adressait à ses sujets un pressant appel, enrôlant sans pitié tout ce qui pouvait encore porter les armes, prenant, à défaut de Francs et de Germains, jusqu'à des Huns et des Provençaux ; et il annonçait que lui-même, pour cette fois, allait reprendre en personne le commandement de son armée. Les préparatifs furent longs ; à l'époque du mahl de l'an 810, l'armée carolingienne, tirée des provinces les plus éloignées, de celles qu'avaient le moins épuisées les guerres incessantes des frontières, n'était pas encore réunie à Aix-la-Chapelle, désignée comme point de concentration. On était déjà en été, au mois de juin, quand une nouvelle imprévue vint terrifier la cour impériale : la Frise, l'Ile batave étaient aux mains de Godefroy. Deux cents vaisseaux montés par les hommes du Nord, Saxons et Danois, avaient débarqué sur les côtes une véritable armée. Les comtes carolingiens de ces provinces avaient été vaincus dans trois batailles rangées ; et la Frise entière, du reste peu affectionnée à Charlemagne, s'était reconnue sujette et tributaire du roi de Danemark. Déjà les barques normandes remontaient le cours de la Meuse ; en quelques journées de navigation ou de marche les bandes des Northmen allaient apparaître devant le palais d'Aix, et Godefroy se vantait tout haut d'aller bientôt porter la torche d'Odin dans les basiliques de Charles le Grand. Charlemagne fut épouvanté, Eginhard lui-même l'avoue ; en toute hâte on dépêcha vers la Frise toutes les troupes disponibles, et l'empereur, abandonnant Aix menacée, traînant après lui l'éléphant d'Haroun comme une machine de guerre destinée à effrayer les barbares, voulut tenter une diversion vers le Danemark, qu'il croyait sans défense. Mais on apprit bientôt que Godefroy avait prévu cette attaque, et Charlemagne alla simplement camper près de Verden. Cependant la guerre devient de plus en plus redoutable ; les Wélétabes, les Sorabes et les Bohémiens ont repris les armes ; et néanmoins, au lieu de continuer sa route, d'aller droit à l'ennemi, l'empereur s'arrête ; il temporise, il fortifie son camp, s'enferme derrière ses palissades, prie Dieu, invoque les saints, semblant attendre quelque nouvelle, ardemment désirée, quelque intervention divine, un de ces coups de foudre qui changent la face des choses. La nouvelle attendue arrive enfin : le roi Godefroy est tombé sous le poignard d'un assassin inconnu. Charlemagne est sauvé, sauvé par la Providence, dit-il ; par un crime, peut-être, dirons-nous. XVIMort de Pépin d'Italie. — Guerre sur toutes les frontières. — Mort de Charles, duc du Maine, fils aîné de l'empereur. — Charlemagne est forcé d'implorer la paix. Deuxième testament. — Misère générale. Derniers temps et mort de Charlemagne. 810-814. Charlemagne fut d'abord tout à la joie de cette délivrance, très probablement attendue ; la mort même de son fils Pépin, dont la nouvelle lui arriva presque en même temps que celle du trépas de Godefroy, passa presque inaperçue — entre autres nouvelles, dit laconiquement Eginhard, on eut celle de la mort du roi Pépin —. Cependant la situation n'était pas pour cela beaucoup meilleure ; le véritable empereur, celui de Byzance, Nicéphore, recommençait la guerre ; la Corse et la Sardaigne tombaient aux mains des Sarrasins. La lutte, un instant interrompue, reprenait avec une nouvelle ardeur sur les frontières d'Espagne, et peu s'en fallait qu'au col d'Ibana la tragédie de Roncevaux ne se renouvelât ; Louis d'Aquitaine était rejeté derrière les Pyrénées, et sur l'Océan reparaissaient les longues barques normandes. En vain, Charlemagne parcourait les comtés maritimes, disposait des flottes aux embouchures de chaque fleuve, rallumait en grand appareil à Boulogne le feu éteint depuis des siècles du phare colossal de Claude et de Caligula. Ce phare n'était plus qu'un vain feu d'alarme, éclairant seulement de son éclat la lâcheté des comtes francs dont les lourdes galères fuyaient àu seul son du cor normand. Charlemagne voulut tenter un dernier effort, mener encore en personne quelque grande guerre, afin d'acheter au prix de combien de sang, peu lui importait, le repos de ses dernières années. Dans tous ses États, les hérauts, les héribannatores, parcourent les comtés, sonnant de la trompe impériale le ban de guerre qui faisait jadis, du vieux sol gallo-franc, sortir les bataillons armés. Cette fois, la terre fut stérile ; depuis longtemps la moisson humaine était faite. Neustrie, Austrasie, Souabe, Thuringe, Frise, pays tributaires, tous restèrent sourds à l'appel : les trompes sonnaient dans le vide. Charlemagne inutilement promulgue décrets sur décrets ; les anciennes lois militaires sont adoucies ; on ne demande plus qu'un soldat par quatre manses, au lieu de trois ; il n'y a plus de soldats dans l'empire ; il n'y a plus que des prêtres ou des esclaves. Et les Maures s'emparent de Nice, saccagent la Toscane, brûlent Civita-Vecchia, menacent Rome elle-même, les Bretons se révoltent, les Saxons transportés s'agitent ; la guerre est au cœur de l'empire que dévastent encore par surcroît la famine et la peste, qui semblent y devenir endémiques. Le fils aîné de Charlemagne, l'avenir, la force de la race, Charles en meurt de désespoir, et le vieil empereur, brisé, se voit forcé d'implorer la paix, d'étendre vers l'étranger, vers le pirate de Danemark, vers l'hérétique de Byzance et le païen de Cordoue ses mains tremblantes de désespoir. Les Danois consentent à. une trêve sur les frontières, l'émir de Cordoue, ce soleil nouveau qui monte à l'horizon des peuples, l'empereur d'Orient, l'Auguste toujours victorieux, sont pris de pitié pour le vieillard