I — LA SITUATION DE
L’EMPIRE GREC EN 1261.
L’empire, tel qu’il se reconstituait sous la dynastie
nouvelle des Paléologues, ne ressemblait plus guère à la monarchie sur
laquelle avaient jadis régné les Comnènes. En Asie, l’empire de Trébizonde
possédait la plus grande partie des provinces qui bordaient la mer Noire, et
il formait un État indépendant, qui de plus en plus s’isola de Byzance et
mena jusqu’au milieu du XVe
siècle une existence parallèle à celle de l’empire grec. En Europe, le
despotat d’Épire occupait le sud de l’Albanie et une partie de l’Étolie ; le
duché de Néopatras ou de Grande Vlachie s’étendait sur la Thessalie, la Locride, la Phtiotide. A côté
de ces États grecs, il y avait, dans la Grèce centrale, un duché latin d’Athènes et,
dans le Péloponnèse, une principauté latine de Morée. Les Vénitiens étaient
maîtres de la plupart des îles de l’Archipel ; les Génois tenaient Chios et
avaient des colonies importantes sur le littoral d’Anatolie et dans la mer
Noire. L’empire grec restauré ne comprenait plus que trois groupes de
territoires : en Asie, les possessions de l’ancien empire de Nicée ; en
Europe, Constantinople avec la
Thrace et une partie de la Macédoine, dont
Thessalonique était la ville principale ; quelques îles enfin, comme Rhodes,
Lesbos, Samothrace et Imbros. Et en face de cet empire, territorialement
diminué, financièrement épuisé, militairement faible, des États jeunes
grandissaient, vigoureux et conscients de leur force, âpres à disputer à
Byzance l’hégémonie que jadis elle possédait. C’étaient, dans la péninsule
des Balkans, le second empire bulgare au XIIIe siècle, la Grande Serbie d’Étienne
Douchan au XIVe.
C’étaient surtout en Asie les Turcs, dont la menace devenait chaque jour plus
redoutable. Le temps était loin où Constantinople était le centre du monde
oriental et de la vie civilisée.
Le règne de Michel VIII Paléologue (1261-1282). — Pour
restaurer l’empire byzantin dans son intégrité et sa splendeur d’autrefois,
il eût fallu un prodigieux effort. Michel VIII (1261-1282) le tenta : et quoiqu’il n’ait
point réussi pleinement à réaliser ses grandioses ambitions, il n’en apparaît
pas moins, par le but qu’il se proposa, par son génie pratique, par sa souple
habileté, comme le dernier des grands empereurs de Byzance.
Dès le lendemain de son avènement, Michel VIII marquait le
dessein de reconquérir les provinces enlevées à l’empire, sur les Grecs aussi
bien que sur les Latins. Il reprenait pied dans la Morée franque (fin 1261) ; il
enlevait Janina aux Épirotes (1265), une partie de la Macédoine aux Bulgares (1264), plusieurs des îles de l’Archipel
aux Vénitiens ; il réprimait l’insolence des Génois ; il replaçait sous l’autorité
d’un prélat grec les Églises serbe et bulgare (1272). Mais bien vite il se heurta à l’hostilité
de l’Occident. La papauté et Venise, en effet, ne renonçaient point à
restaurer l’empire latin ; le nouveau souverain des Deux-Siciles, Charles d’Anjou,
héritier par le traité de Viterbe (1267) des droits de l’empereur Baudouin II, suzerain de la
principauté d’Achaïe par le mariage de son fils avec l’héritière de
Villehardouin, avait du côté de l’Orient de plus vastes ambitions encore. Il
conquérait Corfou (1267),
occupait Durazzo et la côte d’Épire (1272), prenait le titre de roi d’Albanie, s’alliait à tous
les ennemis de l’empire, aux Bulgares, aux Serbes, au prince de Grande
Vlachie.
Ce fut, dans cette crise redoutable, l’habileté suprême de
Michel Paléologue d’empêcher la coalition générale de l’Occident contre les
Byzantins. Profitant des inquiétudes de la papauté, qui ne tenait pas à voir
grandir outre mesure la puissance de Charles d’Anjou, flattant le désir qu’avaient
toujours les souverains pontifes de rétablir sur l’Église grecque l’autorité
de Rome, il conclut avec Grégoire X, au concile de Lyon (1274), l’accord qui soumettait à nouveau l’Église orientale à
la papauté. Mais, en échange, Michel VIII obtenait l’assurance qu’on ne lui
disputerait pas Constantinople, qu’il aurait en Orient les mains libres, qu’il
lui serait permis d’y combattre les Latins mêmes. Et en effet, dès 1274, il
prenait en Épire l’offensive contre les troupes angevines, intervenait en
Thessalie, où il assiégeait Néopatras (1275), combattait les Vénitiens en Eubée,
et poussait ses progrès en Achaïe, où la mort de Guillaume de Villehardouin (1278) affaiblissait
grandement la principauté franque.
Malheureusement, l’hostilité irréductible des Grecs contre
Rome traversa ces habiles combinaisons. Michel VIII avait imposé par la force l’union au
clergé byzantin ; il voulut, d’accord avec le patriarche Jean Bekkos (1275), la réaliser
par la force. Il ne réussit par là qu’à provoquer un schisme dans l’intérieur
de l’Église orthodoxe, et l’antagonisme entre les deux mondes, qu’il s’était
flatté d’apaiser, n’en devint que plus aigu et plus redoutable.
