I — LA
RECONSTITUTION DE L’EMPIRE SOUS LES DEUX PREMIERS EMPEREURS
ISAURIENS (717-775).
Le nouvel empereur, Léon III (717-740), était un homme remarquable :
excellent général, il avait, non sans succès, tenté de défendre l’Asie contre
les musulmans ; habile diplomate, bon organisateur, il avait toutes les
qualités d’un homme d’État. Son fils Constantin V (740-775), que de bonne heure il associa au pouvoir pour
consolider la dynastie, fut de même, en dépit dés injures et des calomnies
dont ses ennemis l’ont accablé, en dépit des surnoms de Copronyme (au nom de fumier) et de Caballinos (valet d’écurie) dont ils se sont plu à le
salir, un souverain éminent. Il était intelligent, énergique, grand homme de
guerre et grand organisateur ; et si, plus encore que son père, il fut
autoritaire, violent, dur et passionné, il n’en demeure pas moins que les
deux premiers Isauriens furent de très grands empereurs, dont le souvenir
glorieux resta longtemps cher à l’armée et au peuple de Byzance, et auxquels
leurs adversaires même n’ont pu refuser de rendre justice. Les pères du
concile de Nicée, tout en blâmant sévèrement la politique religieuse de Léon III et de Constantin
V, ont loué
leur vaillance, les victoires qu’ils ont remportées, les sages mesures qu’ils
ont prises pour le bien de leurs sujets, les constitutions qu’ils ont
promulguées, leurs institutions civiles, tout ce qui leur a mérité la
reconnaissance de leur peuple. Et, en effet, les deux premiers Isauriens ont
été les artisans glorieux de la réorganisation de l’empire.
La politique extérieure.
— Quelques mois à peine après l’avènement de Léon III, les Arabes paraissaient devant
Constantinople et l’attaquaient par terre et par mer ; l’hiver même, qui fut
très rigoureux, n’interrompit pas les opérations. Mais les flottes musulmanes
furent défaites en plusieurs rencontres ; l’armée de terre, épuisée par la
famine, subit une grave défaite. Après un an d’inutiles efforts (août 717-août 718),
les Arabes levaient le siège. C’était pour Léon III un glorieux début de règne, pour
l’Islam un grand désastre, et un événement d’une bien autre portée que la
victoire remportée quinze ans plus tard (732) par Charles Martel dans les plaines
de Poitiers. L’élan arabe était définitivement brisé, et les Byzantins pieux
pouvaient à juste titre s’enorgueillir de voir Dieu et la Vierge protéger toujours
fidèlement la Ville
et l’empire chrétien.
Pourtant, malgré ce désastre, les Arabes demeuraient
redoutables. Après quelques années de répit, ils reprenaient l’offensive et
de nouveau, presque chaque année, l’Asie Mineure souffrit de leurs invasions.
Mais la défaite que les deux empereurs leur infligèrent à Akroïnos (739) leur fut une
rude leçon. Constantin V
en profita pour prendre l’offensive en Syrie (745), reconquérir Chypre (746), porter ses
armes sur l’Euphrate et en Arménie (751). Aussi bien les luttes intérieures qui troublaient
l’empire arabe, l’avènement des Abbassides (750), qui transporta la capitale des
Khalifes de Damas proche à Bagdad lointaine, aidèrent singulièrement au
succès des Byzantins. Pendant tout le règne de Constantin V, la guerre fut
heureuse pour les Grecs ; et, après lui, son fils Léon IV put, en 778, avec
une armée de 100.000 hommes, envahir la Syrie, et, en 779, repousser glorieusement les
musulmans en Asie Mineure. Le péril arabe, si terrible au VIIe siècle, avait
cessé d’être menaçant pour l’empire.
