I — LA
DISLOCATION DE L’EMPIRE BYZANTIN.
La prise de Constantinople par les croisés eut pour
première conséquence de transformer profondément l’aspect du monde oriental.
Sur les ruines de l’empire byzantin s’épanouit une
floraison de seigneuries féodales latines. Un empire latin s’établit à
Constantinople, dont Baudouin, comte de Flandre, fut élu par les barons de la
croisade pour être le souverain ; un royaume de Thessalonique, vassal
théoriquement de l’empereur, fut constitué en faveur du marquis Boniface de
Montferrat. Il y eut des ducs titulaires de Nicée et de Philippopoli, les
seigneurs de Didymotique et d’Adramyttion. Quelques semaines plus tard, la
chevauchée victorieuse, qui mena Boniface de Montferrat jusqu’à Athènes et à
Corinthe, eut pour résultat la fondation d’autres États latins, marquisat de
Bodonitza, seigneurie de Négrepont, duché d’Athènes, que gouverna la famille
bourguignonne de La Roche,
principauté d’Achaïe ou de Morée, que conquirent les Champenois Geoffroi de
Villehardouin et Guillaume de Champlitte, et qui devait être, dans l’Orient
latin, ce que la croisade de 1204 laissa de plus durable. Venise, d’autre
part, occupait directement Durazzo sur la côte d’Épire, Modon et Coron dans
le Péloponnèse, la Crète
et l’Eubée, Gallipoli, Rodosto, Héraclée et un vaste quartier à
Constantinople, et elle chargeait ses patriciens de s’installer dans les îles
de l’Archipel, où se fondaient le duché de Naxos et le marquisat de Cérigo,
le grand-duché de Lemnos et la seigneurie de Santorin. Et maîtresse de cet
admirable empire colonial, la
République pouvait légitimement laisser son doge
s’intituler seigneur d’un quart et demi de l’empire grec.
La débâcle de l’empire byzantin avait amené semblablement
la naissance d’une multitude d’États grecs. A Trébizonde, deux princes,
Alexis et David, issus de la famille des Comnènes, fondaient un empire qui
bientôt, d’Héraclée au Caucase, occupa tout le littoral de la mer Noire, et
qui devait durer jusqu’au milieu du XVe siècle (1461). En Épire, un bâtard de la famille des Anges,
Michel-Ange Comnène, créait un despotat,
qui s’étendait de Naupacte à Durazzo. A Nicée, le gendre d’Alexis III Ange, Théodore Lascaris,
rassemblait autour de lui tout ce qui restait de l’aristocratie et du haut
clergé byzantin, et, dès 1206, il se faisait couronner solennellement empereur des Romains. D’autres ambitieux,
Gabalas à Rhodes, Mankaphas à Philadelphie, Léon Sgouros à Argos et à
Corinthe, se taillaient d’autres seigneuries dans les lambeaux de l’empire.
Il semblait que ce fût la fin de la monarchie.
Pourtant, entre ces organismes nouveaux qui naissaient à
la vie politique, il existait une différence profonde. L’empire latin, malgré
les réelles qualités de ses deux premiers souverains, devait durer un
demi-siècle à peine (1204-1261),
et sa faiblesse originelle devait inévitablement le rendre éphémère. Chez les
Grecs, au contraire, la victoire de l’étranger avait réveillé le patriotisme
et fait retrouver la conscience de la nationalité byzantine. Tous ces chefs,
autour desquels s’étaient groupées toutes les forces vivantes du monde grec,
avaient une même ambition : reprendre Constantinople aux Latins détestés. Il
ne restait qu’à savoir lequel des deux empires grecs rivaux, celui de Nicée
ou celui d’Épire, réussirait à la réaliser.
II — L’EMPIRE LATIN DE CONSTANTINOPLE.
Pour que l’œuvre née de la quatrième croisade eût quelque
chance de durée, il eût fallu que le nouvel empire eût un gouvernement fort,
une organisation fermement centralisée. Or, dans l’État purement féodal que
les Latins avaient fondé, l’empereur n’était que le premier des barons. Son
autorité, territorialement assez restreinte, était presque nulle politiquement.
