I — LES SOUVERAINS DE LA
DYNASTIE DES COMNÈNES.
Comme les Capétiens en France, les Comnènes étaient une
grande famille féodale et leur avènement semblait marquer le triomphe de la
grande aristocratie militaire. Comme les Capétiens, les Comnènes surent
reconstituer l’autorité monarchique ébranlée, restaurer l’empire épuisé par
trente années d’anarchie et, malgré des difficultés écrasantes, lui donner un
siècle encore de splendeur et de gloire. Assurément, les temps étaient trop
graves, la situation trop critique, pour que les Comnènes pussent rendre à
Byzance tout son éclat et sa prospérité d’autrefois. Les Turcs étaient à
Iconium et ils y restèrent ; dans les Balkans, avec l’appui de la Hongrie grandissante,
les peuples slaves se constituaient en États presque indépendants ; de l’Occident
enfin montaient des périls inquiétants, résultat des visées grandioses et
inopportunes de l’impérialisme byzantin, des ambitions politiques nées de la
croisade, des âpres convoitises économiques de Venise. Malgré cela les
Comnènes ont donné à l’empire un dernier rayon de splendeur et, dans la
détresse des siècles suivants, les peuples bien souvent se sont souvenus du
siècle des Comnènes comme d’une époque brillante et heureuse entre toutes.
Issus d’une grande famille aristocratique et militaire,
les empereurs de la maison des Comnènes ont été, avant tout des soldats. Mais
ils furent encore quelque chose de plus. Alexis, le fondateur de la dynastie (1081-1118), était
un homme intelligent, plein de finesse et de fermeté tout ensemble ; grand
général, diplomate habile, excellent administrateur, il apparaissait, dans la
crise de la monarchie, comme l’homme nécessaire. Et il sut, en ‘effet, aussi
bien contenir au dehors les ennemis de l’empire que rétablir à l’intérieur l’ordre
et la force. Jean, son fils et son successeur (1118-1142), n’était pas un prince moins
éminent. Sévèrement élevé, de moeurs rigides, ennemi glu luxe et du plaisir,
d’humeur douce et généreuse, d’intelligence avisée, il a mérité par sa haute
personnalité morale le surnom de Kalojean (Jean l’excellent). Très brave, avide de
gloire militaire, il a eu la pleine conscience de son métier de roi, et il a
mis très haut son idéal politique. Son père avait défendu les frontières ; il
a rêvé de les étendre, de reconquérir les provinces perdues de la monarchie,
de lui rendre son ancienne splendeur. Manuel (1143-1180), le fils de Jean, a été le plus
séduisant des Comnènes. Intelligent, aimable, généreux, il a été tout
ensemble un basileus byzantin, instruit, cultivé, théologien même, et un
chevalier d’Occident. Admirablement brave, il a, plus que tout autre
souverain grec, eu le goût des moeurs occidentales, et les Latins, à qui il
ressemblait par tant de côtés, l’ont admiré plus qu’ils n’ont fait aucun
autre empereur. Fort épris de luxe et de plaisir, il a rempli le x11e siècle
de l’éclat de ses aventures. Grand politique aussi et fort ambitieux, il a
étendu à toute l’Europe de son temps les visées souvent excessives et
utopiques de son impérialisme. Mais si, par l’effort démesuré qu’il demanda à
la monarchie, il l’a épuisée et rapprochée de la ruine, il n’en demeure pas
moins, par l’ampleur grandiose des desseins qu’il forma, par l’effort tenace
qu’il fit pour les réaliser, le dernier peut-être des grands souverains qui s’assirent
sur le trône impérial. Andronic enfin (1183-1185), le dernier et le plus
extraordinaire des Comnènes, a uni aux plus magnifiques dons d’intelligence politique
et de bravoure, militaire, aux plus rares qualités d’élégance et de
séduction, un esprit d’intrigue et d’aventure, une absence de scrupule et de
sens moral, une cruauté souvent atroce, qui font de lui, au total, une des
figures les plus représentatives du monde byzantin. Après avoir rempli le XIIe siècle du bruit
de ses aventures romanesques et du scandale de sa vie, il a fait penser aux
contemporains, une fois monté sur le trône, que par ses hautes qualités il aurait pu être égal aux plus grands. Il
aurait pu être le sauveur et le régénérateur de l’empire : il ne fit que
précipiter sa chute. Moins de vingt ans après lui — vingt années pleines d’anarchie
— Constantinople était prise par les Latins (1204) et l’empire restauré par les
Comnènes s’en allait en lambeaux.
II — LA
POLITIQUE EXTÉRIEURE DES COMNÈNES (1081-1180).
La politique balkanique.
— A la fin du XIe
siècle, la domination de l’empire était fort ébranlée dans les Balkans. Les
vassaux slaves mécontents commençaient à se détacher de Byzance. La Croatie depuis 1076 formait
un royaume indépendant ; la
Serbie, qui s’était de nouveau soulevée en 1071, acceptait
avec peine la suzeraineté grecque ; la Bulgarie danubienne était occupée par les
Petchenègues, celle de l’ouest supportait impatiemment le joug byzantin. En
Thrace apparaissait une inquiétante opposition religieuse : l’hérésie
bogomile, qui depuis le Xe
siècle s’était prodigieusement développée dans un pays tout peuplé de
Pauliciens, fournissait, comme toujours à Byzance, un moyen aux antagonismes
de races de se manifester. Mais surtout, au delà du Danube, la Hongrie grandissante
aspirait à jouer un rôle et à prendre, au détriment de l’empire, sa place
dans les affaires des Balkans.
