HISTOIRE DE L’EMPIRE BYZANTIN

 

CHAPITRE V — L’apogée de l’empire sous la dynastie de Macédoine (867-1081).

 

 

I — LES SOUVERAINS DE LA MAISON DE MACÉDOINE ET LA CONSOLIDATION DE LA DYNASTIE.

De 867 à 1025, l’empire byzantin a connu cent cinquante ans d’une incomparable splendeur. Pendant un siècle et demi il a eu cette fortune d’avoir à sa tête une succession de souverains qui, presque tous, furent des hommes remarquables. Basile Ier le fondateur de la dynastie (867-886), Romain Lécapène (919-944), Nicéphore Phocas (963-969), Jean Tzimiscès (969-976), usurpateurs glorieux qui gouvernèrent sous le nom des princes légitimes, Basile II enfin, qui régna tout un demi-siècle (976-1025), n’ont point été des empereurs de Byzance tels qu’on se plait trop volontiers à les représenter. Ce sont des âmes énergiques et dures, sans scrupules souvent et sans pitié, des volontés autoritaires et fortes, plus soucieuses de se faire craindre que de se faire aimer ; mais ce sont des hommes d’État, passionnés pour la grandeur de l’empire, des chefs de guerre illustres dont la vie se passe dans les camps, parmi les soldats, en qui ils voient et aiment la source de la puissance de la monarchie ; ce sont des administrateurs habiles, d’une énergie tenace et inflexible, et que rien ne fait hésiter quand il s’agit d’assurer le bien public. Ils n’ont point le goût des dépenses inutiles, ils sont uniquement préoccupés d’accroître la richesse nationale ; le faste éclatant du palais, la pompe vaine des cortèges et des cérémonies ne les intéressent qu’autant qu’ils servent leur politique et entretiennent le prestige de l’empereur et de l’empire. Jaloux de leur autorité, ils n’ont point, en général, eu des favoris ; si l’on met à part telle personnalité puissante, comme le parakimomène (grand chambellan) Basile, fils bâtard de Romain Lécapène, qui fut pendant cinq règnes et durant plus de quarante ans (944-988) l’âme du gouvernement, leurs conseillers ont été le plus souvent des hommes obscurs, qu’ils employaient et dont ils demeuraient les maîtres. Épris de gloire, le cœur plein des ambitions les plus hautes, ils ont voulu faire de l’empire byzantin la grande puissance du monde oriental, champion tout ensemble de l’hellénisme et de l’orthodoxie ; et par l’effort magnifique de leurs armes, par la souple habileté de leur diplomatie, par la vigueur de leur gouvernement, ils ont réalisé leur rêve et fait de cette période une époque de véritable renaissance, un des moments les plus glorieux de la longue histoire de Byzance.

Au moment où Basile Ier montait sur le trône, la situation de la monarchie était encore singulièrement difficile : tout l’État semblait à reconstituer. Le rude paysan, que son crime haussait au pouvoir suprême, avait toutes les qualités nécessaires pour suffire à cette lourde tâche : il était intelligent, également désireux de rétablir l’ordre à l’intérieur de la monarchie et de restaurer son prestige au dehors, bon administrateur, excellent soldat, désireux par dessus tout d’asseoir solidement l’autorité impériale. Pendant ses vingt ans de règne, il sut tout à la fois remettre sur un bon pied les affaires de l’empire et, par le prestige des services rendus, assurer la fortune de sa maison. Son fils Léon VI (886-912), dont le gouvernement a pour l’histoire administrative de l’empire une importance essentielle, poursuivit — si différent qu’il fût de son père par son humeur casanière, ses manies de pédant et sa faiblesse en face de ses favoris — la consolidation de la dynastie avec une semblable ténacité : pour assurer un héritier au trône, il n’hésita pas à scandaliser ses contemporains par ses quatre mariages et à entrer en conflit avec l’Église et son chef, le patriarche Nicolas. Mais, à ce prix, on vit pour la première fois à Byzance, naître, au bénéfice d’une famille princière, l’idée de la légitimité. Ce fut l’œuvre éminente des deux premiers empereurs macédoniens de donner, comme l’écrit un contemporain, à l’autorité impériale des racines puissantes, pour en faire sortir les magnifiques rameaux de la dynastie. Désormais il fut plus difficile de renverser l’arbre aussi fortement enraciné ; désormais il y eut une famille impériale, dont les membres reçurent le nom de porphyrogénètes (nés dans la pourpre), et un attachement populaire, un dévouement loyaliste à cette famille. C’était, dans cette monarchie troublée jusqu’alors par tant de révolutions, une nouveauté heureuse et grosse de conséquences.

Sans doute, même pendant cette période, les révolutions ne manquèrent point. Les troubles qui marquèrent la minorité agitée de Constantin VII, le fils de Léon VI (912-959), permirent à Romain Lécapène de s’emparer du pouvoir pour un quart de siècle (919-944). Un peu plus tard, quand Romain II, le fils de Constantin VII, mourut après quatre ans de règne (959-963), la faiblesse du gouvernement, pendant la minorité de ses fils Basile II et Constantin VIII, amena le soulèvement qui porta au pouvoir Nicéphore Phocas (963-969) et le coup d’État tragique qui, par l’assassinat de Nicéphore, fit Jean Tzimiscès empereur (969-976). Mais aucun de ces usurpateurs n’osa écarter du trône la descendance légitime de Basile Ier. Romain Lécapène, officiellement, partagea le pouvoir avec Constantin VII, encore qu’il le reléguât dans les loisirs obscurs de sa studieuse activité d’érudit. Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès laissèrent régner nominalement les enfants de Romain II et s’efforcèrent, en épousant des princesses de la famille impériale, de donner à leur usurpation un air de légitimité. Et après eux, tout naturellement, le pouvoir revint au représentant devenu majeur de la famille de Macédoine, au grand empereur Basile II. La dynastie était si bien affermie que, dans cette monarchie orientale, des femmes mêmes purent régner, les nièces de Basile II, Zoé (1028-1050), qui partagea le trône avec ses trois époux successifs, et Théodora (1054-1056) ; et ces princesses furent populaires, comme l’attestent la révolution de 1042, où Michel V fut renversé pour avoir voulu détrôner Zoé, et le mécontentement que rencontra Constantin Monomaque, quand on le soupçonna de vouloir écarter les deux impératrices, Jamais encore on n’avait vu rien de semblable à Byzance, et l’opinion publique professait ouvertement que celui qui règne à Constantinople finalement est toujours victorieux ; ce qui faisait de l’usurpation non pas seulement un crime, mais, chose pire, une sottise.