Constantin V s’efforça de même de conjurer le danger bulgare. En 755, il
prenait l’offensive et, pendant neuf campagnes successives, il infligeait aux
barbares, à Marcellaï (759),
à Anchialos (762),
de si sanglantes défaites, qu’en 764, épouvantés, ils n’essayaient même plus
de résister et acceptaient la paix. La guerre reprise en 772, et poursuivie
jusqu’à la fin du règne, ne fut pas moins triomphante ; et si Constantin V ne réussit pas à
anéantir l’État bulgare, du moins rétablit-il dans la péninsule balkanique le
prestige des armes, byzantines. Par ailleurs, il réprimait les soulèvements
des Slaves de Thrace et de Macédoine (753), et, à l’exemple de Justinien II, il établissait en Asie Mineure,
dans le thème d’Opsikion, une partie de leurs tribus (762).
La réforme intérieure.
— En même temps qu’ils imposaient ainsi aux ennemis de la monarchie le
respect de l’empire, les deux premiers empereurs isauriens s’appliquèrent au
dedans à le reconstituer. Ce fut une très grande œuvre de réorganisation
administrative, économique et sociale.
Pour assurer la défense des frontières, Léon III et son fils
commencèrent par généraliser le régime des thèmes, divisant les grands
gouvernements du VIIe
siècle en circonscriptions plus nombreuses, moins étendues et plus faciles à
défendre ; ils y trouvaient en outre l’avantage politique d’amoindrir la
puissance que donnait aux stratèges la possession de trop vastes territoires
et de diminuer le danger de révoltes qui en résultait. En même temps que le Code
militaire restaurait la discipline dans l’armée, une administration
financière attentive, souvent dure, rendait des ressources au trésor. Le Code
rural s’efforçait de restreindre le développement inquiétant des grands
domaines, d’arrêter la disparition de la petite propriété libre, d’assurer
aux paysans une condition meilleure. Le Code nautique encourageait le
développement de la marine marchande. Mais surtout la grande réforme
législative, que marqua la publication du code civil qu’on appelle l’Ecloga (739), améliorait l’administration de la justice et
introduisait dans la loi, avec plus de clarté, un esprit tout nouveau et plus
chrétien d’humanité et d’égalité. Après un demi-siècle de gouvernement, les
deux premiers Isauriens avaient fait l’empire riche et prospère, malgré la
peste qui le ravagea en 747, malgré l’agitation que provoqua la querelle des
Images.
II — LA QUERELLE
DES IMAGES (726-750).
Pour compléter leur œuvre réparatrice, Léon III et Constantin V tentèrent, en
effet, une grande réforme religieuse. Ils proscrivirent les images saintes,
persécutèrent les moines qui s’en firent les défenseurs, et du grave conflit
qu’ils déchaînèrent, et qu’on appelle la querelle des Images, ils ont
gardé, dans l’histoire, le nom d’iconoclastes.
On s’est mépris souvent sur le caractère de la politique
religieuse des empereurs isauriens et on en a assez imparfaitement compris
l’intention et la portée. Les raisons qui l’inspirèrent étaient à la fois
religieuses et politiques. Beaucoup d’âmes pieuses, au début du VIIIe siècle,
étaient choquées des excès de la superstition, en particulier de la place faite
au culte des images, des miracles qu’on attendait d’elles, de la façon dont
on les mêlait à tous les actes, à tous les intérêts humains, et beaucoup de
bons esprits se préoccupaient justement du tort que ces pratiques faisaient à
la religion. En Asie surtout, les tendances hostiles aux images étaient
puissantes : Léon III, asiatique d’origine, les partageait. Ni lui, ni son
fils n’ont été, comme on le croit parfois, des libres penseurs, des
rationalistes, des précurseurs de la Réforme ou de la Révolution ;
c’étaient des hommes de leur temps, pieux, croyants, théologiens même,
soucieux sincèrement de réformer la religion en la purifiant de ce qui leur
semblait une idolâtrie. Mais c’étaient des hommes d’État aussi, préoccupés de
la grandeur et de la tranquillité de l’empire. Or le grand nombre des
monastères, l’accroissement incessant de la richesse monastique créaient,
pour l’État, de sérieux dangers. L’immunité dont jouissaient les biens
d’Église diminuait les ressources du trésor ; la multitude des hommes qui
entraient au cloître enlevait des travailleurs à l’agriculture, des soldats à
l’armée, des fonctionnaires aux services publics. Mais surtout l’influence
que les moines exerçaient sur les âmes et la puissance qui en résultait
faisaient d’eux un élément d’agitation redoutable. C’est contre cet état de
choses que les Isauriens tentèrent de réagir : en proscrivant les images, ils
visaient les moines, qui trouvaient en elles et dans leur culte un de leurs
plus puissants moyens d’action. Assurément, par la lutte qu’ainsi ils
engagèrent, les empereurs isauriens ouvrirent une longue ère de troubles ;
assurément, de ce conflit des conséquences politiques très graves sortirent.