Baudouin, au lendemain même de son avènement, dut faire la guerre à son
indocile vassal le roi de Thessalonique, et si on parvint à les réconcilier,
jamais pourtant l’entente ne fut durable entre eux. Henri d’Angre, le
successeur de Baudouin, se heurta aux mêmes difficultés : s’il réussit, à
force d’énergie habile, à imposer son autorité à Thessalonique (1209), à se faire
reconnaître comme suzerain, au parlement de Ravennika (1210), par les feudataires de Grèce,
ceux-ci pourtant, ducs d’Athènes et princes d’Achaïe, se désintéressèrent
vite des affaires de l’empire et devinrent presque indépendants. L’empire
latin ne pouvait attendre que peu de chose des Vénitiens, très jaloux de
leurs privilèges et égoïstement préoccupés de leurs propres intérêts. Avec les
Grecs vaincus, l’accord était impossible. Malgré les efforts que firent
quelques souverains latins, Montferrat à Thessalonique, les Villehardouin en
Achaïe, pour apaiser les haines et faire oublier la brutalité de la conquête,
le peuple grec, dans sa généralité, demeurait hostile à l’étranger, et
attendait impatiemment le libérateur, qu’il vint d’Epire ou de Nicée. Enfin,
au péril grec certain s’ajoutait le péril bulgare possible. Les Latins
commirent la maladresse de repousser l’alliance que leur offrait le tsar
Johannitsa (1197-1207),
et ainsi, au lieu de l’appui qu’ils auraient pu trouver chez les Bulgares
pour lutter contre les Byzantins, ils se firent d’eux des ennemis
irréconciliables, qui lièrent partie contre l’empire latin avec les
souverains grecs de Nicée et s’acharnèrent avec eux à sa ruine.
Cependant, dans le premier moment de désarroi qui suivit
la prise de Constantinople, les Latins semblèrent devoir partout triompher. La Thessalie, la Grèce centrale, le
Péloponnèse furent conquis en quelques semaines, sans qu’on y rencontrât
aucune sérieuse résistance. En Asie Mineure, Henri d’Angre battait les Grecs
à Poimamenon, et le jeune pouvoir de Théodore Lascaris, qui n’occupait plus
guère que Brousse, semblait au penchant de la ruine, quand l’invasion des
Bulgares en Thrace le sauva. Le tsar Johannitsa se jetait en effet sur
l’empire latin, bien accueilli partout par les sujets grecs révoltés.
Hardiment, avec de faibles troupes, l’empereur Baudouin et le doge Dandolo
coururent à l’ennemi : dans les plaines d’Andrinople, l’armée latine subit un
sanglant désastre (1205)
où Baudouin disparut. Et pendant deux ans, à travers la Macédoine, le
souverain bulgare promena ses armes dévastatrices, avide de venger les
défaites que Basile II
jadis avait infligées à son peuple, et se proclamant, par opposition au
Bulgaroctone, le tueur de Romains
(Romaioctone).
Il assiégeait Thessalonique, quand, heureusement pour les Latins, il mourut,
sans doute assassiné (1207).
Théodore Lascaris profita de cette diversion pour rétablir
et consolider son pouvoir. Cependant, sous le gouvernement d’Henri d’Angre, frère
et successeur de Baudouin (1205-1216), le meilleur prince assurément qu’ait eu l’empire
latin de Constantinople, on put croire que l’État né de la croisade assurerait
son existence. Henri conclut, après la mort de Johannitsa, la paix avec la Bulgarie, débarrassant
ainsi l’empire d’un grave souci ; il réussit tant bien que mal à rétablir
l’union entre les Latins et à restaurer sur ses grands vassaux l’autorité
impériale ; il parvint même à obtenir la soumission et la sympathie de ses
sujets grecs. En même temps, il reprenait, en s’appuyant sur les Comnènes de
Trébizonde l’offensive en Asie. Une première expédition en 1206 mit entre ses
mains une partie de la
Bithynie ; en 1212, il agissait plus énergiquement encore,
battait Lascaris à Luparcos, l’obligeait à lui céder une partie de la Mysie et de la Bithynie. Mais
Henri mourut trop tôt pour l’empire, dont il semblait devoir être le
fondateur (1216).
Désormais, les Grecs comme les Bulgares avaient les mains libres ; sous les
faibles princes qui le gouvernèrent, l’État fondé par les croisés n’allait
plus que descendre lamentablement à la ruine.