si rudement frappé, et, dans leur insultante générosité, lui octroient la paix qu'il implore[41]. Le petit duc de Bénévent lui-même fait souverainement son traité avec la Majesté impériale ; en échange de quelques concessions, jette à son suzerain la fière aumône de quelques milliers de sous d'or, de ces sous d'orque Charlemagne n'a plus le moyen de frapper et remplace par des sous d'argent. C'en est fait : Charlemagne est bien abattu. Il sentait du reste lui-même que sa fin ne pouvait tarder. En 811, après la mort de ses deux fils aînés, alors qu'il ne lui restait plus pour l'aider à soutenir le lourd poids de sa couronne que ce prince né malheureux, ce Louis, qui devait, victime résignée, racheter par sa grande débonnaireté les crimes odieux de sa race, il l'avait fait venir à Aix-la-Chapelle, et là, dans la grande assemblée annuelle des Francs, après avoir sollicité le suffrage, interrogé la volonté de tous les assistants, du plus grand au plus petit, il lui avait fait prendre de lui-même et poser de sa main sur son front cette couronne symbolique que lui décernait la volonté des peuples. Puis, il avait fait donner lecture d'un nouveau testament. Il ne lui restait plus, du moins en ligne légitime, que deux princes de son sang, ce Louis d'Aquitaine, son troisième fils, associé à l'empire, et le jeune Bernard, né du roi Pépin d'Italie. L'Italie, depuis longtemps séparée de l'empire et peu jalouse de s'y confondre de nouveau, s'était empressée de proclamer Bernard. Charlemagne, dans son testament, reconnut la légitimité du droit de cet enfant au trône paternel ; seulement il n'ajouta pas à sa part la Bavière qui devait revenir à Pépin ; sauf l'Italie, part primitive de ce prince, Louis devait réunir à son royaume d'Aquitaine tout ce vaste empire ébranlé. Ce second testament renfermait en plus quelques dispositions qui peuvent servir à nous faire connaître l'état troublé de l'esprit de Charlemagne : Charlemagne commençait à avoir peur de la mort ; dans ses nuits sans sommeil il pensait sans doute à tout le sang versé, à tous les crimes commis, et, bien que ses crimes fussent pour la plupart commis au nom de Dieu, sa conscience d'homme n'était pas tranquille. De son trésor, de ses richesses de toute sorte les trois quarts furent légués aux vingt et une églises mères, aux vingt et une métropoles de l'empire, à charge de prier ardemment pour leur généreux bienfaiteur. Du dernier quart il faisait encore quatre parts égales, une destinée à certains sanctuaires préférés, une autre réservée aux pauvres ; des deux dernières parts, l'une devait revenir aux fonctionnaires et aux serviteurs du palais, l'autre formait tout l'héritage que devaient se partager ses fils et ses filles légitimes, ainsi que ses autres enfants naturels. Peut-être aurait-il mieux valu donner aux pauvres la part immense de l'Eglise ; en lisant les Capitulaires de cette même année 811, on est épouvanté de la misère et de l'horrible état social qu'ils révèlent. Ecoutez plutôt Charlemagne lui-même : Les pauvres, dit-il, élèvent la voix contre leurs spoliateurs ; ils crient lamentablement contre les évêques, les abbés et leurs procureurs ; ils disent que si un d'entre eux refuse d'abandonner son bien à un évêque ou à un abbé, à un comte ou à un centenier, ceux-ci sont à l'affût d'un prétexte pour le condamner, l'envoyer à l'armée, jusqu'à ce qu'entièrement ruiné, il lui faille bien, qu'il le veuille ou non, abandonner ou vendre son patrimoine ; et ceux qui volent ainsi le bien du pauvre restent tranquilles en leur logis, tandis qu'ils l'envoient, lui, à l'armée. En revanche, le même Capitulaire avoue que la désobéissance augmente tous les jours chez les sujets, qu'ils ne veulent plus écouter le ban de guerre impérial, s'en aller, le peu qu'il en reste, mourir pour sa majesté sacrée. Assurément, c'était le cas pour le grand législateur Charlemagne de réformer ses lois, d'employer ses dernières années à rendre un peu d'ordre à ses États, un peu de bien-être, un peu de justice du moins à toutes ces créatures humaines dont il croyait répondre devant Dieu. Que fait-il pour cela ? Il convoque cinq conciles provinciaux, à Mayence, à Reims, à Tours, à Châlon, à Arles, un synode général dans son palais d'Aix ; aux peuples qui demandent du pain, qui implorent, pauvres créatures ! même pas justice, mais pitié, il répond par des décisions théologiques, et gravement, malgré toutes les protestations du Pape, peu puissant alors, ce semble, en matière dogmatique, il déclare que l'Esprit-Saint procède du Fils comme du Père, et qu'au Credo, après les mots ex Patre, ses peuples dorénavant ajouteront Filioque. Heureusement le moment approchait où le monde allait être délivré de ce théologien batailleur. Les infirmités de la vieillesse commençaient à se faire sentir durement à l'empereur ; depuis trois ans, il souffrait de fréquents accès de fièvre ; perclus de rhumatismes, il pouvait à peine encore se tenir sur son cheval. En vain essaya-t-il à l'automne de 813 d'aller faire dans les Ardennes cette grande chasse annuelle à laquelle tenaient tant les princes carolingiens. Il lui fallut bientôt revenir à Aix et s'avouer vaincu par l'âge. La superstition, peut-être, aggrava encore son mal : on eût dit que le cours inconscient des choses se plaisait à prodiguer autour de lui ces funèbres présages qui jadis annonçaient aux Césars de Rome l'approche de leurs derniers jours. Le soleil se voilait de taches noires, le palais d'Aix tremblait de sa base jusqu'au faîte ; la nuit, des voix inconnues, surnaturelles, s'élevaient lugubrement des alentours de la demeure impériale ; à la porte