Comme il se trouva, par ailleurs, que les usurpateurs aussi furent des hommes éminents et des généraux remarquables, l’empire put supporter sans accident l’incapacité politique d’un Constantin VII, les amusements de viveur d’un Romain II, et la longue minorité de ses fils, et trouver pendant un siècle et demi, pour conduire ses affaires, une unité de vues, une fermeté de direction que Byzance, depuis longtemps, ne connaissait plus. Grâce au concours, enfin, de collaborateurs de haute valeur, généraux comme les Courcouas, les Phocas, les Skléros, ministres comme le parakimomène Basile, les empereurs de la dynastie de Macédoine ont pu donner à la monarchie une prodigieuse expansion et une splendeur incomparable. L’offensive reprise sur toutes les frontières et couronnée de succès éclatants ; l’œuvre diplomatique complétant l’œuvre militaire et groupant autour de la monarchie un cortège de vassaux ; l’influence byzantine se répandant à travers tout le monde oriental et jusqu’en Occident ; un gouvernement fort, qui s’illustra pas de grandes œuvres législatives ; une administration centralisée, habile et savante qui sut assurer à l’empire, par l’empreinte commune de l’hellénisme, ;par la profession commune de l’orthodoxie, l’unité que semblait lui refuser la diversité des races : voilà ce que valurent à Byzance les cent,cinquante ans durant lesquels les empereurs macédoniens la gouvernèrent. Et s’ils n’ont point réussi à conjurer, malgré leurs efforts, les périls redoutables qui menaçaient cette prospérité, à résoudre la question agraire et sociale qui se posait avec une acuité inquiétante, à mater l’aristocratie féodale toujours prompte à se soulever, à empêcher les chefs ambitieux de l’Église orientale de déchaîner le schisme et, en séparant à jamais Byzance de Rome, d’ébranler la solidité de la monarchie ; si la maison de Macédoine finissante a laissé l’empire faible en face des Normands et des Turcs et ouvert la porte à une longue anarchie (1057-1081), il n’en demeure pas moins que, pendant un siècle et demi, la dynastie que fonda Basile Ier a donné à Byzance, un éclat merveilleux. Au Xe, au XIe siècle, Constantinople a été le centre le plus brillant de la civilisation européenne et, comme on l’a dit, le Paris du moyen âge.

 

II — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DES EMPEREURS MACÉDONIENS (867-1025).

La lutte contre les Arabes. — Depuis qu’en 8n6 les Arabes avaient conquis la Crète, ils étaient devenus le fléau des mers byzantines. Chandax, la capitale de l’île, était le repaire de la piraterie musulmane et de là, comme de Tarse ou de Tripoli de Syrie, les corsaires arabes ravageaient toute la mer Égée. Malgré les efforts de Basile Ier pour réorganiser l’armée et la flotte, les escadres ennemies dominaient l’Archipel. En 904, Thessalonique était prise par Léon de Tripoli et sa population presque entière emmenée en captivité. Malgré quelques succès de la marine byzantine, en 907, en 924 surtout dans les eaux de Lemnos, les expéditions dirigées contre la Crète n’aboutissaient qu’à des désastres (911 et 949). Il fallut envoyer contre l’île que Dieu confonde le meilleur général de l’empire, Nicéphore Phocas (960). Il réussit à débarquer en Crète, et après un siège de plusieurs mois il emporta Chandax d’assaut (mars 961). L’île conquise fut convertie au christianisme. La maîtrise des mers orientales revenait aux Byzantins.

En même temps, des circonstances heureuses permettaient de reprendre l’offensive en Asie Mineure. Déjà Basile Ier avait reporté jusqu’au haut Euphrate les limites de l’empire, repris Samosate (873), fait en Cappadoce et en Cilicie des campagnes victorieuses (878-879). L’anarchie du monde musulman au Xe siècle facilita encore les succès byzantins, surtout lorsqu’à partir de 927 l’empire se trouva délivré du péril bulgare. Sous des généraux illustres, sous Jean Courcouas qui, pendant vingt-deux ans, commanda en Asie Mineure (920-942), et mérita d’être appelé un autre Trajan, un autre Bélisaire, sous Bardas Phocas ensuite et ses fils Nicéphore, Léon, Constantin, la lutte fut activement poussée. En 928, Théodosiopolis, l’actuel Erzeroum, était prise ; en 934 Mélitène, en 944 Édesse, d’où on rapporta triomphalement l’image, miraculeuse du Christ qui y était conservée, en 949 Germanikia, en 957 Amida, en 958 Samosate ; la frontière byzantine était reportée de l’Halys à l’Euphrate et au Tigre, et toute une série de provinces nouvellement constituées (thèmes de Sébaste, de Mésopotamie, de Séleucie, de Lykandos) attestaient l’importance des conquêtes byzantines. L’Arménie et l’Ibérie secouaient le joug de l’Islam et entraient dans la sphère d’action de Byzance. Durant tout le Xe siècle, les Arméniens devaient jouer dans les affaires de la monarchie un rôle considérable, et lui fournir des soldats, des généraux, des administrateurs, des diplomates et jusqu’à des empereurs : Romain Lécapène et Jean Tzimiscès étaient tous deux d’origine arménienne.

Un véritable mouvement de croisade emportait les Byzantins contre les infidèles. En Cilicie et dans la Syrie du Nord, Nicéphore Phocas écrasait la puissance des émirs Hamdanides d’Alep. Il emportait Anazarbe, Adana, Mopsueste (964), Tarse (965), Laodicée, Hiérapolis, Émèse, Alep et enfin Antioche (968). Son successeur, Jean Tzimiscès, conquérait en Mésopotamie Édesse et Nisibe (974), en Syrie Damas et Béryte (976), et poussait, en Palestine, jus qu’aux portes de Jérusalem. Et les peuples, dit un chroniqueur, étaient en grande peur devant la colère de Tzimiscès, et l’épée des chrétiens fauchait, comme la faucille lés infidèles. Basile II acheva cette reconquête de l’Orient. En 995, il prenait Alep, Homs, Schaizar. Et des triomphes magnifiques célébraient la ruine de la puissance musulmane, l’empire agrandi en Orient et formidablement défendu contre toute agression nouvelle par une série de puissantes forteresses. L’annexion — peut-être imprudente — des principautés arméniennes par Basile II (1020) et la soumission de l’Ibérie complétèrent ces glorieux résultats. Depuis le temps de Justinien, l’empire n’avait plus étendu aussi loin son autorité en Orient.

La lutte contre les Bulgares. — Plus encore que la guerre arabe, la guerre bulgare est le fait capital de l’histoire extérieure de Byzance au Xe siècle.

Au commencement du Xe siècle, la menace bulgare était plus redoutable que jamais. Territorialement, l’État bulgare s’étendait des régions situées au nord du Danube jusqu’au Balkan, et du côté de l’ouest il allait jusqu’aux massifs du Pinde. Moralement, par la fusion maintenant complète entre l’élément bulgare et l’élément slave, la Bulgarie formait un État homogène, où le pouvoir monarchique s’était puissamment développé, où la conversion au christianisme avait assuré l’unité de croyance, où, par le contact avec Byzance, le pays s’était élevé à un assez haut degré de civilisation. Et tout cela donnait aux souverains de la Bulgarie la tentation de disputer aux empereurs byzantins l’hégémonie des Balkans. Pour réaliser ces rêves ambitieux, il suffisait qu’un homme se rencontrât : ce fut le fils de Boris, le tsar Syméon (893-927). Elevé à Byzance, où il avait été détenu comme otage, très épris du luxe et de la civilisation des Byzantins, il rêva de conquérir Constantinople et de poser sur sa tête la couronne des successeurs de Constantin. Pendant plus d’un siècle, une véritable guerre de races allait mettre aux prises Grecs et Bulgares.

La lutte commença en 889, et, chose remarquable, les raisons en furent d’ordre économique. Léon VI ayant ordonné de transporter à Thessalonique les entrepôts que les marchands bulgares avaient à Constantinople, Syméon déclara la guerre. Une invasion des Hongrois, soudoyés par les Byzantins, contraignit finalement le roi bulgare à la retraite (893). Mais après la mort de Léon VI, les troubles qui marquèrent la minorité de Constantin VII lui fournirent l’occasion de revenir. En 913, il paraissait devant Constantinople ; en 914, il prenait Andrinople ; en 917, il écrasait à la journée d’Anchialos les armées impériales. Et, tout glorieux de ses succès, Syméon se proclamait tsar des Bulgares et empereur des Romains ; il installait, dans sa capitale de Preslav, un patriarcat bulgare indépendant ; Il ne lui restait plus qu’à emporter Constantinople. Il le tenta en 924. Mais, pour enlever la capitale byzantine, il fallait l’attaquer par terre et par mer, et Syméon n’avait pas de marine. Il semble aussi que, dans l’entrevue qu’il eut avec Romain Lécapène, il subit, comme jadis Attila en face de saint Léon, l’influence de tout ce qu’il y avait de prestige et de civilisation dans cette antique majesté impériale. Il recula, il abandonna le rêve doré qu’il avait caressé. Et quoique Syméon ait dans son royaume, dans sa capitale surtout de Preslav-la-Grande, fait éclore une culture intellectuelle et artistique qui lui a mérité le nom de Charlemagne de la Bulgarie, l’arrêt devant Constantinople marqua la ruine des ambitions bulgares. Quand Syméon mourut (927), la décadence était déjà commencée.

