L'EMPEREUR CHARLEMAGNE

 

PAR LUCIEN DOUBLE.

PARIS - FISCHBACHER – 1881

 

 

AVANT-PROPOS.

SOURCES CONSULTÉES.

I. — Débuts du règne de Charlemagne.

II. — Commencements des guerres de Saxe.

III. — Guerre contre Didier, roi des Lombards.

IV. — Révolte de la Saxe.

V. — La campagne d'Espagne.

VI. — Conséquences du désastre de Roncevaux.

VII. — Défaite du Sonnethal.

VIII. — Immenses efforts de Charlemagne contre la Saxe.

IX. — Joie de Charlemagne et du Pape à l'occasion de la fin de la guerre de Saxe.

X. — La guerre des Huns.

XI. — Le concile de Francfort.

XII. — État de l'empire en 800.

XIII. — Retour de Charlemagne à Aix.

XIV. — Les Capitulaires.

XV. — Projet de mariage entre Charlemagne et Irène.

XVI. — Mort de Pépin d'Italie.

 

AVANT-PROPOS.

 

Charlemagne est incontestablement une de ces grandes figures historiques dont les noms flamboient comme d'énormes éclairs au ciel obscurci du passé. Dans presque toute l'Europe son souvenir est resté vivant, c'est le grand homme par excellence : l'idée de grand fait partie de son nom et, pour ainsi dire, de son être. Espagne, France, Allemagne, halle, sont remplies de sa mémoire ; de la brèche de Roland jusqu'au caveau d'Aix l'Impériale, des plaines inondées du ring des Huns-Avares jusqu'aux grèves de l'Armorique, les peuples divers parlent de lui, l'admirent et le chantent en leur langue. Tout le moyen âge retentit du bruit de son nom, la Science elle-même s'est mise sous sa protection, l'invoque comme patron. Et ce n'est pas seulement le clerc ou l'escholier qui se recommandent à lui.

L'homme de guerre également, le chevalier comme le routier ; bref, tous ceux dont le bras est fort, le cœur vaillant et l'esprit âpre au gain des batailles, pendant des siècles n'ont dans la bouche que le nom de Charlemagne. Un des faits les plus prodigieux de l'histoire, cette conquête de l'Angleterre enlevée par une bande d'aventuriers français, s'accomplit aux sons de la chanson de Charlemagne et de Roland, cette pure et noble Marseillaise de la' race franque d'autrefois. Devant les troupes du roi d'Angleterre, plus nombreuses, prêtes à l'écraser, Guillaume le Bâtard, le grand vassal de France, fait entonner à son armée le vieux chant de guerre français de Charlemagne, de Roland

. . . et des vassaux

Qui moururent à Roncevaux.

Et l'âme vibrant à ce rythme entraînant, les chevaliers du duc Guillaume, répétant, chœur formidable, les vieux vers du trouvère français, se lancent au travers des rangs anglo-saxons, marquant à grands coups d'épée la mesure formidable de la chanson de Roland.

C'est à cette fameuse chanson de Roland, récitée par tous les ménestrels et tous les jongleurs du moyen âge que Charlemagne dut sa réputation.

Mais, pendant qu'aux cours royales, dans tous les châteaux féodaux, chevaliers, dames et pages chantaient la gloire de Roland, aux âpres monts des Pyrénées, dans les gorges du pays basque, un autre hymne retentissait : le soir quand la brume s'élevait des vallées habitées par l'esclave et le serf féodal, tout en haut sur sa montagne dans l'air vif des cimes neigeuses, haut comme l'aigle, libre comme lui, le Basque croyait revoir la grande déroute de Roncevaux ; au loin, avec sa cape rouge et son cimier de plumes noires fuyait l'empereur Karl-le-Magne, le cor désespéré de Roland s'éteignait dans un dernier appel, et cette grande épée qui fendait les rochers, qui tranchait les montagnes, se brisait contre l'épieu basque... Et fier de tous ces souvenirs, entre son chien roux et son enfant, le pasteur Escaldunac entonnait de sa voix libre et fière le chant sonore d'Altabiçar[1].