Il ne faut pas oublier cependant, si l’on veut juger équitablement les
souverains iconoclastes, que, dans leur entreprise, ils trouvèrent des appuis
nombreux dans le haut clergé, jaloux de l’influence des moines, dans l’armée,
composée en majorité d’asiatiques, et non seulement dans le monde officiel,
mais dans une partie du peuple même, et que l’œuvre qu’ils tentèrent n’était
ni sans raison ni sans grandeur.
En 726, Léon III promulgua le premier édit contre les images, par lequel,
semble-t-il, il ordonnait moins de les détruire que de les suspendre plus
haut, pour les soustraire à l’adoration de la foule. La mesure provoqua une
agitation extrême : il y eut des incidents violents à Constantinople, une
révolte, d’ailleurs vite réprimée, en Grèce (727), un soulèvement général en Italie (727) ; et si le
pape Grégoire II se borna à protester vigoureusement contre l’hérésie
iconoclaste, son successeur Grégoire III inaugura bientôt une politique plus hardie et, non content
d’anathématiser les adversaires des images (731), il rechercha un moment le concours
des Lombards contre l’empereur. En Syrie, Jean Damascène fulminait
pareillement contre Léon III. Pourtant, l’édit semble avoir été appliqué avec une
grande modération ; il n’y eut, contre les défenseurs des images, aucune
persécution systématique ; et si le patriarche Germanos fut déposé et remplacé
par un partisan de la réforme (729), si des mesures furent prises contre les écoles
ecclésiastiques, l’insurrection de Grèce, par ailleurs, fut réprimée avec
douceur.
Mais la lutte devait fatalement s’aigrir. Des questions de
principe se posaient vite dans un conflit où se heurtaient, en réalité,
l’autorité de l’empereur en matière de religion et le désir de l’Église de
s’affranchir de la tutelle de l’État. Par ailleurs, Constantin V, plus théologien
que son père, apporta dans la bataille des opinions personnelles, hostiles
non plus seulement aux images, mais au culte de la Vierge et à l’intercession
des saints ; et comme il était plus passionné aussi, il conduisit la lutte
avec une ardeur plus fanatique, avec une âpreté plus systématique et plus
rigoureuse.
Dès que, par dix années de gloire et de prospérité, il eût
consolidé son trône, un moment ébranlé par le soulèvement d’Artavasde (740-742), il
réunit, à Hiéria, un concile (753) qui condamna solennellement les images. Désormais, le
prince put frapper les opposants, non plus seulement comme rebelles à
l’empereur, mais comme révoltés contre Dieu lui-même. Pourtant il se flatta
d’abord de persuader ses adversaires. Ce n’est qu’en 765 que commença
vraiment la persécution. Les images furent détruites, les couvents fermés ou
sécularisés, transformés en casernes et en auberges ; les biens des
monastères furent confisqués, les moines arrêtés, emprisonnés, maltraités,
exilés ; certains, comme saint Étienne le jeune, furent condamnés à mort ;
d’autres furent offerts en dérision, en des cortèges grotesques, au peuple
rassemblé dans l’Hippodrome. Plusieurs hauts’ dignitaires de l’empire furent
exécutés ou exilés. Le patriarche Constantin, exilé d’abord, subit la peine
capitale (767).