Elle se précipita sous le long règne de son fils Pierre (927-968). Pendant ces quarante années, de plus en plus la Bulgarie devint un satellite de l’empire ; et pendant que Byzance se fortifiait, son ancienne rivale s’affaiblissait de jour en jour davantage. En face du pouvoir royal fléchissant, la féodalité relevait la tête ; l’unité religieuse était compromise par l’hérésie des Bogomiles ; la nationalité bulgare se désagrégeait. L’heure de la revanche approchait pour les Byzantins.

Elle sonna en 967. Nicéphore Phocas refusa le tribut que l’empire payait toujours aux Bulgares et, avec l’aide des Russes de Sviatoslav, grand prince de Kief, il attaqua la Bulgarie. Mais Sviatoslav trouva le pays conquis à son goût ; il s’y installa et refusa d’en sortir (968). La mort du tsar Pierre, l’assassinat de Nicéphore (969), aggravèrent les difficultés de la situation. Quand Jean Tzimiscès monta sur le trône, l’invasion russe menaçait l’empire même ; Sviatoslav passait les Balkans, saccageait Philippopoli (970), semait la panique jusque dans la capitale. Heureusement, les Russes furent battus à Arcadiopolis, l’actuel Lulé-Bourgas (970), et l’empereur put organiser contre eux une grande expédition (971). Pendant que la flotte byzantine remontait le Danube, Tzimiscès franchissait les Balkans, prenait Preslav, assiégeait Sviatoslav dans Dorostol (Silistrie) et l’obligeait à faire sa soumission et à évacuer le pays. La Bulgarie fut annexée à l’empire, le patriarcat autonome fut supprimé ; l’hellénisme victorieux reportait jusqu’au Danube les limites de la monarchie.

Pourtant, dans la Bulgarie du Pinde, autour de Prespa et d’Ochrida, l’élément national, sous la direction du comte Sischman et de ses fils, s’obstinait dans sa résistance. A la faveur des troubles qui agitèrent les débuts du règne de Basile II, l’un des fils de Sischman, le tsar Samuel (entre 977 et 979 — 1014) reconstitua la Bulgarie. En dix années, de 977 à 986, il libéra la Bulgarie danubienne, conquit la Macédoine, la Thessalie, pénétra jusque dans le Péloponnèse. Pour abattre ce formidable empire, qui allait du Danube à l’Adriatique, il fallut aux Grecs trente années de guerre (986-1018). Ce fut essentiellement l’œuvre de l’empereur Basile II, à qui sa dure énergie et ses victoires cruelles valurent le surnom terrible de Bulgaroctone, le tueur de Bulgares.

En 986, Basile II prenait l’offensive et pénétrait en Bulgarie ; mais il fut sévèrement battu au défilé de la Porte Trajane dans les Balkans. Dix ans passèrent avant que l’empereur prit recommencer la lutte et, pendant ces dix ans, Samuel ne cessa d’agrandir son royaume,du Danube à l’Adriatique et à la mer Égée. Mais en 996, le tzar était battu sur les bords du Sperchios ; la Grèce lui échappait ; il échouait devant Thessalonique, une partie de la Bulgarie danubienne tombait entre les mains des impériaux (1000). La Bulgarie de l’ouest, pourtant, restait inexpugnable. En 1001, Basile II entreprit de la réduire. Progressivement, il en conquit les abords, Berrhœa, Servia, Vodena. Cerné dans les montagnes, Samuel se dégagea et vint saccager Andrinople (1003). Mais tenacement, l’empereur poursuivait et resserrait le blocus, prenant Skopia, conquérant la basse et la moyenne Macédoine (1007), menant la guerre avec une atroce dureté. Samuel évitait les batailles rangées ; finalement, pourtant, ses troupes furent écrasées au défilé de Cimbalongou, sur la route de Serrés à Melnik (29 juillet 1014). Le tsar ne survécut pas à cette défaite ; il mourut peu de jours après (15 septembre 1014). C’était la fin de la Bulgarie.

Sans doute, pendant quatre ans encore, les successeurs du grand tsar bulgare, tout en se disputant son trône, continuèrent la lutte. En 1018, le pays pourtant était entièrement pacifié et l’empereur, dans une tournée triomphale, s’occupa de le réorganiser. Il le fit avec une prudence habile, respectant les usages administratifs et les mœurs des vaincus, s’efforçant d’attirer à lui la grande aristocratie féodale, conservant l’ancienne organisation religieuse, qui eut à sa tête l’archevêque autocéphale (indépendant) d’Ochrida. Ainsi, après bien des années, Byzance redevenait maîtresse de toute la péninsule des Balkans et, dans le voyage qu’à travers la Grèce il fit jusqu’à Athènes, comme dans le triomphe qu’il célébra en grande pompe à Constantinople (1019), Basile II put se glorifier justement d’avoir rendu à l’empire une puissance qu’il ne connaissait plus depuis des siècles.

La reprise de l’Italie du sud et la politique byzantine en Occident. — En même temps qu’en Orient ils étendaient magnifiquement les frontières de l’empire, les princes de la maison de Macédoine reprenaient en Occident les traditions ambitieuses de la politique byzantine.

Jamais les Byzantins n’avaient renoncé aux droits de l’empire sur l’Italie ; le souvenir de Rome, l’ancienne capitale du monde romain, le souvenir de Ravenne, l’ancienne capitale de l’exarchat, hantaient incessamment leurs rêves. La faiblesse des derniers empereurs carolingiens, l’anarchie de l’Italie du sud divisée entre les princes lombards et la menace croissante de l’offensive musulmane fournirent à Basile Ier l’occasion souhaitée d’intervenir dans la péninsule et de tenter de réaliser ses ambitions. L’empereur s’était donné pour tâche de restaurer dans toute la Méditerranée le prestige byzantin, de chasser les corsaires musulmans de l’Adriatique et de la mer Tyrrhénienne, de combattre les Sarrasins d’Afrique et de Sicile. Dès son avènement, il poursuivit donc en Occident une action énergique. Sans doute il ne réussit pas à reconquérir la Sicile, où Syracuse tombait en 878 aux mains des infidèles. Mais il rétablissait l’ordre dans l’Adriatique, restaurait l’alliance byzantine avec Venise, ramenait les Croates dans la vassalité grecque. Surtout il réoccupait Bari (876) et Tarente (880), reconquérait la Calabre (885), imposait le protectorat byzantin aux princes lombards. Deux thèmes nouveaux, ceux de Longobardie et de Calabre, étaient constitués dans l’Italie méridionale : c’était une belle compensation de la Sicile perdue.