Jusqu'ici l'Histoire n'a voulu entendre que la chanson de Roland. Ferme, inébranlable comme un rocher des Pyrénées, la figure de Charlemagne a traversé toutes les tempêtes des siècles. La gigantesque stature de l'empereur allemand se dresse encore au-dessus de tous les brouillards du moyen âge. Nul n'a tenté de l'ébranler. Il est bien dur, bien escarpé ce sommet qu'il faut atteindre pour se trouver face à face avec ce colosse d'acier, mais d'acier trempé dans le sang. Tout autour de sa mémoire, planent, volent comme pour la protéger, les vieux poèmes nationaux, les légendes de l'Église, les romans de la chevalerie Tel le voyageur qui tend aux cimes inexplorées des montagnes, sent passer sur son front et bruire à son oreille l'aile inquiète et puissante des vautours troublés et des grands aigles indignés.

Mais la Légende n'est pas l'Histoire ; le véritable Charlemagne est bien différent de ce personnage majestueux des romans et des chroniques, souvent plus romanesques encore que les romans mêmes.

Jamais peut-être la France ne fut plus misérable que sous le règne de cet Austrasien sanguinaire, cruel et débauché. C'est à partir du grand empereur que commencent ces longs siècles de misère, cette monotone série de famines, de pestes, de pillages et de massacres qui constitue l'histoire du moyen âge. Par ses guerres perpétuelles, où du reste il fut souvent vaincu, par son acharnement contre les Saxons qui ne veulent pas être chrétiens, contre les Aquitains qui ne veulent pas être Germains, contre les Lombards qui s'obstinent à donner un fier et noble asile à ses neveux dépouillés, à sa femme répudiée, il épuise d'or et de sang le vaste empire qu'il doit à la félonie de son père et de ses aïeux. A partir de Charlemagne on ne frappe plus de monnaie d'or en Gaule, à partir de Charlemagne on ne trouve plus de soldats en France ; et bientôt les chroniqueurs écriront des fils de Clovis, des vainqueurs de Châlons, de Tolbiac et de Poitiers : Les Francs prirent la fuite dès le commencement du combat, comme c'était devenu leur habitude !

C'est qu'il n'y avait plus de Francs ; ils étaient morts dans ces guerres lointaines, sur les bords du Danube, del' Eridan, de l'Èbre et du Weser ; les armées de Charlemagne, à la fin de son règne, ne sont plus remplies, comme celles des derniers Césars de Rome, que de barbares germains, que de malheureux colons enlevés de force, les uns furieux de servir leur vainqueur, les autres inhabiles à la guerre. Et, déjà, sur l'Océan brumeux, aux embouchures du Rhin, de l'Escaut, de la Seine, de la Loire et de la Gironde, rôdent, comme une bande de corbeaux attendant l'aubaine d'un cadavre, les longues barques aux voiles, noires de deuil et rouges de sang, montées par les bannis de la Saxe et les vengeurs d'Odin.

Si la conduite politique de Charlemagne fut mauvaise et fatale à ses États, que dirons-nous de l'homme privé ? Passons sur le sang versé, sur les prisonniers massacrés, les villes rasées, les pays dévastés ; à cette époque, hélas ! et même de nos jours cela s'appelle de la gloire ; mais, que dire de sa conduite envers ses neveux qu'il dépouille, contre tout droit, de leur héritage paternel ? que dire de ce véritable sérail où l'on put l'accuser d'avoir fait entrer jusqu'à ses propres filles ? que dire enfin de cette haine dont il poursuivit jusqu'aux murs de Pavie les débris errants de sa famille persécutée ?

Il aimait les lettres, a-t-on dit, et quelle preuve en donne-t-on ? La soi-disant création d'une ridicule Académie, où l'on discutait d'oiseuses questions d'une théologie vraiment byzantine. Charlemagne aurait mieux fait de ne pas perdre son temps à ces discussions et de l'employer à apprendre, sinon à écrire, du moins à signer lisiblement son nom, ce qu'il ne put jamais arriver à faire[2].

On a voulu soutenir que le fils de Pépin le Bref avait été le fondateur de la féodalité. Oui, comme Judas fonda le christianisme : à la mort de Charlemagne, quand les Normands se répandirent sur tout l'empire, pillant, massacrant, ravageant, les populations, se voyant abandonnées de ses lâches successeurs, isolées dans leurs pays dévastés, se serrèrent autour de quelques hommes plus braves, ou simplement mieux armés que les autres ; sur chaque butte, dans chaque étang, s'éleva une tour, une enceinte fortifiée, où constamment veillait, prêt à donner asile à tous, un chef improvisé : le château était créé, et la féodalité de ce jour avait pris naissance. Mais, sans les fautes de Charlemagne, sans ses coupes réglées de moissons humaines, l'empire eût été assez fort pour se défendre à ses frontières, et la féodalité, n'ayant pas de cause pour s'établir, n'aurait sans doute pas existé.