En 1084, les hérétiques de Thrace se révoltaient et
appelaient à leur aide les Petchenègues. A deux reprises (1086 et 1088), les
hordes barbares écrasèrent les armées grecques, et il fallut demander la paix
(1089). Mais
les Petchenègues ne tardèrent pas à revenir. Cette fois Alexis Comnène leur
infligea sur les bords du Leburnion une sanglante défaite (1091), si complète
que, pour une génération, on put les croire anéantis. Ils reparurent
cependant encore en 1121. Jean Comnène leur infligea alors une nouvelle
déroule (1122).
Désormais les Petchenègues disparaissent de l’histoire. Mais longtemps les
Byzantins conservèrent leur souvenir et fêtèrent solennellement l’anniversaire
du jour qui avait vu leur désastre.
Ce n’était là qu’un incident. La Serbie était plus
inquiétante. Constantin Bodin avait soumis le pays de Dioclée, la Bosnie, la Rascie et fondé un État
homogène, dont Alexis Comnène ne put venir à bout (1091-1094). Heureusement pour les
Byzantins, l’anarchie disloqua vite le jeune royaume. Jean Comnène en profita
pour replacer sous la vassalité grecque une partie du pays ; mais la Rascie demeurait
indépendante : elle devait être le foyer de la résistance nationale et le
point de départ de la reconstitution. Enfin, pour arrêter les progrès de la Hongrie, qui s’étendait
du côté de la Croatie,
de la Bosnie,
de la Dalmatie
et faisait sentir son influence en Serbie, la politique impériale s’efforça
d’y installer, conformément aux vieilles habitudes de sa diplomatie, un
prince à sa dévotion.
Placée entre l’empire allemand et l’empire byzantin, la Hongrie était une pièce
importante sur l’échiquier européen. Les souverains de Constantinople s’efforcèrent
de la mettre dans leur jeu. Jean Comnène intervint dans les querelles
hongroises pour soutenir Béla l’aveugle, fils du roi Koloman détrôné, et s’il
ne parvint pas à le rétablir, du moins s’assura-t-il, par la paix de 1126, la
précieuse tête de pont de Branicevo. Manuel Comnène mit plus d’énergie encore
à arrêter les empiètements de la
Hongrie et à arracher à sa tutelle les États slaves. Il
replaça les Serbes sous la suzeraineté grecque (1151) et leur donna pour prince Étienne
Nemanya (1163),
qui, du moins tant que vécut l’empereur, se montra, malgré quelques
incartades, un vassal soumis et fidèle. Il battit les Hongrois dans une
succession de campagnes heureuses (1152-1154) et leur imposa en 1166 une paix avantageuse pour l’empire.
Puis, quand le roi Geisa II mourut (1160), il intervint dans les luttes qui s’ouvrirent pour la succession
et, contre Étienne III,
il soutint le jeune Béla, dont il pensa même à faire son gendre. Mais de plus
en plus la Hongrie
s’orientait vers l’Allemagne. Alors Manuel recommença la guerre (1165). Zeugmin et
Sirminm tombèrent aux mains des Grecs ; la Dalmatie, depuis
longtemps perdue, fut reconquise ; la victoire de Zeugmin (1167) enfin obligea
la Hongrie
à la paix (1168).
L’empire y gagna la
Dalmatie et une partie de la Croatie. Et quelques
années plus tard le protégé de Manuel montait sur le trône de saint Étienne.
Béla III (1173-1196) fut,
comme Étienne Nemanya en Serbie, aussi longtemps que vécut l’empereur, te vassal
de Byzance. C’étaient là de grands~’résultats, qui devaient être
malheureusement éphémères.
La politique orientale.
— L’Asie, plus encore que les Balkans, attira l’attention des Comnènes. Les
succès continus des Turcs Seldjoucides avaient progressivement chassé les
Grecs de presque tout l’Orient. Un émir turc, Soliman, régnait à Cyzique et à
Nicée, et Alexis Comnène avait dû, pressé par d’autres soucis plus urgents,
lui reconnaître ses conquêtes (1082). Antioche tombait en 1085 aux mains des infidèles. A
Smyrne, l’émir Tzachas (1089-1090)
créait une flotte et menaçait Constantinople. Heureusement pour Byzance, la
mort de Malek-shah (1092)
amena la dislocation de l’empire seldjoucide. Les Grecs en profitèrent pour
reprendre pied en Bithynie, et le nouveau sultan d’Iconium Kilidj-Arslan I (1092-1106) dut
accepter la paix Alexis Comnène ne tira pas moins bon parti de la première
croisade. La prise de Nicée par les Latins (1097) lui permit de reconquérir une partie
importante du littoral d’Anatolie, Smyrne, Éphèse, etc. Et bien que l’empereur
se soit assez vite brouillé avec les croisés, il n’en mit pas moins
habilement à profit les embarras que ceux-ci donnaient aux infidèles. Aussi
bien la mort de Kilidj-Arslan I avait fort affaibli le sultanat d’Iconium. En 1116 l’empereur
prit vigoureusement l’offensive et, à la suite de la victoire de Philomelion,
il imposa la paix aux Turcs. Lorsque mourut le premier des Comnènes, l’empire
possédait en Anatolie Trébizonde et toute la côte de la mer Noire, tout le
littoral jusqu’au voisinage d’Antioche, tout le pays situé à l’ouest d’une
ligne passant par Sinope, Gangres, Ancyre, Amorion et Philomelion. En Asie,
comme dans les Balkans, Alexis avait glorieusement restauré la puissance
byzantine.
