Progrès des lettres et des arts pendant les onzième, douzième et treizième siècles. L'ACTIVITÉ des esprits, éveillée par un heureux concours de circonstances, se porta vers les arts du raisonnement et de l'imagination, comme sur ceux de première nécessité. L'aisance et là sécurité firent sortir les hommes de leur état d'isolement, les idées se communiquèrent, et les découvertes du génie ne périrent plus avec lui. § I. — Des écoles publiques, des universités et de la philosophie scholastique. On peut diviser en deux grandes époques l'histoire des études, depuis Charlemagne jusqu'à la renaissance des lettres. 1° Anciennes écoles. — Les écoles monastiques de France, d'Italie, d'Angleterre, de Suisse, étaient les plus renommées. Parmi les écoles séculières, on distinguait celle de Salerne, célèbre dès le temps des princes lombards par l'étude de la médecine ; celle de Pavie, qui, pouvait rapporter son origine à Charlemagne ; celle de Paris, florissante depuis le XIe siècle ; celle d'Oxford, dont la fondation est attribuée au grand Alfred ; celle de Bologne, berceau du droit Justinien au commencement du douzième siècle ; enfin, celle de Montpellier, qui réunissait l'enseignement de Salerne et celui de Bologne. La réputation de ces écoles ne tenait le plus souvent qu'au mérite d'un professeur habile. Elles acquirent plus de consistance et une célébrité plus soutenue lorsqu'elles eurent été transformées en universités. 2° Universités. — La France revendique à juste titre la gloire d avoir vu naître ces institutions savantes qui tirèrent la science de la prison du cloître pour la produire au grand jour, suppléèrent à la rareté des livres par un enseignement accessible à toutes les conditions, préparèrent la renaissance des lettres classiques et commencèrent le grand travail de l'émancipation intellectuelle : Dès le douzième siècle, les professeurs libres de Paris lurent formés en corporation sous le nom d'Université. Ils reçurent une charte de Philippe-Auguste, en 1200, et leurs premiers statuts en 1215. C'est aussi vers ce temps que furent établis les premiers collèges (collège des Danois, en 1147), et qu'on imagina les titres académiques. La plupart des universités de l'Europe empruntèrent leurs règlements de celle de Paris, qui fut longtemps le foyer des lumières européennes et le centre d activité de l'intelligence. Toutes obtinrent comme elle de nombreux privilèges et une juridiction indépendante (Constitution de Frédéric Barberousse, 1158). Universités du XIIIe siècle.
L'établissement des universités donna lieu à la création des ordres dits mendiants, qui devaient se livrer à, l'enseignement et se charger ainsi d'un soin que de trop grandes richesses avaient fait négliger aux moines de St-Benoît[1]. Dans les universités, ainsi que dans les monastères, l'ensemble des études élémentaires réunissait, comme auparavant, les sept arts libéraux, que Boèce avait divisés en deux parties : 1° le trivium, qui comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique ; le quadrivium, qui embrassait la musique (chant d'église), l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie alors confondue avec l'astrologie. Toutes ces sciences eurent un interprète fidèle dans le dominicain Vincent de Beauvais, auteur du Spéculum majus, vaste composition encyclopédique publiée dans le treizième siècle. Les mathématiques, la physique, et surtout la chimie, encore dans l'enfance, étaient enseignées comme des connaissances occultes. Cependant cette période est remarquable dans l'histoire des sciences : elle commence par Gerbert, qui appliqua la vapeur à des instruments de musique et à qui nous devons la numération des Arabes ; elle se termine par Roger Bacon, précurseur homonyme de l'illustre chancelier d'Angleterre qui ouvrit à la science une plus large voie par la publication du Novum organum scientiarum. Disciple d'Albert le Grand, Bacon ne se borna pas, comme son maître, à acquérir toutes les notions que l'antiquité avait transmises au moyen âge sur la philosophie naturelle ; il essaya d'agrandir la science et de lui imprimer une lumineuse direction en lui donnant pour base l'observation (opus