Charles d’Anjou d’autre part, fort mécontent, ne désarmait
point. Il réorganisait sa domination en Épire (1278), regagnait à ses vues la papauté (1281), formait avec
Rome et Venise iule ligue pour rétablir l’empire latin, à laquelle, par haine
de Michel VIII, adhéraient les Serbes, les Bulgares et les Grecs mêmes de
Thessalie et d’Épire. L’empereur byzantin fit front partout. Il battit à
Bérat les généraux de Charles d’Anjou ; surtout, pour briser l’ambition angevine,
il suscita les Vêpres siciliennes (mars 1282). Mais si par là, finalement, il tint en échec l’Occident,
peut-être Michel VIII,
trop exclusivement préoccupé de sa politique à l’égard des Latins, négligea-t-il
à l’excès en Orient le péril turc qui grandissait en Asie Mineure, le péril
serbe qui montait en Europe. L’agitation religieuse, qu’il avait par ailleurs
déchaînée dans l’empire, était pour la monarchie une autre cause de
faiblesse. Le règne de Michel VIII avait semblé marquer pour l’empire un commencement : de
renaissance : la décadence allait suivre, rapide et inéluctable.
II — L’EMPIRE GREC SOUS LES DERNIERS PALÉOLOGUES (1282-1453).
On le vit bien sous les successeurs de Michel VIII, sous son fils
Andronic II (1282-1328), prince
instruit, beau parleur, ami des lettres et très pieux, mais incurablement
faible et médiocre, et sous le petit-fils de celui-ci, Andronic III (1328-1341),
intelligent, mais léger, turbulent et viveur ; on le vit sous le long règne
de Jean V (1341-1391), malgré
l’énergique direction que donna un moment aux affaires le souverain
remarquable que fut l’usurpateur Jean VI Cantacuzène (1341-1355), et malgré les hautes qualités
qu’apporta ensuite au trône le fils de Jean V, Manuel II (1391-1425), prince éminent, dont on a pu dire qu’en des temps meilleurs il aurait sauvé l’empire, si l’empire
avait pu être sauvé. L’empire ne pouvait plus être sauvé. Jean VIII (1425-1448),
Constantin Dragasès (1448-1453),
ne purent arrêter la décadence ni empêcher la ruine, et le dernier ne sut que
se faire tuer héroïquement sur les remparts de sa capitale prise d’assaut.
Peu importe donc que, pendant ce siècle et demi, l’empire ait, parfois
encore, eu à sa tête des hommes de valeur : les événements étaient plus forts
que leur volonté ; au dedans comme au dehors, les causes de ruine étaient
irrémédiables.
Les causes intérieures
de la décadence. — Les guerres civiles. En face des périls
extérieurs qui menaçaient la monarchie, il eût fallu que l’empire demeurât
uni, tranquille et fort. L’époque des Paléologues, au contraire, fut pleine
de révolutions et de discordes civiles. Contre Andronic II se soulevait son
petit-fils, le futur Andronic III, que le vieil empereur prétendait dépouiller de ses droits
légitimes au trône ; et pendant plusieurs années (1321-1328), la guerre, coupée de trêves
passagères, désola l’empire, pour aboutir finalement à la prise de
Constantinople par les révoltés et à la chute d’Andronic II. Pendant la
régence d’Anne de Savoie et la minorité de Jean V Paléologue, Jean Cantacuzène, à son tour,
se proclama empereur (1341),
et pendant six années (1341-1347)
le monde grec se divisa en deux partis, l’aristocratie tenant pour l’usurpateur,
le peuple pour la dynastie légitime, jusqu’au jour où la capitale tomba, par
une trahison, aux mains du prétendant. Pendant le règne de Jean Cantacuzène (1347-1355), les
intrigues de Jean V
Paléologue, à qui le nouvel empereur avait conservé sa part de pouvoir,
troublèrent constamment la monarchie et amenèrent une révolution nouvelle qui
renversa Cantacuzène. Puis ce furent les démêlés de Jean V avec son fils
Andronic (1376),
avec son petit-fils Jean (1391), qui, l’un et l’autre, réussirent à écarter
momentanément du trône le vieux souverain. Et la chose grave, c’est qu’au
cours de ces luttes, sans scrupules les adversaires appelaient à leur aide
tous les ennemis de l’empire, Bulgares, Serbes, Turcs, payant leur concours
de larges subsides, de cessions de territoires même et ouvrant ainsi la porte
à ceux qui rêvaient la destruction de la monarchie. Tout patriotisme, toute
intelligence politique même avaient disparu dans le conflit de ces ambitions
exaspérées.