III — L’EMPIRE GREC DE NICÉE.
Théodore Lascaris (1206-1222) était devenu progressivement le seul maître de
l’Asie byzantine. Il avait battu les souverains de Trébizonde jaloux de sa
fortune, battu les Turcs Seldjoucides (1211) et reconquis sur eux une grande
partie des côtes d’Anatolie. Après la mort de l’empereur Henri, il ne donna point
de répit aux Latins. Quand il mourut, en 1222, laissant le trône à son gendre
Jean Vatatzès (1222-1254),
il avait, sauf le petit morceau de Bithynie qu’occupaient encore les Latins,
réuni sous son sceptre toute l’Asie Mineure occidentale, et porté sa
frontière jusqu’au cours supérieur du Sangarios et du Méandre. Vatatzès,
aussi bon général qu’habile administrateur, allait, pendant son long règne,
achever l’œuvre de Lascaris, et rendre à l’Asie-Mineure grecque un dernier
moment de prospérité.
Pourtant, on pouvait se demander si les destinées de
l’empire de Nicée et ses ambitions ne demeureraient pas limitées aux
provinces asiatiques de l’ancienne monarchie. En Europe, en effet, le despote
d’Épire, Théodore Ducas Ange, qui avait succédé à son frère Michel (1214-1230), avait
fort agrandi, aux dépens des Latins aussi bien que des Bulgares, les États
dont il avait hérité. Il avait reconquis sur les Vénitiens Durazzo et Corfou,
occupé Ochrida, Pélagonia ; en 1222, il s’emparait de Thessalonique, où
régnait le jeune Démétrius, fils de Boniface de Montferrat, et dans la ville
reprise sur les Latins, solennellement il s’était fait couronner empereur,
aux applaudissements des Grecs, qui voyaient en lui le restaurateur de
l’hellénisme. Il étendait ensuite, aux dépens des Bulgares, son autorité jusqu’au
voisinage d’Andrinople ; de Philippopoli et de Christoupolis, et il semblait
qu’il dût prochainement renverser l’empire latin. En 1224, il battait à
Serrés l’armée du faible souverain Robert de Courtenay (1221-1228), qui
gouvernait les débris de l’État latin de Constantinople.
Mais les progrès de l’empire grec d’Europe allaient être
brusquement arrêtés. Depuis 1218 régnait en Bulgarie un prince actif et
intelligent, Jean Asen (1218-1241).
Comme jadis Johannitsa, il eût volontiers lié partie avec les Latins contre
les Grecs, et il était tout disposé à accepter, quand l’empereur Robert
mourut en 1228, d’être le régent de l’empire latin pendant la minorité du
jeune Baudouin II
(1228-1261).
Au prince orthodoxe, l’intransigeance maladroite du clergé latin fit préférer
un chevalier, aussi brave que politiquement incapable, Jean de Brienne (1229-1237), et
ainsi s’évanouit pour l’empire latin la dernière chance de salut. Le
souverain bulgare, justement froissé, devint pour les Latins un ennemi
irréconciliable, pour le plus grand profit des Grecs de Nicée. A ceux-ci il
rendit d’abord un autre service, celui d’abattre leur concurrent d’Europe,
l’empereur grec de Thessalonique, dont les ambitions devenaient inquiétantes
pour la Bulgarie.
Battu et fait prisonnier à Klokotnica (1230), Théodore dut
renoncer au trône, et l’État qu’il avait fondé, réduit à des proportions plus
modestes (il ne
comprit plus guère, avec Thessalonique, que la Thessalie),
passa à son frère Manuel. Et en même temps qu’ainsi il le débarrassait de son
rival occidental, Asen fortifiait la puissance de Vatatzès en lui offrant son
alliance (1234).
C’était la ruine certaine de l’empire latin.
