I — L’AVÈNEMENT DE LA DYNASTIE JUSTINIENNE.
En 518, à la mort d’Anastase, une intrigue assez obscure
porta au trône Justin, commandant en chef des troupes de la garde. C’était un
paysan de Macédoine, venu quelque cinquante ans auparavant chercher fortune à
Constantinople, un brave soldat, mais fort illettré et sans aucune expérience
des affaires. Aussi ce parvenu qui, à l’âge de près de 70 ans, devenait
fondateur de dynastie, eût-il été assez embarrassé du pouvoir où on
l’élevait, s’il n’avait trouvé auprès de lui, pour le conseiller, son neveu
Justinien.
Originaire, comme Justin, de Macédoine, — la tradition
romanesque qui fait de lui un Slave date d’une époque bien postérieure et n’a
nulle valeur historique, — Justinien était venu de bonne heure à
Constantinople, appelé par son oncle, et il y avait reçu une éducation toute
romaine et chrétienne. Il avait l’expérience des affaires, l’esprit mûr, le caractère
formé, tout ce qu’il fallait pour être le coadjuteur du nouveau maître. Et
c’est lui, en effet, qui, de 518 à 527, gouverna au nom de Justin, en
attendant qu’il régnât lui-même de 527 à 565. Ainsi, pendant près d’un
demi-siècle, Justinien guida les destinées de l’empire romain d’Orient, et il
a marqué l’époque, que domine sa puissante figure, d’une empreinte si
profonde que sa seule volonté a suffi à interrompre l’évolution naturelle qui
portait l’empire vers l’Orient.
Sous son influence, dès le début du règne de Justin, une
orientation politique nouvelle apparut. Le premier soin du gouvernement de
Constantinople fut de se réconcilier avec Rome, de mettre fin au schisme, et,
pour sceller l’alliance et donner au pape des gages de son zèle orthodoxe, pendant
trois années (518-521)
Justinien persécuta furieusement les monophysites dans tout l’Orient. Par ce
rapprochement avec Rome, la nouvelle dynastie se trouvait fortifiée.
Justinien sut en outre, fort habilement, prendre les mesures nécessaires pour
assurer la solidité du régime. Il le débarrassa de Vitalien, son plus
redoutable adversaire ; surtout, par un étalage de largesses et de faste, il
le rendit populaire. Mais, dès ce moment, Justinien rêvait davantage : il
comprenait l’importance que pouvait avoir pour ses ambitions futures l’accord
rétabli avec la papauté ; c’est pour cela qu’en 525, quand le pape Jean vint
à Constantinople, — le premier des pontifes romains qui visitât la nouvelle
Rome, — il lui ménagea dans la capitale une réception triomphante ; il
sentait combien une telle attitude plairait en Occident, quelle comparaison
nécessaire elle amènerait entre les pieux empereurs qui régnaient à
Constantinople et les maîtres ariens et barbares qui dominaient l’Afrique et
l’Italie. Et ainsi il préparait les grands desseins qu’il devait réaliser,
lorsque, en 527, la mort de Justin lui donna la plénitude du pouvoir.
II — LE CARACTÈRE, LA
POLITIQUE ET L’ENTOURAGE DE JUSTINIEN.
Justinien ne ressemble en rien aux princes du Ve siècle, ses
prédécesseurs. Ce parvenu, monté au trône des Césars, a voulu être un
empereur romain, et il a été, en effet, le dernier des grands empereurs de
Rome. Pourtant, malgré d’incontestables qualités d’application et de goût du
travail, — un de ses courtisans l’appelait l’empereur
qui ne dort jamais, — malgré un réel souci de l’ordre et une
sollicitude sincère de la bonne administration, Justinien, par son despotisme
ombrageux et jaloux, par sa vanité puérile, par son activité brouillonne, par
sa volonté souvent indécise et faible, apparaîtrait au total assez médiocre
et mal équilibré, si l’esprit en lui n’avait été grand. Ce paysan de
Macédoine a été le représentant éminent de deux grandes idées : l’idée
impériale, l’idée chrétienne ; et, parce qu’il a eu ces deux idées, son nom
demeure immortel dans l’histoire.
L'Empereur
Justinien entouré de l'archevêque de Ravenne, Maximien, d'Argentarius,
financier, de dignitaires et de gardes du corps.