Les querelles sociales
et religieuses. — Des antagonismes religieux et sociaux
aggravaient la misère des discordes civiles. Vers le milieu du XIVe siècle, un vent
de révolution sociale passait sur la monarchie : les classes inférieures s’insurgeaient
contre l’aristocratie de naissance ou de richesse ; et pendant sept années (1342-1349),
Thessalonique, la seconde ville de l’empire, était, par l’agitation des
Zélotes, remplie de troubles, de terreur et de sang. La cité macédonienne se
constitua en une véritable république indépendante, dont la tumultueuse
histoire est un des épisodes les plus intéressants de la vie de l’empire grec
au XIVe siècle
; et ce n’est point sans peine que Jean Cantacuzène rétablit finalement dans
la ville qui avait pris parti contre lui l’ordre et la paix.
Les luttes religieuses, nées surtout de l’hostilité
séculaire entre Grecs et Latins, augmentaient encore le désarroi. Michel VIII, par politique,
avait cru sage de se rapprocher de Rome et de rétablir l’union entre les
Églises ; il avait soulevé, par là, un mécontentement si grave que le premier
soin de son successeur Andronic II fut de faire sa paix avec le clergé
orthodoxe, en dénonçant l’accord conclu avec la papauté. L’antagonisme entre
Latins et Grecs s’en était naturellement accru et, dans la monarchie même, l’opposition
entre les partisans et les adversaires de l’union. Une ardente polémique
entretenait cette agitation et transformait insensiblement toute sympathie
pour les idées latines en une véritable trahison à l’égard de la patrie. Dans
ces conditions, la moindre occasion déchaînait l’opposition du nationalisme
byzantin contre l’Occident. Ce fut la raison profonde du débat, d’apparence
purement théologique, qu’on nomme la querelle des Hésychastes et qui, pendant
dix ans (1341-1351),
troubla et divisa l’empire. Dans cette affaire, née en apparence des rêveries
étranges de quelques moines de l’Athos, ce qui s’opposait en réalité, c’était
l’esprit grec et l’esprit latin, le mysticisme oriental, que représentaient
les Hésychastes et leur défenseur Grégoire Palamas, et le rationalisme latin,
dont les tenants étaient un Barlaam et un Akyndinos, nourris de saint Thomas
d’Aquin et rompus à la dialectique scolastique ; et c’est pour cela que la
lutte prit fort vite une couleur politique, Cantacuzène prenant parti pour l’Athos
et Anne de Savoie pour Barlaam.
Il en alla de même quand, par nécessité politique, Jean V (1369), puis Manuel II (1417), recommencèrent
à négocier avec Rome et que, pour conjurer le péril turc, Jean VIII tenta un effort
désespéré. L’empereur vint en personne en Italie (1437) et signa avec Eugène IV, au concile de
Florence, l’accord qui mettait fin au schisme (1439). Comme Michel VIII, il se heurta à
l’intransigeance farouche du clergé et du peuple orthodoxes, persuadés que,
malgré toutes leurs promesses, les Latins ne poursuivaient que la destruction de la ville, de la race et du nom grec.
Jean VIII et
son successeur Constantin XI eurent beau essayer d’imposer l’union par la force ; l’émeute
gronda jusque sous les voûtes de Sainte-Sophie (1452) ; à la veille de la catastrophe où
allait sombrer Constantinople, on se passionnait dans la ville pour ou contre
l’union, et certains hommes déclaraient qu’ils aimaient
mieux voir régner à Byzance le turban des Turcs que la mitre des Latins.
La détresse financière
et militaire. — Par là-dessus, c’était la détresse financière.
Malgré la tyrannie fiscale, l’impôt foncier, dans un pays complètement ruiné
par la guerre, ne rapportait plus au trésor que des ressources insuffisantes.
Les douanes, depuis que le commerce de l’empire était tombé aux mains des
Vénitiens et des Génois, diminuaient avec une rapidité croissante. Le
gouvernement était réduit à altérer les monnaies, l’empereur à emprunter et à
mettre en gage les joyaux de la couronne : l’argent manquait, le trésor était
vide. La décadence militaire n’était pas moins grave : l’armée, numériquement
faible, indisciplinée et mal tenue en main, était de plus en plus impuissante
à défendre l’empire. Les mercenaires au service de la monarchie se révoltèrent
contre elle, comme fit, sous Andronic II, la Grande Compagnie
catalane qui, maîtresse de Gallipoli, bloqua pendant deux ans Constantinople (1305-1307) et promena
ses étendards victorieux à travers la Macédoine et la Grèce (1307-1311) ; comme
firent, au milieu du XIVe
siècle, les auxiliaires serbes et turcs, qui ravagèrent et pillèrent l’empire
sans merci. Sur mer, c’était la même faiblesse. Michel VIII avait essayé de
reconstituer la flotte byzantine ; ses successeurs jugèrent la dépense
inutile et abandonnèrent la domination des mers orientales aux escadres des
républiques italiennes. L’empire s’en allait à l’abandon, sans force contre
les périls qui le menaçaient à l’extérieur.