La faiblesse de Léon VI compromit un moment ces heureux résultats. Après avoir, par la prise de Taormine (902), achevé la conquête de la Sicile, les Arabes purent envahir la Calabre et s’établir jusqu’en Campanie. Mais la victoire du Garigliano (915) assura à nouveau en Italie la suprématie byzantine et, pendant un siècle entier, malgré la persistance des invasions sarrasines, malgré la rivalité des Césars allemands, les Grecs maintinrent leur autorité dans toute la moitié méridionale de l’Italie. Là aussi le règne glorieux de Basile II consacra les efforts de la dynastie de Macédoine. La victoire de Cannes (1018), remportée par les troupes impériales sur les populations d’Apulie soulevées, rétablit le prestige byzantin de Reggio et de Bari jusqu’aux portes de l’État pontifical. Et sous l’administration impériale, habile à propager l’influence de l’hellénisme, l’Italie du sud, grâce surtout à son clergé grec et à ses couvents grecs, redevint une véritable Grande-Grèce : preuve remarquable de la puissance d’expansion, de la force d’assimilation civilisatrice qui firent au Xe et au XIe siècle la grandeur de l’empire byzantin.

L’entrée en scène des Césars allemands vers le milieu du Xe siècle créa pourtant quelques embarras à la politique byzantine. Quand Otton Ier descendit en Italie, quand il prit le titre impérial, l’orgueil grec supporta impatiemment ce qui lui parut une usurpation. Ce fut bien pis quand Otton étendit sa suzeraineté sur les princes lombards vassaux de Byzance, quand il envahit le territoire grec et attaqua Bari (968). Nicéphore Phocas riposta énergiquement. Mais sa mort modifia la politique byzantine : un accord intervint, que consacra le mariage d’Otton II et de Théophano (972). Pourtant l’entente dura peu : les ambitions germaniques ne pouvaient se concilier avec les revendications byzantines. Mais les empereurs allemands obtinrent de médiocres résultats. Otton II envahit la Calabre et fut battu à Stilo (987) ; Henri II soutint vainement la révolte apulienne et échoua dans ses attaques sur l’Italie grecque (1022). A la mort de Basile II, comme en Asie, comme en Bulgarie, Byzance était toute-puissante en Italie.

L’œuvre diplomatique : les vassaux de l’empire. — Grâce à ses grands succès militaires, l’empire grec au Xe siècle s’étendait du Danube à la Syrie, des rivages d’Italie aux plateaux d’Arménie. Mais une diplomatie habile devait porter bien au delà de ces limites la sphère d’action de la monarchie. Tout autour de l’empire se groupaient une série d’États vassaux, qui formaient en avant de la frontière comme une première ligne de défense, qui surtout propageaient magnifiquement à travers le monde l’influence politique et la civilisation de Byzance.

En Italie, Venise, toute grecque par son origine et par ses mœurs, était le plus fidèle et le plus docile des vassaux de l’empire. Aussi les empereurs lui avaient confié le soin de faire la police de l’Adriatique et, dès la fin du Xe siècle (992), ils lui avaient concédé ces larges privilèges commerciaux qui préparaient sa future grandeur. Dans l’Italie du sud, les républiques de Naples, de Gaëte, d’Amalfi surtout gravitaient dans l’orbite de Byzance ; enfin les princes lombards de Salerne, de Capoue, de Bénévent, quoique d’une fidélité plus incertaine, acceptaient en général le protectorat grec. — Dans le nord-ouest de la péninsule des Balkans et sur tout le rivage de l’Adriatique, les États slaves, Croatie, Serbie, ramenés par Basile Ier au christianisme et sous l’autorité de Byzance, étaient pour l’empire des alliés utiles, en particulier contre les Bulgares. — En Orient, sur le littoral de la mer Noire, Cherson, plus vassale que sujette, était un poste d’observation précieux, un instrument d’action politique et économique en face des peuples barbares, Khazars, Petchenègues, Russes, qui habitaient la région des steppes voisines. — Au Caucase, les princes d’Alanie, d’Abasgie, d’Albanie s’enorgueillissaient de porter les titres et de recevoir les subsides de Byzance. Les états d’Arménie enfin, arrachés au Xe siècle à l’influence arabe, fournissaient par milliers à l’empire des soldats et des généraux. Et le roi pagratide d’Arménie, comme les princes du Vaspourakan, du Taron, d’Ibérie, étaient les clients et les serviteurs fidèles de la monarchie, en attendant le jour où successivement leurs domaines seraient annexés par Basile II.

L’œuvre religieuse : la conversion de la Russie. — Mais au delà de ces régions pincées sous le protectorat grec, l’action civilisatrice de Byzance s’étendait plus loin encore : comme toujours, les missionnaires secondaient l’œuvre des diplomates. La conversion des Russes au christianisme en offre une preuve éclatante.

Depuis le milieu du ixe siècle, Byzance était en relations avec la Russie. A plusieurs reprises, depuis l’agression de 860, les aventuriers de Kief avaient menacé Constantinople de leurs attaques (907 et 941) ; par ailleurs les empereurs recrutaient volontiers des soldats parmi ces hardis guerriers, et les marchands russes fréquentaient le marché byzantin. La visite de la tsarine Olga à Byzance (957) et sa conversion au christianisme rendirent plus étroites encore ces relations. Mais c’est surtout à la fin du Xe siècle la conversion de Vladimir, grand prince de Kief, qui fut l’événement décisif. En 988, pour abattre les révoltes féodales, Basile II avait obtenu du prince de Kief un corps de 6.000 mercenaires ; en échange, Vladimir demanda la main d’une princesse byzantine, et pour forcer la volonté hésitante de la cour impériale, il s’empara de Cherson. Basile II céda aux exigences du roi barbare, mais le persuada d’accepter le baptême. Vladimir le reçut à Cherson (989), puis l’imposa à Kief à son peuple. Et la Russie désormais chrétienne se modela sur la civilisation byzantine ; elle emprunta à Byzance, avec l’orthodoxie, son art, sa littérature, ses mœurs. Après Vladimir, son fils Jaroslav (1015-1054) continua et acheva l’œuvre, et il fit de Kief, sa capitale, la rivale de Constantinople et une des plus belles villes de l’Orient. Vladimir avait été le Clovis de la Russie ; Jaroslav en fut le Charlemagne. Mais l’un et l’autre durent à Byzance tous les éléments de leur grandeur.

 

III — LE GOUVERNEMENT INTÉRIEUR DE L’EMPIRE ET LA CIVILISATION BYZANTINE AU Xe SIÈCLE.

Ainsi, dans le monde du Xe siècle, l’empire byzantin était vraiment l’empire universel, dont l’influence et les ambitions s’étendaient sur la presque totalité du monde civilisé. Son organisation intérieure, telle qu’elle apparaît à cette date, n’assurait pas moins solidement sa puissance et son prestige.

Le gouvernement de l’empire. — L’empereur grec — le basileus, comme on l’appelait officiellement — était en effet un très grand personnage. Héritier des Césars romains, il était, comme eux, tout ensemble le chef suprême des armées et l’ex-pression vivante de la loi. Au contact des monarchies orientales, il était devenu le maître tout-puissant (despotès, autocrator), l’empereur par excellence, émule et successeur du Grand Roi (basileus). Le christianisme lui avait donné une consécration et un prestige de plus. Élu de Dieu, marqué par le sacre d’une investiture divine, vicaire et représentant de Dieu sur la terre, il participait en quelque manière à la divinité. Dans les pompes de la cour, dans les complications de cette étiquette, fastueuse à la fois et un peu puérile, dont Constantin Porphyrogénète, dans le Livre des Cérémonies, s’est complu à codifier les rites, dans toutes les manifestations de cette politique d’ostentation et de magnificence, par laquelle Byzance s’est toujours flattée d’étonner et d’éblouir les barbares, l’empereur apparaissait comme un être plus qu’humain. Et aussi bien tout ce qui touchait sa personne était tenu pour sacré, et l’art ceignait sa tête du nimbe, comme il faisait pour les personnes divines et les saints.