Tout plein des souvenirs de la grandeur romaine, Justinien
rêva de reconstituer l’empire romain tel qu’il était autrefois, de restaurer
les droits imprescriptibles que Byzance, héritière de Rome, gardait sur les
royaumes barbares d’Occident, de rétablir l’unité du monde romain. Héritier
des Césars, comme eux il voulut être la loi vivante, l’incarnation la plus
pleine du pouvoir absolu, et aussi le législateur impeccable, le réformateur
soucieux du bon ordre de la monarchie. Enfin, dans l’orgueil qu’il avait de
son rang impérial, il voulut le parer de toutes les pompes, de toutes les
magnificences ; par la splendeur de ses constructions, par le faste de sa
cour, par la façon un peu puérile dont il appela, de son nom, justiniennes les forteresses qu’il édifia,
les villes qu’il reconstruisit, les magistratures qu’il institua, il voulut
éterniser la gloire de son règne, et faire sentir à ses sujets, comme il le
disait, le bonheur incomparable qu’ils avaient d’être nés en son temps. Il
rêva davantage. Élu de Dieu, son représentant et son vicaire sur la terre, il
se donna pour tâche d’être le champion de l’orthodoxie, soit dans les guerres
qu’il entreprit, et dont le caractère religieux est incontestable, soit dans
le grand effort qu’il fit pour propager à travers l’univers la foi orthodoxe,
soit dans la façon dont il gouverna l’Église et combattit l’hérésie. Toute sa
vie, il poursuivit la réalisation de ce double rêve ambitieux et magnifique
et, pour l’y aider, il eut la bonne fortune de trouver des ministres habiles,
tels que le jurisconsulte Tribonien ou le préfet du prétoire Jean de
Cappadoce, de bons généraux comme Bélisaire et Narsès, et surtout un
conseiller admirable dans la révérendissime
épouse que Dieu lui avait donnée, dans celle qu’il se plaisait à
l’appeler son charme le plus doux,
dans l’impératrice Théodora.
L'Impératrice Théodora entourée de deux dignitaires civils et d'un groupe de
dames de cour.
Théodora aussi était une parvenue. Fille d’un gardien des
ours de l’Hippodrome, elle avait, s’il faut en croire les commérages de
Procope dans l’Histoire secrète, scandalisé ses contemporains par sa
vie d’actrice à la mode et par l’éclat de ses aventures, et davantage encore
,quand elle conquit le cœur de Justinien, réussit à se faire épouser par lui,
et avec lui monta sur .le trône. Il est certain qu’aussi longtemps qu’elle
vécut, — elle mourut en 548, — elle exerça sur l’empereur une influence
toute-puissante et gouverna l’empire autant et peut-être plus que lui. C’est
que, malgré ses défauts, — elle aimait l’argent, le pouvoir et, pour
conserver le trône, elle fut souvent perfide, cruelle, implacable dans ses
haines, — cette grande ambitieuse avait d’éminentes qualités, de l’énergie,
de la fermeté, une volonté résolue et forte, un esprit politique avisé et
clair, et peut-être voyait-elle plus juste que son impérial époux. Tandis que
Justinien rêvait de reconquérir l’Occident, de fonder sur l’alliance avec la
papauté l’empire romain reconstitué, elle, en orientale qu’elle était,
tournait les yeux vers l’Orient, avec un sentiment plus exact des réalités et
des nécessités. Elle eût voulu y apaiser les querelles religieuses
préjudiciables à la tranquillité et à la puissance de l’empire, ramener par
d’opportunes concessions et une large tolérance les nationalités dissidentes,
telles que la Syrie
et l’Égypte, et, fût-ce au prix d’une rupture avec Rome, refaire la forte
unité de la monarchie orientale. Et on peut se demander si l’empire qu’elle
rêvait, plus ramassé, plus homogène, plus fort, n’eût pas mieux résisté aux
assauts des Perses et des Arabes. En tout cas, elle fit sentir sa main
partout, dans l’administration, dans la diplomatie, dans la politique
religieuse ; et aujourd’hui encore, à Saint-Vital de Ravenne, dans les
mosaïques qui décorent l’abside, son image, dans tout l’éclat de la majesté
souveraine, fait face, comme une égale, à celle de Justinien.
III — LA
POLITIQUE EXTÉRIEURE DE JUSTINIEN.