majus). Dans les cours qu'il fit à Paris et à Oxford, il s'attacha à combattre la magie, et enseigna que les phénomènes surnaturels n'étaient que le résultat de lois physiques encore inconnues. Enfin il indiqua dans ses ouvrages des instruments et des agents dont la physique moderne a multiplié et fécondé les applications. Toutefois, Roger Bacon crut à la transmutation des métaux et à la panacée universelle, ces deux erreurs capitales de la science hermétique. Avant la création des universités, le droit civil et canon, ainsi que la médecine, eurent quelques écoles particulières. On n'enseigna d'abord le droit romain qu'à Pavie, d'où Lanfranc l'apporta en France ; mais la découverte des Pandectes à Amalfi, en 1137, opéra une révolution dans cet enseignement, qui donna tant d'importance à l'école de Bologne. Les empereurs et les rois le protégèrent dans l'intérêt de leur puissance, et on en étudia les principes dans la Somme d'Azon, qui prit la place du Brachylogus, ouvrage d'un auteur inconnu. Toutes ces connaissances étaient considérées comme les préliminaires, le complément ou les auxiliaires de la Philosophie scholastique. Philosophie scholastique. — On donna ce nom' à - une science qui eut pour objet l'application de la dialectique à la théologie, et par suite la démonstration logique des dogmes chrétiens, de manière à donner à leur ensemble systématique la clarté et la certitude d'une science rationnelle. La scholastique eut donc à s'exercer sur des vérités mises hors de question, et l'activité intellectuelle se trouva renfermée dans un cercle qu'il lui fut défendu de franchir. Réduite à s'agiter dans ces étroites limites, elle s'épuisa en controverses, et cet esprit de subtilité, dit Tennemann, crut avoir trouvé de quoi satisfaire à tous les besoins de la pensée, à l'aide de pures formules, et d'une sorte de jeu appliqué au maniement des idées[2]. L'enseignement de la scholastique, d'abord basé sur les traités insuffisants de Boèce, de Marcianus Capella, de Cassiodore, de Bède et d'Alcuin, acquit plus d'étendue et de consistance lorsque les Arabes espagnols eurent fait connaître à l'Europe, à l'aide d'informes traductions et d'obscurs commentaires, la philosophie aristotélique, qui domina bientôt dans les écoles. Nous diviserons, avec le savant Allemand que nous venons de citer, l'histoire de la scholastique en quatre époques. PREMIÈRE ÉPOQUE. — Depuis Alcuin jusqu'à Roscelin de Compiègne (du VIIIe au XIe siècle). Pendant cette période, les essais philosophiques appliqués à la théologie restèrent isolés comme le furent, par leur position et par l'époque de leur vie, Tes hommes de génie qui les tentèrent. La philosophie fut plus que jamais l'auxiliaire, ou, comme on s'exprimait alors, la servante de la théologie. S'il est vrai qu'en Orient, Origène, et longtemps après lui Saint-Jean Damascène, eussent les premiers appliqué la dialectique à la démonstration des vérités révélées, et créé par ce moyen un système de théologie rationnelle, l'Occident reconnaît pour fondateurs de la scholastique l'Anglais Alcuin, qui ouvrit la voie à cet enseignement comme à tous les autres, et l'Irlandais Jean Scot, homme supérieur à son siècle par la hauteur et l'indépendance de son génie. Après eux, le Français Gerbert (Sylvestre II) alla le premier étudier en Espagne les sciences des Arabes, et en rapporta la connaissance de la philosophie d'Aristote, qu'il enseigna dans divers monastères de France et d'Italie. Bérenger de Tours se distingua surtout par une grande liberté de penser, qui l'entraîna dans des opinions hétérodoxes sur la transsubstantiation ; Lanfranc, son adversaire, contribua puissamment à fortifier le principe de l'autorité et sa domination dans les écoles. Un autre Italien, Anselme, archevêque de Cantorbéry, s'éleva au-dessus de ses contemporains et créa la métaphysique scholastique dans son livre intitule : Monologium, où il essaya de développer systématiquement la science de Dieu et des choses divines d'après des principes rationnels. Il fut égalé par Hildebert de Tours, qui eut même plus de savoir, de clarté et d'indépendance. 