Souverain de droit divin, absolu et despotique, l’empereur concentrait en sa main toute l’autorité ; et on voit aisément tout ce que gagnait l’empire à cette unité de direction, lorsque la main qui tenait les rênes était ferme ; et elle le fut souvent. Rien dans la constitution byzantine ne faisait équilibre à cette puissance suprême. Le Sénat n’était plus qu’un conseil d’État, composé de hauts fonctionnaires dociles ; le peuple n’était qu’une plèbe, turbulente souvent et factieuse, qu’il fallait nourrir et amuser. L’Église, malgré la place qu’elle tenait dans la société byzantine, malgré le danger qui naissait de sa richesse et de son ambition, était, depuis la fin de la querelle des images, plus soumise que jamais à l’État : Seule l’armée était une force, qui souvent s’était manifestée par des soulèvements militaires et des révolutions. Sans écarter pleinement ce péril, le progrès des idées de légitimité l’avait rendu pourtant moins fréquent et moins redoutable pour la dynastie.

L’administration byzantine et son œuvre. — Ce gouvernement despotique, aussi absolu, aussi infaillible dans le domaine spirituel que dans le domaine temporel, était servi par une administration savante, fortement centralisée et admirablement disciplinée. Dans la capitale, autour du prince, les ministres, chefs des grands services, dirigeaient de haut l’État, transmettaient à travers la monarchie la volonté du maître. Sous leurs ordres travaillaient des bureaux innombrables, où s’étudiait le détail des affaires, où se préparaient les décisions. De même que Rome autrefois, Byzance a gouverné le monde par la forte organisation de sa bureaucratie. Dans les provinces, où le régime des thèmes était devenu la base unique de l’organisation administrative (on comptait 30 thèmes vers le milieu du Xe siècle, 18 en Asie et 12 en Europe), tous les pouvoirs étaient concentrés entre les mains d’un personnage tout-puissant, le stratège, nommé directement par l’empereur et dépendant directement de lui. Ainsi, du haut en bas de l’échelle administrative, tout le personnel des fonctionnaires dépendait étroitement du souverain, et ce personnel, bien recruté, bien préparé, et tout dévoué à sa tâche, encouragé à bien servir par l’avancement que lui accordait le prince dans la hiérarchie savante des fonctions et des dignités, s’acquittait avec un zèle attentif du double rôle que lui assignait la volonté de l’empereur. La tâche de l’administration était d’abord de fournir de l’argent au gouvernement : tâche lourde, car sans cesse il y eut à Byzance manque d’équilibre entre les recettes du trésor et les dépenses innombrables de la politique et du luxe impérial, disproportion entre les projets grandioses et l’insuffisance des ressources. L’autre tâche de l’administration impériale était encore plus difficile peut-être. La monarchie byzantine n’avait ni unité de race ni unité de langue : c’était, comme on l’a dit, une création artificielle, gouvernant vingt nationalités différentes, et les réunissant dans cette formule : un seul maître, une seule foi. Ce fut l’œuvre admirable de l’administration de donner à cet État sans nationalité la cohésion et l’unité nécessaires par l’empreinte commune de l’hellénisme, par la profession commune de l’orthodoxie. Le grec fut la langue de l’administration, de l’Église, de la civilisation ; il prit dans l’empire cosmopolite comme un faux air de langue nationale. Par son habileté à propager la culture hellénique, par l’art ingénieux qu’elle apporta à ménager et à assimiler les peuples vaincus, l’administration impériale marqua d’une empreinte commune les éléments discordants dont se composait la monarchie ; et rien n’atteste mieux la vitalité et la puissance d’expansion de l’empire. Par la propagation de la foi orthodoxe, par l’ingénieuse façon dont elle employa l’Église à faire la conquête morale des pays soumis par les armes, l’administration acheva de rapprocher et de fondre les races diverses que gouvernait le basileus. Elle fut vraiment la robuste armature qui soutint la monarchie et en fit un corps homogène et fort.

L’œuvre législative. — Les empereurs de la maison de Macédoine s’efforcèrent de fortifier encore cette cohésion par une grande œuvre législative : ils restaurèrent, en l’adaptant aux conditions nouvelles de la vie sociale, l’antique droit créé par Justinien. Basile Ier prit l’initiative de cette grande entreprise en faisant réunir dans le Prochiros Nomos (879) les principaux extraits du Corpus juris civilis et en faisant préparer, sous le nom d’Épanagogè (886), un manuel du droit usuel. Son fils Léon VI acheva l’œuvre en faisant rédiger, sous le titre de Basiliques, un code complet en soixante livres (887-893), compilation et résumé des travaux juridiques publiés sous le règne de Justinien. Les successeurs des deux premiers empereurs macédoniens ne montrèrent pas une moindre activité législative, que couronna, en 1045, sous Constantin Monomaque, la fondation de l’école de droit de Constantinople, destinée à être tout ensemble une pépinière de juristes et de fonctionnaires. Ainsi achevait d’être consolidée l’unité de la monarchie.

L’organisation militaire. — Une armée excellente, admirablement entraînée par une tactique savante, et qui trouvait dans l’élan religieux et le sentiment patriotique des motifs puissants de vaillance et d’enthousiasme, une belle flotte, dont les victoires avaient rendu à Byzance la domination des mers, et qui était, comme le disait un écrivain du XIe siècle, la gloire des Romains, augmentaient encore la force et le prestige de l’empire. Pour ces soldats, en qui ils voyaient les meilleurs serviteurs de la monarchie, les grands empereurs militaires de la dynastie macédonienne ont eu une attentive et constante sollicitude : ils ont voulu leur assurer tous les privilèges, tous les égards, les terres distribuées à titre héréditaire, aussi bien que la considération due aux défenseurs de l’empire et de la chrétienté. Et l’admirable épopée des guerres d’Asie, l’âpreté infatigable de la lutte contre les Bulgares ont montré en effet tout ce qu’on pouvait attendre de ces troupes incomparables, rompues au métier des armes, capables de supporter toutes les épreuves, toutes les fatigues, toutes les privations. Assurément ces troupes étaient en grande partie formées de mercenaires et elles avaient tous les défauts des armées de mercenaires : elles n’en ont pas moins, sous les chefs illustres qui alors les commandèrent, rendu à la monarchie d’éclatants services et paré ses drapeaux d’une auréole de gloire.

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La prospérité économique. — Une bonne administration financière, un admirable développement de l’industrie et du commerce donnaient à l’empire, avec la puissance, la richesse. On a pu calculer qu’au XIe siècle les revenus de la monarchie s’élevaient à 650 millions, qui équivaudraient à plus de trois milliards or d’aujourd’hui ; et, à la mort de Basile II, il y avait en caisse une réserve de 220 millions, plus d’un milliard or de notre monnaie. Malgré la réglementation minutieuse et tatillonne que l’État imposait à l’industrie — Constantinople fut, on l’a dit, le paradis du monopole et du protectionnisme — les chefs-d’œuvre qui sortaient des mains des artisans byzantins, étoffes de soie aux couleurs éclatantes et tout historiées de broderies, orfèvreries splendides rehaussées d’émaux étincelants, bijoux éblouissants de pierreries et de perles, ouvrages d’ivoire finement sculptés, bronzes niellés d’argent, verreries relevées d’or, toutes ces merveilles d’une industrie de luxe valaient aux ateliers grecs un prestige extraordinaire dans le monde entier. Malgré les erreurs de la politique économique de l’empire et le système assez vexatoire qu’il imposait aux transactions, le développement du commerce n’était pas moins admirable. Par l’activité de ses négociants, par la puissance de sa marine, par les centres d’échanges qu’offraient ses ports et ses grands marchés, Byzance accaparait les richesses du monde entier. Par sa position entre l’Orient et l’Occident, au débouché de toutes les routes du commerce mondial, Constantinople était le grand entrepôt où affluaient tous les peuples, où s’échangeaient tous les produits de l’univers. On a calculé que, dans la seule capitale, les droits de marché et de douanes rapportaient annuellement au trésor 7.300.000 sous d’or, plus de -5oo millions or d’aujourd’hui.