Au moment où Justinien prenait possession du pouvoir,
l’empire n’était pas remis encore de la grave crise qu’il traversait depuis
la fin du Ve
siècle. Durant les derniers mois du règne de Justin, les Perses, mécontents
des empiétements de la politique impériale au Caucase, en Arménie, aux
frontières de Syrie, avaient recommencé la guerre, et ainsi la meilleure
partie de l’armée byzantine se trouvait immobilisée en Orient. A l’intérieur,
les luttes des Verts et des Bleus entretenaient une agitation politique
redoutable, qu’aggravaient la déplorable corruption, de l’administration
publique et le mécontentement qui en résultait. Justinien eut pour souci
essentiel d’écarter ces difficultés, qui retardaient l’exécution de ses rêves
ambitieux sur l’Occident. Ne voyant point, ou ne voulant point voir, la
grandeur du péril oriental, il signa avec, le Grand Roi, au prix de larges
concessions, la paix de 532, qui lui rendait l’entière disposition de ses
forces militaires. Il réprima vigoureusement, d’autre part, les troubles du
dedans, lorsque, en janvier 532, la formidable émeute, qui a gardé — du cri
de ralliement des insurgés — le nom de sédition Nika, remplit Constantinople,
pendant une semaine, d’incendies et de sang. En ces jours de révolution, où
faillit sombrer le trône, ce fut surtout au courage de Théodora, à l’énergie
de Bélisaire, que Justinien dut son salut. Mais, en tout cas, la brutalité de
la répression, qui joncha de 30.000 cadavres le sol de l’Hippodrome, eut pour
effet de rétablir pour longtemps l’ordre dans la capitale et de faire le
pouvoir impérial plus absolu que jamais. En 532, Justinien avait les mains
libres.
La restauration
impériale en Occident. — La situation de l’Occident favorisait
ses projets. En Afrique, comme en Italie, les populations, gouvernées par des
maîtres barbares et hérétiques, appelaient de tous leurs vœux la restauration
de l’autorité impériale ; et tel était encore le prestige de l’empire que les
rois vandales et ostrogoths eux-mêmes reconnaissaient la légitimité des
revendications byzantines. Aussi bien, la rapide décadence de ces royaumes
barbares les laissait impuissants contre les attaques de Justinien et leurs
dissensions les empêchaient de faire cause commune contre l’ennemi commun.
Quand donc, en 531, l’usurpation de Gélimer fournit à la diplomatie byzantine
l’occasion d’intervenir en Afrique, Justinien, confiant dans le redoutable
instrument de guerre que constituait son admirable armée, n’hésita pas,
désireux tout à la fois d’affranchir les catholiques africains de la captivité arienne et de faire rentrer le
royaume vandale au sein de l’unité impériale. En 533, avec une armée de
10.000 fantassins et de 5 à 6.000 cavaliers, Bélisaire s’embarquait à
Constantinople : la campagne fut aussi rapide que triomphante. Battu à
Decimum et à Tricamarum, Gélimer, cerné dans sa retraite du mont Pappua, fut
obligé de se rendre (534).
En quelques mois, quelques régiments de cavalerie — car c’est eux qui jouèrent
le rôle décisif — avaient, contre toute attente, détruit le royaume de
Genséric. Bélisaire victorieux reçut à Constantinople les honneurs du
triomphe ; et si, à la vérité, il fallut quinze ans encore (534-548) pour
dompter les révoltes des Berbères et les soulèvements des troupes mercenaires
et indisciplinées de l’empire, Justinien cependant put se glorifier d’avoir
reconquis la plus grande partie de l’Afrique et prendre orgueilleusement les
surnoms de Vandalique et d’Africain.
Les Ostrogoths d’Italie avaient assisté sans bouger à
l’écrasement du royaume vandale. Bientôt leur tour arriva. L’assassinat
d’Amalasonthe, la fille du grand Théodoric, par son mari Théodat (534), fournit à
Justinien l’occasion d’intervenir ; mais cette fois la guerre fut plus dure
et plus longue. Bélisaire put bien conquérir la Sicile (535), prendre
Naples, puis Rome, où il soutint contre l’armée du nouveau roi des
Ostrogoths, Vitigès, un siège mémorable d’une année entière (mars 537-mars 538)
; il put bien ensuite s’emparer de Ravenne (540) et amener Vitigès captif aux pieds de
l’empereur ; les Goths se ressaisirent, sous la conduite de l’habile et
énergique Totila. Bélisaire, renvoyé en Italie avec des forces insuffisantes,
y échoua lamentablement (544-548)
; il fallut l’énergie de Narsès pour abattre à Taginae (552) la résistance
ostrogothique, écraser en Campanie les derniers rassemblements barbares (553), débarrasser
la péninsule des hordes franques de Leutharis et de Butilin (554). Il avait
fallu vingt ans pour reconquérir l’Italie. Cette fois encore l’optimisme de
Justinien avait cru trop vite la conquête terminée et peut-être aussi ne
fit-il pas assez tôt le grand effort nécessaire pour briser d’un seul coup la
force des Ostrogoths. C’est avec des armées tout à fait insuffisantes, —
vingt-cinq ou trente mille soldats à peine, — qu’on entreprit de replacer
l’Italie sous l’autorité impériale ; et la guerre en conséquence se traîna
lamentablement,
En Espagne également, Justinien profita des circonstances
pour intervenir dans les luttes dynastiques du royaume wisigoth (554) et reconquérir
le sud-est du pays.