2° ÉPOQUE. — Depuis Roscelin jusqu'à Alexandre de Hales au commencement du XIIIe siècle. Débat du réalisme et du nominalisme, terminé par la victoire du réalisme. L'école réaliste d'Alcuin regardait les idées de genres, et d'espèces comme des choses réelles et des types préétablis, existant en dehors de notre intelligence, universalia ante rem. Roscelin soutint le premier, au sujet des idées générales, des genres et des espèces, qu'elles ne sont rien que des noms et des mots au moyen desquels nous désignons les qualités communes que nous observons entre les divers objets individuels, universalia in re ou post rem. Il fut le chef de l'école nominaliste. Le premier débat au sujet de ces deux doctrines eut lieu entre deux professeurs célèbres de l'école de Paris, Guillaume de Champeaux et son élève Abailard. Ce dernier, qui jeta un si grand éclat par son enseignement oral, plus encore que par ses écrits, appela sur lui de nombreuses persécutions, et ses égarements ne donnèrent que trop de prise à l'envie. Un grand nombre de bons esprits voulurent suivre les traces d'Abailard. Nous ne citerons que Pierre Lombard, fameux par son livre des Sentences, qui fut longtemps le type, la règle et l'arsenal de la théologie. 3° ÉPOQUE. — Depuis Alexandre de Hales et Albert le Grand jusqu'à Occam (1240-1400). — Domination exclusive du réalisme ; intime alliance de la théologie et de la philosophie d'Aristote. L'autorité du philosophe de Stagyre avait pris un si grand ascendant, que l'Église en conçut de vives alarmes. Un concile tenu à Paris, en 1209, condamna ses livres au feu et en défendit la lecture. Cet anathème, plusieurs fois renouvelé, n'empêcha pas la doctrine aristotélique d'acquérir son plus haut degré d'importance dans la première moitié du XIIIe siècle. On la connaissait mieux depuis que les relations avec les Arabes d'Espagne étaient devenues plus fréquentes et plus régulières. Toutefois les docteurs de Bassorah et de Cordoue ne la transmirent pas sans mélange à l'Europe chrétienne 5 ils l'avaient reçue des Alexandrins, altérée par l'alliance des rêveries néo-platoniciennes, et la nécessité de la mettre d'accord avec les dogmes du Koran n'avait pas peu contribué à la dénaturer encore. Cette scolastique musulmane envahit la scolastique chrétienne. Les Juifs servirent d'intermédiaires entre les écoles de France et d'Espagne, tant par leurs traductions que par des communications orales. Ce peuple de proscrits trafiquait de la science comme de toutes choses. Toutefois les rabbins gardèrent longtemps le secret de leurs doctrines cabalistiques, qui ne furent connues des chrétiens qu'au XVe siècle[3]. Alexandre de Hales fut le premier qui fit usage des travaux des Arabes, parmi lesquels on distinguait surtout les Commentaires dont Averroès venait de charger les ouvrages d'Aristote. Cet exemple fut suivi par quelques grands hommes qui dissipèrent, dans les luttes de la scolastique, une puissance de génie trop tôt apparue au genre humain. Tels furent au XIVe siècle Albert le Grand, saint Jean Bonaventure, saint Thomas d'Aquin, Duns Scot, Roger Bacon et Raymond Lulle. Le dominicain Albert assura l'empire d'Aristote qu'il commenta, et dont il s'efforça de concilier les doctrines avec celles, des néo-platoniciens. Le mystique Jean-Bonaventure entreprit la même œuvre avec plus de talent, mais moins de savoir. Riche d'autant de connaissances, et doué d'un génie plus vaste, saint Thomas d'Aquin effaça la gloire d'Albert en marchant dans la même voie, et sa Somme théologique, premier essai complet d'un système, de théologie et de morale, devint l'oracle des écoles. Ses nombreux partisans reçurent le nom de Thomistes. Aux Thomistes furent opposés les Scotistes, qui reconnurent pour chef le franciscain Duns Scot, surnommé le docteur subtil, et qui communiqua à ses sectateurs l'esprit d'argutie et de dispute. L'un d'eux, Mayronis, donna le premier exemple de ces Actes de Sorbonne qui furent le dernier refuge de la scolastique. Un autre plus célèbre, Durand de Saint-Pourçain, prépara la chute du réalisme qu'il avait d'abord défendu. Roger Bacon et Raymond Lulle n'appartinrent à aucune des deux sectes scolastiques de leur temps. Ils entreprirent de réformer la philosophie parles sciences ; mais ils arrivaient trop tôt pour consommer cette œuvre difficile. 