Ç'a toujours été pour nous un sujet d'étonnement que l'étrange, que l'inconcevable engouement que l'histoire a universellement témoigné pour cet Allemand, qui n'a même pas le sanglant mérite des conquérants victorieux. Voyez : au nom de tous les grands hommes de guerre répond le nom sonore d'une victoire ; au nom d'Alexandre, l'écho de l'histoire répond par Arbelles, Issus, le Granique ; au nom d'Annibal, par Cannes, par le Trasimène et par la Trébia ; à celui de César par Alésia et Pharsale : citez Napoléon, à l'instant viennent à la pensée Rivoli, Marengo, Iéna, Austerlitz. Des nombreuses batailles livrées par Charlemagne une seule est restée dans la mémoire des peuples et cette bataille est une défaite, la déroute de Roncevaux.

Rien d'original, rien de neuf ne se remarque dans la conduite de Charlemagne : son empire d'Occident n'est qu'une parodie de l'empire, nous ne dirons même pas romain, mais byzantin, éphémère création qui va s'écrouler sous la hache de guerre des rois de mer normands et danois.

Et maintenant, pour parler au point de vue purement français, Charlemagne est de tous les souverains celui qui fit dans son temps et jusque dans l'avenir le plus de mal à la France ; par lui la vieille Gaule romane, de la Loire aux Pyrénées, fut constamment opprimée, foulée aux pieds jusqu'au jour où il dut se résoudre à l'abandonner, voyant qu'il n'en pouvait venir à bout. Jamais à sa cour on ne vit comme à celle des Mérovingiens des hommes de toutes les races qui peuplaient le sol gaulois, aussi bien Goths, Burgondes et Gallo-Romains que Francs d'Austrasie et de Neustrie ; son entourage ne fut jamais composé que de rudes Austrasiens , que de purs Germains, auxquels il mêla quelques clercs étrangers, pauvres hères abrutis de scolastique, ramassés sur tous les grands chemins. Cite-t-on, dans un seul canton de France, un travail utile, une chaussée de Charlemagne, tandis qu'on rencontre par douzaines des chaussées de Brunehaut ? Toute son histoire n'est qu'une longue usurpation ; ses Capitulaires eux-mêmes, pour la plupart, ne sont pas de lui. Il a volé jusqu'à ce nom de Grand qui fait illusion.

Ce n'est pas pour ses victoires qu'on l'a surnommé Charles le Grand, Charles-le-Magne ; c'est simplement, nous l'avoue un de ses panégyristes lui-même, pour avoir tué dans les montagnes des Vosges un ours de belle taille, aux applaudissements de quelques courtisans qui, pour ce haut fait, le saluèrent du nom de Grand !

Malgré tout, malgré l'évidence, malgré les preuves entassées, je sais que, pour le renverser cet empereur allemand, la tâche sera rude et dure la besogne. Mais votre souvenir me soutiendra, vous tous dont je veux ici prendre la défense, nobles victimes de Charlemagne, Hunald d'Aquitaine, Didier de Lombardie, Tassillon de Bavière, Witikind de Saxe, Godefroy de Danemark, vous tous qui avez aussi combattu contre la Force et pour le Droit.

 

SOURCES CONSULTÉES.

Eginhard, Vita Caroli Magni.

Angilbert, Annales (connues sous le nom d'Annales d'Eginhard).

Engolismensis monachi Chronicon (Chronique du moine d'Angoulême).

Annales Mettenses (de Metz).

Annales Wutzburg.

Annales Petavin (de Poitiers).

Virudinensis Chronicon (de Verdun, attribuée à l'abbé Hugon, apud Labbe, Biblioth. des manuscrits).

Annales Fuldæ (de l'abbaye de Fulde).

Poeta Saxonicus, De gestis Caroli Magni.

Sigeberti Gemblacensis Chronicon (de Sigebert de Gembloux.)

Moissiacense Chronicon (de Moissac).

Annales S. Bertini (de S. Bertin).

Annales (de Loisel).

Pauli Diaconis supplementum.

L'Astronome, Vie de Louis le Débonnaire.

Thégan, Vie de Louis le Débonnaire.

Frodoard, Historia.

Adon, archevêque de Vienne, Chronicon.

Mariani Scoti Chronicon.

Petri Olaï Chronicon rerum Danis.

Caroli Magni Epistolæ (apud dom Bouquet).