Grâce à ces campagnes heureuses, Justinien pouvait se
flatter d’avoir réalisé son rêve. Grâce à sa tenace ambition, la Dalmatie, l’Italie,
l’Afrique orientale tout entière, le sud de l’Espagne, les îles du bassin
occidental de la
Méditerranée, Sicile, Corse, Sardaigne, Baléares, étaient
rentrées dans l’unité romaine ; l’étendue de la monarchie se trouvait presque
doublée. Par l’occupation de Septem (Ceuta), l’autorité de l’empereur s’étendait jusqu’aux
colonnes d’Hercule, et si l’on excepte la partie de côtes que gardaient les
Wisigoths en Espagne et en Septimanie et les Francs en Provence, de nouveau la Méditerranée était
un lac romain. Sans doute, ni l’Afrique, ni l’Italie ne rentraient dans toute
leur étendue ancienne dans l’unité impériale ; et elles y rentraient
épuisées, ravagées par tant d’années de guerre. Cependant, ces conquêtes
donnaient à l’empire un regain incontestable de prestige et de gloire, et
Justinien n’épargna rien pour l’assurer. L’Afrique et l’Italie reconquises
formèrent, comme autrefois, deux préfectures du prétoire, et l’empereur
s’efforça de rendre aux populations l’exacte image de l’empire tel qu’elles
l’avaient autrefois connu. Des mesures réparatrices effacèrent partiellement
les misères de la guerre. Des précautions défensives, — création de grands
commandements militaires, organisation de marches (limites),
qu’occupèrent des troupes spéciales, les soldats de la frontière (limitanei), construction d’un puissant réseau de
forteresses, — garantirent la sécurité du pays. Justinien put se flatter
d’avoir restauré en Occident cette paix parfaite, cet « ordre parfait n, qui
lui semblait la marque d’un État vraiment civilisé.
Les guerres d’Orient.
— Malheureusement, ces grandes entreprises avaient épuisé l’empire et lui
avaient fait négliger l’Orient. L’Orient se vengea — de la façon la plus
redoutable.
La première guerre de Perse (527-532) n’avait été que l’annonce du
péril qui menaçait. Aucun des deux adversaires ne tenant à s’engager à fond,
la lutte était demeurée indécise ; la victoire de Bélisaire à Dara (530) avait été
compensée par sa défaite à Callinicum (531), et on s’était des deux parts
empressé de conclure une paix boiteuse (532). Mais le nouveau roi de Perse,
Chosroês Anoushirvan (531-579),
actif et ambitieux, n’était pas homme à se contenter de ces résultats. Voyant
Byzance occupée en Occident, inquiet surtout des projets de domination
universelle que Justinien ne dissimulait pas, en 540, il se jeta sur la Syrie et saccagea Antioche
; en 541, il envahissait le pays des Lazes et emportait Pétra ; en 542, il
ravageait la Commagène
; en 543, il battait les Grecs en Arménie ; en 544, il dévastait la Mésopotamie. Bélisaire
lui-même était impuissant à le vaincre. Il fallut conclure une trêve (543), qui fut
plusieurs fois renouvelée, et signer, en 562, une paix de cinquante ans, par
laquelle Justinien s’engageait à payer tribut au Grand Roi, s’interdisait
toute propagande religieuse en territoire perse ; et s’il gardait à ce prix
le pays des Lazes, l’ancienne Colchide, la menace perse, après cette longue
et désastreuse guerre, n’en restait pas moins redoutable pour l’avenir.
Pendant ce temps, en Europe, la frontière du Danube cédait
sous les attaques des Huns, qui, en 540, mettaient à feu et à sang la Thrace, l’Illyricum, la Grèce jusqu’à l’isthme de
Corinthe, et pénétraient jusqu’aux abords de Constantinople ; des Slaves qui,
en 547, en 551, dévastaient l’Illyricum, et en 552 menaçaient Thessalonique ;
des Huns encore qui, en 559, paraissaient devant la capitale, que sauva à
grand peine le courage du vieux Bélisaire. Et en outre, d’autres barbares,
les Avars, entraient en scène, insolents et menaçants. Assurément, aucune de
ces incursions n’aboutit à l’établissement durable d’un peuple étranger dans
l’empire. Mais la péninsule des Balkans n’en avait pas moins été
épouvantablement ravagée. L’empire payait cher en Orient les triomphes de
Justinien en Occident.