4e ÉPOQUE. — Depuis Occam jusqu'à la fin du XVe siècle. — Nouvelle lutte entre les nominalistes et les réalistes à l'avantage des premiers. Décadence de la scolastique. La guerre déclarée au réalisme par Durand de Saint-Pourçain fut vigoureusement poursuivie par le scoliste Guillaume d'Occam, qui combattit le despotisme des doctrines dominantes et défendit contre la cour de Rome les droits de l'Empire et de la couronne de France. Il soutint que les idées générales n'ont aucune réalité hors de l'intelligence, et qu'elles ne sont que des êtres abstraits. Cette doctrine prévalut en France et en Allemagne, soutenue par Pierre d'Ailly, Nicolas Oresme, Gerson, Nicolas de Clémanges et l'Allemand Gabriel Biel qu'on regarde comme le dernier des scolastiques. Il résulta de ce triomphe des Nominaux une séparation plus marquée entre la théologie et la philosophie, le discrédit des disputes captieuses et passionnées, et un esprit d'indépendance qui tendait à secouer le joug de l'autorité. La réforme religieuse du XVIe siècle devait sortir de la réforme philosophique[4]. SCOLASTIQUES ET DOCTEURS DE L'ÉGLISE.
SAVANTS ARABES ET JUIFS.
JURISCONSULTES.
HISTORIENS ET GÉOGRAPHES.
§ II. — Des Langues et de la Littérature vulgaires. Formation des langues modernes. — Il suffira d'indiquer ici les quatre langues principales dont les divers dialectes sont aujourd'hui parlés en Europe et dans les colonies des deux Indes. Ces langues-mères sont : le grec, l'esclavon, le teuton et le roman. 1° Langue grecque. —On la parlait encore à Constantinople et dans l'Église d'Orient ; mais parmi le peuple elle devenait tous les jours plus méconnaissable, par suite de l'ignorance générale et du mélange des Grecs avec les Barbares, surtout avec les Slaves. Déjà, au onzième siècle, elle dégénérait dans les provinces, et même à la cour, en langage romaïque ou grec moderne. Elle commençait dès-lors à se glisser sous cette forme dans la littérature (Chronique de Simon Séthos, vers 1075). La poésie adopta plus tard le vers politique, qui, ne tenant plus aucun compte des syllabes longues ou brèves, substitua le nombre à la mesure, la quotité à la quantité : Théodore Prodromos en donna le premier exemple connu. Au surplus, les disputes théologiques détournaient les esprits de l'étude des lettres profanes. Toutefois on rencontre, sous les Comnènes, quelques noms qui ont échappé à l'oubli : parmi, les historiens ; Zonare, Cedrenus, Anne Comnène 5 parmi les philologues, Eustathe et les deux Tzetzès. La langue grecque était entièrement ignorée en Occident, même dans le collège constantinopolitain fondé par Philippe-Auguste. 2° Langue slave. — Dialectes : le slavon ecclésiastique, le russe, le polonais, le bohémien ou tchèque, le morave, le croate, le bulgare, etc., tous encore informes dans le moyen âge. Cependant nous avons encore quelques monuments de ces anciens idiomes : tels sont la Bible de Saint-Cyrille en morave (863), l'Hymne polonais de saint Adalbert (Boga Rodziça), le Chant guerrier d'Igor, les Lois d'Iaroslaf (Rouskaïa Pravda), la Chronique russe de Nestor, celles de Pskow et de Novogorod. 3° Langue teutonique. — Dialectes : le vieux gothique, l'allemand, le flamand, le hollandais, l'anglais, le danois, le suédois, l'islandais. Les plus anciens monuments des langues germaniques sont : En gothique ; la Bible d'Ulphilas, traduite à la fin du IVe siècle. En allemand, le manuscrit de Cassel du huitième siècle, le Serment de 842, le Roman de Horn écrit vers l'an 850, l'Harmonie des Evangiles d'Ottfried (870), les Poésies de saint Annon, le Poème héroïque des Nibelungen, ouvrage du XIIIe siècle, probablement composé sur un canevas plus ancien, le Livre des Héros ; dans les lois, le Sachsenspiegel (Miroir du droit saxon) vers 1280, et le Schwabenspiegel (Miroir du droit souabe) vers 1300, etc. Indépendamment de quelques grandes compositions poétiques, l'Allemagne produisit au XIIIe siècle ses minnesingers ou chantres d'amour, qu'on peut comparer aux troubadours provençaux. Les plus célèbres furent : Heinrich de