Pendant cinq ans, la persécution sévit dans tout l’empire, moins terrible
peut-être que ne l’ont représentée les adversaires de l’empereur, — les
condamnations à mort paraissent, au total, avoir été rares, — mais violente
cependant extrêmement. Il semblait, dit un contemporain, que l’intention du gouvernement fût d’extirper
complètement l’ordre monastique. Les moines résistèrent âprement ;
ils souffrirent avec courage pour la justice et
pour la vérité. Pourtant beaucoup cédèrent, beaucoup s’enfuirent,
surtout en Italie : si bien que, comme le dit, avec quelque exagération du
reste, un contemporain, Byzance paraissait vide
de l’ordre monastique.
Il est certain que la lutte fut l’occasion
d’inqualifiables violences, de duretés et de cruautés sans nom et qu’elle
provoqua, dans la monarchie, une agitation profonde. Elle eut, par ailleurs,
de très graves conséquences. Léon III déjà, en tâchant de réduire par la force l’opposition de
la papauté, en détachant de l’obédience romaine, pour les soumettre au
patriarche de Constantinople, la
Calabre, la
Sicile, la
Crète et l’Illyricum occidental (732), avait aggravé le
mécontentement des pontifes et la désaffection de l’Italie. Lorsqu’en 751
l’exarchat de Ravenne succomba sous les coups des Lombards, Étienne II n’hésita guère à
se détacher de l’empire hérétique et impuissant à défendre la péninsule, pour
chercher chez les Francs une protection moins onéreuse et plus efficace, et
il accepta de Pépin vainqueur les territoires jadis byzantins, qui formèrent désormais
le domaine temporel de la papauté (754). C’était la rupture entre l’empire et Rome. Constantin V
n’épargna rien pour châtier celui en qui il ne pouvait voir qu’un sujet
traître et déloyal, usurpant illégitimement ce qui appartenait à ses maîtres.
Ses efforts furent inutiles. En 774, Charlemagne, intervenant à nouveau dans
la péninsule, confirmait solennellement la donation de Pépin. Byzance ne
conservait plus, en Italie, que Venise et quelques villes dans le sud de la
péninsule. Et si, par là, l’empire diminué se trouvait un peu plus encore rejeté
vers l’Orient, par cette rupture aussi se préparait le germe de complications
redoutables et de graves périls pour l’avenir.
III — IRÈNE ET LA
RESTAURATION DES IMAGES (780-802).
La politique religieuse des premiers Isauriens avait semé
bien des ferments de division, de mécontentement, de trouble. Dès la mort de
Constantin V,
on s’en aperçut.
Durant son court règne, Léon IV (775-780) continua la tradition des gouvernements précédents ;
mais aussitôt après, sa veuve Irène, régente pour le jeune Constantin VI, jugea plus
avantageux pour ses ambitions de s’appuyer sur les orthodoxes et de rétablir
le culte des images. Pour se consacrer toute à son grand dessein, elle
négligea la lutte contre les musulmans qui revinrent en 782 jusqu’à
Chrysopolis, en face de Constantinople, et elle conclut avec le Khalife une
paix assez humiliante (783)
; elle se rapprocha, d’autre part, de la papauté, noua avec le royaume franc
des relations cordiales ; surtout, à l’intérieur, elle s’appliqua à écarter
du gouvernement les adversaires des images, éloigna ses beaux-frères, les
fils de Constantin V
; et ayant, ainsi préparé sa voie, elle fit, avec le concours du patriarche
Tarasios, condamner solennellement, au concile œcuménique de Nicée (787), l’hérésie
iconoclaste et elle restaura le culte des images, aux applaudissements du
parti des dévots qui, dans ce triomphe, trouvaient l’assurance de
l’indépendance prochaine et complète de l’Église à l’égard de l’État.