L’éclat des lettres et des arts. — A ce développement de la vie industrielle et commerciale correspondait un semblable épanouissement de la vie intellectuelle. Dans l’Université de Constantinople reconstituée, des maîtres éminents, sous la protection attentive des souverains, enseignaient la philosophie, la rhétorique, les sciences ; et autour de leurs chaires les élèves se pressaient, venus de tous les points de l’Orient byzantin ou arabe. Au contact de l’antiquité retrouvée, au sortir de la crise iconoclaste, une renaissance se produisait dans tous les domaines de la pensée, et les empereurs eux-mêmes ne dédaignaient pas de faire couvre de lettrés. Sur l’initiative de Constantin VII Porphyrogénète, le Xe siècle dresse l’inventaire des richesses que lui a léguées le passé ; c’est le siècle des encyclopédies historiques, juridiques, administratives, grammaticales, scientifiques, hagiographiques. Sur ces bases, la pensée originale s’appuie pour aller plus avant. L’époque des empereurs macédoniens a vu successivement fleurir, au ixe siècle, un Photius, savant prodigieux, esprit hardi et puissant, au XIe siècle, un Psellos, génie universel, l’esprit le plus curieux, le plus brillant, le plus novateur de son temps, qui a remis en honneur la philosophie platonicienne et, par son talent d’écrivain, mérité d’être égalé aux plus grands. Autour d’eux, c’est une pléiade d’hommes de valeur, historiens comme Constantin Porphyrogénète, Léon Diacre ou Michel Attaliate, chroniqueurs comme Syméon Magistros ou Skylitzés, philosophes, théologiens et poètes. A côté de la littérature savante et mondaine, la poésie populaire fait bonne figure, et l’épopée de Digénis Akritas, comparable à la chanson de Roland ou au romancero du Cid, fait passer dans la littérature byzantine un souffle nouveau et inconnu.

Pour l’art aussi l’époque des empereurs macédoniens marque un nouvel âge d’or. Basile Ier et ses successeurs ont été, comme Justinien, de grands bâtisseurs, et les architectes qu’ils ont employés ont su, avec une fantaisie ingénieuse et créatrice, renouveler en une série d’églises charmantes le type créé à Sainte-Sophie. De même que la littérature, l’art de ce temps est tout dominé par les influences de la tradition antique et profane retrouvée. Byzance revient aux conceptions hellénistiques, aux ordonnances simplifiées, aux attitudes sculpturales, auxquelles la connaissance plus intime de l’Orient musulman mêle le goût de l’ornementation somptueuse et délicate et la recherche des couleurs éclatantes. A côté de l’art religieux, un art profane, travaillant pour les empereurs et pour les grands, apparaît, tout inspiré de l’histoire et de la mythologie classiques, et qui se complait aux sujets de genre, à la peinture d’histoire ou de portraits. Dans la décoration des églises comme dans celle des palais, se manifeste un goût de luxe éclatant et de prodigieuse splendeur. Des mosaïques comme celles du couvent de Saint-Luc, comme celles surtout de Daphni, chef-d’œuvre de l’art byzantin, ou celles encore de Sainte-Sophie de Kief, où s’atteste l’influence prodigieuse que cet art exerçait par tout l’Orient ; des manuscrits admirables, enluminés pour les empereurs, tels que le Grégoire de Nazianze ou le Psautier de la Bibliothèque nationale de Paris, tels que le Ménologe basilien du Vatican ou le Psautier de la Marcienne à Venise ; les émaux éblouissants, comme le reliquaire de Limbourg ou les icônes représentant saint Michel que conserve le trésor de Saint-Marc ; et encore les ivoires, les étoffes, suffisent à montrer quels chefs-d’œuvre l’art byzantin était alors capable de créer. Il créait quelque chose de plus remarquable encore, cette ordonnance savante de la décoration, qui fait des peintures un instrument d’édification au service de l’Église, et cette iconographie nouvelle, si variée et si riche, qui correspond à la renaissance du Ixe siècle. Et par tout cela, l’art byzantin exerçait puissamment son influence dans le monde entier, en Bulgarie comme en Russie, dans l’Arménie comme dans l’Italie du sud.

Constantinople était le foyer éblouissant de cette floraison admirable, la reine des élégances, la capitale du monde civilisé. Derrière les murailles puissantes qui la défendaient, la ville gardée de Dieu abritait d’incomparables splendeurs, Sainte-Sophie, dont la beauté harmonieuse et les cérémonies pompeuses frappaient d’étonnement tous ceux qui la visitaient ; le Palais-Sacré, dont dix générations d’empereurs avaient mis leur orgueil à accroître la magnificence inouïe ; l’Hippodrome, où le gouvernement accumulait tous les spectacles qui pouvaient amuser le peuple, étaient les trois pôles autour desquels gravitaient toute la vie byzantine. Auprès d’eux, c’était la multitude des églises et des monastères, le faste des palais, la richesse des bazars, les chefs-d’œuvre de l’art antique remplissant les places et les rues et faisant de la ville le plus admirable des musées. A elle seule, Constantinople au Xe siècle se vantait d’offrir sept merveilles — autant que le monde antique tout entier en avait autrefois connues — dont elle se parait, selon le mot d’un écrivain, comme d’autant d’étoiles. Les étrangers, en Orient comme en Occident, rêvaient de Byzance comme d’une ville unique au monde, toute rayonnante dans un miroitement d’or. Chez les Slaves comme chez les Arabes, en Italie comme dans la France lointaine, la hantise de Byzance et l’influence que sa civilisation exerçait étaient profondes ; la monarchie grecque, sous les empereurs macédoniens, était, un des plus puissants États qui existât ; et en même temps que l’admiration, déjà elle excitait — danger grave pour l’avenir — la convoitise universelle.

 

IV — LES CAUSES DE FAIBLESSE DE L’EMPIRE.

D’autres dangers, plus immédiats, menaçaient cette prospérité.

La question sociale et les soulèvements féodaux. — A la fin du Ixe siècle et durant tout le cours du Xe, une question sociale redoutable troubla l’empire byzantin. Deux classes étaient en présence, les pauvres (πένητες) et les puissants (δυνατοί) ; et par les usurpations incessantes des seconds sur la propriété et la liberté des premiers, peu à peu s’était constituée dans l’empire, surtout dans les provinces asiatiques, une grande aristocratie féodale, possédant des domaines immenses, des clients, des vassaux, et dont l’influence s’accroissait encore des hautes fonctions administratives qu’elle remplissait, des commandements qui plaçaient l’armée entre ses mains. Riche, puissante, populaire, cette noblesse était un danger politique autant que social pour le gouvernement. Les empereurs le comprirent et, de toute leur énergie, ils luttèrent contre ces barons indisciplinés, qui se flattaient d’en imposer au basileus, qui en tout cas, par les immunités qu’ils réclamaient, diminuaient les ressources du fisc et, par leur usurpation des fiefs militaires attribués aux soldats, tarissaient l’une des meilleures sources du recrutement de l’armée.