Les causes extérieures
de la décadence. — Bulgares
et Serbes. — Depuis la mort de Jean Asen (1241), l’empire
vlaquo-bulgare, si redoutable pour Byzance depuis la fin du XIIIe siècle, s’était
fort affaibli par suite des luttes intestines qui le déchiraient. La grave
défaite que les Serbes infligèrent au tsar Michel à Velboujd (1330) acheva de
ruiner sa puissance. Cependant les Bulgares demeuraient toujours pour l’empire
des voisins inquiétants ; ils intervenaient dans les affaires byzantines,
profitaient de l’appui qu’ils apportaient à Andronic II ou à Anne de Savoie pour exiger de
larges cessions de territoires ; surtout, de leurs incursions incessantes, le
pays grec sortait épouvantablement dévasté. Mais les Serbes surtout étaient
devenus pour Byzance des adversaires terribles. Sous les successeurs d’Étienne
Nemanya, Ouroch Ier
(1243-1276),
Dragoutine (1276-1282),
Miloutine (1282-1321),
la Serbie s’était
agrandie aux dépens des Bulgares et des Grecs jusqu’à devenir l’État le plus
important de la péninsule balkanique. Ouroch Ier avait conquis la haute vallée du Vardar
(1272) ;
Miloutine, s’appuyant sur l’alliance des Épirotes et des Angevins, avait
occupé Uskub (1282),
conquis la région de Serrés et de Christopolis, qui lui ouvrait l’accès de l’Archipel
(1283), mis la
main sur Ochrida, Prespa et toute la Macédoine occidentale, envahi l’Albanie du Nord
(1296) et
obligé Andronic II
à lui reconnaître toutes ses conquêtes (1298) : et comme les Bulgares, les Serbes
s’étaient mêlés sans cesse aux troubles intérieurs de l’empire grec.
Quand Étienne Douchan (1331-1355) monta sur le trône, la Serbie s’étendait de la Save et du Danube au nord
jusqu’à Stroumitza et Prilep au sud, de la Bosna à l’ouest au Rilodagh et à la Strouma à l’est. Douchan
voulut faire d’elle davantage encore : il rêva de réunir sous son autorité
toute la péninsule des Balkans et de ceindre à Constantinople la couronne
impériale. Habile diplomate, grand général, intelligent, volontaire et
tenace, il commença par achever la conquête de la Macédoine occidentale (1334) ; puis,
enlevant l’Albanie aux Angevins jusqu’à Durazzo et Valona, l’Épire aux Grecs
jusqu’à Janina (1340),
il poussa ses progrès en Macédoine, où les Byzantins ne conservèrent que
Thessalonique et la
Chalcidique, et où la frontière serbe atteignit vers l’est la Maritza (1345). Et en 1346,
dans la cathédrale d’Uskub, Douchan se faisait solennellement couronner empereur et autocrate des Serbes et des Romains.
L’empire serbe s’étendait maintenant du Danube à la mer Égée et à l’Adriatique
: Douchan l’organisait sur le modèle de Byzance ; il lui donnait une
législation (1349),
il instituait à Ipek un patriarcat indépendant de Constantinople ; vainqueur
des Grecs (en 1351 il
assiégeait Thessalonique), des Angevins, du roi de Bosnie, du roi de
Hongrie, il apparaissait comme le prince le plus puissant des Balkans, et le
pape le proclamait le chef de la lutte contre
les Turcs. Il ne restait plus à Douchan qu’à prendre
Constantinople. Il le tenta (1355), conquit Andrinople et la Thrace, et mourut
brusquement, — malheureusement pour la chrétienté, — en vue de la ville dont
il rêvait de faire sa capitale. Lui mort, son empire se disloqua vite. Mais,
de cette lutte de vingt-cinq ans, Byzance sortait un peu plus faible encore.
Les Turcs.
— Pendant qu’ainsi, en Europe, l’empire grec diminuait sous l’assaut des
États slaves, les Turcs Osmanlis progressaient en Asie, sous la conduite de
trois grands chefs, Ertogrul, Osman (1289-1326) et Orkhan (1326-1359). Malgré les efforts, parfois heureux, d’Andronic
II pour les arrêter, Brousse tombait en 1326 aux mains des Ottomans, qui y
établissaient leur capitale. Nicée succomba ensuite (1329), puis Nicomédie (1337) ; en 1338 les
Turcs atteignaient le Bosphore. Ils le franchissaient bientôt, sur l’appel
des Byzantins eux-mêmes, qui sollicitaient avec empressement leur alliance
dans leurs discordes civiles : en 1353, Cantacuzène, qui dès 1346 avait donné
sa fille en mariage au sultan, récompensait ses services en lui cédant une
forteresse sur la côte européenne des Dardanelles. L’année suivante (1354), les Turcs s’installaient
à Gallipoli ; ils occupaient Didymotique et Tzouroulon (1357). La péninsule
des Balkans leur était ouverte.
Mourad Ier (1359-1389)
en profita. Il conquit la
Thrace (1361), que Jean V Paléologue dut lui reconnaître (1363) ; il emporta Philippopoli et bientôt
Andrinople, où il transporta sa capitale (1365). Byzance isolée, cernée, coupée du
reste de la monarchie, attendait, retranchée derrière ses murailles, le coup
suprême qui semblait inévitable. Pendant ce temps, les Ottomans achevaient la
conquête de la péninsule balkanique. Ils écrasaient sur la Maritza les Serbes du
sud et les Bulgares (1371)
; ils installaient leurs colonies en Macédoine et menaçaient Thessalonique (1374) ; ils
envahissaient l’Albanie (1386),
détruisaient l’empire serbe à la journée de Kossovo (1389), faisaient de la Bulgarie un pachalik
turc (1393).