Grisée par sa victoire, encouragée par la popularité que
lui valait son zèle pieux, Irène n’hésita pas à entrer en lutte avec son
fils, devenu majeur, et à lui disputer le trône. Une première fois, devant le
mécontentement de l’armée, restée fidèle au souvenir de Constantin V, et exaspérée
d’ailleurs parles échecs qu’infligeaient aux troupes impériales les Arabes,
les Bulgares, les Lombards, elle dut se résoudre à la retraite (790). Mais, avec
une tenace habileté, elle prépara son retour au pouvoir : en 797, elle
renversait son fils et n’hésitait pas à lui faire crever les yeux. Elle régna
alors (797-802)
en véritable empereur, la première femme qui eût encore gouverné en son
propre nom la monarchie. Mais si, grâce à elle, l’Église, fortifiée,
renouvelée par la lutte, reprit, dans la société byzantine, toute sa place,
si le parti monastique et dévot, conduit par des hommes tels que Théodore de
Stoudion, redevint plus puissant et plus entreprenant que jamais, le souci
trop exclusif qu’avait eu Irène de la politique religieuse ;entraîna pour
l’empire de fâcheuses conséquences. Malgré les succès passagers remportés par
Constantin VI
sur les Arabes et sur les Bulgares (791-795), le khalifat de Bagdad, sous le gouvernement
d’Haroun-al-Baschid, reprenait glorieusement l’offensive en Orient et
obligeait les Byzantins à lui payer tribut (798). En Occident, en face de Charlemagne,
le gouvernement grec montrait la même faiblesse, et l’événement de l’an 800,
qui restaurait au bénéfice du roi franc l’empire romain d’Occident, fut, pour
la cour byzantine, une humiliation sensible.
Diminuée au dehors, la monarchie était affaiblie au dedans
parla complaisance excessive que le gouvernement montrait à l’Église, par les
divisions profondes qu’avait laissées la querelle des images, par le fâcheux
exemple enfin qu’avait donné Irène en rouvrant l’ère des révolutions
dynastiques. Sans doute l’époque iconoclaste avait été marquée par un grand
élan intellectuel et artistique ; les empereurs isauriens n’étaient point des
puritains ; tout en proscrivant les images, ils avaient aimé le faste,
l’éclat mondain de la vie de cour, et pour parer leurs constructions, ils
avaient encouragé un art profane, inspiré de la tradition antique aussi bien
que des modèles arabes ; et par là encore, aussi bien que par la place que
tiennent, au VIIIe
siècle, les Asiatiques, l’empire avait achevé de s’orientaliser. Mais quelque
grand rôle que conservât la monarchie, comme champion de la chrétienté contre
l’Islam, comme gardienne de la civilisation contre la barbarie, elle était, à
la fin du VIIIe
siècle, partout menacée de périls redoutables, et elle était très faible. La
chute d’Irène, renversée par le coup d’État de Nicéphore (802) allait ouvrir
la porte aux désastres et à l’anarchie.
IV — LA
DEUXIÈME PÉRIODE DE LA QUERELLE DES IMAGES
(802-842).
Nicéphore (802-811) était un prince intelligent, un financier habile,
soucieux de réparer la détresse du trésor, dût-il même, pour cela, frapper
les biens d’Église. C’était un esprit modéré, qui répudiait les violences
des= iconoclastes ; mais il entendait, par ailleurs, maintenir leurs
réformes, et surtout il jugeait inadmissibles les aspirations de l’Église
byzantine qui, grisée par sa victoire, visait ouvertement à secouer
l’autorité de l’État et à conquérir sa liberté. C’est le trait
caractéristique que présente la seconde phase de la querelle des images ; il
y eut alors, à Byzance, quelque chose d’assez semblable à ce que fut, en
Occident, la querelle des Investitures.