Basile Ier, ici comme en toutes choses, inaugura la politique de la dynastie et s’appliqua à limiter les empiètements des grands. Ses successeurs poursuivirent son œuvre. Une série d’ordonnances, promulguées par Romain Ier Lécapène (922 et 934), par Constantin VII (947), par Romain II, par Nicéphore Phocas, eurent pour but d’assurer la protection de la petite propriété et d’empêcher les féodaux d’engloutir les biens des pauvres. Le constant renouvellement de ces mesures même prouve que le danger allait toujours croissant. Les événements de la seconde moitié du Xe siècle devaient le montrer de façon éclatante.

Au lendemain de l’assassinat de Nicéphore Phocas, un premier soulèvement féodal éclata en Asie Mineure (971), sous la direction de Bardas Phocas, un neveu du défunt empereur. L’insurrection ne fut pas domptée sans peine. Elle allait recommencer, plus redoutable, pendant les premières années du règne de Basile II. En 976, une véritable Fronde asiatique se produisait. Bardas Skléros, un grand seigneur féodal, en prenait la tête et, groupant autour de lui tous les mécontents, tous les aventuriers, tous ceux qui espéraient gagner quelque chose dans une révolution, il se rendait en quelques semaines maître de l’Asie et menaçait Constantinople (978). Contre le prétendant féodal le gouvernement fit appel à une autre féodal. Bardas Phocas battit Skléros à la journée de Pankalia (979) et écrasa l’insurrection. Mais quand le pouvoir affermi de Basile Il sembla menacer l’aristocratie, un nouveau soulèvement éclata. Phocas et Skléros, les adversaires de la veille, se réconcilièrent pour s’insurger contre l’empereur (987). L’admirable énergie de Basile II triompha de tout. Phocas battu, à Chrysopolis, en face de Constantinople qu’il bloquait déjà (988), trouva la mort à la journée d’Abydos (989) ; Skléros dut faire sa soumission. Mais l’empereur n’oublia jamais ces insurrections féodales, et dans l’ordonnance de 996 il frappa avec une dureté farouche les grands barons usurpateurs. Il semblait que la couronne eut pris une revanche décisive sur les révoltés féodaux d’Anatolie.

En fait toutes ces mesures furent impuissantes. Le gouvernement eut beau restreindre le développement de la grande propriété, écraser d’impôts les barons, chercher à diminuer leur influence sur l’armée : rien n’y fit. L’aristocratie féodale devait triompher du pouvoir impérial, et dans la faiblesse et l’anarchie qui marquent la seconde moitié du XIe siècle, c’est une famille féodale, celle des Comnènes, qui assurera le salut de la monarchie.

L’aristocratie religieuse. — A côté de la féodalité laïque, la féodalité religieuse n’était ni moins puissante, ni moins dangereuse.

Au Xe siècle, comme au VIIIe, une partie importante de la propriété foncière s’immobilisait entre les mains des moines, au grand détriment du fisc et de l’armée. Les empereurs du Xe siècle s’efforcèrent de restreindre le développement des biens monastiques ; Nicéphore Phocas en vint même (964) à interdire toute fondation de couvent nouveau, toute donation aux monastères existants. Mais, dans l’empire byzantin, l’Église était trop puissante pour que de telles mesures pussent être longtemps maintenues, et l’empire avait trop souvent besoin d’elle pour ne point la ménager. En 988, Basile II abrogeait l’ordonnance de Phocas. Le parti monastique avait vaincu.

En face du clergé séculier, l’empereur n’eut pas non plus toujours le dernier mot. Par l’étendue de son ressort, par le rôle qu’il jouait dans l’Église, par l’armée de moines qui lui obéissait, par l’influence politique qu’il exerçait, par les vastes ambitions que lui inspirait cette puissance, le patriarche de Constantinople était un personnage redoutable Si un patriarche dévoué au gouvernement pouvait rendre de grands services, un patriarche hostile était étrangement dangereux, et son opposition pouvait tenir en échec l’empereur lui-même. Léon VI en fit l’expérience en face du patriarche Nicolas ; et si finalement il contraignit le prélat à abdiquer (907), celui-ci n’en remonta pas moins, après la mort du prince, sur son siège (912) ; il fut, durant la minorité de Constantin VII, le ministre dirigeant, il joua dans les révolutions intérieures de l’empire, comme dans la direction de sa politique extérieure, un rôle décisif ; et le tomus unionis (920) où fut réglée cette question des quatrièmes noces, qui jadis avait mis le patriarche aux prises avec l’empereur, fut pour lui une revanche éclatante sur l’autorité impériale. Pareillement le patriarche Polyeucte brava Nicéphore Phocas ; et s’il dut finalement céder, il n’en arracha pas moins ensuite à Tzimiscès (970) la révocation de toutes les mesures défavorables à l’Église. Mais l’ambition des patriarches de Constantinople devait avoir de plus graves conséquences encore : elle allait amener la rupture avec Rome et le schisme des deux Églises.

Une première fois déjà, on le sait, l’ambition de Photius avait provoqué cette rupture. L’avènement de Basile Ier inaugura une autre politique religieuse ; le patriarche fut disgracié et le concile œcuménique, tenu à Constantinople en 869, rétablit l’union avec Rome. Photius cependant remonta sur son siège en 877 ; de nouveau, au concile de 879, il rompit avec la papauté ; et si finalement il tomba en 886, si l’union fut en 893 solennellement restaurée, le conflit latent n’en subsista pas moins entre les deux Églises, moins assurément pour les questions secondaires de dogme et de discipline qui les séparaient que par le refus obstiné des Grecs d’accepter la primauté romaine et par l’ambition qu’avaient les patriarches de Constantinople d’être les papes de l’Orient. Dès la fin du Xe siècle l’hostilité était extrême : il allait suffire, au milieu du XIe siècle, de l’ambition de Michel Céroularios pour consommer la rupture définitive.

 

V — LA DÉCADENCE DE L’EMPIRE AU XIe SIÈCLE (1025-1081).

Malgré les réels périls qui menaçaient l’empire, pourtant, pour maintenir le prestige et la puissance de la monarchie, il eût suffi de princes énergiques, continuant les traditions d’une politique habile et forte. Malheureusement on eut des gouvernements de femmes ou de souverains médiocres et négligents, et ce fut le point de départ d’une nouvelle crise.

Dès la mort de Basile II, la décadence commença, sous son frère Constantin VIII (1025-1028) et sous les filles de celui-ci, Zoé d’abord et les trois maris successifs, Romain III (1028-1034), Michel IV (1034-1041), Constantin Monomaque (1042-1054), avec qui elle partagea le trône (elle mourut en 1050), et ensuite Théodora (1054-1056). Elle se manifesta plus brutalement encore après la fin de la dynastie de Macédoine. Un coup d’État militaire mit Isaac Comnène sur le trône (1057-1059) ; son abdication appela au pouvoir Constantin X Doucas (1059-1067). Puis ce fut Romain IV Diogène (1067-1071), que Michel VII Doucas renversa (1071-1078) ; une nouvelle révolution donna la couronne à Nicéphore Botaniate (1078-1081). Et durant ces courts règnes l’anarchie ne fit que s’accroître et la crise redoutable, extérieure et intérieure, dont souffrait l’empire, ne fit que s’aggraver.

Normands et Turcs. — Sur toutes les frontières, maintenant Byzance reculait. Sur le Danube, les Petchenègues, des nomades de race turque, passaient le fleuve, occupaient le pays jusqu’aux Balkans. La Bulgarie de l’Ouest se soulevait (1040), sous la conduite de Pierre Deljan, un descendant du tsar Samuel, Thessalonique était menacée par les révoltés et, malgré l’échec final du mouvement, le pays frémissant sous la tyrannie byzantine demeurait tout prêt à se détacher. La Serbie de même s’insurgeait et revendiquait son indépendance. Dans l’Adriatique, Venise recueillait l’héritage de l’empire. Mais deux adversaires surtout apparaissaient redoutables, les Normands en Europe, les Turcs Seldjoucides en Asie.