de la basilique élevée par Charlemagne en l'honneur de la Vierge, sur une grande plaque de marbre s'étalait, gravée en lettres rouges, une pompeuse inscription annonçant aux races futures que Charlemagne, le grand empereur, avait édifié ce temple ; et, depuis quelque temps, chaque jour les lettres qui formaient le nom de Charlemagne pâlissaient, s'effaçaient sans aucune cause apparente. Le pont de Mayence, colossal ouvrage qui faisait l'orgueil de Charlemagne, qui avait demandé dix ans de travail, à peine terminé s'embrasait, et, en quelques heures d'incendie, disparaissait consumé[42]. Dans le palais régnait cette vague terreur, ce sentiment instinctif d'angoisse, que l'être raisonnable éprouve comme la bête, qui fait hurler le chien à la mort, et qui resserre d'une étreinte étrange le cœur palpitant de l'homme. Un matin, au sortir d'un bain pris dans la piscine des eaux thermales d'Aix, Charlemagne fut subitement saisi d'un frisson violent ; il se mit à la diète, resta étendu sur son lit, mais bientôt une pleurésie se déclara violemment, et, après sept jours de maladie, le 28 janvier 814, Charlemagne, après avoir rempli tous les devoirs du chrétien, entouré de ses évêques et de ses chapelains, rassuré, absous, béni par l'Eglise, s'endormit paisiblement dans les bras du Seigneur ! Seigneur, à quoi donc sert ta foudre ? Le jour même, en l'absence de son dernier fils Louis, retenu alors dans son royaume d'Aquitaine, on l'inhuma en grande pompe, au milieu de la basilique dépendant du palais, dans un caveau sépulcral qui depuis longtemps l'attendait. On l'assit, vêtu des ornements impériaux, sur un siège de marbre, son épée à ses côtés, un évangile relié en plaques d'or dans les mains, le front ceint du bandeau impérial, qui renfermait un fragment du bois de la vraie croix, dernier monument d'orgueil, duquel pendait sur sa face amaigrie le suaire égalitaire de la mort ; à sa taille on attacha la besace des pèlerins, mais pour lui faite de drap d'or, qu'il avait l'habitude de porter sur son armure lors de ses voyages à Rome. Devant lui, sur un coussin de pourpre, on posa son long sceptre d'or, un bouclier d'or également, béni par le Pape ; on combla le caveau d'aromates ; puis le sépulcre fut scellé, et, au-dessus, on dressa un arc de triomphe, montant vers les voûtes du dôme, surmonté de sa statue, au pied de laquelle on lisait : Dans ce tombeau repose le corps de Charles le grand et catholique empereur, qui étendit avec beaucoup de gloire les bornes du royaume des Francs et le gouverna heureusement durant quarante-sept années. Nul ne saurait dire quels sanglots et quel deuil il y eut à cause de lui par toute la terre. Les païens mêmes l'ont pleuré comme le père du monde. Il y a longtemps qu'on a dit : rien n'est menteur comme une épitaphe. Celle-ci n'a qu'une ligne qui soit juste et vraie, et précisément à condition de la prendre dans un autre sens que celui que voulait lui donner le clerc qui rédigea l'inscription. Oui, c'est vrai, c'est juste : nul ne saurait dire combien à cause de Charlemagne, à cause de cet homme sanguinaire et intolérant, il y eut de larmes versées, d'angoisses subies, de tortures éprouvées ; oui, c'est vrai, nul ne saurait dire combien par toute la terre il y eut de sanglots et de deuil à cause de Charlemagne[43]. Le propre des grandes œuvres, c'est de laisser des traces durables : l'Europe, du moins la meilleure partie, après quatorze cents ans, est encore aujourd'hui romaine : nos enfants étudient les mêmes auteurs que les écoliers de la grande Rome au siècle des Antonins. Le droit romain, cet immense monument, plus splendide en son genre que tous les Colisées et que tous les Panthéons, guide encore nos jurisconsultes, règle encore la conscience humaine. Nos titres de noblesse sont des titres romains, et la première république française elle-même humblement emprunta aux consuls de Rome leur vieux titre consacré. Nos différentes assemblées séniles ont elles-mêmes essayé, vainement, je l'avoue, de se couvrir du prestige resté, malgré tout, attaché au grand nom du sénat romain. En politique, en littérature, notre civilisation ne vit que d'emprunts faits au génie de l'empire de Rome. De l'empire carolingien que reste-t-il au contraire ? Charlemagne, bien loin de laisser après lui quelque grande œuvre stable et forte, n'a fait que préparer l'immense misère et les maux sans nombre du moyen âge. A la France il a légué, par suite de sa cruauté envers les peuples du Nord, la revanche terrible des Normands, à l'Allemagne cette querelle formidable des investitures qui devait jeter les souverains ses héritiers suppliant aux genoux des papes, à l'Italie le pouvoir temporel du Saint-Siège, ce dangereux présent, qui du maître suprême des âmes ne faisait que le dernier des rois de la terre. A la religion il attacha, Nessus involontaire, cette fatale tunique de l'intolérance qui la devait ronger si longtemps, et, revanche terrible des choses, ce fut du sang slave et du sang saxon, versés au nom de l'Église, que sortirent plus tard Jean Huss, ce remords, Martin Luther, cette vengeance. Le symbole de l'empire de Charlemagne, c'est ce pont gigantesque de Mayence, qu'il mit dix ans à édifier et qui, à peine terminé, s'abîma en trois heures d'incendie, ne laissant même pas comme traces les poutres calcinées qu'emportait au loin le courant impétueux du fleuve. Le plus grand de nos poètes (Hugo, dans Hernani) s'est plu, dans un moment de lyrisme, à évoquer de son tombeau d'Aix-la-Chapelle celui qui fut, d'après la légende, le plus grand des empereurs. Mais ceux que je veux évoquer ici, ce sont les sans-nom comme