Les moines du monastère de Saint-Jean de Stoudion, sous la
conduite de leur abbé Théodore, étaient les plus ardents, les plus
intransigeants à soutenir les revendications de l’Église. Avec une égale
âpreté, ils combattaient le sage opportunisme du patriarche Nicéphore (806-815), qui
s’efforçait d’effacer les souvenirs de la lutte iconoclaste, la politique
financière de l’empereur et son autorité en matière de religion. Le gouvernement
dut sévir contre eux (809),
les disperser, les exiler, contre l’autorité impériale, les moines
n’hésitèrent pas à faire appel au pape, prêts à reconnaître la primauté de
l’Église romaine, pourvu qu’ils pussent, à ce prix, assurer l’indépendance de
l’Église orientale à l’égard de l’État. Une telle attitude devait provoquer
une réaction iconoclaste. Elle fut l’œuvre de Léon V l’Arménien (813-820) et des deux empereurs de la
dynastie phrygienne, Michel II (820-829)
et Théophile (829-842).
De nouveau, durant trente ans, l’empire fut terriblement troublé.
En 815, un concile, réuni à Sainte-Sophie, proscrivit à
nouveau les images et remit en vigueur les décrets iconoclastes de 753. On
recommença, en conséquence, à détruire les icônes ; surtout on réprima
impitoyablement, par les condamnations, les mauvais traitements, l’exil, les
manifestations et l’opposition des moines. Théodore de Stoudion mourut exilé (826), et la
persécution se fit plus dure encore sous le gouvernement de l’empereur
Théophile, iconoclaste ardent et théologien obstiné. Un édit rigoureux fut
promulgué contre les partisans des images (832) et le patriarche Jean, surnommé
Lécanomante (le
magicien), se chargea de l’exécuter. Les couvents furent fermés, les
moines persécutés, emprisonnés ; de nouveau la terreur régna. Mais, après
cent vingt ans de bataille, la lassitude venait de cette lutte épuisante et
vaine Dès le lendemain de la mort de Théophile, la régente Théodora sa veuve,
sur les conseils de son frère Bardas, se décidait à rétablir la paix en
restaurant le culte des images. Ce fut l’œuvre du concile de 843, que dirigea
le nouveau patriarche Méthode et dont les décisions furent proclamées dans
une cérémonie solennelle, dont l’Église grecque, aujourd’hui encore, célèbre,
le 19 février, le souvenir dans la fête annuelle de l’orthodoxie (Κυριαxή
τής
όρθοδοξίας).
Mais si les images étaient restaurées, si, par là,
l’Église était victorieuse, par ailleurs l’œuvre des empereurs iconoclastes
demeurait intacte sur le point essentiel. Ils avaient voulu maintenir
l’Église dans la dépendance de l’État, accroître sur elle l’autorité
impériale ; contre cette prétention, les Stoudites avaient lutté âprement,
ils avaient obstinément refusé à l’empereur le droit de décider des dogmes et
de la foi et, sans fléchir, ils avaient revendiqué l’indépendance de l’Église
à l’égard du pouvoir laïque. Sur ce point, les Stoudites étaient vaincus. La
querelle des images a eu pour résultat incontestable de faire l’Église plus
soumise que jamais à l’autorité de l’empereur.
V — LA
POLITIQUE EXTÉRIEURE DE L’EMPIRE ET LA RECONSTITUTION DE
LA MONARCHIE
(802-867).
Pendant qu’ainsi la monarchie s’absorbait dans la lutte
religieuse, de graves événements troublaient sa tranquillité à l’intérieur et
ébranlaient au dehors sa sécurité.