Jean Comnène se préoccupa davantage encore des affaires
asiatiques. Il poursuivit en Orient un double but : reporter la frontière
byzantine jusqu’à Antioche et jusqu’à la ligne de l’Euphrate ; imposer sa
suzeraineté aux princes arméniens de Cilicie et aux États latins que la
croisade avait fait naître en Orient.
Dès le début de son règne (1119-1120), il reconquérait toute la
région située entre la vallée du Méandre et Attalia, supprimant ainsi le coin
gênant que les possessions musulmanes inséraient entre les territoires
byzantins du nord et du sud de l’Anatolie. A partir de 1130, il portait ses
efforts en Paphlagonie, et les armées byzantines parvenaient jusqu’aux rives
de l’Halys. Gangres, Kastamouni étaient repris aux Turcs (1134) et des
territoires, depuis longtemps perdus, revenaient à l’empire. On verra plus
loin comment l’empereur fit sentir sa puissance en Cilicie et en Syrie,
comment, en face des princes arméniens et latins, il apparut comme un
suzerain et comme un chef de guerre, prêt à les conduire contre les
infidèles. Jusqu’à la fin de son règne, la lutte contre les musulmans, la
reprise de l’Asie, fut son grand souci. En 1139, il dirigeait une expédition
contre Néo-Césarée ; en 1142, à la veille de sa mort, il songeait à
reconquérir la Syrie.
Manuel Comnène continua d’abord la politique paternelle.
En 1146, il parvenait jusque sous les murs d’Iconium. Mais l’attaque des Normands
et la seconde croisade l’obligèrent à porter ailleurs son attention (1147). Ce n’est que
beaucoup plus tard qu’il put reporter ses regards vers l’Orient. Mais si,
comme son père, il rêva d’imposer sa suzeraineté aux État arméniens et latins
et s’il y réussit, à l’égard des Turcs sa politique fut plus inconsistante et
plus faible. Il eût suffit, vers le milieu du XIIe siècle, d’un effort un peu vigoureux
pour détruire le sultanat d’Iconium, pour reconquérir toute l’Asie jusqu’au
Taurus. Manuel, emporté par les rêves ambitieux de sa politique occidentale,
ne sut pas faire cet effort. Il se laissa abuser par les marques apparentes
de soumission que ne lui marchanda point l’habile sultan d’Iconium,
Kilidj-Arslan II
(1156-1192),
et il le laissa imprudemment se fortifier, abattre successivement ses rivaux,
créer un État homogène et puissant à la place des petites principautés dont
les rivalités servaient si bien l’empire. Au lieu d’agir, Manuel, pendant
onze ans (1164-1175),
se borna à une politique purement défensive, fortifiant sa frontière ; et
quand enfin il reconnut le péril et prit l’offensive, il était trop tard. L’armée
impériale éprouva, à Myriokephalon (1176), une terrible défaite. Sans doute, des campagnes heureuses
en Bithynie et dans la vallée du Méandre réparèrent en partie (1177) l’effet
désastreux de cet échec. Les Musulmans n’en étaient pas moins, à la fin du
règne de Manuel, tout autrement puissants qu’ils n’étaient à son avènement.
Le sultanat d’Iconium était devenu un état redoutable et, depuis 1174,
Saladin régnait en Syrie.
La politique
occidentale. Normands et Vénitiens. — C’est que, durant toute
l’époque des Comnènes, les rapports plus étroits de Byzance avec l’Occident
avaient créé à l’empire des préoccupations nouvelles et éveillé, chez ceux
qui le gouvernaient, de vastes ambitions. L’axe de la politique byzantine s’en
trouva déplacé, pour le grand dommage et pour le grand péril de la monarchie.
Au moment où Alexis Comnène montait sur le trône, les
Normands de Robert Guiscard débarquaient en Épire (1081). Contre eux, l’habileté de l’empereur
sut gagner, en la payant chèrement d’ailleurs, l’alliance de Venise. Mais l’armée
impériale n’en fut pas moins cruellement défaite aux environs de Durazzo (1081), dont
Guiscard, peu après, s’empara. Pendant l’année qui suivit, Bohémond fit, en
Épire, en Macédoine et jusqu’en Thessalie, des progrès foudroyants. Larissa
pourtant l’arrêta pendant six mois et, peu à peu, grâce à la ténacité de l’empereur,
la fortune changea de camp. L’armée normande, décimée par la maladie,
affaiblie par les attaques grecques et davantage encore désorganisée par la
diplomatie impériale, dut battre en retraite. Sur mer, les Vénitiens
détruisaient la flotte normande (1085). La mort de Robert Guiscard (1085) acheva de rétablir la fortune
byzantine. Le péril normand était écarté.
Il devait bientôt renaître. En 1105, Bohémond, devenu
prince d’Antioche, suscitait, dans tout l’Occident ; une grande croisade
contre les Grecs et, en 1107, il débarquait à Valona. L’habileté d’Alexis
triompha, cette fois encore, de son adversaire. Le Normand dut, en 1108,
signer un traité assez humiliant qui le plaçait sous la suzeraineté de l’empire.
C’était un beau succès pour Byzance.