Jean V
Paléologue était obligé de se reconnaître le vassal du sultan, de lui payer
tribut, de lui fournir un contingent de troupes pour prendre la dernière
place que les Byzantins possédaient encore en Asie Mineure, Philadelphie (13g1).
Bajazet (1389-1402) agit plus vigoureusement encore à l’égard de l’empire.
Il bloqua étroitement (1391-1395)
la capitale grecque ; et quand eut échoué, à la bataille de Nicopolis (1396), le grand
effort que l’Occident tenta pour sauver Byzance, il attaqua de vive force
Constantinople (1397),
en même temps qu’il envahissait la Morée. Heureusement
pour les Grecs, l’invasion mongole et la défaite retentissante que Timour
infligea aux Turcs à Angora (1402) donnèrent à l’empire vingt ans encore de répit. Mais,
en 1421, Mourad II
(1421-1451)
reprenait l’offensive. Il attaquait, d’ailleurs sans succès, Constantinople,
qui résista énergiquement (1422) ; il prenait Thessalonique (1430) que, depuis 1423, les Vénitiens
avaient achetée aux Grecs ; un de ses généraux pénétrait en Morée (1423) ; lui-même
portait ses armes en Bosnie, en Albanie, et imposait tribut au prince de
Valachie. L’empire grec, aux abois, ne possédait plus, outre Constantinople
et la région voisine jusqu’à Derkon et Selymbria, que quelques territoires
épars sur le littoral, Anchialos, Mesembria, l’Athos, et le Péloponnèse qui,
reconquis presque complètement sur les Latins, devenait alors comme le centre
de la nationalité grecque. Malgré les efforts héroïques de Jean Hunyade, qui
battit en 1443 les Turcs à Jalovatz, malgré la résistance de Scanderbeg en
Albanie, les Ottomans poursuivaient leurs avantages. En 1444, à la bataille
de Varna, le dernier grand effort que tentait en Orient la chrétienté était
brisé ; le duché d’Athènes se soumettait aux Turcs ; la principauté de Morée
envahie (1446)
était obligée de se reconnaître tributaire ; Jean Hunyade était défait à la
seconde bataille de Kossovo (1448). Constantinople seule survivait, citadelle
inexpugnable, et elle semblait à elle seule constituer tout l’empire. Mais,
pour elle aussi, la fin était proche. Mahomet II, en montant sur le trône (1451), avait le
ferme dessein de s’en emparer.
Byzance et les Latins. — Au lieu d’aider
à la défense de l’empire, les Latins établis en Orient, Vénitiens et Génois,
n’avaient fait que profiter égoïstement de sa détresse et précipiter sa
ruine.
Établis par Michel Paléologue à Galata, en face de
Constantinople (1267),
installés sur la côte d’Asie Mineure et dans la mer Noire, les Génois, selon
l’expression d’un historien grec, avaient fermé
aux Romains toutes les routes du commerce maritime ; et quoique,
sous le règne d’Andronic III, les Grecs eussent momentanément reconquis sur eux Chios (1329), Lesbos (1336) et Phocée (1340), ces succès
sans lendemain n’avaient diminué ni l’insolence ni l’âpreté au gain des
marchands étrangers. Les Vénitiens, maîtres de l’Archipel, et rentrés bien
vite à Constantinople et à Thessalonique, n’étaient pas moins redoutables.
Les deux républiques se comportaient dans l’empire comme en pays conquis,
bravant les souverains byzantins et leur imposant leur volonté par la force,
remplissant la capitale de troubles et de meurtres, faisant pénétrer leurs
escadres jusque dans la Corne
d’Or, provoquant des révolutions dans la capitale (1375), se faisant céder par la
menace des territoires ou accorder des privilèges, installant — comme firent
les Génois en 1348 — une station navale dans le Bosphore, pillant les sujets
grecs et attaquant Constantinople même, — comme firent les Vénitiens en 1305,
les Génois en 1348, — quand ils croyaient avoir à se plaindre de l’empereur.
Les Byzantins, tout en s’en indignant, acceptaient ces insolences,
impuissants qu’ils étaient à les repousser par la force : et de cette
situation Vénitiens et Génois profitaient pour exploiter la monarchie. Venise
organisait son empire colonial dans les mers du Levant. Gènes créait, dans
Chios reconquise (1347)
la puissante société commerciale appelée la Mahone.
Les Latins, selon le mot d’un historien byzantin s’étaient emparés de toutes les richesses des Byzantins et
de presque tous les revenus de la mer, achevant ainsi la ruine
économique de l’empire.
