PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

SECONDE PARTIE. — DEPUIS LA PREMIÈRE CROISADE JUSQU'À LA PRISE DE CONSTANTINOPLE PAR LES TURCS OTTOMANS, 1095-1453

 

CHAPITRE QUINZIÈME.

 

 

De l'Empire grec et des Turcs-Ottomans, depuis les Croisades jusqu'à la prise de Constantinople par Mahomet II.

 

§ I. — Etat de l'Empire grec avant l'invasion ottomane.

 

MICHEL PALÉOLOGUE, usurpateur du trône de Nicée ravi à Jean Lascaris, son pupille, avait enlevé Constantinople à Baudouin II, et rétabli dans cette capitale le siège de l'Empire grec (1261). La race des Paléologues, dont il fonda ainsi la triste grandeur, devait porter pendant deux siècles un sceptre fragile, livré à la merci des moines schismatiques et des marchands gênois. L'Empire, affaissé sous ce double joug, était réduit à quelques provinces bornées en Asie par le Méandre et le Sangarus, en Europe par le mont Hémus et la chaîne du mont Œta. Harcelé d'un côté par les Bulgares, d'autre part démembré par les Mongols et ensuite par les Ottomans, il ne pouvait compter sur une seule île de l'Archipel, où dominaient les Vénitiens, et le podestat qui gouvernait la colonie génoise de Péra observait tous les mouvements de la capitale, et commandait souvent les résolutions de la cour. Condamnés à subir le patronage de ces étrangers, les empereurs, depuis longtemps dépourvus de vaisseaux et d'argent, confièrent la défense de leurs côtes et la garde du Bosphore, aux galères génoises, qui hypothéquaient leurs secours sur les douanes de Constantinople, et épuisaient ainsi à sa naissance la plus abondante source du revenu impérial.

Dans leur détresse, les césars de Byzance sollicitèrent à plusieurs reprises l'appui de la chrétienté ; mais l'Occident demandait la réconciliation des Grecs avec l'Église romaine, et son secours était à ce prix. La réunion décrétée par le concile de Lyon, en 1274, et jurée par Michel Paléologue, fut rompue par son fils Andronic l'Ancien, et les empereurs qui la tentèrent plus tard ne parvinrent jamais à vaincre la fanatique répugnance du peuple et du clergé byzantin. Les Grecs avaient d'ailleurs leurs divisions religieuses et leurs querelles théologiques, auxquelles ils attachaient une bien plus grande importance qu'aux intérêts généraux de l'Eglise chrétienne et qu'au salut de l'Empire.

Une nation ainsi dégradée ne pouvait trouver dans son sein des soldats pour la défendre. Les Comnènes avaient autrefois pris à leur solde des Russes, des Anglais, des Normands et même des Turcs ; mais alors l'Empire avait encore de grandes ressources, et le commerce de l'Asie remplissait le trésor public. Il n'en était plus de même lorsque le second Paléologue appela sous ses drapeaux les Catalans Almogavares, que la réconciliation des maisons d'Anjou et d'Aragon laissait sans emploi et sans foyers (1303). La solde de ces intrépides mercenaires et les exigences de leur chef, Roger de Flor, ruinèrent la cour de Byzance, qui, ne pouvant suffire à leur cupidité ni réprimer leurs brigandages, s'efforça vainement de les détruire ; elle se trouva heureuse que leur instinct aventurier les poussât dans la Grèce, démembrée de l'Empire depuis un siècle. Vainqueurs de Gautier de Brienne sur les bords du Céphise, ils s'emparèrent du duché d'Athènes, fondé par des Français, dès-lors possédé par des Espagnols, et qui devait finir sous une famille italienne.

Le règne du vieux Andronic fut encore agité par des guerres civiles qui aboutirent à faire détrôner ce prince par son petit-fils Andronic le Jeune, en 1332. Celui-ci ne fut pas cruel comme son prédécesseur ; mais une piété aveugle lui faisait craindre d'avoir à rendre compte au Juge suprême de tout le temps perdu dans les affaires du gouvernement : aussi toute sa vie fut-elle employée a dissiper ces alarmes. Plus soigneux de défendre le quiétisme que son Empire, il mourut en controversant (1341) ; et son fils Jean Paléologue était occupé des mêmes soins lorsque Jean Cantacuzène le fit descendre du trône (1347). Cependant ce prince, si plein de zèle pour les choses saintes, n'hésita pas à imiter l'exemple de l'usurpateur, en s'alliant avec les Infidèles, dont l'utile secours l'aida à reconquérir son héritage (1353). Le fils d'Andronic III renoua la chaîne des Paléologues ; mais il avait montré aux Ottomans le chemin de Byzance[1].

 

§ II. — Origine des Turcs-Ottomans.

 

Depuis que les sultans seldjoucides d'Iconium étaient tombés sous la dépendance des Mongols, leur autorité avait cessé d'être, respectée dans les provinces ; et lorsque Gaiatheddin Masoud II entreprit de la relever, la plupart des émirs prirent les armes, et il périt en combattant ces rebelles (1294). Alors finit l'empire seldjoucide d'Asie mineure.