Feldeck, Walter de Vogelweide, Gottfried de Strasbourg, Pfeffel, Ulrich de Lichtenstein, Wolfram d'Eschenbach, Conrad de Wurtzbourg, Henri l'Illustre, etc. En islandais, l'Edda, recueil de poésies cosmogoniques, religieuses et héroïques, compilé par Sœmund au XIe siècle ; les Sagas, récits en prose divisés en trois classes : les héroïques, les historiques et les romanesques, publiés par Snorre Sturleson vers l'an 1241. Le dialecte anglo-saxon, qui avait produit les ouvrages d'Alfred le Grand, resta muet après la conquête normande, relégué qu'il était dans les basses classes de la société. Son alliance avec le français-normand donna naissance à l'anglais, qui ne date que du XIVe siècle. 4° Langue romane. — La langue romane rustique telle que nous la trouvons dans le serment de l'an 842, et surtout dans le poème de Boèce, fut longtemps commune à tous les peuples de l'Europe latine, qui la transplantèrent, pendant les croisades, dans les villes du Levant, où elle est encore parlée sous le nom de franc. Après s'être perfectionnée dans le midi de la France, elle reçut dans les diverses contrées des formes distinctes et caractéristiques ; alors commença l'enfance des langues modernes. Dialectes romans : le provençal (langue d'hoc), le français (langue d'oïl ou d'oui), l'italien (langue de si), le sarde, le castillan, le portugais, le valaque. La plupart de ces dialectes produisirent, avant l'an 1300, des ouvrages qui subsistent encore, et dont quelques-uns sont de précieux monuments de littérature. En France, le roman provençal eut ses troubadours y et le roman normand-picard ses trouvères. Poésie. — La poésie vulgaire naquit au onzième siècle dans le midi de la France, d'où le goût s'en répandit bientôt dans les provinces du Nord et dans les contrées voisines. Elle fut particulièrement cultivée dans les hautes classes de la société, et les princes ne se bornèrent pas à la protéger. Les troubadours qui trouvaient les mots, et les jongleurs ou ménestrels qui faisaient les sons, imitèrent la vie errante des chevaliers ; ils parcouraient les cours des princes et les châteaux des seigneurs, charmant les nobles barons et les dames de leurs chants et de leurs récits, célébrant les vertus guerrières et répandant aussi leurs vices avec leurs chansons. Ils recevaient pour guerdon ou récompense, des armes, des chevaux, des étoffes précieuses, souvent de l'argent, et quelquefois le cœur de la châtelaine. Dans le Midi, les troubadours se réunissaient fréquemment pour participer aux disputes poétiques et galantes qui avaient lieu devant des cours d'amour composées de nobles dames, et toujours présidées par une châtelaine de grand renom. Ces tribunaux rendaient des jugements en forme sur des questions de galanterie. Les provinces du Nord eurent leur gieux sous l'ormel (jeux sous l'orme), où les trouvères allaient disputer le prix du talent poétique. Les troubadours eurent trop de points de contact avec les grands et le peuple pour rester étrangers aux querelles des rois et aux agitations populaires. Nous ne citerons que Bertrand de Born, qui ne cessa de semer la division entre Louis VII et Henri II, entre Henri II et ses fils[5], et Folquet de Marseille, qui soulevait contre les Français l'indépendance démocratique des villes libres de la Provence. L'Eglise ne fut pas plus que les rois à l'abri de la malice des troubadours : les débauches d'un clergé corrompu et la vénalité de la cour de Rome trouvèrent en eux des censeurs sévères jusqu'à l'injustice. Les divers genres de la poésie provençale étaient la chanson, la ballade, le sonnet, la pastourelle, la tenson et le sirvente. Les trouvères picards et normands composèrent plusieurs poèmes historiques et romans poétiques de longue haleine. Les principaux furent : 1° les romans de Rou ou de Rollon, par Robert Wace ; d'Alexandre, par Alexandre de Bernay ; de la Guerre de Troie, par Benoît de Saint-Maur ; de Gérard de Nevers, par Gilbert de Montreuil, etc. ; 2° les romans de Brut, par Robert Wace ; des Quatre Fils Aymon, de Renaud de Montauban, par Huon de Villeneuve, des Enfances d'Ogier le Danois, par Adenez le Roi, etc. ; et tous les romans de la Table ronde. Les principaux sujets qu'exploitèrent à l'envi les romanciers du moyen âge furent, en France, Charlemagne et ses paladins ; en Allemagne, les Nibelungen ; en Angleterre, Artur et les chevaliers de la Table ronde ; en Espagne, le Cid, etc. Les trouvères imaginèrent plusieurs genres de poésie qui leur furent propres, comme le conte ou nouvelle, le poème allégorique — le Castoyement, le Roman de la Rose, Dolopathos, etc. —, le fabliau, le lay d'amour, le palinod ou chant répété, etc.,