Établis vers le milieu du XIe siècle dans l’Italie méridionale et soutenus par la papauté, les Normands, sous la conduite de Robert Guiscard, enlevaient successivement à l’empire grec tout ce qu’il possédait encore dans la péninsule. Vainement Georges Maniakès, le gouverneur byzantin d’Italie, après de glorieux succès sur les Arabes de Sicile (1038-1040), avait un montent arrêté les progrès des Normands (1042). Lui parti, tout s’effondra. Troja tombait en 1060, Otrante en 1068, Bari, la dernière place byzantine, succombait en 1071. Bientôt les ambitions du duc dé Pouille s’étendirent à l’autre rivage de l’Adriatique ; il créait une marine, s’apprêtait à intervenir en Illyrie. En 1081, son fils Bohémond débarquait sur la côte d’Épire et Guiscard, avec 30.000 hommes, se préparait à le suivre.

En Asie la situation était semblable. Conduits par trois hommes remarquables, Togrul beg, Alp-Arslan (1065-1072), Malek-Shah (1072-1092), les Turcs Seldjoucides donnaient l’assaut à l’empire. Ils se brisèrent d’abord à la solide ligne de forteresses créée par Basile II ; mais l’Arménie, mal rattachée à Byzance, mécontente des persécutions religieuses qu’on lui infligeait, était de fidélité incertaine. En 1064 les Turcs prenaient Ani, bientôt Césarée et Chones. Vainement l’énergique Romain Diogène tenta d’arrêter leurs progrès. Il fut défait à Mantzikiert (1071), au nord du lac de Van, et tomba aux mains des infidèles. Jamais Byzance ne devait se relever complètement de ce grand désastre. Désormais tout l’est de l’Asie Mineure, l’Arménie, la Cappadoce, toutes ces régions d’où l’empire tirait ses meilleurs soldats, ses généraux les plus illustres, étaient perdues sans retour. Désormais aussi, dans l’anarchie croissante de l’empire, les Turcs eurent beau jeu : Iconium tombait entre leurs mains, puis Nicée, où les Byzantins eux-mêmes les appelèrent ; et en 1079 ils s’emparaient de Chrysopolis, en face de Constantinople.

Est-ce à dire que les Normands et les Turcs fussent des adversaires plus redoutables que tant d’autres que Byzance avait vaincus autrefois ? Non, mais l’empire était plus faible. Tous les dangers qui s’annonçaient au Xe siècle avaient réalisé leurs menaces.

Le schisme et l’anarchie intérieure. — En 1054, l’ambition du patriarche Michel Céroularios avait déchaîné un grave conflit. II s’était attaqué à Rome, lorsque celle-ci prétendit rétablir son autorité sur les diocèses de l’Italie du sud. Le pape Léon IX avait riposté avec une égale vigueur et les légats pontificaux venus à Constantinople avaient par leur attitude arrogante choqué violemment l’orgueil byzantin. On en vint donc vite à la rupture. Les légats excommunièrent solennellement le patriarche. Céroularios imposa par l’émeute à l’empereur Constantin IX Monomaque le schisme qu’il désirait. La séparation des deux Églises était accomplie. Cette rupture avec la papauté devait avoir pour l’empire de très graves conséquences. Non seulement elle précipita la chute de la domination grecque en Italie ; elle creusa surtout entre Byzance et l’Occident un abîme que rien ne put combler. Aux yeux des Latins, les Grecs ne furent plus désormais que des schismatiques, auxquels on ne devait ni égards ni tolérance, et dont on avait les plus justes raison de se défier. Les Byzantins d’autre part s’entêtèrent dans leurs rancunes et leur haine contre Rome. La question des rapports entre la papauté et l’Église orthodoxe posera lourdement désormais sur les destinées de la monarchie. Enfin, à l’intérieur, les circonstances où s’était produit le schisme avaient montré de façon éclatante, en face du patriarche tout-puissant, la faiblesse du pouvoir impérial : Michel Céroularios ne devait point l’oublier.

Mais surtout le péril féodal devenait chaque jour plus menaçant. Pour abattre l’aristocratie trop puissante, la politique impériale crut habile de combattre l’armée sur qui s’appuyaient les féodaux et dont la force se manifestait dangereusement, à ce montent même, par des soulèvements comme celui de Georges Manialiès, le héros des guerres de Sicile et d’Italie (1043), ou celui de Léon Tornikios (1047). Un parti civil se forma, qui prit à tâche de témoigner sa défiance aux soldats. Le règne de Constantin Monomaque en marqua le premier triomphe. Sous cet empereur jouisseur et peu guerrier, l’armée fut notablement diminuée ; les troupes nationales furent plus que jamais remplacées par des mercenaires, Normands, Scandinaves, Russes, Anglo-Saxons, en qui on croyait pouvoir mettre plus de confiance. On rogna sur le budget militaire, on négligea les forteresses, on tint à l’écart ou disgracia les généraux. Le gouvernement fut aux mains de gens de lettres, Psellos, Xiphilin, Jean Mauropous, etc. La fondation de l’école de droit eut pour objet principal de fournir des fonctionnaires civils à ce gouvernement. Entre la bureaucratie toute-puissante, appuyée sur le Sénat, et l’armée le conflit fut bientôt inévitable. Il fut violent. En 1057 un pronunciamiento, qu’appuya le patriarche Céroularios, mit sur le trône un général illustre, Isaac Comnène. Mais quand Isaac découragé abdiqua (1059) l’avènement des Doucas marqua une réaction contre le parti militaire et assura de nouveau, et plus que jamais, le triomphe de la bureaucratie. Un moment, Romain Diogène rendit le pouvoir à l’armée. Il succomba sous l’attaque forcenée de ses adversaires coalisés ; et le règne de Michel VII, dont Psellos fut le premier ministre, sembla le triomphe définitif du parti civil.

Tout cela avait de graves conséquences. A l’extérieur, l’empire partout reculait ; les populations, mal défendues par un gouvernement trop faible, et d’ailleurs écrasées d’impôts, se détachaient de Byzance et, comme dans l’empire romain finissant, elles appelaient les barbares. A l’intérieur, dans l’anarchie universelle, l’aristocratie féodale relevait la tête ; l’armée, mécontente de l’hostilité qu’on lui marquait, était prête à toutes les insurrections. Les mercenaires eux-mêmes se soulevaient, et les condottieri normands au service de l’empire, les Hervé, les Robert Crépin, les Roussel de Bailleul, ne travaillaient que pour leur intérêt propre. Les révolutions succédaient aux révolutions. Nicéphore Botaniate se soulevait en Asie contre Michel VII, en même temps que Nicéphore Bryenne s’insurgeait en Europe (1078). Puis contre Nicéphore Botaniate devenu empereur (1078-1081), d’autres prétendants, Basilacès, Mélisséne, s’insurgeaient. Et l’empire envahi, épuisé, mécontent, réclamait à grands cris un sauveur. Ce fut Alexis Comnène, le meilleur des généraux de l’empire. Le coup d’État qui le plaça sur le trône (1er avril 1081), en mettant fin à trente ans d’anarchie, marqua le triomphe de l’aristocratie féodale et de l’armée sur le parti civil, la victoire aussi de la province sur la capitale. Mais il allait donner à l’empire un nouveau siècle de grandeur.