moi, les victimes innombrables tombées par la faute de Charlemagne. Rêveuse Allemagne d'autrefois, France riante au rire sonore, fière Espagne à l'austère orgueil, c'étaient trois sœurs faites par la Nature pour vivre côte à côte dans le fraternel enlacement des peuples. Que fallait-il pour cela ? laisser dans la boue de Ravenne et la honte de Byzance cette couronne impériale, trop grande pour un seul homme, trop lourde pour une seule conscience, devenue par la faute de Charlemagne le triste héritage qu'ont voulu saisir tour à tour les Charles-Quint d'Espagne, les Napoléon de France et les Guillaume d'Allemagne ! triste couronne contre nature, contre le droit divin des peuples, qui semble appeler tôt ou tard sur ses fleurons impériaux, fleurs nées du sang et des larmes, la foudre vengeresse du malheur ! Ah ! combien sont morts pour attacher à un front moderne ce bandeau surhumain des Césars, cette couronne de Charlemagne ! Oui, c'est vous que j'évoquerai, non pas du tombeau doré d'Aix-la-Chapelle, mais de tous les champs de l'Europe faits de votre poussière et de votre pourriture, vous, les victimes sans nombre tombées de siècle en siècle à ces grands carrefours des batailles où vos maîtres, où vos bourreaux vous ont fait heurter peuple contre peuple, hommes contre hommes, frères contre frères. Ah ! sortez du tombeau, morts de Marignan et de Pavie, de Leipzig et de Waterloo, de Reischoffen et de Sedan ; os desséchés, squelettes broyés, restes crispés de souffrance, qui furent des hommes comme nous, levez-vous, montrez-vous dans toute votre horreur, cadavres pourrissants, ruisselants de sang et de sanie, armée formidable des ombres, et marchez, muets bataillons, contre le spectre impérial ! FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Charles, fils de Pépin le Bref et de Berthe, était né en avril 742. Nous n'avons pas parlé de ses premières années par l'excellente raison qu'on n'en sait absolument rien. Il paraîtrait seulement qu'il prit part dans son adolescence à une expédition dirigée par son père contre les Lombards. Eginhard, commensal de Charlemagne, déclare formellement qu'il n'a pu acquérir de notions positives sur rien de ce qui a rapport aux premières années de ce prince. Charlemagne, dès sa première jeunesse, portait déjà le titre de patrice des Romains, que le Pape lui avait conféré ainsi qu'à Carloman.
Charlemagne est généralement représenté avec une grande barbe ; cette barbe est même devenue un des traits caractéristiques de l'empereur à la barbe griffaigne.
Charlemagne, au contraire, n'a jamais porté que des moustaches et a eu toujours le menton soigneusement rasé. Ses différents portraits authentiques, la grande mosaïque de Saint-Jean de Latran, notamment, nous le montrent toujours ainsi. L'erreur a été amenée par ceci : à l'époque de Charlemagne il n'y avait pas en Gaule de graveurs assez habiles pour représenter sur son sceau sa royale effigie : peu soucieux d'apposer au bas de ses actes une tête pareille à celle du sceau de Chilpéric II (on peut voir ce sceau aux Archives), le fils aîné de Pépin employa pour cachets, durant le cours de son règne, deux pierres antiques, d'abord un Marc-Aurèle qui portait toute sa barbe, puis un Jupiter barbatus. Les auteurs ignorants du moyen âge, habitués à voir toujours les sceaux figurer la personne royale, ont pris les têtes fortement barbues de Marc-Aurèle et de Jupiter pour celle de Charlemagne.
Les monnaies carolingiennes n'ont pas d'effigie ; les pièces, très rares, qui représentent la figure (sans barbe) et à peu près reconnaissable, de l'empereur d'Occident, ont été frappées à Rome par des ouvriers grecs ou italiens.
[2] Le premier Carloman, frère aîné de Pépin le Bref, et par conséquent oncle de Charlemagne, avait, plus ou moins volontairement, fini ses jours dans le couvent du Mont-Cassin. Ses enfants avaient été dépouillés par Pépin le Bref, comme le furent par Charlemagne ceux du second Carloman. La part de Carloman II était à peu de chose près la même que celle de Carloman Ier.
[3] C'est un des rares paladins historiques. Ogier, Hogier, Oger ou Autcair, s'était attaché, comme nous le verrons, à Carloman et à sa famille. Après la prise de Pavie, Ogier, prisonnier, fut renfermé par Charlemagne dans le monastère de Saint-Faron, à Meaux, où il finit sa vie dans la pratique de toutes les vertus. S'il n'a pas été canonisé, il a eu en revanche la gloire plus profane de donner son nom au valet de pique. Nous disons sérieusement la gloire, car on sait que les varlets de nos jeux de cartes représentent les plus braves guerriers de l'antiquité et du moyen âge : Hector pour l'antiquité, Lancelot, Lahire et Ogier pour le moyen âge.
[4] Hunald, fils du roi Eudes d'Aquitaine, passa sa vie à lutter contre les envahisseurs carolingiens, Charles-Martel, Pépin et Charlemagne. Son fils Waifre, en faveur de qui il avait abdiqué, avait été tué par trahison, et ce fut pour le venger qu'après vingt-trois ans de retraite, il quitta le couvent de l'île de Ré.
Ne pas confondre le Lupus, petit chef vascon qui le livra à Charlemagne, avec le Lupus (le Lope Fruela des Basques) qui écrasa les Francs à Roncevaux, et qui, bien qu'en disent Gaillard et Hegewisch, ne fut nullement pendu par Charlemagne ; Lupus ou Lope Fruela régna au contraire heureusement pendant longtemps encore ; d'après les traditions basques, le traître Lupus était neveu d'Hunald ; c'était le fils d'Hatton, propre frère d'Hunald, qui lui avait fait crever les yeux pour le punir d'avoir trahi la cause sainte de l'Aquitaine. Le Lupus victorieux de Roncevaux était le petit-fils d'Hunald par son fils Waifre.