Stephani, Adriani et Leonis pap. Epistolæ (Scriptor. Franc.).

Grim, Œuvres (source allemande).

Bœcler, Turckius, Lindembrog, Vie de Charlemagne (s. allemandes).

H. Leo, Geschichte von Italien (s. all.).

Fred.-Sanson Shœl, Œuvres diverses (s. scandinave).

Steenstrup, Normannerve (s. s.).

Biœrner, Sagas (s. s.).

Anastasii liber pontificalis (s. italienne).

Erchempert, moine du Mont-Cassin, Hist. Longobard. (s. ital.).

Aquello. Ravenn. pontif. rerum italic. (s. it.).

A. Muratorii Dissertatio de missis regiis (s. it.).

Theophanis chronographia (s. byzantine).

Manuscrits arabes de Condé (s. mauresque).

Parmi les biographes de Charlemagne il n'y a guère à citer que Gaillard, Leclerc de la Bruère, Hegewisch, qui n'ont d'ailleurs fait que traduire ou paraphraser Eginhard et le moine de Saint-Gall. Le petit volume de M. Hauréau est un excellent ouvrage élémentaire. Dans son remarquable livre, très complet sous le rapport des faits, mais écrit dans un esprit diamétralement opposé au nôtre, M. Vétault a peut-être donné trop d'importance à la partie religieuse ; il a eu, selon nous, le tort de vouloir faire un saint Charlemagne entièrement conforme à la tradition catholique l'histoire ne doit pas être une affaire de religion.

 

 

 



[1] Tout le monde connaît, au moins de réputation, la célèbre chanson de Roland. Nous n'aurons donc pas à reproduire ici ce long document, et nous renverrons les personnes désireuses de le connaître en détail au remarquable travail que lui a consacré M. Léon Gautier. Nous nous sommes d'ailleurs fait une loi de ne nous occuper, dans ce volume, que de chroniques sérieuses et non de légendes ou de romans. On ne trouvera donc ici aucun personnage imaginaire, pas plus Roland qu'Olivier, ou que les quatre fils Aymon. Nous ne parlerons même pas du célèbre archevêque Turpin, qui cependant a existé, mais qui n'a pas laissé dans l'histoire d'autres traces que son nom.

Disons seulement à propos de Roland que l'existence de ce paladin n'est pas plus prouvée que celle d'Amadis. Eginhard serait le seul contemporain qui parlerait de Roland ; encore ne fait-il qu'en citer le nom, et ce nom ne se trouve même pas dans les plus anciens textes manuscrits de ses œuvres. Un copiste postérieur, imbu des chansons de geste des trouvères du dixième siècle, a très probablement ajouté au texte primitif le nom de Roland, qui, d'après lui, était inséparable de celui de Charlemagne. Il vaut mieux du reste, pour la gloire du grand empereur, que Roland n'ait jamais existé, car il serait, d'après les romans de chevalerie, le fils incestueux de Charlemagne et de sa propre sœur.

Remarquons en passant que les romans de chevalerie du cycle carolingien, dont on parle beaucoup et qu'on lit fort peu, ne sont pas en général favorables à Charlemagne. Beaucoup même lui font jouer un rôle ridicule ou odieux, comme le roman d'Ogier le Danois et celui des quatre fils Aymon. Il est évident qu'à l'époque où ces poèmes chevaleresques furent écrits, du neuvième au dixième siècle, l'impression populaire n'était pas encore complètement favorable à Charlemagne. Ce ne fut que plus tard, sous l'influence des puissants empereurs d'Allemagne, qui crurent se rehausser eux-mêmes en rehaussant le fondateur de leur puissance, que la figure du grand et saint Charlemagne commença à prendre le développement colossal qu'elle a conservé jusqu'à nos jours.

Presque tous les paladins des romans de chevalerie carolingiens sont des personnages de fantaisie ; il n'y a guère qu'Ogier le Danois et Guillaume au court nez, comte de Toulouse sous Louis d'Aquitaine, qui aient joué un rôle réel.

Les Chroniques de Saint- Denis, qui font aller Charlemagne à Constantinople, ne sont pas plus sérieuses pour cette partie de l'histoire que les romans chevaleresques.

Le chant d'Altabiçar, beaucoup moins connu que la chanson de Roland, nous a semblé mériter les honneurs d'une citation ; c'est un des plus curieux monuments de la langue étrange des Basques ; le voici :

Un grand cri s'est élevé du milieu des montagnes basques, et l'homme libre debout sur le seuil de sa porte a prêté l'oreille et a dit : Qui va là, que me veut-on ? Et le chien endormi aux pieds de son maître s'est levé et a rempli de ses aboiements les échos de l'Altabiçar.