Le reste de l’Occident ne se préoccupait guère davantage
de Byzance. Sans doute, la croisade de 1343 avait reconquis Smyrne pour
quelques années, et celle de 1366 repris un moment Gallipoli aux Turcs. Sans
doute, la chrétienté avait tenté en 1396 le grand effort qui aboutit au
désastre de Nicopolis, et en 1444 celui qui aboutit au désastre de Varna ; et
sans doute encore, pendant deux ans (1397-1399), le maréchal de France Boucicaut avait défendu
avec courage Constantinople contre les attaques des Turcs. En fait, l’Occident
se désintéressait de l’empire byzantin, ou ne songeait qu’à profiter de sa
misère pour le dominer religieusement, le conquérir politiquement, l’exploiter
économiquement. La papauté ne rêvait que de rétablir l’union, sans s’inquiéter
des répugnances que les Byzantins en éprouvaient ; les princes d’Occident ne
pensaient qu’à partager l’empire. Vainement Jean V en 1369, Manuel II en 1402, Jean VIII en 1439 vinrent
en Italie, en France, en Angleterre, mendier des secours : ils n’obtinrent qu’un
accueil courtois et de belles promesses. Et quand Mahomet II se résolut à en
finir avec l’empire grec, Byzance, épuisée, abandonnée, n’avait plus qu’à
bien mourir.
La prise de Constantinople
par les Turcs. — C’est ce qu’elle fit. Dès son avènement,
Mahomet II
avait manifesté ses intentions, en construisant sur le Bosphore la forteresse
de Roumili-Hissar, qui coupait les communications de Constantinople avec la
mer Noire, en envoyant, d’autre part, une expédition en Morée (1452), pour
empêcher les despotes grecs de Mistra de secourir la capitale. Bientôt, le
sultan vint attaquer la ville (5 avril 1453). A la formidable armée turque, qui comprenait
près de 160.000 hommes, l’empereur Constantin Dragasès pouvait opposer 9.000
soldats à peine, dont la moitié au moins étaient des étrangers ; les Grecs,
par hostilité à l’union rétablie par leur souverain, firent, en général,
assez mal leur devoir. Pourtant, malgré la puissance de l’artillerie turque
et le canon formidable de l’ingénieur Orban, un premier assaut fut repoussé (18 avril). Mais
Mahomet II
réussit à faire passer sa flotte dans la Corne d’Or et à menacer ainsi un autre secteur
des remparts. Cependant l’assaut du 7 mai échoua encore. Mais dans les
remparts de la ville, aux abords de la porte de Saint-Romain, la brèche était
ouverte. Dans la nuit du 28 au 29 mai 1453, l’attaque suprême commença. Deux
fois, les Turcs furent repoussés ; alors Mahomet lança à l’assaut les
janissaires. A ce moment, le Génois Giustiniani, qui avait été avec l’empereur
l’âme de la défense, fut blessé grièvement et dut quitter son poste de
combat, désorganisant par là la défense. L’empereur, cependant, continuait à
se battre courageusement, lorsqu’un parti ennemi, forçant la poterne nommée
Xyloporta, vint par derrière assaillir les défenseurs. C’était la fin.
Constantin Dragasès se fit tuer en héros sur la brèche, mettant ainsi sur
Byzance un dernier rayon de beauté. Mais les Turcs étaient maîtres de la
ville. Ce fut alors, dans Constantinople prise, le pillage et le massacre ;
plus de 60.000 personnes furent réduites en captivité. Et le 30 mai 1453, à
huit heures du matin, Mahomet II faisait dans Byzance son entrée solennelle
et venait dans Sainte-Sophie rendre grâces au Dieu de l’Islam.
III — LA
CIVILISATION BYZANTINE A L’ÉPOQUE DES PALÉOLOGUES.
Pourtant telle était, jusqu’en sa décadence, la vitalité
de cette civilisation byzantine, qu’une suprême renaissance, littéraire et
artistique, pare d’un rayon de gloire mourante l’époque des Paléologues.
Dans le monde du XIVe et du XVe siècle, Constantinople demeurait toujours une des plus
belles et des plus illustres cités de l’univers, la métropole de l’orthodoxie
où affluaient les pèlerins de l’Orient grec et slave, la grande ville de
commerce où se rencontraient les marchands de tout l’Occident, le centre
magnifique et fécond d’une culture intellectuelle et artistique remarquable.
Les écoles de la capitale byzantine étaient plus florissantes et plus
fréquentées que jamais, et les grands professeurs de l’Université, les
Planude, les Moschopoulos, les Triklinios, au commencement du XIVe siècle, plus
tard les Chrysoloras ou les Argyropoulos, en y renouvelant l’étude des
écrivains classiques, se montraient les dignes précurseurs des humanistes de la Renaissance. Auprès
d’eux, les philosophes, les Gémiste Pléthon, les Bessarion, continuaient la
tradition de l’étude des doctrines platoniciennes et se préparaient à les
transmettre à l’Occident. Puis, c’était toute une pléiade de talents
originaux et personnels, historiens comme Jean Cantacuzène ou Nicéphore
Grégoras au XIVe
siècle, comme Phrantzès, Ducas, Chalcondylès ou Critobule au XVe ; théologiens
comme Grégoire Palamas ou les deux Cabasilas au XIVe siècle, comme Marcos Eugenikos ou
Georges Scholarios au XVe
siècle, orateurs comme Nicéphore Chumnos ou Démétrius Cydonès, essayistes
comme Théodore Métochite ou Manuel Paléologue, poètes comme Manuel Philès,
satiriques comme l’auteur anonyme de la Descente de Mazaris aux enfers. Les sciences, l’astronomie,
la médecine, les sciences de la nature, étaient cultivées à l’égal des
lettres, et on a pu dire justement des savants de ce temps qu’ils n’ont pas
rendu moins de services qu’un Roger Bacon n’en rendit en Occident. Il semble
vraiment qu’à la veille de succomber, Byzance rassemblât toutes ses énergies
intellectuelles pour jeter un dernier éclat.