[5] Charles-Martel avait distribué à ses leudes et à ses soldats la plus grande partie des biens de l'Eglise de Gaule ; aussi saint Euchère, ravi en extase par permission spéciale du Seigneur, vit Charles tourmenté au plus bas des enfers. Comme il en demandait la cause à un ange qui passait par là, celui-ci répondit que, par la sentence des saints qui au jour du jugement tiendront la balance avec Dieu, il était condamné aux peines éternelles pour avoir usurpé leurs biens (Frodoard). Les successeurs de Charles-Martel, Pépin et Charlemagne, réparèrent largement les fautes de leur père et de leur aïeul.
[6] M. Vétault, auteur de l'ouvrage le plus complet qui existe sur Charlemagne, ouvrage qui n'a, selon nous, que le tort d'être le perpétuel panégyrique de l'Eglise d'abord et de Charlemagne ensuite, M. Vétault déclare que Charlemagne, à la tête d'une poignée d'hommes, dispersa du premier coup les troupes aquitaines. C'est la version des Annales Francorum (vulgo Tilliani). Mais pourquoi ne pas croire plutôt Eginhard qui est presque un témoin oculaire, qui n'a pas d'intérêt à rabaisser la gloire de son maître, et qui dit formellement qu'il fallut que Charlemagne, pour venir â bout d'Hunald, ramassât des troupes de tous côtés (contractas undique copiis).
[7] Extrait des actes du concile de Verberies. Un mari, forcé par quelque nécessité de se retirer dans un autre duché ou dans une province étrangère, peut épouser légitimement une autre femme. (Si quis necessitate cogente in alium ducatum...) On voit que les pères du concile de Verberies permettent positivement de changer de femme en voyage ; il est vrai que, par une sorte de remords, ils ajoutèrent cum pœnitentia, avec pénitence, ce qui, en bon français du temps, voulait dire en payant un droit à l'Eglise.
[8] Sorte de prélats missionnaires qui allaient catéchiser les païens, encore nombreux en Europe et même dans certains cantons de la Gaule. Au temps de Charles-Martel la religion chrétienne, dit Hincmar (epist. 6), était presque détruite en Belgique, en Germanie et en Gaule. Les chorévèques, on le voit, n'étaient pas inutiles. Nous avons, du reste, eu déjà l'occasion d'en parler dans nos précédents volumes sur Brunehaut et sur Dagobert.
[9] La mitre du huitième siècle ne ressemblait pas à celle de nos jours. C'était alors exactement un bonnet phrygien ; il est vrai que ce bonnet rouge n'était pas rouge, mais blanc d'argent.
[10] Le moine de Saint-Gall, dont nous aurons à reparler, raconte à ce sujet une de ces ridicules histoires dont il est malheureusement prodigue. D'après lui, en apercevant Charlemagne à la tête de ses Austrasiens, Ogier, l'homme peut-être le plus brave de son temps, serait tombé à demi mort de peur, et le roi Didier, ce cœur généreux qui risquait sa couronne et sa vie pour la défense des opprimés, aurait été prêt à aller se cacher dans une cave !
Il est bien certain que les paisibles habitants de Pavie durent être terrifiés à la vue de cette immense armée de Charlemagne, mais s'il y eut deux hommes qui ne tremblèrent point, ce furent assurément le duc Ogier et le roi Didier.
[11] Cette assemblée annuelle, primitivement composée de tous les hommes libres de race franque, était alors bien dégénérée. Il n'y venait plus guère que des évêques et des comtes ; on n'y consultait plus les soldats, mais les chefs ; et encore ceux-ci devaient-ils se garder de contredire la volonté royale. Le mahl, appelé aussi champ de mars, se tenait originairement en mars, comme son nom l'indique, mais depuis la prédominance de l'Austrasie sur la Neustrie, c'est-à-dire depuis Charles-Martel, on l'avait reculé au mois de mai. En effet, comme l'entrée en campagne suivait le mahl, et que les forces austrasiennes consistaient principalement en cavalerie, les fourrages étaient trop rares en mars ; les Francs primitifs, qui n'avaient au contraire que des fantassins, n'avaient pas eu à se préoccuper de cette considération.
A l'époque de Charlemagne, il y avait aussi une seconde assemblée qui se tenait à l'automne ; mais n'y prenaient part que les plus grands personnages, nominativement désignés par le monarque. Cette assemblée n'avait du reste pas autre chose à faire que d'écouter le récit de la campagne d'été et que de célébrer convenablement les hauts faits de Charlemagne.
[12] Si parmi les barbares du Nord une partie répugnait à recevoir le baptême, beaucoup au contraire s'y prêtaient de fort bonne grâce, venaient même le solliciter et s'arrangeaient pour le recevoir plusieurs fois de personnes différentes. Cette ferveur religieuse tenait à la coutume de donner à chaque nouveau baptisé une belle robe blanche ou une bonne tunique de lin. Les nouveaux convertis intelligents se montaient ainsi toute une garde-robe. (Voir à ce sujet le moine de Saint-Gall.)
[13] Les Wascons ou Gascons étaient tout simplement les Basques dont le territoire était plus étendu à cette époque qu'au moyen âge. Ayant à diverses reprises occupé une grande partie du sud de l'Aquitaine, ils étendirent à leur conquête le nom de Wasconie ou Gascogne qu'elle conserva. Les Basques, qui occupaient les territoires conquis, se mêlèrent avec les Aquitains et donnèrent naissance à cette race éminemment chevaleresque, brave et fière, beaucoup trop calomniée, qu'on nomme les Gascons. Les Basques se nomment eux-mêmes Escaldunac.
[14] Sorte de grand poignard à trois lames usité chez les Sarrasins : une des lames était placée comme d'habitude, les deux autres, au contraire, étaient posées en prolongement de la poignée.