Mais, dans les années qui suivirent, le royaume normand
des Deux-Siciles ne fit que grandir. Roger II inquiétait déjà Jean Comnène, qui
cherchait contre lui l’appui de l’Allemagne (1137). Dix ans plus tard, la rupture éclatait.
En 1147, la flotte normande paraissait dans l’Archipel, ravageait l’Eubée et
l’Attique, pillait Corinthe et Thèbes, et transportait à Palerme les ouvriers
qui travaillaient dans les fabriques de soieries de ces deux grandes villes
industrielles. Manuel Comnène, occupé ailleurs, ne put rien d’abord contre
cette invasion. Mais bientôt, grâce à l’alliance des Vénitiens, il reprenait
Corfou (1149)
et reportait la guerre jusqu’en Italie, où il occupait Ancône (1151). Pourtant,
malgré la mort de Roger II
(1154), malgré
la grande ligue que la diplomatie byzantine réussit un moment à former contre
le roi de Sicile, ni sur terre, ni sur mer, les Grecs n’eurent de succès.
Manuel dut signer en 1158 avec Guillaume Ier une paix boiteuse, qui laissa
fort tendues les relations entre les deux États. C’est que l’Occident ne
voulait à aucun prix d’une Italie soumise à l’influence grecque, et Venise en
particulier, l’ancienne alliée de l’empire, s’en inquiétait extraordinairement.
Contre les Normands, les Vénitiens avaient volontiers
soutenu d’abord l’empire grec et, en échange de leur concours, ils avaient
obtenu d’Alexis Comnène de larges privilèges pour leur commerce dans tout l’Orient
(1082). Mais,
malgré les bons rapports politiques, l’âpreté des négociants vénitiens
inquiéta vite les Grecs. Alexis déjà, pour diminuer un peu le monopole dont
ils jouissaient, accordait aux Pisans des privilèges analogues (1111). Jean Comnène
refusait de, renouveler le traité avec Venise ; et si, après quatre ans de
guerre (1122-1126),
l’empereur était obligé de céder, du moins, comme son père, tâchait-il de
neutraliser l’influence vénitienne en traitant avec Pise (1136) et Gênes (1143). Manuel, lui
aussi, rechercha d’abord contre les Normands l’alliance de Venise et la paya
par de larges concessions (1148). Mais entre les deux États la mésintelligence allait
croissant. La morgue et l’âpreté vénitienne en Orient exaspéraient les Grecs
; la République
d’autre part s’inquiétait des ambitions italiennes de Manuel ; quand l’empereur
occupa Ancône, quand il conquit la Dalmatie, elle comprit que sa domination dans l’Adriatique
était en péril. Dès lors la rupture était inévitable. Manuel la provoqua en
faisant arrêter tous les Vénitiens établis dans l’empire (1171) ; la République répondit
en envoyant, ses flottes occuper Chio et ravager l’Archipel et en faisant
alliance avec le roi de Sicile. Manuel céda (1175) ; il rendit aux Vénitiens leurs
privilèges. Mais, ainsi qu’avec les Normands, les rapports restèrent tendus
et difficiles, et lé jour était proche où Normands et Vénitiens feraient
cruellement sentir leur hostilité à l’empire.
L’empire grec et les
croisés. — L’antagonisme entre l’Orient grec et l’Occident
latin s’accrut encore du fait des croisades.
Quand les armées de la première croisade parurent sous les
murs de Constantinople (1096),
Alexis Comnène, qui n’avait jamais sollicité l’appui de l’Occident que pour
lui demander des mercenaires, fut fort inquiet d’une expédition dont il ne
comprenait pas le sens et dont l’un des chefs était son ancien ennemi
Bohémond. Pourtant, malgré les violences dont ne s’abstinrent pas les Latins,
malgré l’insolence, l’avidité et l’ambition mal dissimulée des grands barons,
l’empereur s’efforça de ménager une entente avec eux : trop faible pour les
repousser, il tenta de les utiliser. Il se flatta, en y mettant le prix, d’enrôler
les croisés au service de l’empire, de Ies lier à lui par un serment d’hommage
et de fidélité, de les employer à reconquérir l’Asie pour Byzance. Et d’abord
il sembla réussir. Successivement, après plus ou moins de difficultés, les
chefs de la croisade prêtèrent serment à Alexis et s’engagèrent à lui
remettre toutes les villes, ayant jadis appartenu à l’empire, qu’ils
reprendraient sur les Turcs (1097). C’est en vertu de cet accord que Nicée reconquise fut
livrée aux Grecs, et qu’un corps de troupes byzantines accompagna d’abord les
croisés. Mais lorsque, après la prise d’Antioche, les croisés oubliant leur
promesse donnèrent la ville à Bohémond (1098), lorsque ensuite ils refusèrent d’attendre
l’empereur pour marcher sur Jérusalem (1099), la rupture fut consommée. Alexis ne
pouvait pardonner à Bohémond son usurpation ; il ne s’entendait guère mieux
avec les autres Latins établis en Syrie. L’insuccès de la croisade de 1101,
dont on rendit en Occident les Grecs responsables, aggrava encore la
mésintelligence. L’échec de l’entreprise de Bohémond contre l’empire (1107) augmenta la
mauvaise volonté des Latins pour Byzance. Les croisés avaient en fait eu plus
de torts que l’empereur : la légende hostile aux Byzantins ne s’en répandit
pas moins dans tout l’Occident. L’abîme entre les deux mondes se creusait.