OTHMAN, 1299-1326. —Parmi les émirs dont la mort de Masoud légitima l'indépendance, se distinguait Othman, fils d'Erdogrul, chef d'une tribu de Turcs récemment arrivés des bords du Gihon, et qui conservaient dans toute leur énergie les mœurs guerrières de la commune patrie. Othman, simple émir de Bithynie, enleva Iconium aux conquérants Mongols, et appela les Turcs sous l'étendard de Mahomet, qu'il prétendait avoir reçu des mains du dernier seldjoucide. Ainsi commença l'Empire Ottoman, qui conserve encore le nom de son fondateur.

Les divisions qui éclatèrent entre les deux Andronics facilitèrent les progrès des Turcs, et Orkhan, fils d'Othman, se rendit maître de Pruse, où il fixa le siège de son naissant Empire. Andronic III essaya sans succès de défendre Nicomédie et Nicée, qui tombèrent au pouvoir de ce sultan. Ses alliances contradictoires avec Cantacuzène et Jean Paléologue coûtèrent cher à l'Empire, et Gallipoli, conquis par son fils Soliman, ouvrit aux Infidèles l'entrée de l'Europe (1359). La mort, qui frappa coup sur coup le fils et le père, empêcha Orkhan de profiter de sa fortune. Ce prince, dont la mémoire est encore en vénération parmi les Turcs, avait assis la puissance ottomane sur une base solide, en assurant le règne des lois par l'institution des cadis et en assignant aux troupes une solde régulière. On lui attribue aussi la première création de la milice des janissaires, composée d'esclaves chrétiens élevés dans la foi de Mahomet, et qui, sans parents, sans patrie, se dévouaient aveuglément à leur maître et à leur drapeau. Le successeur d'Orkhan, Amurat Ier, disciplina ces esclaves guerriers et grossit leurs rangs de plusieurs milliers d'Esclavons, qu'il assujettit au célibat et à la vie commune, et qu'il attacha au sol de la conquête par des bénéfices militaires appelés timars. Fidèles et fanatiques soutiens de l'islamisme, les janissaires devinrent aussi formidables aux Chrétiens qu'ils devaient l'être un jour à leurs sultans.

 

§ III. — Guerres des Turcs contre les Chrétiens jusqu'à la chute de l'Empire grec (1360-1453).

 

AMURAT Ier attaqua en même temps les Chrétiens en Asie et en Europe, et la première année de son règne fut illustrée par la prise d'Ancyre et par la conquête plus importante d'Andrinople, où il transporta le siège de l'islamisme et de la puissance ottomane.

En Asie, la soumission de l'Arménie lui coûta peu d'efforts, et le dernier prince français de ce royaume, Livon de Lusignan, chercha un asile à la cour de Charles V de Valois (1377). Mais si les armes d'Amurat rencontrèrent peu d'obstacles en Europe depuis l'Hellespont jusqu'au mont Hémus, il n'en fut pas de même lorsqu'il entreprit de subjuguer les Esclavons de la Bulgarie, de la Bosnie et de la Servie. Une de ses armées, détruite jusqu'au dernier soldat, lui fit connaître ces belliqueuses tribus qui devaient sauver l'Occident en amortissant les premiers chocs des hordes ottomanes : toutefois il répara ce revers à la journée de Cossova, où il périt après la victoire (1389).

La défaite du prince de Servie entraîna la soumission de la Macédoine et de la Bulgarie ; elle ouvrit à BAJAZET Ier une plus vaste carrière de conquêtes. Ce fils d'Amurat envahit la Moldavie et menaça la Hongrie.

En vain une croisade de chevaliers français accourut au secours du roi Sigismond ; ils furent taillés en pièces à Nicopolis (1396). Mais ils succombèrent avec gloire, et Bajazet, étonné de leur courage, tourna ses armes contre des ennemis plus faciles à vaincre.

Manuel II, qui avait succédé, en 1391, à son père Jean Paléologue, fut sommé d'associer un de ses neveux à l'Empire. Sa prompte obéissance suspendit l'effet des menaces du sultan ; mais cette feinte modération ne rassura pas l'empereur, qui se déroba à la surveillance de Bajazet pour aller solliciter les secours de la chrétienté à Venise, à Paris et a Londres (1400). L'Occident resta indifférent au sort des Grecs ; mais l'apparition soudaine dé Tamerlan retarda la chute de Constantinople.

Invasion de Tamerlan, 1402. — Sur les débris des conquêtes de Gengis-Khan, Timour-Lenc (Tamerlan) venait de fonder à Samarcande un nouvel empire mongol, dans le même temps que les Gengiskhanides étaient expulsés de la Chine (1370). Un rapide enchaînement de victoires avait rangé sous les lois de cet illustre brigand la plus grande partie de l'Asie, depuis l'Indus jusqu'au Tanaïs, depuis les monts Altaï jusqu'à la Méditerranée. Delhy, Astracan et Bagdad n'étaient plus que des monceaux de ruines.