[15] La vie municipale y était encore très forte ; elle dura pendant tout le moyen âge ; la véritable féodalité ne put jamais s'établir dans le Midi. Montfort lui-même, après les massacres des Albigeois et cependant fortement aidé par l'Eglise, ne put parvenir à l'y établir. Les parlements héritèrent plus tard de la puissance municipale, et l'on avait surnommé le parlement de Toulouse le roi du Midi.
[16] Cette fuite véritable est attestée par Eginhard, qui déclare qu'après le désastre Charlemagne s'en alla droit à Auxerre sans s'arrêter en Aquitaine.
[17] Nous avons plusieurs lettres du pape Adrien, dans lesquelles il réclame instamment ces fameuses poutres de bois d'Austrasie. Charlemagne fut bien avisé de se décider à les envoyer à Rome, malgré l'énormité des frais de transport qui paraît d'abord l'avoir arrêté. En effet, si saint Charlemagne ne grille pas en enfer à l'heure qu'il est, c'est à ces bienheureuses poutres qu'il le doit : Turpin vit l'âme de l'empereur déjà dans les mains des démons ; on pesait en effet dans les balances éternelles du Seigneur les bonnes et les mauvaises actions de l'empereur d'Occident, et le côté des mauvaises était beaucoup plus lourd que l'autre. Déjà les démons allaient entraîner Charlemagne en enfer, quand un apôtre s'avisa de jeter dans le plateau de la balance destiné aux bonnes actions..... toutes les poutres que Charlemagne avait données à l'Eglise. Grâce à cet appoint formidable, l'équilibre se rétablit, et la balance même pencha un peu du bon côté.
(Voir Chronique de Turpin.)
[18] Il y avait eu entre eux quelques discussions au sujet du commerce des esclaves : Charlemagne ne le défendait pas en principe dans l'intérieur de ses Etats ; mais il trouvait mauvais que le Pape laissât ses sujets vendre des esclaves chrétiens aux musulmans d'Espagne. On rejeta la faute sur des marchands vénitiens, et il l'ut convenu que dorénavant le commerce des esclaves ne serait toléré qu'entre chrétiens et alliés. Il fut interdit de les vendre aux étrangers, ainsi qu'il était déjà défendu de leur vendre des armes et des munitions. Pour employer le style des juristes modernes, l'esclave fut assimilé à la contrebande de guerre.
[19] Les couleurs de Charlemagne étaient le rouge et le noir. Le texte primitif de la chanson de Roland parle bien des bannières bleues, blanches et rouges de l'armée de Charlemagne ; mais ce texte est du dixième siècle, époque où commencent seulement les couleurs héraldiques : or, les émaux héraldiques primitifs sont les couleurs franches, rouge, blanc, bleu ; la triste couleur noire (le sable) est peu usitée par les chevaliers ; le sinople (vert) et le pourpre (violet) n'apparaissent que postérieurement aux Croisades. De plus, ce texte semble parler de plusieurs bannières, les unes rouges, les autres bleues, les autres blanches ; il y est évidemment question, dans la pensée du trouvère, de différentes bannières qu'il suppose portées, comme elles l'étaient au temps où il écrivait, par les différents seigneurs féodaux.
Au temps de Charlemagne, au contraire, il n'y a ni bannière féodale, ni même drapeau national invariable. Seulement, dès l'époque mérovingienne, les rois adoptaient une enseigne particulière ; ceux de la première race avaient à la fois pour palladium et pour drapeau la chape bleue de Saint-Martin ; et plus tard, après les Carolingiens, les premiers Capétiens choisiront l'oriflamme rouge à houppes vertes de l'abbaye de Saint-Denis. Quant aux Carolingiens eux-mêmes, ils semblent avoir eu pour couleurs distinctives le rouge et le noir — l'étendard bleu semé de roses d'or, que le Pape envoya à Charlemagne lors de la guerre des Huns et avec lequel l'empereur est représenté sur la mosaïque de Saint-Jean de Latran, était le drapeau de l'Eglise —. Dans la célèbre Bible de Charles le Chauve, les casques des soldats impériaux sont surmontés d'un cimier rouge et noir le chant d'Altabiçar donne le rouge et le noir comme livrée de Charlemagne. Ces couleurs germaines, austrasiennes, se retrouvent encore aujourd'hui, séparées par une bande d'or, sur le drapeau de l'empire d'Allemagne, plus véritable héritier du sombre Charlemagne que ce gai pays de France, qui confond insoucieusement dans son drapeau républicain avec le panache blanc d'Henri IV la chape bleue de Saint-Martin et l'oriflamme rouge de Saint-Denis, ce qui constitue le drapeau le plus clérical et le plus monarchiste qui se puisse imaginer.
[20] Voici un fragment de ce chant national, de cet hymne de mort des Saxons : — Saint et terrible Odin, sois-nous en aide à nous et à nos princes Witikind et Kelta contre le méchant Charles ! Horreur sur ce boucher ; je te donnerai un ure, deux brebis, tout le butin ; je t'immolerai tous les Francs, sur ta sainte montagne du Hartz.
(Voir Shœll.)
[21] Il est incontestable que la bataille de l'Osneg (près Dethmold), au lieu d'être une victoire, comme l'ont écrit les uns après les autres les historiens modernes, fut au contraire une défaite. Les écrivains du neuvième siècle et du dixième avouent que Charlemagne fut obligé de reculer de plusieurs lieues, jusqu'à Paderborn, et qu'il avait perdu tant de monde qu'il fut forcé d'attendre, pour continuer la guerre, des renforts amenés de tous côtés.
Charlemagne fit d'ailleurs élever sur le champ de bataille de l'Osneg une chapelle pour remercier Dieu de l'avoir tiré de ce grand danger. La chapelle de l'Osneg est le pendant de celle de Roncevaux, construite également en souvenir de cette autre déroute.
[22] Voir sur la terreur panique qui s'empara de l'armée de Sigebert, lors d'une invasion des Huns en Austrasie, notre histoire de Brunehaut.