Il en alla de même lors de la seconde croisade (1147). Manuel, qui
régnait alors, était, comme Alexis, fort soucieux de la venue sous les murs
de sa capitale de ces grandes armées que conduisaient le roi de Germanie
Conrad III et
le roi de France Louis VII.
Avec les Allemands, il s’entendit à peu près et il s’en débarrassa vite ;
avec les Français, il eut tant de difficultés qu’un moment les croisés
songèrent à prendre Constantinople. Dans ces conditions, quand arriva le
désastre de la croisade, on l’imputa surtout à la perfidie des Grecs, dont la
rapacité, d’ailleurs, avait été scandaleuse, et, pour venger l’échec de l’expédition,
l’Occident songea un moment à diriger une croisade contre Byzance (1150).
C’est qu’aussi bien, la politique impériale à l’égard des
Latins d’Orient justifiait ces défiances et accroissait l’hostilité entre les
deux mondes.
La principauté normande, que la première croisade avait
établie à Antioche, était, par l’ambition de ses chefs, Bohémond et Tancrède,
fort gênante pour les Byzantins. Ils luttèrent contre elle de toutes leurs
forces, par les armes et par la diplomatie ; un moment, le traité de 1108,
imposé à Bohémond, sembla assurer le succès de la politique impériale, en
mettant Antioche sous la suzeraineté grecque. Mais ce traité ne fut jamais
exécuté. Tout était à recommencer.
Jean et Manuel Comnène s’y appliquèrent, avec de plus
larges ambitions encore. L’un et l’autre rêvèrent d’établir réellement leur
autorité -sur les principautés arméniennes de Cilicie et sur les États latins
de Syrie, et ils y réussirent.
Vers l’année 1131, Léon, prince, d’Arménie, avait fort
agrandi ses domaines aux dépens de la Cilicie grecque, et il avait fait alliance avec
ses voisins les princes d’Antioche, que Byzance considérait toujours comme
des vassaux révoltés. Jean Comnène saisit la première occasion d’intervenir.
Il soumit la Cilicie
(1137),
obligea Raymond de Poitiers, prince d’Antioche, à lui prêter hommage, et, en
véritable suzerain de la Syrie
franque, il conduisit, en 1138, une grande expédition contre les Musulmans.
Pourtant il ne parvint point, comme il le souhaitait, à se mettre en
possession d’Antioche. Mais son ambition n’en fut pas diminuée. En 1142, il
reparaissait en Cilicie pour y constituer, avec les États arméniens et
Antioche, un apanage pour son fils favori Manuel. La mort interrompit ses
desseins (1143),
et le prince d’Antioche crut l’occasion bonne pour prendre sa revanche et
reconquérir son indépendance. Manuel lui prouva vite qu’il entendait
continuer la politique de son père. Raymond, battu, dut venir à
Constantinople s’excuser et se reconnaître le vassal de l’empereur (1145). Un peu plus
tard, en 1158, Manuel marqua mieux encore son rôle de suzerain. Il conquit la Cilicie, châtia durement
Renaud de Châtillon, prince d’Antioche, l’obligea à une humiliante
soumission, et, escorté de tous les souverains latins de Syrie, dont il apparaissait
comme le maître, il fit dans Antioche une entrée solennelle. Les rois de
Jérusalem eux-mêmes durent subir l’influence byzantine ; on les vit fournir
leurs contingents à l’armée impériale, s’unir par des mariages à la maison
des Comnènes (Manuel,
de son côté, épousait en 1161 une princesse latine, Marie d’Antioche),
poursuivre, d’accord avec les Grecs, des entreprises communes en Égypte (1168). La
civilisation byzantine pénétrait dans la Syrie franque, oh le prestige personnel de
Manuel était, au reste, considérable. L’ambition byzantine semblait réalisée.
Elle avait toutefois, d’une part, en épuisant les Latins de Syrie, affaibli
leur force de résistance contre les infidèles ; elle avait surtout aggravé la
haine que l’Occident éprouvait pour Byzance.
La politique
impérialiste des Comnènes. — Les vastes et imprudents desseins
de la politique, de Manuel en Occident achevèrent d’opposer les deux mondes.
Comme beaucoup de leurs prédécesseurs, les Comnènes
rêvaient de restaurer leur autorité sur Rome, soit par la force, soit par un
accord avec la papauté, et de détruire l’empire d’Occident, qui leur semblait
toujours une usurpation sur leurs droits. Manuel Comnène surtout s’appliqua à
faire de ces rêves une réalité. On a vu comment ses succès sur les Normands l’incitèrent
à intervenir dans la péninsule, comment aussi, en Hongrie comme en Italie, il
se heurtait à l’empire allemand, où, depuis 1152, régnait Frédéric
Barberousse. On peut dire vraiment que, dans la pensée de l’empereur, la
politique occidentale tint la place essentielle, et que, durant tout son
règne, par des moyens divers, les armes et la diplomatie, tenacement il
poursuivit le but ambitieux qu’il s’était assigné.