De même, à l’aube du XIVe siècle, l’art byzantin se réveillait
pour une dernière renaissance. Revenant à ses sources les plus anciennes, à cette
tradition alexandrine en particulier que remettaient en honneur les
humanistes du temps, cet art perd son caractère abstrait pour se faire vivant
et pittoresque, tour à tour ému, dramatique ou charmant. L’iconographie s’enrichit
et se renouvelle, plus pathétique et plus passionnée. La couleur, harmonieuse
et savante, est d’une technique presque impressionniste. Des écoles se
forment, diverses d’inspiration et de style : école de Constantinople, dont
les mosaïques de Kahrié-djami (commencement du XIVe siècle) sont le chef-d’œuvre ; école
macédonienne, dont les maîtres ont décoré les églises de la Macédoine, de la Vieille Serbie et
les plus anciennes églises de l’Athos, et dont le fameux Manuel Pansélinos
est peut-être, au XVe
siècle, le dernier représentant ; école crétoise, dont les fresques de Mistra
sont sans doute le chef-d’œuvre. Ainsi Byzance, en apparence épuisée,
retrouve, au XIVe
siècle comme jadis au Xe,
au contact de la tradition antique, une vigueur nouvelle ; et par ce puissant
mouvement d’art, comparable à la Renaissance italienne du XIVe siècle, et qui
cependant ne lui doit rien, une fois encore l’influence de Byzance s’étend
sur tout le monde oriental, chez les Serbes, chez les Russes, chez les
Roumains.
Le despotat de Mistra.
— Entre ces divers centres de culture intellectuelle et artistique, Mistra
mérite une mention particulière.
Fondée par Guillaume de Villehardouin, au-dessus de la
plaine où fut Sparte, devenue ensuite la résidence des despotes grecs du
Péloponnèse, Mistra, avec ses églises toutes décorées de fresques, ses
murailles, ses maisons, ses palais, est, comme on l’a dit justement, une
Pompéi byzantine. Après qu’en 1262 la ville fut revenue au pouvoir des
Byzantins, Andronic Il s’appliqua à la peupler et à l’embellir et il y fit
bâtir plusieurs églises. Jean Cantacuzène plus tard s’y intéressa davantage
encore. Il fit de la province de Morée, progressivement reconquise sur les
Francs, un apanage pour son fils cadet Manuel, qui reçut le titre de despote (1348) ; et sous le
gouvernement de ce prince, comme sous celui des cadets de la dynastie des
Paléologues qui lui succédèrent (à partir de 1383), Mistra fut le centre d’une cour brillante,
artiste et lettrée, véritable foyer d’hellénisme et d’humanisme, et refuge de
la nationalité grecque expirante.
C’est en effet un trait digne d’attention que, dans cette
Byzance, qui si longtemps s’était désintéressée de la Grèce antique, brusquement,
à la veille de la catastrophe, reparaît le souvenir des lointaines origines
helléniques. Sur les lèvres des gens du XVe siècle, se rencontrent de façon
inattendue les grands noms des Périclès et des Thémistocle, des Lycurgue et
des Épaminondas, dont on se plait à rappeler ce qu’ils firent jadis pour la chose
publique, pour la patrie. Les hommes les plus éminents du temps,
un Gémiste Pléthon, un Bessarion, voient dans le réveil de la tradition
hellénique le levain qui sauvera l’empire, et ils adjurent le souverain de
prendre, au lieu du titre suranné de basileus des Romains, le nom nouveau et
vivant de roi des Hellènes, qui à lui seul
suffira, disent-ils, pour assurer le
salut des Hellènes libres et la délivrance de leurs frères esclaves.
Bessarion rappelle au dernier des Paléologues les exploits des Spartiates d’autrefois
et le supplie de se mettre à la tête de leurs descendants pour affranchir l’Europe
des Turcs et reconquérir en Asie l’héritage de ses pères. Pléthon propose à
Manuel II tout
un programme de réformes — à la veille de la catastrophe suprême — pour l’Hellade
régénérée. Et si vaines que semblent ces illusions, au moment où Mahomet II est aux portes,
ce n’en est pas moins un fait remarquable que cette reprise de conscience de
l’hellénisme qui ne veut pas mourir, que cette vue prophétique d’un avenir
lointain olé, selon le mot d’un écrivain du XVe siècle, Chatcondylès, quelque jour un roi grec et ses successeurs restaureront
un royaume ou les fils des Hellènes réunis administreront eux-mêmes leurs
affaires en formant une nation.