[23] Les possessions des Huns séparaient les deux empires d'Orient et d'Occident. L'empire d'Orient aimait encore mieux avoir pour voisin le peuple barbare des Huns-Avares que le batailleur Charlemagne ; un proverbe byzantin déclarait qu'il fallait avoir les Francs pour amis, mais pas pour voisins.
[24] Dans les palais mérovingiens, les appartements particuliers n'étaient fermés que par des portières et des draperies, auprès de chacune desquelles veillait un esclave chargé de les ouvrir et de les fermer. C'est à la prudence de Charlemagne qu'est dû l'usage des portes intérieures dans les appartements des pays du Nord.
[25] Ce comte de Toulouse, principal général de Louis le Débonnaire dans son royaume d'Aquitaine, après avoir longtemps guerroyé, avec des chances diverses, contre les Sarrasins d'Espagne, finit par se retirer dans un couvent. Il a été canonisé ; c'est un des grands saints du Midi.
[26] Chaque prisonnier franc ou aquitain dut emporter sur son dos jusqu'à Cordoue un sac rempli de terre prise dans la plaine de Toulouse. Ce fut sur cette terre captive que s'éleva la célèbre mosquée de Cordoue, défi de l'Islam à la Chrétienté.
[27] La tradition populaire voulait que les Huns fussent nés de l'union d'une troupe de sorcières expulsées par les Goths et d'une bande de démons venus on ne sait trop d'où, mais probablement de l'enfer.
[28] Nous n'avons pas cru devoir donner le détail des guerres que le royaume particulier d'Aquitaine eut à soutenir sous le règne du roi Louis. L'Aquitaine ne regarde plus guère Charlemagne, elle est comme séparée de ses États, et les missi, les officiers carolingiens ne passent jamais la Loire. (Voir Hincmar.) Ce fut Louis d'Aquitaine qui eut le mérite de rendre aux Saxons le droit d'hériter et d'adorer leurs dieux. Il en fut récompensé : quand tout le monde l'abandonna, même ses fils et ses évêques, ces païens saxons se firent tuer pour le défendre.
[29] On sait que les centaines étaient des divisions territoriales en usage chez les Francs depuis les règnes de Brunehaut et de Childebert II.
[30] Les tombeaux des saints semblent alors avoir remplacé les villes d'eaux ; on y allait faire de véritables cures. Autour des sanctuaires le clergé tenait des hôtelleries où les pèlerins trouvaient de confortables installations.
[31] Ajoutons pour être impartial que le Pape eut le mérite réel de demander leur grâce. A la suite de ses sollicitations, la peine de mort fut commuée en prison perpétuelle.
[32] Arme préférée des pirates du Nord. C'était une lourde masse de fer garnie de piquants.
[33] Charlemagne donnait aux Libyens (habitants de Fez) les richesses que fournit l'Europe, blé, vin, huile ; il n'eut pas besoin de les assujettir en revanche à lui payer un vil tribut. En effet, c'est Charlemagne qui m'a tout l'air d'avoir été leur tributaire.
[34] Porto-Venere, près de Gênes, et non Port-Vendres (en Roussillon), comme dit M. Vétault dans sa première édition.
[35] Charlemagne, du reste, donnait lui-même l'exemple du scandale. Outre ses nombreuses épouses ou concubines, outre les maîtresses qu'il put séduire, plusieurs femmes furent victimes de ses violences, entre autres sainte Amalberge, qui eut le bras cassé en résistant au trop entreprenant empereur. Bossuet a eu, en dépit de tous les historiens, en dépit même de la Vie des saints, l'audace de dire : Les mœurs de Charlemagne furent pures. Cette phrase malencontreuse nous donnerait une triste idée de la morale privée de Bossuet, si nous ne pensions pas que l'évêque de Meaux ait été emporté par l'habitude, alors qu'il s'agissait d'un monarque très chrétien comme l'était également Louis le Grand.
Les contemporains de Charlemagne étaient moins indulgents que Bossuet ; le moine Wettin racontait avoir vu en songe, par permission divine, Charlemagne plongé dans les enfers et livré en pâture à un monstre hideux qui rongeait les parties les plus secrètes de son corps en punition de sa lubricité. Cette légende était très populaire ; elle se trouve d'ailleurs rapportée dans Walafrid Strabo (Historiens de France).
[36] Eginhard est surtout célèbre grâce à la légende gracieuse de la Neige, qui en fait l'amant d'une des filles de Charlemagne. Malheureusement cette légende ne repose que sur un fragment de la Chronique de Lauresheim, monastère où mourut Eginhard ; et en revanche, dans la liste des filles de Charlemagne, transmise par Eginhard lui-même, nous ne voyons pas le nom d'Emma, nom de sa prétendue amante. Il est probable que le moine qui a rédigé la Chronique de Lauresheim, peu au courant des généalogies et des choses de la cour, a pris pour une fille de l'empereur une princesse quelconque de la famille impériale. Les filles de Charlemagne n'avaient pas seules le privilège d'avoir des amants.
[37] Il ne faut pas confondre avec cette académie d'Aix l'école palatine, dans laquelle enseignaient d'ailleurs plusieurs des académiciens. Cette école avait été créée par les rois mérovingiens ; elle était florissante sous Dagobert.
Dans ces siècles-là, la science d'ailleurs était bien peu de chose. L'Arithmétique (celle de Cassiodore) contenait deux pages (et encore dans ces deux malheureuses pages est-il surtout question de superstitions touchant les vertus de certains nombres) ; deux pages également la Géométrie. La Logique en a seize. L'Astronomie consistait à connaître sous l'influence de quelles planètes il était bon de se couper les ongles et les cheveux, et à savoir à peu près exactement quand il y aurait de la lune, cette dernière connaissance étant utile pour décider quand devaient tomber les fêtes mobiles de l'Eglise.
Comme encore maintenant du reste dans nos écoles normales d'instituteurs, l'étude du plain-chant tenait une grande partie du temps. On cherchait à mettre d'accord la voix humaine et les instruments les plus disparates, tels que sambuque (ancêtre du serpent), psaltérion, etc.