Le crime d’Irène contre son fils, en écartant du trône la
dynastie isaurienne, avait rouvert l’ère des révolutions. Au coup d’État qui plaça
Nicéphore sur le trône (802),
succédèrent le pronunciamiento qui éleva Léon V (813), et la conspiration qui, en assassinant Léon V, mit à sa place
Michel II (820) ; et, à côté
des complots qui réussirent, la liste est longue des tentatives qui
échouèrent, et dont la plus redoutable fut le soulèvement de Thomas (822-824), qui,
s’appuyant sur les classes inférieures, donna à sa révolte un caractère
presque socialiste. Pendant vingt ans, l’empire fut en proie à l’anarchie.
Ses affaires n’allaient guère mieux à l’extérieur. Le
traité de 812, qui reconnaissait à Charlemagne le titre d’empereur, consacra
la perte de l’Italie, où Byzance ne garda que Venise et quelques territoires
dans le sud de la péninsule. La guerre, reprise avec les Arabes (804), aboutit à
deux graves désastres, l’occupation de la Crète par des corsaires musulmans d’Espagne (826) qui, de là,
ravagèrent désormais presque impunément la Méditerranée orientale,
la conquête de la Sicile
(827) par les
Arabes d’Afrique, qui, en 831, s’emparèrent de Palerme. Mais surtout le péril
bulgare était redoutable, depuis que le terrible Khan Kroum avait étendu son
empire de l’Hémus aux Carpates. Nicéphore essaya de le combattre en
envahissant la Bulgarie
: il périt au retour dans un sanglant désastre (811), et les Bulgares, vainqueurs de
nouveau à Andrinople, parvinrent jusque sous les murs de Constantinople (813). La victoire
de Léon V à
Mesembria (813)
sauva l’empire. Mais, si l’on songe qu’à tous ces périls divers s’ajoutaient
encore les insurrections des peuples mal soumis, tels que les Slaves du Péloponnèse
(807), on
conçoit qu’après ces vingt ans d’anarchie" l’œuvre des grands empereurs
isauriens semblât complètement ruinée.
L’empire, pourtant, se releva de cette crise. Le règne de
Théophile (829-842)
répara en partie, grâce à l’affaiblissement progressif du khalifat de Bagdad,
les désastres subis en Orient, et si, à la vérité, après la défaite de
Dasimon (l’actuel
Tokat) et la prise d’Amorion (838), il fallut demander la paix aux Arabes, par ailleurs,
par l’énergie du gouvernement intérieur, par la bonne administration des
finances, par l’habileté de la diplomatie, Byzance retrouva son prestige et
sa prospérité. Par la splendeur des constructions, par le luxe du
Palais-Sacré, par l’éclat de la civilisation, Constantinople, vers le milieu
du ixe siècle, rivalisait avec la capitale des khalifes. Et quand se fut
apaisée enfin l’interminable querelle des images, elle apparut plus brillante
encore et plus forte. Au sortir de cette longue période de troubles, la
littérature et l’art, en effet, semblaient retrouver une vigueur nouvelle, et
l’Université de Constantinople, reconstituée au palais de la Magnaure par le César
Bardas (vers 850),
redevenait, sous la direction de Léon de Thessalonique, le centre d’une
culture intellectuelle admirable.