Au col d'Ibanéta un bruit retentit ; il approche en roulant contre les rochers. C'est le sourd grondement d'une armée en marche. Les Basques à ce bruit répondent du haut de leurs montagnes ; ils soufflent dans leurs cornes de bœuf, et chaque homme aiguise ses flèches.

L'ennemi approche, arrive ! Quelle forêt de lances, que de bannières aux mille couleurs qui flottent au-dessus ! Quels éclairs jaillissent des armes ! Combien sont-ils ? Enfant, compte-les bien ! Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf et vingt !

Vingt ! et puis encore des millions ! On userait sa vie à les compter. Unissons l'effort de nos bras, arrachons ces rochers, lançons-les du haut des montagnes jusque sur leurs têtes. Broyons-les et tuons-les !

Et que venaient-ils faire dans nos montagnes ces hommes du Nord ? Pourquoi sont-ils venus troubler notre paix ? Si Dieu a créé les montagnes, c'est pour que les hommes ne les franchissent pas. Mais les rocs roulent, tombent ; les bataillons sont écrasés ; le sang coule et les chairs palpitent. Oh ! combien d'os broyés et quelle mer rouge de sang !

Fuyez, vous qui pouvez encore monter un cheval ; fuis, roi Karl le Grand avec ton cimier de plumes noires et ta cape rouge. Ton neveu, ton plus brave, ton chéri, ton Roland, est resté étendu mort. Son courage ne lui a guère servi. Et maintenant, Basques, laissons là les rochers, descendons dans les vallées et lançons nos flèches aux fuyards.

Ils s'enfuient, ils se sauvent ! où donc est maintenant la forêt des lances ? Où sont les bannières aux mille couleurs qui flottaient au milieu ? Leurs armes ont trop de sang pour qu'un éclair en jaillisse. Combien sont-ils à présent ? Enfant, compte-les bien ! Vingt, dix-neuf, dix-huit, dix-sept, seize, quinze, quatorze, treize, douze, onze, dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un !

Un ! il n'y en a même plus un ! C'est bien fini ! Libre Basque, tu peux rentrer avec ton chien, embrasser ta femme et tes enfants, nettoyer tes flèches, les serrer avec ta corne de bœuf, et ensuite dormir tranquille pour l'avenir. La nuit, les aigles vont venir dévorer ces chairs écrasées, et tous ces ossements blanchiront pour l'éternité...

Qu'on ne s'étonne pas, après ce que nous avons dit de Roland, de retrouver son nom dans le chant d'Altabiçar ; le texte primitif est malheureusement perdu, et celui que nous possédons date précisément du dixième siècle. C'est l'époque où fleurit principalement la gloire de Roland ; et il n'y a rien d'étonnant à ce que les Basques aient légèrement modifié leur vieux chant de triomphe, en adoptant une légende qui faisait briller leur gloire d'un éclat encore plus vif. Roland passait pour le type de la chevalerie, pour la personnification de la bravoure féodale ; que devaient donc être ceux qui avaient vaincu Roland ? Et, insensiblement les Basques s'habituèrent de très bonne foi à être les vainqueurs d'un personnage de fantaisie. On créa même, spécialement pour remplir le rôle de celui qui avait tué Roland, l'imaginaire personnage de Bernard del Carpio. Il est à remarquer que le nom du paladin par excellence, qui ne se rencontre pas dans les auteurs du huitième et du neuvième siècle, apparaît subitement dans nombre d'écrits et de monuments du dixième, sans doute après le grand succès du premier roman de Roland.

Il est d'ailleurs possible qu'il y ait eu dans les armées de Charlemagne un personnage s'appelant Roland, Hruodland, Hrothland, nom commun à cette époque, mais ce n'était assurément ni le neveu de l'empereur, ni le Roland de la légende.

[2] Eginhard dit positivement que Charlemagne, s'y étant pris trop tard, ne put arriver à apprendre à écrire. A peine pouvait-il signer à l'aide d'un monogramme. Les panégyristes de l'empereur ont prétendu qu'Eginhard avait voulu dire que Charlemagne n'avait pas pu venir à bout d'apprendre, non l'écriture, mais bien la calligraphie. C'est une pure supposition que rien ne justifie dans le texte d'Eginhard.