Les gens curieux d'anecdotes pourront lire, dans le moine de Saint-Gall, nombre de détails sur l'école palatine de Charlemagne ; mais le moine de Saint-Gall, qui écrivait sous les arrières-petits-fils de l'empereur, au fond d'un couvent perdu, n'est pas toujours très exact ; témoin l'anecdote où il nous représente Charlemagne pleurant en Septimanie (où il n'alla jamais) sur l'arrivée des pirates normands (qui n'y vinrent pas de tout son règne). L'œuvre du moine de Saint-Gall est plutôt un recueil d'ana qu'une histoire sérieuse.
[38] Charlemagne avait l'habitude de se faire lire pendant ses repas la Cité de Dieu, de saint Augustin. Quand le lecteur avait terminé l'ouvrage, il le recommençait.
[39] Peuplade slave, mais néanmoins très dévouée à Charlemagne ; pour plaire à l'empereur, les Obotrites avaient embrassé le christianisme, ce qui les faisait passer pour des traîtres aux yeux de leurs voisins restés païens, les Danois, les Wiltzes (Poméraniens), etc. Les Obotrites occupaient le Mecklembourg.
[40] L'empereur livra le duc grec Willaire, réfugié à sa cour, sur la demande de Nicéphore. (Voir Eginhard, Annales.)
[41] On a encore (apud dom Bouquet) les lettres dans lesquelles Charlemagne sollicite humblement la paix. Il envoya le premier un comte implorer une trêve des Danois.
[42] Cette œuvre, qui avait du moins un caractère d'utilité générale, bien que Charlemagne l'eût fait faire plus spécialement pour faciliter le passage de ses troupes d'Allemagne en Gaule, ne servit malheureusement à rien.
Construit en bois, le pont prit feu à peine terminé. On accusa les bateliers du pays, dont l'industrie était ruinée, de l'avoir incendié. Marianus Scotus (apud Pistorium) donne une autre version ; d'après lui, Richulf, archevêque de Mayence, fit détruire le pont parce qu'on y détroussait les passants.
[43] Charlemagne, disons-le à la louange de l'Eglise, n'est pas un saint parfaitement régulier. Bien qu'il soit admis maintenant, sans doute par droit de prescription, dans le calendrier grégorien, il ne doit cependant sa canonisation qu'à l'antipape Pascal, créature de Frédéric Barberousse, ennemi acharné du véritable pape. Jusqu'au quinzième siècle le culte de saint Charlemagne n'avait pas pris de grands développements ; il n'était pratiqué que par la seule église de Cologne et, en revanche, l'église de Metz célébrait un service annuel pour le repos de l'âme de l'empereur son bienfaiteur, craignant fort que ce futur saint ne fût en purgatoire, et pensant à juste titre qu'il avait grand besoin de prières. Une vieille légende, plus ou moins authentique, raconte que Louis XI, ayant fait construire au Plessis-lès-Tours une chapelle moult ouvrée, avec deux niches au portail pour y mettre deux statues de saints, fit tout d'abord déposer dans l'une des niches une effigie de son glorieux aïeul saint Louis ; puis, désireux de lui trouver un pendant qui ne dérogeât point, il chercha quelque autre roi de ses prédécesseurs qui eût été également canonisé. Il n'en trouva pas : Charlemagne seul pouvait passer pour tel, encore était-ce plus que douteux, l'Eglise romaine se refusant avec raison à reconnaître les promotions faites par les antipapes dans la milice céleste.
Cependant Louis XI passa outre et ordonna que Charlemagne fût reconnu, dans tout le royaume, comme un saint parfaitement authentique. Le clergé ayant manifesté, à bon droit, quelque opposition à l'introduction de cet étrange bienheureux, Louis XI décréta que ceux qui ne reconnaîtraient pas la sainteté de Charlemagne seraient pendus ou décapités, suivant leur position sociale. C'est ainsi que se serait implanté en France le culte de saint Charlemagne ; ce qui est du moins positif, c'est que c'est bien à Louis XI que nous devons l'introduction de ce saint étrange.
On peut voir encore, et nous avons vu nous-même, à Aix-la-Chapelle, le tombeau de l'empereur d'Occident : moyennant un thaler (3 fr. 75), on peut contempler et même toucher ce qui reste de Charlemagne : un avant-bras, le crâne et quelques objets, entre autres un cor en ivoire. Mais ces reliques nous paraissent d'une authenticité douteuse ; Aix-la-Chapelle a été plusieurs fois pillée et saccagée de fond en comble, notamment par les Normands, en 881. Or, le bruit populaire voulait que le caveau où l'empereur reposait eût été comblé de pièces d'or. Les Normands n'auront pas manqué de vouloir s'en assurer, après avoir, suivant leur habitude, massacré tout le clergé ; et il est bien à craindre pour Charlemagne que ses os, n'ayant aucune valeur monétaire, n'aient été jetés un peu pêle-mêle çà et là. Jusqu'au règne de Frédéric Barberousse, il y eut beaucoup de désordres en Allemagne, et ce n'est guère qu'à partir de cette époque qu'on peut suivre l'histoire régulière d'Aix-la-Chapelle. La ville pendant le moyen âge, où le culte des reliques était si florissant, avait un bien grand intérêt à pouvoir montrer aux pèlerins généreux les restes vénérables du grand empereur allemand. Dans ces cas-là, les reliques ne se perdent jamais... ou se retrouvent toujours. Cependant ce crâne de Charlemagne, dont on ne laisse voir que le sommet, tout enchâssé dans l'or, dont on ne peut examiner ni les dents, ni les mâchoires, parait étrangement aplati ; il est vaste, c'est vrai, et, en cela, conforme à la tradition qui donne une grosse tête à Charlemagne, mais il est si plat ! Ne serait-ce pas simplement le crâne de quelque honnête gorille ?