ESSAI SUR MARC-AURÈLE D'APRÈS LES MONUMENTS ÉPIGRAPHIQUES

 

NOTE 9.

 

 

Curatores multis civitatibus, quo latius senatorias tenderet dignitates, a senatu dedit (M. Anton., c. XI). La charge de curateur a été étudiée dès qu'on a commencé à s'occuper de l'administration romaine. Panciroli (De Magist. Mun., c. XI), Valois (Amm. Marcel., l. IV, c. 7), Godefroy (Cod. Théod., l. XII, tit. 1, l. 20), Roth (De Re Munic. Rom., p. 98), Garzetti (Della Condiz. Imp., t. II, p. 83 sqq.), d'autres encore, ont recherché, dans les textes historiques ou dans les lois, quelles étaient les attributions du curator Reipublicæ. Ce sont toutefois les inscriptions qui ont récemment éclairé d'un jour tout nouveau cette charge importante dans l'organisation politique de l'empire. L'éminent épigraphiste Mgr Marini en avait dit quelques mots, à la fin du siècle dernier, dans son beau travail sur les Frères Arvales (Rome, 1795, vol. II, pp. 680-681, 686-687) ; puis, il émit, au commencement de ce siècle, et comme simple rapprochement, l'opinion qu'il y avait quelquefois identité entre les attributions du curateur et des Quinquennales ou Duumvirs quinquennaux (I Quinquennali, la medesima cosa, alle volte, con i curatori, Pap. Dipl., p. 250). De savants légistes ou archéologues, M. Savigny (Hist. du droit romain au moyen âge, t. I), M. Marquardt (Annales d'antiquité de Th. Bergk, 1843), et après eux quelques autres historiens du droit romain, qui croyaient ne pouvoir s'égarer sur les traces de si bons guides, ont forcé les conséquences du rapprochement fait par Marini, en voulant identifier complètement la quinquennalité et la curatelle. Il était donné à M. Henzen et à M. Zumpt de protester contre cette assertion, et de prouver tous deux en même temps, l'un à Rome, l'autre à Berlin, par l'examen comparé des documents épigraphiques, que les curateurs et les duumvirs quinquennaux différaient par le nombre, par les attributions, par l'origine de leur pouvoir, par tout ce qui constitue deux charges entièrement distinctes l'une de l'autre. (Voyez Henzen, Sui curatori delle città antiche, Ann. dell' Inst. arch., 1851, p. I - 35, et Zumpt, Comment. Epigr. ad antiq. Rom. pertinent., Berlin, 1850, p. 146 sqq.). En effet, le curateur, ou, comme il s'appelait dans les villes grecques, le logiste (Curator Reipublicæ qui græco vocabulo logista nuncupatur, Cod. Justin., l. I, 54, 3), apparaît seul sur les monuments : les exemples en sont nombreux, et, pour nous borner ici au règne de Marc-Aurèle dont nous nous occupons, on voit au musée de Palerme une inscription où les habitants de la ville de Tyndaris adressent à ce prince, par les soins du curateur de la ville, une dédicace dans l'année même à laquelle il était parvenu à l'empire, et probablement pour consacrer son avènement, : Imp. Cæsari Divi Antonini f. Divi Hadriani nepoti Divi Trajani Parthici Pronepoti, Divi Nerva abnepoti, M. Aurelio Aug. P. M. Trib. Pot. XV, cos. III. PP. col. Aug. Tyndari d. d. CVRANTE M. VALERIO VITALE CVRATORE (Bull. Dell' Instit. arch., 1845, p. 59). Les Quinquennales, au contraire, lorsqu'ils sont mentionnés dans l'exercice de leurs fonctions, apparaissent au nombre de deux, Duumviri quinquennales : ainsi, par exemple, ce monument élevé à la mémoire d'Antonin par le sénat et le peuple de Lavinium, curatore M. Annio Sabino Libone c. v. curantibus Ti. Julio Nepotiano et P. Æmilio Donatiano præt. II. Q. Q. Laurentium (Fabretti, p. 682, n° 67). M. Zumpt a prouvé d'ailleurs, dans le travail que nous citions plus haut, que les quinquennaux ne formaient pas une magistrature particulière, mais n'étaient autres que les duumvirs ou quatuorvirs juridicundo, qui, dans l'année du lustre, prenaient ce surnom et exerçaient les fonctions de censeurs. Enfin peut-il y avoir confusion, lorsque nous voyons le même personnage remplir tour à tour dans la même ville la charge de duumvir quinquennalis, puis de curateur ? tel, par exemple, que C. Matrinius Aurélius, qui, dans une inscription d'Hispellum (Spello, près de Foligno ; voyez Murat., 153, 3), est appelé : ædilis, quæstor, duumvir, iterum quinquennalis juridicundo hujus splendidissimæ coloniæ, curator reipublicæ ejusdem coloniæ. Les curateurs n'avaient donc point de collègues dans la cité, et ils y étaient nommés par la volonté de l'empereur. Nous n'en aurions pas la preuve directe en retrouvant sur les monuments