Les Italiens adoptèrent d'abord la langue provençale, que Frédéric II préféra, dans ses chansons, à l'idiome de son pays. Cependant c'est à la cour sicilienne de ce prince que prit naissance la poésie italienne, dont la Toscane devait bientôt produire les premiers modèles. Guido Cavalcanti y finit au moment où commença le Dante (1300). En Espagne, la langue limousine, qui n'était autre que la provençale, polit le langage barbare produit par le mélange du latin, du goth et de l'arabe. Elle fut employée dans les romances religieuses ou héroïques dont se compose toute la vieille littérature espagnole. Le poème du Cid, premier monument connu de cette littérature, n'est qu'un recueil de romances contemporaines conservées par la tradition. Les Portugais rimèrent aussi quelques chansons à la gloire des saints et des héros. Le XIIe siècle vit naître les plus anciens poètes de ce pays, Gonzalo Hermiguès et Egas Moniz. La poésie latine produisit quelques ouvrages qui ne manquent ni de mérite ni d'intérêt ; nous ne citerons que la Conquête de la Sicile, par Guillaume de Pouille, et la Philippide de Guillaume le Breton. Genres en prose. — Les langues vulgaires nous en offrent à cette époque trois principaux : 1° La LÉGISLATION ; en français, les lois de Guillaume le Conquérant, l'ancien Coutumier de Normandie ; les Assises de Jérusalem ; les ordonnances des rois de France, et surtout les Établissemens de saint Louis ; la Coutume de Beauvoisis, de Beaumanoir, rédigée en 1283 ; en espagnol, le Fuero juzgo (Forum judicum), et le code des Siete partidas, d'Alphonse X. 2° L'HISTOIRE : en France, les Mémoires de Ville-Hardouin et de Joinville, et un très-grand nombre de chroniques, entre autres celles de Saint-Denis ; l'histoire provençale de la guerre des Albigeois ; en Italie, les Histoires des deux Malatesti, etc. 3° Les ROMANS DE CHEVALERIE : les histoires fabuleuses où puisèrent les romanciers, telles que la Fie de Charlemagne j par le pseudo-Turpin, et le livre des Gestes des rois de Bretagne, par Geoffroy de Monmouth, avaient été composés en prose latine. Il paraît que les premiers ouvrages auxquels ils servirent de texte furent écrits en prose romane. Plus tard ils furent mis en rimes ; plus tard encore ils ont été remis en prose. Nous n'avons pas compris parmi les idiomes qui furent cultivés en Europe pendant le moyen âge une langue qui occupe une place importante dans l'histoire de l'esprit humain. L'hébreu fut conservé par les Israélites avec le même soin que les livres où sont consignés leur histoire, leurs lois et leurs traditions. Les Juifs d'Espagne et de Narbonne composèrent plusieurs ouvrages remarquables sur la théologie (talmud), la philosophie (al-kabbala), la médecine et la grammaire. La nouvelle poésie hébraïque prit naissance dans le XIIe siècle, qui fut illustré par Moïse Maïmonide, disciple de l'Arabe Averroès, et le plus beau génie des Juifs depuis leur dispersion. § III. — Beaux-Arts et Découvertes. Tous les arts firent des progrès plus ou moins importants pendant ces siècles de première renaissance. Gui d'Arezzo, mort en 1071, avait inventé les notes de musique en cherchant les moyens d'abréger pour ses élèves les peines et les longueurs des études musicales. D'autres Toscans firent connaître à l'Italie les procédés de la peinture grecque, échappés à la ruine de l'art. Cimahuè et Giotto commencèrent la renaissance à la fin du XIIIe siècle ; Jean de Modène inventa la peinture à l'huile, qui devait se perdre après lui pour renaître encore. La miniature sur manuscrit atteignit à une merveilleuse perfection de dessin et de coloris, et la peinture sur verre suivit le même progrès. Mais de tous