Les mesures de défense
et la diplomatie. — Justinien, cependant, en Orient comme en
Occident, s’efforça d’assurer la défense et la sécurité du territoire. Par
l’organisation de grands commandements confiés à des magistri militum, par la création sur toutes
les frontières de confins militaires (limites) occupés par
des troupes spéciales (limitanei), il reconstitua en face des
barbares ce qu’on nommait jadis la couverture
de la monarchie (prætentura imperii).
Mais surtout il éleva sur toutes les frontières une ligne continue de
forteresses, qui occupèrent tours les points stratégiques et formèrent
plusieurs barrières successives contre l’invasion ; derrière elles, pour plus
de sûreté, tout le territoire se couvrit de châteaux-forts. Aujourd’hui
encore, on retrouve en maints endroits les ruines imposantes de ces
citadelles, qui s’élevèrent par centaines dans toutes les provinces de
l’empire, et elles attestent magnifiquement la grandeur de l’effort par
lequel, selon le mot de Procope, Justinien a véritablement sauvé la monarchie.
La diplomatie byzantine enfin, complétant l’action
militaire, s’efforçait d’assurer, dans le monde entier, le prestige et
l’influence de l’empire. Par une habile distribution de faveurs et d’argent,
par une ingénieuse habileté à diviser les uns contre les autres les ennemis
de l’empire, elle amenait sous la suzeraineté byzantine et rendait
inoffensifs les peuples barbares qui flottaient sur les frontières de la
monarchie. Par la propagande religieuse aussi, elle les faisait entrer dans
la sphère d’influence de Byzance. Les missions qui ont porté le christianisme
des rivages de la mer Noire aux plateaux d’Abyssinie et aux oasis du Sahara,
ont été un des traits les plus caractéristiques de la politique grecque au
moyen âge. Ainsi l’empire se constituait une clientèle de vassaux : Arabes de
Syrie et de l’Yémen, Berbères de l’Afrique du Nord, Lazes et Tzanes aux
confins d’Arménie, Hérules, Gépides, Lombards, Huns sur le Danube, et
jusqu’aux souverains francs de la
Gaule lointaine, où, dans les églises, on priait pour
l’empereur romain. Constantinople, où Justinien accueillait magnifiquement
les souverains barbares, apparaissait comme la capitale de l’univers. Et s’il
est vrai que, durant les dernières années du règne, l’empereur vieilli laissa
se désorganiser les institutions militaires et se complut trop aux pratiques
d’une diplomatie ruineuse qui, en dispensant l’argent. aux barbares, excitait
dangereusement leurs convoitises, par ailleurs il est certain qu’aussi
longtemps que l’empire fut assez fort pour se défendre, sa diplomatie, soutenue
par les armes, sembla aux contemporains une merveille de prudence, de finesse
et de bon conseil (εύβουλία)
; malgré les lourds sacrifices que coûtèrent à la monarchie les ambitions
formidables de Justinien, ses détracteurs même ont reconnu que le rôle naturel d’un empereur à l’âme haute est de vouloir
agrandir l’empire et le rendre plus glorieux (Procope).
IV — LE GOUVERNEMENT INTÉRIEUR DE JUSTINIEN.
Le gouvernement intérieur de l’empire ne donna pas moins
de soucis à Justinien que la défense du territoire. Une réforme
administrative urgente s’imposait à son attention. Une crise religieuse
redoutable réclamait sa sollicitude.
La réforme législative
et administrative. — La monarchie étant étrangement troublée.
L’administration était vénale et corrompue ; le désordre et la misère
régnaient dans les provinces ; la justice, grâce à l’obscurité de la loi,
était arbitraire et partiale, et l’une des plus graves conséquences de cette
situation était que les impôts rentraient fort mal. Justinien avait trop le
goût de l’ordre, le désir de la centralisation administrative, et aussi le
souci du bien public, pour tolérer un tel état de choses. Il avait par
ailleurs, pour ses grandes entreprises, -d’incessants besoins d’argent.
Il entreprit donc une double réforme. Pour donner à
l’empire des lois certaines et indiscutables,
il confia à son ministre Tribonien une grande œuvre législative. Une
commission, réunie en 528 pour la réforme du Code, rassembla et classa en un
recueil unique les principales constitutions impériales promulguées depuis
l’époque d’Hadrien. Ce fut le Code Justinien, publié en 529, et dont
une nouvelle édition parut en 534. Ensuite ce fut le Digeste ou Pandectes,
où une autre commission, nommée en 530, réunit et classa les décisions
extraites des ouvrages des grands jurisconsultes du second et du troisième
siècle, œuvre énorme qui fut achevée en 533. Les Institutes résumèrent
en un manuel, à l’usage des étudiants, les principes du droit nouveau. Enfin,
le recueil des nouvelles ordonnances publiées par Justinien entre 534 et 565
compléta l’imposant monument connu sous le nom de Corpus juris civilis.