épigraphiques la mention de cette nomination impériale, que nous la pressentirions en remarquant combien il y a peu d'exemples de curatores reipublicæ nommés dans le même municipe où ils avaient exercé les magistratures municipales (Voyez les Inscr. citées à ce propos par Henzen, l. c.). Si les principaux habitants de la cité avaient nommé leur curateur comme ils nommaient leurs questeurs, leurs édiles ou leurs duumvirs, ils n'auraient pas été le chercher hors de son sein. Puis les charges municipales obligeaient à résider : la curatelle, au contraire, était compatible avec d'autres charges plus importantes qui appelaient le titulaire dans d'autres contrées. M. Borghesi a cité à ce propos l'inscription où Modestus Paulinus est nommé comme CUR. REI. P. SPLENDIDISSIMÆ. CIVITATIS. MARSorum. MARRucinorum. EODEM. TEMPORE.ET.CUR. VIAR. TIB. VAL. ET. ALIM. (Burbuleio, p. 35). Une inscription de Cære où les Décurions décident de la construction d'un local pour la réunion des Augustales, avec la clause qu'il en sera écrit au curateur de la ville, puis la réponse de ce curateur rapportée dans la même inscription et datée d'Ameria en Ombrie (voyez Nibby, Analisi, t. I, p. 353), sont une preuve nouvelle de cette faculté qu'avaient les curateurs de résider ailleurs que dans les cités où cependant ils devaient exercer leur contrôle. Quant aux attributions des curateurs, il est difficile de ne pas distinguer les époques, et de ne pas reconnaître par l'examen comparé des textes et des monuments que ces fonctionnaires, qui devinrent probablement, à la fin du second siècle de notre ère ou au commencement du troisième, une magistrature ordinaire des cités, avaient été à leur origine, sous Nerva et Trajan, et pendant au moins les cinq ou six règnes suivants, des administrateurs extraordinaires donnés par les empereurs aux villes pour y contrôler principalement la gestion des finances, qui s'étaient trouvées dilapidées, surtout dans les cités asiatiques. L'État se prévalut évidemment de ces nouveaux agents pour centraliser de plus en plus le pouvoir, en plaçant au-dessus de la représentation municipale des hommes de son choix, dont le contrôle s'étendait à presque toutes les branches de l'administration, ainsi qu'on peut le voir par les textes épars dans les recueils de jurisprudence. Reste à reconnaître quelle fut la part de Marc-Aurèle dans l'organisation des curateurs de cité. Jules Capitolin nous dit qu'il choisit des sénateurs pour exercer la curatelle dans un grand nombre de villes, et qu'il voulut ainsi augmenter l'influence des membres du sénat, probablement en leur accordant une action directe dans ce premier démembrement des franchises municipales au profit de l'État. On pourrait supposer, d'après l'assertion du chroniqueur latin, qu'avant Marc-Aurèle les curateurs étaient pris dans l'ordre des chevaliers, ou même en dehors de cet ordre, parmi ceux qui n'avaient rempli que de simples charges municipales, et qu'on n'y appelait pas de sénateurs. Mais nous avons des exemples du contraire : ainsi L. Burbuléius était déjà au rang des prétoriens, sous Adrien, lorsqu'il fut curateur de Narbonne, d'Ancône et de Terracine (Borghesi, Burbuleio). M. Pontius Lœtianus Lartius Sabinus, candidat de l'empereur Adrien alors qu'il fut nommé tribun du peuple, sortait de la préture quand il fut curateur de la ville d'Orange, dans la Narbonnaise (Gruter, 457, 2) ; Popilius Pedo, sous Antonin, était consulaire et curateur de Tivoli (Grut., 457, 6), etc. D'autre part, sous Marc-Aurèle lui-même, nous voyons Sextus Julius Possessor nommé curateur avec le grade de chevalier ; C. Véianius Rufus, quatuorvir et patron des Camertes, était admis au rang des chevaliers, puis donné comme curateur aux Plestiniens par Septime Sévère et Caracalla (voyez Murat. 755, 1, avec les corrections de Mengozzi : De' Plestini Umbri, p. XXV ; cf. Henzen, Sui Curatori, p. 21). P. Posthumius Marianus, n'appartenant pas à l'ordre sénatorial, était nommé par les mêmes empereurs (Gruter, 458, 8), etc. Il ne faut donc pas donner aux paroles de Capitolin un sens absolu. Des sénateurs avaient été curateurs avant Marc-Aurèle, des chevaliers le furent sous son règne et après lui ; mais il eut plus souvent recours que ses prédécesseurs au sénat, pour y choisir les hommes auxquels il confiait, comme à ses délégués, la haute surveillance des administrations municipales.