les arts, ce fuit l'architecture qui s'éleva au plus haut degré de perfection. Elle obéissait aux deux grandes puissances qui se partageaient la domination universelle, l'Église et la féodalité, A la première elle donna œs hardies cathédrales qui ont résisté au caprice des hommes, parce qu'elles répondaient à un besoin de tous les siècles, et ces imposants monastères qui ont cédé au temps, parce qu'ils n'étaient que l'expression d'une idée. La féodalité demanda à l'architecture des remparts, des tours et des créneaux, capital inappréciable de travail qui ne devait pas profiter aux siècles qui ont hérité du moyen âge. Les tours menaçantes sont tombées ; les clochers protecteurs sont encore debout. L'architecture, éminemment religieuse, adopta le style gothique, sévère comme les dogmes du catholicisme, hardi, bizarre, extravagant même comme les imaginations et les caractères de l'époque. Pendant que le noble baron bornait son faste à des tours massives bien crénelées, à de vastes salles où il recevait l'hommage de ses vassaux dans un grand fauteuil de bois taillé en ogive ou découpé en dentelle, et sur des nattes de paille qui couvraient ses planchers ; pendant que le bourgeois menait sa vie obscure dans une habitation étroite, enfumée et malsaine, l'architecture déployait toute sa pompe pour rendre dignes de leur destination les monuments consacrés au culte. Elle empruntait, le secours de la sculpture pour décorer ces étonnants portails dont la construction coûtait les efforts de toute une génération, celui de la peinture pour représenter, sur des vitraux de mille couleurs, les faits mémorables de l'histoire ecclésiastique et des scènes de la vie féodale ou industrielle. Si les orne mens étaient barbares, ce défaut était bien racheté par le mérite de l'exécution architecturale ; et l'on admirera toujours, dans les temples gothiques de nos aïeux, l'élancement des flèches à perte de1 vue, la hardiesse des arcs-boutants, la science des voûtes et la majesté de l'ensemble. Parmi les principaux monuments ecclésiastiques des XIIe et XIIIe siècles, on peut citer la cathédrale de Chartres, commencée en l'an 1145 par une congrégation d'architectes ; Saint-Denis, rebâti par Suger ; Notre-Dame de Paris, fondée en 1163 par l'évêque Maurice de Sully, et qui coûta plus de cent ans de travaux ; la cathédrale de Magdebourg (1207) ; la chapelle de Westminster rebâtie par Henri II, en 1220 ; la cathédrale d'Amiens (1221) ; la Sainte-Chapelle, due à saint Louis ; Saint-Trophime d'Arles, la cathédrale de Cologne, et surtout celle de Strasbourg, ouvrage d'Erwin de Steinbach et de cent mille ouvriers qui travaillèrent successivement sous ses ordres. Il faut ajouter à ces monuments de nombreuses abbayes, et particulièrement celles de la Normandie et de l'Angleterre. L'architecture civile n'enfanta pas de semblables merveilles. La France, l'Angleterre et l'Allemagne furent couvertes de châteaux-forts dont il reste çà et la quelques tours en ruines, monuments d'un ordre social qui ne peut plus renaître. L'Italie montre encore, à Florence et à Venise, quelques palais construits dans le style grec de la décadence. La tour inclinée de Pise est regardée comme le chef-d'œuvre profane du moyen âge ; mais cet honneur lui est disputé par la tour de Robert, bâtie par Giotto, à Florence. Il faut ranger dans un ordre à part les monuments arabes de l'Espagne. L'Alhambra de Grenade et la mosquée de Cordoue sont encore les deux plus magnifiques témoignages de la domination musulmane. N'oublions pas de rendre hommage à une association charitable qui, non contente de protéger les voyageurs, s'appliqua à leur ouvrir des chemins et à leur faciliter le passage des torrents et des rivières. S. Benezet, pâtre et constructeur de ponts (pastor et pontifex), avait bâti le pont d'Avignon en 1177 ; confrérie des frères pontifes commença en 1265 le pont Saint-Esprit, qui subsiste encore, avec ses voûtes de pierre, à côté des ponts suspendus récemment jetés sur le Rhône. Ce fleuve, plus indomptable que l'Araxe, n'a pu être soumis que par la piété patiente du moyen âge et par l'audace de l'industrie moderne. PEINTRES ET ARCHITECTES.