L’empereur de Nicée, depuis douze ans qu’il régnait, avait
fort agrandi son domaine. Vainqueur des Latins à Poimamenon (1224), il leur
avait enlevé les dernières places fortes qu’ils possédaient en Anatolie,
conquis sur eux les grandes îles du littoral asiatique, Samos, Chios, Lesbos,
Cos, et obligé le souverain grec de Rhodes à devenir son vassal. Il avait
fait passer une armée en Thrace et momentanément occupé Andrinople, oit il
s’était heurté à l’empereur grec de Thessalonique. Enfin, il attaquait les
Vénitiens en Crète. L’alliance bulgare accrut encore sa puissance. En 1236, les
deux alliés tentèrent un grand effort contre Constantinople : sous l’assaut
de ses adversaires, la ville faillit succomber. L’Occident comprit à temps
qu’il fallait la sauver : les villes maritimes d’Italie, le prince d’Achaïe
accoururent à l’aide. La capitale de l’empire latin échappa ; et grâce à la
rupture de l’alliance gréco-bulgare, que suivit de près la mort de Jean Asen (1241), le misérable
royaume latin subsista un quart de siècle encore, vingt-cinq années durant
lesquelles Baudouin II
fut réduit à mendier partout des secours sans les obtenir, réduit à
brocanter, pour se faire quelque argent, les reliques les plus insignes de
Constantinople, que saint Louis lui acheta ; et il en vint à ce point de
détresse qu’il dut, pour frapper monnaie, employer jusqu’au plomb des
toitures, et, pour se chauffer l’hiver, mettre en pièces les charpentes des
palais impériaux.
Pendant ce temps, Vatatzès achevait de refaire contre
l’étranger l’unité byzantine. Il chassait les Latins de leurs dernières
possessions d’Anatolie : il se conciliait le puissant appui de l’empereur
Frédéric II de
Hohenstaufen, dont il épousait la fille (1244), et qui, par haine du pape,
protecteur de l’empire latin, abandonnait sans hésiter Constantinople aux
Grecs ; il enlevait aux Francs l’appui du sultan seldjoucide d’Iconium (1244), et profitait
de l’invasion mongole en Asie Mineure pour s’agrandir aux dépens des Turcs.
Surtout il agissait en Europe. Le despotat d’Épire était en pleine anarchie :
Vatatzès en profita pour obliger Jean Ange, le fils de Théodore, à renoncer
au titre d’empereur et à se reconnaître le vassal de Nicée (1242). Quatre ans
après, il s’emparait de Thessalonique (1246), dont il chassait le despote
Démétrius. Il conquérait sur les Bulgares une grande partie de la Macédoine, Serrés,
Melnik, Stenimacho ; il enlevait aux Latins Bizyè et Tzouroulon (1247). Enfin, il
imposait par les armes sa suzeraineté au seul prince grec qui restât encore
indépendant, au despote d’Épire Michel II (1254). Quand Vatatzès mourut, au retour de
cette dernière campagne, l’empire grec de Nicée, riche, puissant, prospère,
encerclait de toutes parts les lamentables débris de l’empire latin. II ne
restait plus qu’à conquérir Constantinople.
IV — LA REPRISE DE
CONSTANTINOPLE PAR LES GRECS.
Théodore II Lascaris (1254-1258) continua, pendant son court règne, la politique de
son père. Il battit, à la passe de Rupel (1255), les Bulgares qui essayaient de
prendre leur revanche des défaites subies sous Vatatzès et leur imposa la
paix (1256) ;
et s’il mourut trop tôt pour réprimer le soulèvement de l’intrigant et
ambitieux despote d’Epire Michel II, son successeur Michel Paléologue (1258-1261) se fit pardonner
son usurpation et l’assez laide manière dont il écarta du trône la dynastie,
légitime par les victoires qu’il remporta. Michel d’Epire avait fait alliance
avec Manfred, roi de Sicile, et Guillaume de Villehardouin, prince d’Achaïe ;
il s’appuyait sur les Albanais et les Serbes : déjà il menaçait
Thessalonique. Paléologue prit l’offensive, reconquit la Macédoine, envahit
l’Albanie, infligea au despote et à ses alliés une sanglante défaite dans la
plaine de Pélagonia (1259).
Ainsi, devant la fortune dé l’empire de Nicée, le despotat d’Épire
s’effaçait. Peu après, Paléologue complétait son oeuvre en reconquérant
Constantinople.