La rupture entre Barberousse et la papauté (1158) lui fournit l’occasion
de se rapprocher de Rome. Il prit parti pour Alexandre III (1161) ; il fit
miroiter aux yeux du pontife l’espoir de rétablir l’union des Églises ; il se
flatta d’obtenir de lui, en échange, la couronne impériale d’Occident. En
même temps, sa diplomatie s’efforçait de susciter des ennemis à Barberousse,
en soutenant la ligue lombarde, en subventionnant Ancône, Gênes, Pise,
Venise. D’ailleurs, tout en intriguant en Italie et en Allemagne, Manuel
poursuivait des rêves d’accord direct avec l’empereur allemand. De ces
projets compliqués et utopiques, rien d’effectif ne sortit. Le pape ne
pouvait consentir à devenir un évêque byzantin dans Rome capitale de l’empire
restauré ; les républiques italiennes se défiaient des ambitions de Manuel ;
Barberousse enfin, excédé de la duplicité grecque, se faisait franchement
hostile et menaçant (1177).
Ainsi, l’attraction que l’Occident exerça sur Manuel
Comnène fut désastreuse pour l’empire. Par ses sympathies pour les Latins, il
irrita les Grecs ; par ses ambitions, il détermina l’Occident entier à se
coaliser contre Byzance ; par l’effort démesuré que sa politique imposa à la
monarchie, il l’épuisa. En apparence, Manuel avait donné dans le monde un
renom incomparable à l’empire et fait de Constantinople le centre de la politique
européenne ; en réalité, quand il mourut (1180), il laissait Byzance ruinée, exposée
à la fois au péril et à la haine latine et en proie à une grave crise
intérieure toute prête à éclater.
III — LE GOUVERNEMENT DES COMNÈNES ET LA CIVILISATION BYZANTINE
AU XIIe SIÈCLE.
Les trois premiers Comnènes s’étaient cependant attentivement
préoccupés de rendre à l’autorité impériale sa puissance et à la monarchie
-sa prospérité. Ils avaient fait un grand effort pour réorganiser l’armée,
surtout d’ailleurs en y introduisant en foule des mercenaires, dont beaucoup
venaient d’Occident ; et ils avaient, d’autre part, non sans quelque
imprudence, négligé la marine, se confiant avec excès, pour assurer leur
domination des mers, à l’alliance de Venise et à l’appui de ses flottes ; au
total, cependant, ils avaient su créer une force militaire redoutable,
capable à la fois de défendre l’empire restauré et de soutenir le pouvoir
impérial affermi. Alexis et Jean avaient eu également un souci fort exact des
finances ; et si les impôts, assurément, avaient été lourds et la tyrannie
fiscale dure pour les sujets, si le règne de Manuel, ensuite, cogita cher par
les dépenses qu’imposèrent les guerres, la diplomatie et les goûts de luxe du
prince, pourtant, au XIIe
siècle, l’empire grec était riche et sa prospérité commerciale réelle,,malgré
les erreurs d’une politique économique qui laissait, sur les marchés de l’Orient,
les étrangers supplanter insensiblement les Grecs, malgré l’âpreté croissante
des villes commerçantes d’Italie qui, de plus en plus, exploitaient l’empire
à leur bénéfice et s’y installaient déjà comme en pays conquis.
Les Comnènes ont eu, d’autre part, une grande sollicitude
pour les choses d’Église. Ils ont combattu avec un zèle égal l’hérésie et la pensée
libre, lorsque celle-ci se manifesta, à l’Université de Constantinople, par
la renaissance de la philosophie platonicienne. Ils ont été soucieux de
surveiller et de réformer les moeurs ecclésiastiques, de ramener en
particulier à une vie plus simple et plus édifiante les moines, pour
lesquels, à la fin du XIe
siècle, saint Christodoulos fondait, avec l’appui d’Alexis Comnène, le
monastère modèle de Patmos (1088). Ils ont multiplié à Constantinople les fondations
pieuses, couvents, hôpitaux, églises, dont la plus remarquable fut celle du
Pantocrator, construite par l’empereur Jean pour être à la fois le centre d’une
grande institution monastique et hospitalière et le Saint-Denis de la
dynastie. Enfin, peu de cours ont été plus élégantes, plus raffinées que
celle des Comnènes. Le palais des Blachernes, au fond de la Corne d’Or, où ils
transportèrent leur résidence, était, au témoignage des contemporains, une
merveille de splendeur et de beauté. Là vivait autour du prince — surtout à l’époque
de Manuel — une société éprise de plaisir et de fêtes, et qui avait emprunté
à l’Occident même quelques-uns de ses divertissements favoris, comme les
tournois et les mystères ; l’intrigue et l’aventure y tenaient grande place ;
les femmes y déployaient leur coquetterie et leur grâce ; et tout ce monde
jeune, ardent et passionné, n’était pas moins curieux des sciences occultes,
de la magie, de l’astrologie, qu’amoureux des choses de l’esprit.
Il suffit, pour attester le haut degré de culture
intellectuelle auquel Byzance était parvenue au XIIe siècle, de rappeler le nom d’écrivains
tels qu’Anne Comnène ou Nicéphore Bryenne, Nicétas Acominate ou Eustathe de
Thessalonique. Une véritable renaissance se produisait de l’esprit et de la
tradition classiques, et les empereurs se faisaient honneur de protéger les
lettrés, les érudits aussi bien que les théologiens et les orateurs
officiels, dont les harangues éloquentes étaient l’ornement de toutes les
grandes cérémonies, et les poètes de cour, tels que Théodore Prodrome, dont
la verve ingénieuse se dépensait en pièces de circonstance souvent amusantes
et spirituelles. L’art continuait non moins magnifiquement les traditions du
siècle précédent et son influence, s’étendant du fond de l’Orient aux
extrémités de l’Occident, faisait de Byzance l’éducatrice de l’univers et la
reine du monde civilisé.