De cette grande œuvre législative, Justinien fut si fier,
qu’il interdit d’y toucher à l’avenir et de l’altérer par aucun commentaire,
et que, dans les écoles de droit réorganisées à Constantinople, à Beyrouth, à
Rome, il en fit la base immuable de l’enseignement juridique. Et, en effet,
malgré ses défauts certains, malgré la hâte du travail entraînant des
répétitions et des contradictions, malgré la façon lamentable dont y furent
mis en pièces les plus beaux monuments du droit romain, ce fut une très grande
œuvre, l’une des plus fécondes pour les progrès de l’humanité. Si le droit
Justinien a fourni au pouvoir impérial le fondement de son autorité absolue,
il a aussi, dans le monde du moyen âge, conservé et réappris plus tard à
l’Occident l’idée de l’État et les principes de l’organisation sociale. Il a
par ailleurs, en pénétrant la rigueur du vieux droit romain de l’esprit
nouveau du christianisme, introduit dans la loi un souci jusqu’alors inconnu
de justice sociale, de moralité publique et d’humanité.
Pour réformer l’administration et la justice, Justinien,
en 535, promulgua deux grandes ordonnances, traçant à tous les fonctionnaires
les devoirs nouveaux qu’il leur imposait, et leur recommandant par dessus
tout une scrupuleuse honnêteté dans le gouvernement des sujets. En même temps
l’empereur abolissait la vénalité des charges, augmentait les traitements,
supprimait les rouages inutiles, réunissait, dans toute une série de
provinces, pour y mieux assurer l’ordre, les pouvoirs civils et militaires :
amorce d’une réforme qui devait être grosse de conséquences dans l’histoire
administrative de l’empire. Il réorganisait l’administration de la justice et
la police de la capitale ; il donnait dans tout l’empire un grand élan aux
travaux publics, faisait construire des routes, des ponts, des aqueducs, des
bains, des théâtres, des églises, et rebâtissait avec une magnificence inouïe
Constantinople, partiellement détruite dans l’insurrection de 532. Enfin, par
une politique économique attentive, Justinien s’appliquait à développer la
richesse industrielle et l’activité commerciale de l’empire[1], et, selon son
habitude, il se vantait d’avoir, par ses
splendides conceptions, donné à l’État une nouvelle fleur. En fait
pourtant, malgré les bonnes intentions de l’empereur, la réforme
administrative échoua. Le. poids formidable des dépenses, le besoin constant
d’argent qui en résulta, amenèrent une tyrannie fiscale atroce qui réduisit
l’empire à la misère et l’épuisa. Et de ce grand effort réformateur une seule
chose sortit : la suppression, en 541, par raison d’économie, du consulat.
La politique religieuse.
— Comme tous les empereurs qui, depuis Constantin, s’étaient succédé sur le
trône, Justinien s’occupa de l’Église, par raison d’État autant que par goût
de la controverse théologique. Il a, pour bien marquer son zèle pieux,
combattu âprement les hérétiques, ordonné, en 529, la fermeture de
l’Université d’Athènes, où subsistaient obscurément quelques professeurs
païens, et vigoureusement persécuté les dissidents. Il a entendu par ailleurs
gouverner l’Église en maître, et en échange de sa protection et des faveurs
dont il la comblait, il lui a imposé despotiquement, brutalement sa volonté,
se proclamant nettement empereur et prêtre.
Pourtant, il se trouva plus d’une fois embarrassé de la conduite à suivre.