Découvertes. — Les découvertes ou importations que nous allons indiquer devaient exercer une immense influence sur le commerce, l'industrie, les sciences et la civilisation en général. La boussole, qu'on attribue mal à propos au pilote Flavio Gioia, d'Amalfi, et dont les Chinois se servaient depuis un temps immémorial, était connue des marins provençaux dès le XIIe siècle ; mais il paraît qu'on en fit peu d'usage avant le XVe. Le papier de coton, employé par les Chinois avant l'ère chrétienne, fut porté par eux dans la Bukharie, d'où les Arabes en apportèrent la connaissance et la fabrication, d'abord à La Mecque (706) et ensuite en Espagne, d'où ils l'expédiaient à l'étranger sous le nom de pergamino de pano, parchemin de drap. Il parait que le papier de linge fut inventé par les Musulmans espagnols, et qu'il commença à être employé en France dans le XIIIe siècle. On trouve, dès l'an 1243, des chartes écrites sur ce papier, dont l'emploi fit tomber le prix du parchemin et diminua l'exorbitante cherté des livres. La poudre à canon, en tant que composition chimique j était depuis longtemps connue des Chinois, qui ne l'appliquèrent à l'art de la guerre que pendant-le XIIIe siècle (1232). Ce fut aussi vers cette époque qu'elle fut employée à la défense des places par les Arabes d'Espagne (1249, 1257, etc.). Roger Bacon en connut le secret, et le publia dans un de ses ouvrages. Mais les chrétiens n'adoptèrent les armes à feu que vers le milieu du XIVe siècle. L'invention des lunettes est due au Florentin Salviato degl' Armati (1286) ; et comme on ignorait encore à cette époque la loi à laquelle est soumise la réfraction de la lumière, il est probable que cette découverte ne fut que l'effet du hasard. Plus tard un autre hasard fit découvrir le télescope, dont Gerbert avait eu le premier l'idée. Les Arabes apportèrent en Espagne les procédés de distillation qu'ils avaient inventés, et qu'ils appliquèrent seulement aux plantes odoriférantes. Arnauld de Villeneuve († 1314) en fit l'application au vin, et découvrit ainsi l'alkhool, dont le nom arabe peut faire supposer que l'alchimiste languedocien importa plutôt qu'il n'inventa l'eau-de-vie, cette découverte qui devait être d'un si puissant secours à la chimie pharmaceutique, et d'une si grande importance dans le commerce. |
[1] Les Chartreux, institués en 1086. — Les Bernardins, 1098. — Les Trappistes, 1140. — Les Mathurins, 1197. — Les Carmes, 1205. — Les Franciscains ou Cordeliers, 1208. — Les Dominicains ou Jacobins, 1215. — Les Célestins, 1270. — Les Augustins, 1276.
[2] Manuel de l'Histoire de la Philosophie, traduit de l'allemand par Victor Cousin.
[3] La Cabale, ou transmission orale, est une prétendue sagesse divine perpétuée et propagée parmi les Juifs par une tradition secrète dont l'histoire est enveloppée de fables. (Tennemann.) Cette science fut imaginée par le rabbin Akhibah et son disciple Siméon Ben Jochaï, dans les premiers siècles du christianisme.
[4] Je me suis un peu étendu sur la philosophie scolastique, parce que les ouvrages qui traitent de cette matière ne sont pas il la portée des jeunes gens auxquels ce précis est destine. Il importait aussi de continuer cet historique jusqu'à la chute de la scolastique, dont l'époque coïncide avec la fin du moyen âge.
[5] Metia tot son sen à mesclar guerras. Vies des Troubadours, en provençal.