Dans les États latins de Syrie aussi bien qu’à Venise ou
dans la Sicile
normande, les églises et les palais étaient bâtis, décorés à la mode
byzantine. Des artistes grecs exécutaient les mosaïques de Bethléem et de
Torcello, du dôme de Cefalù, de la Martorana ou de la chapelle Palatine de Palerme
; et aujourd’hui encore, le monument qui donne la plus exacte image des
splendeurs de Byzance à cette époque, c’est Saint-Marc de Venise, avec ses
cinq coupoles, la richesse de ses marbres et de ses orfèvreries, l’étincellement
de ses mosaïques et le reflet de pourpre et d’or dont il est tout illuminé. L’art
roman lui-même empruntait à Byzance certains traits de son architecture et
beaucoup de motifs de sa décoration. Par sa richesse, par la beauté de ses
monuments, par le luxe de ses palais, par les reliques de ses églises,
Constantinople excitait l’admiration du monde entier, et tous ceux qui la
visitaient en revenaient éblouis. C’est la gloire
de la Grèce,
dit Eudes de Deuil ; sa richesse est fameuse, et
elle est plus riche encore que sa renommée. Il n’y a pas, écrit Benjamin de Tudèle, à l’exception de Bagdad, de ville qui lui soit comparable
dans l’univers. On affirmait, au rapport de Robert de Clari, que les deux parts de l’avoir du monde étaient à
Constantinople, et la tierce était éparse par le monde. La
capitale byzantine, selon une expression ingénieuse, était le Paris du moyen-âge. Elle était, selon le
mot de Villehardouin la plus riche cité du monde,
la ville qui de toutes les autres était souveraine.
Prospérité dangereuse, qui excitait les convoitises en même temps que l’admiration,
et qui devait, quand apparut aux yeux la faiblesse de l’empire, coûter cher à
la monarchie.
IV — L’EMPIRE BYZANTIN À LA
FIN DU XIIe SIÈCLE (1180-1204).
Aussi longtemps que vécut Manuel Comnène, son
intelligence, son énergie, son habileté assurèrent l’ordre à l’intérieur et
maintinrent au dehors le prestige de Byzance. Lui mort, tout l’édifice
craqua. Comme au temps de Justinien, la politique impériale avait, au XIIe siècle, eu de
trop vastes ambitions. La liquidation de même fut difficile et désastreuse.
En mêlant trop l’empire aux affaires d’Occident, en poursuivant les rêves
imprudents d’un impérialisme grandiose, Manuel Comnène avait à la fois trop
négligé en Orient les. périls proches et inquiété les Latins, tout en
épuisant la monarchie. Les rancunes et les haines qu’il avait provoquées, les
âpres convoitises qu’il avait laissé s’allumer allaient avoir de redoutables
conséquences, quand le pouvoir tomba en des mains plus faibles.
Alexis II, le fils de Manuel, était un enfant ; sa mère, la régente
Marie d’Antioche, latine d’origine, et qui s’appuyait sur les Latins, était
impopulaire. Andronic Comnène profita du mécontentement général pour se faire
empereur (1182-1185).
Ce dernier des Comnènes aurait pu être un grand souverain. Il comprit que la
puissance des féodaux était un danger pour l’empire, et durement il les
frappa : l’insurrection d’Isaac Ange en Bithynie fut noyée dans le sang (1185). Il
réorganisa l’administration, réduisit les dépenses, allégea les impôts, et il
était en bon chemin de devenir populaire, quand les événements extérieurs, la
guerre normande aboutissant à la prise de Thessalonique (1185), la guerre
hongroise aboutissant à la perte de la Dalmatie (1185), le renversèrent. Une révolution (1185) mit Isaac
Ange sur le trône et précipita la ruine de l’empire. Isaac (1185-1195) n’avait
aucune des qualités nécessaires pour conjurer la crise menaçante. Son frère
Alexis III (1195-1203), qui le
détrôna, ne valait pas mieux. La monarchie était mûre pour la ruine.
A l’intérieur, le pouvoir impérial, ébranlé par cette
suite de révolutions et par d’incessantes conspirations, était singulièrement
faible. Dans la capitale, la populace dictait la loi au gouvernement ; dans
les provinces, l’aristocratie relevait la tête et l’empire se démembrait.
Isaac Comnène s’était proclamé indépendant à Chypre (1184), Gabras à Trébizonde ; partout
les grandes familles féodales, Cantacuzène, Branas, Sgouros, se taillaient des
seigneuries dans les lambeaux de la monarchie. Le désordre était partout, la
misère partout : le poids des impôts était écrasant, le commerce était ruiné,
le trésor vide. La démoralisation était partout, jusque dans l’Église, où les
moines en rupture de couvent entretenaient un perpétuel désordre, où la
réforme des monastères apparaissait plus que jamais nécessaire. Surtout l’hellénisme
reculait partout et le patriotisme se mourait.
Le péril extérieur était plus grave encore. Dans la
péninsule balkanique, les Slaves secouaient le joug de l’empire. En Serbie,
Étienne Nemanya étendait son autorité sur l’Herzégovine, le Monténégro, la Serbie danubienne et
fondait un grand État. Sous la conduite de Pierre et Jean Asen, les Bulgares
et les Vlaques s’insurgeaient (1185), et, avec l’appui des Coumans et le concours d’Étienne
Nemanya, ils progressaient vite. Isaac était battu à Berrhoea (1190), à
Arcadiopolis (1194).