Pour le succès de ses entreprises occidentales, il avait besoin de maintenir
l’accord rétabli avec la papauté ; pour restaurer en Orient l’unité politique
et morale, il lui fallait ménager les monophysites, toujours nombreux et
puissants en Égypte, en Syrie, en Mésopotamie, en Arménie. Entre Rome, qui
exigeait la condamnation des dissidents, et Théodora, qui conseillait le
retour à là politique d’union de Zénon et d’Anastase, l’empereur, plus d’une
fois, ne sut que résoudre ; et sa volonté hésitante s’efforça, à travers bien
des contradictions, de trouver un terrain d’entente pour concilier les
ternies du dilemme. Tour à tour, pour complaire à Rome, il laissa le concile
de Constantinople de 536 anathématiser les dissidents, déchaîna contre eux la
persécution (537-538),
s’attaqua à la citadelle qu’était pour eux l’Égypte ; et, pour complaire à
Théodora, il laissa les monophysites reconstituer leur Église (543) et s’efforça
d’obtenir de la papauté, au concile de Constantinople de 553, une
condamnation détournée des décisions de Chalcédoine. Ce fut l’affaire des
Trois Chapitres[2],
qui, pendant plus de vingt ans (543-565), agita l’empire, provoqua le schisme dans l’Église
d’Occident, sans ramener la paix en Orient. De tout le déploiement de rigueur
et d’arbitraire que Justinien mit en œuvre contre ses adversaires, et dont le
pape Vigile fut la plus illustre victime, aucun effet utile ne résulta. La
politique d’union et de tolérance que conseillait Théodora était sans doute
avisée et sage ; l’incertitude de Justinien à prendre nettement parti n’en
fit, malgré ses bonnes intentions, sortir d’autre effet qu’une recrudescence
des tendances séparatistes de l’Égypte et de la Syrie, qu’une exaspération
de leur haine nationale contre l’empire.
V — LA
CIVILISATION BYZANTINE AU VIe SIÈCLE.
Dans l’histoire de la civilisation byzantine, le règne de
Justinien marque une époque„ décisive. Des écrivains de talent, historiens
tels que Procope et Agathias, Jean d’Éphèse ou Évagrius, poètes tels que Paul
le Silentiaire, théologiens tels que Léontius de Byzance, ont continué, non
sans éclat, les traditions de la littérature grecque classique, et c’est vers
l’aube du VIe
siècle que Romanos, le prince des mélodes,
a créé la poésie religieuse, la plus belle manifestation peut-être et la plus
originale du génie byzantin. La splendeur des arts fut plus admirable encore.
C’est le temps où s’achevait à Constantinople la lente évolution que
préparaient depuis deux siècles les écoles locales de l’Orient. Et comme
Justinien avait le goût des bâtiments, qu’il eut la bonne fortune de trouver
pour servir ses desseins des artistes éminents, et le moyen de mettre à leur
disposition des ressources inépuisables, il en résulta que les monuments de
ce siècle, merveilles de science, d’audace et de magnificence, marquèrent en
des œuvres définitives l’apogée de l’art byzantin.
Jamais l’art n’apparut plus varié, plus fécond, plus libre
; toutes les méthodes de construction, tous les types d’édifices se
rencontrent alors, basiliques comme San Apollinare Nuovo de Ravenne ou
Saint-Démétrius de Salonique, églises de plan polygonal comme celles des
Saints-Serge-et-Bacchus à Constantinople ou de Saint-Vital à Ravenne,
constructions en forme de croix couronnée de cinq coupoles, comme l’église
des Saints-Apôtres, ouvrages d’architecture dont Sainte-Sophie, bâtie entre
532 et 537 par Anthémius de Tralles et Isidore de Milet, demeure, par
l’originalité du plan, la légèreté de la structure, la hardiesse savante de
la disposition, l’habileté des combinaisons d’équilibre, l’harmonieuse beauté
des proportions, le chef-d’œuvre incontesté. A l’intérieur de ces édifices,
l’ingénieuse polychromie des marbres, la fine ciselure des sculptures, la
parure des mosaïques aux fonds de bleu et d’or, mit une incomparable
magnificence, dont aujourd’hui encore, à défaut des mosaïques détruites des
Saints-Apôtres ou dé celles à peine visibles sous le badigeon turc de Sainte-Sophie,
on peut prendre idée dans les églises de Parenzo et de Ravenne, dans ce qui
reste de. l’admirable décoration de Saint-Démétrius à Salonique. Partout,
dans les orfèvreries, les étoffes, les ivoires, les manuscrits, le même
caractère apparaît de luxe éclatant et de majesté solennelle, qui marque
l’avènement du style nouveau. Sous l’influence combinée de l’Orient et de la
tradition antique, l’art byzantin, au temps de Justinien, a connu son premier
âge d’or.
VI — LA
LIQUIDATION DE L’ŒUVRE DE JUSTINIEN (565-610).