L’Église, en même temps, sortie rajeunie de la lutte,
mettait au service de l’État son activité renouvelée. Elle restaurait l’unité
religieuse, en combattant l’hérésie, celle surtout des Pauliciens que le
gouvernement de Théodora persécuta durement en Asie Mineure, et en achevant
la conversion des Slaves du Péloponnèse (849) ; surtout, par l’œuvre des missions,
elle étendait magnifiquement dans tout l’Orient l’influence de Byzance. A
l’appel du prince de la
Grande Moravie, Cyrille et Méthode, les apôtres des Slaves, allaient
porter le christianisme aux tribus barbares qui peuplaient la Hongrie et la Bohême (863). Ils faisaient
davantage. A l’intention des nouveaux convertis, ils traduisaient en slave
les Livres Saints ; ils inventaient, pour transcrire leur œuvre, l’écriture
glagolitique, donnant ainsi tout ensemble aux Slaves leur alphabet et leur
langue littéraire ; ils prêchaient en slave, ils célébraient les offices dans
la langue et avec une liturgie slaves, ils s’efforçaient de former un clergé
slave ; et, par cette intelligence avisée et souple, ils ont conquis le monde
slave à l’orthodoxie. Pendant vingt ans (863-885), les deux frères de Thessalonique
poursuivirent en Moravie leur œuvre d’évangélisation. Et si, finalement, elle
succomba devant l’hostilité allemande et l’invasion magyare, ailleurs les
mêmes méthodes valaient à Byzance de plus durables succès. Aux rivages du
Don, le christianisme pénétrait dans l’État juif des Khazars. Surtout, en
864, Boris, tsar de Bulgarie, se convertissait à la foi orthodoxe, et
quoique, dans les années suivantes, le néophyte ait un instant hésité entre
Byzance et Rome, quoiqu’il soit entré en relations avec le pape Nicolas Ier pour lui
demander d’établir le rite latin dans son royaume (866), l’influence grecque n’en a pas
moins désormais profondément pénétré en Bulgarie.
C’étaient là de grands succès. Sans doute, les folies de
Michel III (842-867), lorsque
surtout le jeune prince échappa à la tutelle de sa mère Théodora (856) et de son
oncle Bardas, compromirent passagèrement les résultats acquis. Les pirateries
des Arabes de Crète désolèrent les mers orientales ; en Asie Mineure, pendant
vingt ans (844-863),
les succès alternèrent avec les revers ; en Occident, les musulmans
achevaient, de 843 à 859, la conquête de la Sicile. Enfin les
Russes, pour la première fois, paraissaient devant Constantinople (860) et il ne
fallut pas moins, dans la croyance populaire, qu’un miracle de la Vierge pour sauver la
capitale.
Un autre événement plus grave, plus significatif aussi,
marquait le règne de Michel III. A la place d’Ignace, destitué par le César Bardas,
Photius était monté sur le siège patriarcal de Constantinople (858). Le pape
Nicolas Ier,
sur l’appel du prélat déposé, évoqua l’affaire et chargea ses légats d’ouvrir
une enquête. L’ambition de Photius sut merveilleusement exploiter le mécontentement
que, depuis des siècles, l’Orient ressentait des prétentions du pape, et
l’hostilité qu’il éprouvait contre l’Occident ; habilement, en face des
revendications de la primauté romaine, il sut faire de sa cause personnelle
unie véritable cause nationale. A l’excommunication que lança contre lui
Nicolas Ier (863), il répondit
en rompant avec Rome. Le concile de Constantinople (867) anathématisa le pape, dénonça
son ingérence illégale dans les affaires de l’Église orientale et consomma le
schisme. C’était une preuve éclatante de l’existence d’uni sentiment national
byzantin, qui se manifestait vers le même temps, de façon non moins claire,
par l’émotion que causait la politique envahissante de Rome en Bulgarie (866).
Ainsi, vers le milieu du ixe siècle, il existait vraiment
une nationalité byzantine, lentement formée à travers les événements :
l’empire, au sortir de la querelle des Images, avait retrouvé l’unité
religieuse, la puissance politique, la grandeur intellectuelle ; surtout il
était devenu un empire nettement oriental. Le moment était proche où cet
empire allait atteindre l’apogée de sa grandeur. Quand Basile le Macédonien[1], favori de Michel
III et associé
par lui au trône, après, s’être débarrassé de son rival Bardas (866), assassina
ensuite son bienfaiteur (867)
et fit monter sur le trône une dynastie nouvelle, il donna, par son coup
d’État, à l’empire byzantin, cent cinquante ans de splendeur, de prospérité
et de gloire.
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