Un empire vlaquo-bulgare se fondait, dont le tzar Johannitsa ou Kalojean (1197-1207) devait
assurer la grandeur. Par le traité de 1201, Alexis III dut confirmer toutes les
conquêtes bulgares, depuis Belgrade jusqu’à la mer Noire et au Vardar. Peu après,
le souverain bulgare obtenait d’Innocent III le titre de roi et la constitution d’une
Église nationale (1204).
C’était la ruine complète de l’œuvre des Tzimiscès et des Basile II.
Du côté de l’Occident, l’horizon était plus sombre encore.
Le massacre dont les Latins de Constantinople avaient été victimes en 1182,
lors de l’émeute qui porta au trône Andronic Comnène, avait déchaîné la
guerre avec les Normands. Sans doute, la prise de Thessalonique par l’armée
du roi de Sicile avait été un succès sans lendemain et Isaac avait réussi à
repousser les envahisseurs (1186). Mais la vieille hostilité entre Occidentaux et
Byzantins avait été accrue par ces événements. La maladroite politique de l’empire
à l’égard de Frédéric Barberousse, au moment de la troisième croisade (1189), eut un
semblable effet. Un moment l’empereur allemand songea, d’accord avec les
Serbes et les Bulgares, à prendre Constantinople et les croisés traversèrent
l’empire en ennemis exaspérés. Henri VI, le fils de Barberousse, fut un adversaire plus dangereux
encore, surtout quand il eut hérité des domaines et des ambitions des rois
normands. Il rêvait de faire la conquête de l’Orient, il sommait Alexis de
lui restituer tous les territoires conquis jadis par les Normands (1196) et il l’obligeait,
en attendant, à lui payer tribut.
Mais Venise surtout était inquiétante. Elle aussi
réclamait vengeance pour les massacres de 1182 et, pour l’apaiser, Isaac
avait dû, en 1187, lui accorder d’amples indemnités et de larges privilèges.
Alexis III avait dû, en 1198, augmenter encore ces concessions, dont il avait
au reste atténué l’effet, en concédant aux Génois et aux Pisans de semblables
réparations. Malgré cela, les Vénitiens sentaient leur commerce et leur
sécurité menacés par la haine exaspérée des Grecs, et de plus, depuis que
Henri Dandolo était doge (1193), l’idée se faisait jour que la conquête de l’empire
byzantin serait la meilleure solution de la crise, le plus sûr moyen de
satisfaire les haines latines accumulées et d’assurer en Orient les intérêts
de la République. De
tout cela, hostilité de la papauté, ambitions de Venise, rancunes de tout le
monde latin, devait, comme une conséquence nécessaire, sortir le détournement
de la quatrième croisade ; et contre l’attaque formidable des gens d’Occident,
Byzance épuisée, affaiblie en Orient par le développement des États slaves,
devait être incapable de résister.
La quatrième croisade.
— En 1195, Alexis III,
en détrônant et en faisant aveugler son frère Isaac, avait emprisonné avec le
souverain déchu le fils de celui-ci, le jeune Alexis. En 1201, le jeune
prince s’échappa et il vint en Occident demander appui contre l’usurpateur. C’était
le moment où l’armée de la quatrième croisade était rassemblée à Venise. Les
Vénitiens saisirent avec empressement le prétexte qui s’offrait à eux d’intervenir
dans les affaires byzantines, et les promesses magnifiques que faisait Alexis
eurent facilement raison des scrupules des croisés. Ainsi l’habile politique
du doge Dandolo détourna vers Constantinople l’expédition préparée pour
délivrer la
Terre-Sainte. Au commencement de 1203, l’accord définitif
fut signé avec le prétendant byzantin ; le 27 juin 1203, la flotte latine
mouillait devant Constantinople. La ville fut prise d’assaut (18 juillet 1203),
Isaac Ange rétabli sur son trône avec son fils Alexis IV. Mais entre Grecs et Occidentaux l’entente
dura peu. Les nouveaux empereurs étaient impuissants à tenir leurs promesses
; les croisés, les Vénitiens surtout, montraient des exigences toujours
croissantes. Le 25 janvier 1204, une révolution nationale renversait les
protégés de l’Occident et Alexis V Murzuphle prenait le pouvoir. Tout arrangement devenait
impossible. Les Latins se résolurent à détruire l’empire byzantin. Le 12
avril 1204, Constantinople était prise d’assaut et pillée effroyablement. Et
tandis que les débris de l’aristocratie et du clergé byzantin se réfugiaient
à Nicée, pour tâcher d’y reconstituer l’empire, les vainqueurs, conformément
au traité de partage signé dès mars 1204, divisaient entre eux leur conquête.
Un empereur latin, Baudouin de Flandre, s’asseyait sur le trône des Comnènes (mai 1204) ; un roi latin,
Boniface de Montferrat, régnait à Thessalonique ; un patriarche vénitien
prenait possession du trône patriarcal ; sur toute la surface de l’empire
conquis naissait une floraison de seigneuries féodales. Mais les Vénitiens
surtout, en gens habiles, s’assuraient dans tout l’Orient les points
importants pour le développement de leur commerce et la fondation de leur
empire colonial. Il semblait que ce fût la fin de Byzance ; et, en effet, l’événement
de 1204 fut, pour l’empire byzantin, le coup dont jamais plus il ne se
releva.
|