Si l’on considère en son ensemble le règne de Justinien,
on n’en saurait méconnaître la grandeur incontestable, ni le prestige sans
égal qu’il rendit momentanément à la monarchie. On se demandera pourtant si
cette grandeur ne fut pas plus apparente que réelle, et si ce magnifique
effort d’impérialisme, en arrêtant l’évolution naturelle de l’empire
d’Orient, en l’épuisant au service d’ambitions excessives, ne lui fit pas, au
total, plus de mal que de bien. Dans toutes les entreprises de Justinien, il
y eut toujours une disproportion redoutable entre le but poursuivi et les
ressources disponibles pour le réaliser ; le manque d’argent fut la plaie
constante qui ralentit les projets les plus magnifiques et ruina les plus
louables intentions. Pour y remédier, il fallut accroître la tyrannie
fiscale, jusqu’au point où elle devient intolérable ; et comme, par ailleurs,
durant les dernières années du règne, Justinien vieilli laissa de plus en
plus aller toutes choses à l’abandon, la situation de la monarchie, lorsqu’il
mourut, en 565, à l’âge de 87 ans, était absolument lamentable.
Financièrement, militairement, l’empire était épuisé ; sur toutes les
frontières montaient à l’horizon des périls redoutables ; à l’intérieur,
l’autorité publique était affaiblie, dans les provinces, par le développement
de la grande propriété féodale, dans la capitale, par les luttes incessantes
des Verts et des Bleus ; on ne vivait plus que d’expédients ; la misère
partout était profonde ; et les contemporains se demandaient avec stupeur où s’étaient évanouies les richesses des Romains.
Une liquidation s’imposait : elle fut difficile et désastreuse. Ce fut
l’œuvre des successeurs de Justinien, son neveu Justin II (565-578), Tibère (578-582) et Maurice
(582-602).
Résolument ils inaugurèrent une politique nouvelle. Se
détournant de l’Occident, où d’ailleurs l’invasion des Lombards (568) enlevait à
l’empire la moitié de l’Italie, les successeurs de Justinien se bornèrent à y
organiser une solide défensive par la création des exarchats d’Afrique et de
Ravenne. Ils purent à ce prix reporter vers l’Orient leur attention et
prendre, en face des ennemis de la monarchie, une attitude plus fière. Grâce
aux mesures qu’ils ordonnèrent pour réorganiser l’armée, la guerre perse
recommencée en 572, et qui dura jusqu’en 591, se termina par un traité
avantageux, qui céda l’Arménie perse à Byzance. Et si, en Europe, les Avars
et les Slaves ravagèrent cruellement la péninsule des Balkans, emportant les
forteresses du Danube, assiégeant Thessalonique, menaçant Constantinople (591) et commençant
même à s’installer de façon durable, d’heureux succès reportèrent finalement
la guerre au delà des frontières et portèrent jusqu’à la Theiss les armes
byzantines (601).
Malheureusement la crise intérieure gâta tout. Justinien
avait tendu à l’excès les ressorts du gouvernement absolu ; lui mort,
l’aristocratie releva la tête, les tendances séparatistes des provinces
recommencèrent à se manifester, les factions du cirque à s’agiter. Et comme
le gouvernement était impuissant à rétablir la situation financière, le
mécontentement ne fit que s’accroître, aggravé encore par la désorganisation
administrative et les mutineries de l’armée. La politique religieuse rendit
plus aigu le malaise général. Après un court essai de tolérance, on revint en
effet à la persécution pour dompter les dissidents ; et si Maurice y mit un
terme, par ailleurs le conflit inopportun qu’il laissa éclater entre le
patriarche de Constantinople, prétendant au titre d’œcuménique, et le pape Grégoire
le Grand, augmenta les rancunes anciennes entre l’Orient et l’Occident.
Malgré ses réelles qualités, Maurice, par son économie rigide, fut
profondément impopulaire. Et le relâchement de l’autorité politique rendit
aisé le succès de la révolution militaire qui mit Phocas sur le trône (602).
Le grossier soldat qu’était le nouveau prince ne put se
maintenir que par la terreur (602-610) ; il acheva par là de ruiner la monarchie. Chosroês II, se posant en
vengeur de Maurice, reprit la guerre ; les Perses conquirent la Mésopotamie, la Syrie, l’Asie Mineure. En
6o8, ils étaient à Chalcédoine, en face de Constantinople. A l’intérieur, les
révoltes, les conspirations, les émeutes se succédaient ; l’empire tout
entier demandait un sauveur. Il vint d’Afrique. En 610, Héraclius, le fils de
l’exarque de Carthage, renversait Phocas et fondait une nouvelle dynastie.
Après près d’un demi-siècle d’agitation, Byzance retrouvait, pour diriger ses
destinées, un chef. Mais pendant ce demi-siècle aussi, Byzance progressivement
était revenue vers l’Orient. La transformation dans le sens oriental,
interrompue par le long règne de Justinien, allait maintenant se précipiter
et s’achever.
|