C’est à la cour de Mistra surtout que se sont exprimées
ces aspirations, et pareillement c’est dans les églises de Mistra, à la Métropole (commencement du XIVe
siècle), à la
Peribleptos (milieu du XIVe siècle) à la Pantallassa (XVe siècle), que se
rencontrent quelques-uns des chefs-d’œuvre de la Renaissance artistique
de ce temps. On y observe une rare entente du sens décoratif, une recherche du
pittoresque, du mouvement, de l’expression, un goût remarquable de l’élégance
et de la grâce, un sens admirable de la couleur, délicate et vigoureuse à la
fois, un art savant et libre tout ensemble. Les mêmes qualités se retrouvent
dans les fresques des églises de Macédoine comme dans les peintures les plus
anciennes des monastères de l’Athos. Elles montrent de quelle originalité
créatrice l’art byzantin était capable encore et jettent sur l’époque des
Paléologues une suprême splendeur.
L’empire grec de
Trébizonde. — A l’autre extrémité du monde byzantin, au fond
de la mer Noire, l’empire lointain de Trébizonde offrait vers le même temps
un autre centre intéressant de civilisation hellénique.
Au commencement du XIIIe siècle, Alexis Ier (1204-1222), de la
famille des Comnènes, avait fondé, malgré les attaques des souverains de
Nicée et des Turcs Seldjoucides, un État qui comprenait tout l’ancien Pont
Polémoniaque et s’étendait vers l’est jusqu’au Phase. Mais isolé aux
extrémités de l’Orient, perdu entre les Turcs et les Mongols, troublé à l’intérieur
par les querelles de sa turbulente noblesse féodale, exploité par les Gênois,
jalousé par les souverains grecs de Constantinople, le nouvel empire mena une
existence souvent difficile. Il connut pourtant des jours prospères, sous le
règne d’Alexis II
(1297-1330),
sous le long gouvernement d’Alexis III (1340-1390),
qui embellit sa capitale d’églises et de monastères. Étagée au-dessus de la
mer, parmi les eaux courantes et la verdure, prodigieusement riche par le
grand commerce qu’elle faisait avec l’intérieur de l’Asie, célèbre par son
luxe et par la beauté de ses princesses, Trébizonde était alors une des plus
belles villes de l’Orient et un des grands marchés du monde. Sur le plateau
qui dominait le rivage, le palais des princes était une merveille d’élégante
magnificence, et la renommée de la cité, tête
et œil de l’Asie tout entière, était répandue dans tout le ronde
oriental. Sans doute, à partir du commencement du XVe siècle, une démoralisation
profonde troubla la cour des Comnènes et la remplit d’intrigues sanglantes et
de tragiques aventures. Il n’en subsista pas moins, grâce à l’empire de
Trébizonde, au fond du Pont-Euxin, un reflet des gloires de Byzance, et
pendant deux siècles et demi, la nationalité grecque trouva là un de ses
refuges.
Le despotat de Morée et l’empire de Trébizonde devaient
survivre quelques années à peine à la chute de Constantinople. Dès 1453, l’insurrection
albanaise dans le Péloponnèse avait amené les Turcs en Morée, et les
despotes, frères de Constantin XI, après avoir appelé les Ottomans à leur aide, avaient dû se
reconnaître les vassaux du sultan. Lorsque en 1459 Thomas refusa le tribut,
ce fut plus grave. Mahomet II en personne parut en Morée, brisant toutes les résistances,
sans réussir pourtant à emporter Mistra. Les despotes encore une fois durent
se soumettre, mais bientôt à nouveau ils se soulevèrent. Alors le sultan
marcha droit à Mistra, déposa le despote Démétrius qu’il emmena prisonnier ;
l’autre prince grec s’enfuit en Italie, et la Morée devint une province
turque (1460).
David Comnène, le dernier empereur de Trébizonde, succomba
en 1461. Vainement il avait essayé de s’appuyer sur le mari de sa nièce, le
prince turcoman Ouzoun Hassan. En 1461 Mahomet II paraissait en Anatolie, battait les
troupes d’Hassan, puis se retournait contre Trébizonde, qui dut capituler. Ce
qui restait de la famille impériale fut interné par ordre du sultan près de
Serrés en Macédoine. C’était la fin du dernier État grec d’Orient.
Ainsi finit l’empire byzantin, après plus de mille ans d’existence,
et d’une existence souvent glorieuse, après avoir été, durant des siècles, le
champion de la chrétienté contre l’Islam, le défenseur de la civilisation
contre la barbarie, l’éducateur de l’Orient slave, après avoir, jusqu’en
Occident, fait sentir son influence. Mais alors même que Byzance fut tombée,
alors qu’elle eut cessé d’exister en tant qu’empire, elle continua d’exercer
dans tout le monde oriental une action toute-puissante, et elle l’exerce
encore aujourd’hui. Des extrémités de la Grèce au fond de la Russie, tous les peuples
de l’Europe orientale, Turcs et Grecs, Serbes et Bulgares, Roumains et
Russes, ont conservé le souvenir vivant et les traditions de Byzance
disparue. Et par là cette vieille histoire, assez mal connue, un peu oubliée,
n’est point, comme on le croit trop volontiers, une histoire morte ; elle a
laissé jusqu’en notre temps, dans le mouvement des idées comme dans les
ambitions de la politique, des traces profondes, et elle contient toujours en
elle pour tous les peuples qui ont recueilli son héritage, des promesses et
des gages d’avenir. C’est par là que la civilisation byzantine mérite
doublement l’attention, autant pour ce qu’elle fut en elle-même que pour tout
ce qui reste d’elle dans l’histoire de notre temps.
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