En 1261, il passait l’Hellespont et enlevait aux Latins
tout ce qu’ils possédaient en dehors de la capitale. Fort habilement, il s’assurait
contre les Vénitiens, qui sentaient, un peu tard, la nécessité de défendre
Constantinople, l’alliance de leurs rivaux les Génois, auxquels, par le
traité da Nymphaeon (1261),
il promit d’accorder en Orient tous les privilèges que possédaient leurs
concurrents. Il suffisait, désormais, d’une occasion propice pour faire
tomber la capitale aux mains des Grecs. Le 25 juillet 1261, un général de
Paléologue profita de ce que la flotte vénitienne avait momentanément quitté la Corne d’Or pour s’emparer
de la ville par un heureux coup de main. Baudouin II ne put que s’enfuir,
suivi par le patriarche latin et les colons vénitiens : et, le 15 août 1261,
Michel Paléologue faisait dans Constantinople son entrée solennelle et posait
sur sa tête, dans Sainte-Sophie, la couronne impériale. L’empire byzantin
semblait renaître, sous la dynastie nationale des Paléologues, qui allait,
durant près de deux siècles, gouverner la monarchie.
V — LA PRINCIPAUTÉ
D’ACHAÏE.
Les autres États latins, nés de la quatrième croisade, ne
disparurent point tous en même temps que l’empire de Constantinople. Sans
parler de Venise qui devait, pendant longtemps encore, conserver dans les
mers orientales son empire colonial et les seigneuries insulaires qu’avaient
fondées ses patriciens, le duché d’Athènes, sous le gouvernement des La Roche, subsista jusqu’en
1311 ; et si la désastreuse bataille du Céphise le fit passer alors sous
l’autorité des Catalans (1311-1333),
que remplacèrent ensuite les ducs florentins de la famille des Acciajuoli (1333-1456), jamais
les Byzantins n’en reprirent possession. La principauté d’Achaïe, sous le
gouvernement des trois Villehardouin, Geoffroi Ier, le fondateur de la dynastie, et ses
fils Geoffroi II
et Guillaume (1209-1278),
fut plus florissante encore. Malgré son organisation purement féodale et les
douze grandes baronnies que la conquête franque y établit, le pays,
habilement administré par ses souverains, fut, durant tout le XIIIe siècle, un des
États les plus prospères de l’Orient latin. Les finances étaient excellentes
; l’armée passait pour la meilleure chevalerie
d’Europe ; la tranquillité était parfaite, la bonne entente avec
les sujets grecs remarquable. La cour d’Andravida était,
dit un chroniqueur, plus brillante que celle des
plus grands rois. L’influence française y était toute-puissante : on y parlait aussi bien français qu’à Paris. On
voit revivre, dans le curieux livre qu’est la Chronique de Morée,
cette société toute chevaleresque et française, de même qu’aujourd’hui
encore, dans tout le Péloponnèse, à l’Acrocorinthe ou à Klemoutzi, à Karytène
ou à Mistra, à Kalamata ou à Maïna, on rencontre les ruines des puissantes
forteresses féodales que bâtirent les maîtres français du pays. Et ce n’est
pas assurément un des épisodes les moins curieux de, l’histoire byzantine que
cette puissance de séduction qu’exerça, dans ce pays grec conquis par les
armes, et qui si vite s’assimila, la France lointaine du XIIIe siècle.
Pourtant, la défaite de Pélagonia, où Guillaume de
Villehardouin tomba aux mains de Michel Paléologue, eut pour la principauté
d’Achaïe de graves conséquences. Pour recouvrer sa liberté, le prince franc
dut, au traité de 1262, céder aux Grecs Monemvasie, Maïna et Mistra. Les
Byzantins ainsi reprenaient pied dans le Péloponnèse. Ils devaient, sous les
gouvernements de femmes et d’étrangers — princes angevins, compagnie
navarraise — qui suivirent la mort de Villehardouin (1278), faire dans le pays, avec l’appui
des populations indigènes, des progrès rapides et y fonder, au XIVe siècle, le
despotat de Morée qui sera, dans la décadence byzantine, l’un des États les
plus intéressants. Malgré cela, il n’en demeurait pas moins que la quatrième
croisade laissait l’Orient tout plein d’établissements latins. Malgré la
reprise de Constantinople, malgré les succès remportés par Michel Paléologue
en Épire et en Achaïe, ce devait être une source de préoccupations constantes
pour l’empire restauré des Paléologues et une cause de faiblesse
incontestable.
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