Tel était le conquérant qui vint assaillir tout à coup la domination des Ottomans. Timour, appelé par l'empereur Manuel et par quelques émirs seldjoucides encore indépendants, pénétra dans l'Asie mineure. Pour la première fois, les Ottomans prirent les armes pour se défendre ; mais Bajazet, vaincu à la bataille d'Ancyre, tomba entre les mains des Mongols, et mourut après un an de captivité. Peu de temps après, Tamerlan termina aussi sa carrière à Otrar (1405) ; et son empire eut le sort de celui d'Alexandre, dont il occupait la place. D'un débris de cette immense domination, Babour, son arrière-petit-fils, forma dans l'Inde l'empire du Grand-Mogol, détruit de nos jours par les Anglais.

Peu s'en était fallu que l'invasion de Tamerlan n'interrompît les brillantes destinées annoncées par Othman aux pasteurs guerriers de la Transoxiane ; les divisions des fils de Bajazet les compromirent encore, Mais la victoire de Sémendria, remportée par Musa sur l'empereur Sigismond, rendit au Croissant son premier éclat (1412), et la prudence de Mahomet Ier affermit dans la paix les conquêtes de ses prédécesseurs.

Toutefois Constantinople était encore debout, isolée au milieu des barbares, et ne communiquant plus avec l'Europe que par les galères génoises. Elle devait à la protection des marchands de Péra la prolongation de sa misérable existence. Les intrigues de Manuel l'exposèrent à la vengeance d'AMURAT II, qui l'assiégea avec une armée de deux cent mille hommes (1422) ; cependant Constantinople échappa encore à ce danger. Un armement formidable se préparait en sa faveur sur les bords du Danube, et le sultan résolut de prévenir ses ennemis. Les Turcs envahirent la Servie, et prirent Sémendria (1435) ; mais tous leurs efforts échouèrent contre Belgrade, défendue par Jean Hunyade, waywode de Transylvanie. Ce héros sauva la Hongrie, et força Amurat à signer une trève de dix ans ; mais le zèle imprudent du pape Eugène IV fit rompre ce traité l'année même où il avait été juré. Les deux armées se trouvèrent en présence près de Varna, où l'impatiente valeur du jeune roi de Hongrie fit perdre aux Chrétiens une victoire assurée (1444). Wladislas y périt dans sa gloire avec ses v plus braves compagnons ; et l'Europe, épouvantée de ce grand revers, ne songea plus qu'à défendre ses propres foyers.

1447-1451. — Les Albanais venaient de se soulever, en voyant apparaître au milieu d'eux le jeune Scanderbeg, que son père, Jean Castriot, avait donné en otage au sultan Musa. Ces intrépides montagnards soutinrent deux fois le choc des forces musulmanes, et deux fois Amurat parut devant Croïa sans pouvoir s'en emparer. Sa mort mit la puissance ottomane entre les mains du plus implacable ennemi des Chrétiens.

CONSTANTIN Dragasès, 1448 ; MAHOMET II, 1451. — Le fils d'Amurat II devait changer la face de l'Empire turc, en lui donnant tout à la fois la terre et la mer pour domaine, et Byzance pour capitale.

Prise de Constantinople, 1453. — Tant que les sultans n'avaient pu naviguer sans péril dans le détroit dont leurs légions couvraient les rivages, Constantinople pouvait compter sur le secours de Gênes et de Venise, et sur la force de ses murailles. Mahomet II résolu de la conquérir à tout prix, remplit le Bosphore de ses vaisseaux, et des canons d'une dimension jusque-là sans exemple renversèrent des remparts qui n'avaient pas été bâtis pour résister à ces instruments de destruction. Après deux mois de siège, la ville fut emportée d'assaut, et le dernier Constantin périt glorieusement sur la brèche. Ainsi s'évanouit cette ombre d'empire qui conservait encore en Orient une image effacée, un souvenir obscur de la grandeur romaine.

La chute de Constantinople jeta l'épouvante parmi les nations chrétiennes, naguère indifférentes à son sort ou trop lentes à la secourir. Le pape Nicolas V, au congrès de Lodi, Pie II, dans le concile de Mantoue, élevèrent une voix éloquente en faveur de la foi et de la civilisation qui périssaient en Orient (1454 et 1459). Quelques âmes généreuses répondirent aux vœux de ces deux grands pontifes : mais la froide politique glaça le cœur des princes ; et l'Occident, engagé dans de misérables querelles, apprit sans pitié les funérailles de la Grèce. Deux frères de Constantin Paléologue venaient de succomber dans le Péloponnèse, dans ces mêmes lieux où, après plus de trois siècles d'une tyrannie impie et sauvage, devait se relever avec tant de gloire l'étendard de la croix et de l'indépendance.

 

 

 



[1] Pendant la quenelle des deux Jean, en 1350, le prince Dragoch descendit des monts Krapaks à la tête des peuplades qui, depuis la chute de l'Empire romain, vivaient pauvres et libres dans les montagnes. Il affranchit les Moldaves, qui défendirent leur indépendance, d'abord contre les Grecs, puis contre les Turcs jusqu'en 1510, époque où ils l'échangèrent pour des priviléges souvent méconnus.