PRÉCIS DE L'HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

SECONDE PARTIE. — DEPUIS LA PREMIÈRE CROISADE JUSQU'À LA PRISE DE CONSTANTINOPLE PAR LES TURCS OTTOMANS, 1095-1453

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

De l'Orient et des quatre premières Croisades.

 

DÈS les premiers siècles du christianisme, les lieux qui furent le berceau de la foi étaient fréquentés par de nombreux pèlerins. La conquête de la Syrie par les Arabes rendit ces voyages plus rares. Cependant les khalifes avaient laissé aux Chrétiens le libre exercice de leur culte, et le modique tribut qu'ils exigeaient des pèlerins donnait une garantie à cette tolérance. Mais la tyrannie impie et sanguinaire du khalife Hakem désola l'église de Jérusalem, et les Turcs Seldjoucides, en se rendant maîtres de la Palestine, y portèrent une défiance et une rapacité qui rendaient les pèlerinages dangereux ou impraticables. Ces conquérants venaient de ravir l'Asie mineure aux souverains de Byzance, et Constantinople était menacée. La crainte de voir tomber cette barrière de l'Europe avait jeté l'alarme dans l'Occident, pendant que les récits des pèlerins y répandaient parmi les Chrétiens une sainte pitié pour leurs frères d'Orient opprimés. Déjà Sylvestre II et Grégoire VII avaient conçu le dessein d'armer l'Europe contre l'Asie pour la délivrance de Jérusalem. Il était réservé à Urbain II de le mettre à exécution. Ce pontife, sollicité par l'empereur Alexis Comnène et par le patriarche Siméon, ordonna au pèlerin Pierre l'Ermite de parcourir l'Europe, et de préparer les peuples à la guerre sainte. L'enthousiasme qu'excita partout cet ardent apôtre de la croisade avertit Urbain que l'heure du signal était arrivée.

Concile de Clermont, 1095. — Après avoir tenu un premier concile à Plaisance, pour s'assurer des dispositions du clergé, des seigneurs et du peuple, Urbain convoque une seconde assemblée à Clermont, où la croisade est résolue. La voix du pontife est répétée dans toutes les chaires chrétiennes, et la France devient le centre d'un mouvement tout à la fois religieux, politique et chevaleresque. Les indulgences de l'Eglise et les richesses de l'Asie attirent une multitude de guerriers de tous rangs sous le drapeau de la croix.

Quelques bandes indisciplinées, parties avant le temps sous la conduite de Pierre l'Ermite, de Gautier-Sans-Avoir et de Godescale, soulèvent contre elles, par leurs brigandages, les pays qu'elles traversent, et sont détruites en Hongrie et en Bulgarie.

 

Première croisade, 1096-1100. — Les principaux chefs de l'expédition sont Godefroy de Bouillon, duc de la Basse-Lorraine, avec ses frères Baudouin et Eustache ; Robert II, duc de Normandie ; Robert II, comte de Flandre ; Eudes Ier de Bourgogne ; Raymond IV de Toulouse ; Hugues de Vermandois ; Etienne de Blois ; Bohémond, prince de Tarente, avec son neveu Tancrède ; et Adhémar de Monteil, vicaire apostolique.

Les croisés, au nombre de six cent mille, arrivent à Constantinople par différents chemins. Ils s'emparent de Nicée sur Kilidge Arslan, sultan Seldjoucide d'Iconium (Konieh). La victoire de Dorylée leur ouvre un passage à travers l'Asie mineure, et ils arrivent devant Antioche, réduits à moins de cent mille combattants. Cette barrière de l'islamisme arrête les Chrétiens et donne le temps aux Musulmans d'Afrique et d'Asie de s'armer pour défendre leur religion menacée. Une première armée de Turcs est taillée en pièces sur les bords de l'Oronte, et Bohémond prend Antioche par surprise. Kerbogath, général du sultan de Perse Barkiarok, arrive trop tard pour la sauver, et perd une grande bataille sous les murs de cette cité. Les croisés, victorieux, mais épuisés, marchent vers Jérusalem, que les Fatimites venaient de reconquérir.

Prise de Jérusalem, 1099. — Les vainqueurs, maîtres de la ville sainte, déshonorent leur victoire par le massacre des Juifs et des Musulmans ; mais une fois l'ordre rétabli, ils songent à rendre leur conquête durable, en instituant dans la Palestine un gouvernement monarchique. Les principaux chefs défèrent la couronne à Godefroy de Bouillon, qui justifie ce choix par une brillante victoire remportée près d'Ascalon sur l'armée du khalife d'Égypte. Godefroy, mort un an après son élection, n'avait pas eu le temps d'affermir le nouveau royaume ; mais, de concert avec ses barons, il lui avait donné une loi fondamentale qui devait le protéger. Les Assises de Jérusalem introduisaient en Asie le gouvernement féodal. Le royaume de Jérusalem avait ses grands fiefs, ses arrière-fiefs et ses bourgeoisies. Au nombre des grands fiefs on peut compter les principautés d'Antioche et de Galilée, et les comtés d'Édesse et de Tripoli, qui pourtant ne relevaient que du pape.

On peut aussi considérer comme vassaux de la couronne de Jérusalem les trois Ordres religieux et militaires : 1° les Hospitaliers ou Johannites (ordre de Malte), fondés par Gérard du Martigues, en 1100, et dont Raymond du Puy fut le premier grand-maître (1121) ; 2° les Templiers, qui eurent pour fondateur Hugues de Payens, en 1118 ; 3° l'Ordre Teutonique, établi plus tard par Henri Walpot (1190). Les membres de ces associations se dévouaient au service des pauvres pèlerins et à la défense de la Terre-Sainte.

 

Premier intervalle des Croisades, 1100-1147. — Baudouin Ier, prince d'Édesse, succède à son frère Godefroy. Sous son règne, une nouvelle armée de croisés est détruite dans l'Asie mineure par le sultan de Roum, et les restes de la première armée sont tailles en pièces à Rama. Cependant la mort de Barkiarok ayant donné lieu au démembrement de son empire par les Atabeks et par les Assassins ou Ismaélites, Baudouin profite de ces premières divisions et s'empare de Saint-Jean-d'Acre (Ptolémaïs), de Bérythe et de Sidon. Baudouin II, son successeur, ajoute à ces conquêtes la prise de Tyr.

Les Turcomans conservent en Syrie les petites sultanies de Damas et d'Alep. La conquête de cette dernière ville donne à Zenghi, prince de Mossoul, la supériorité sur tous les autres Atabeks, et il enlève Édesse aux Chrétiens en 1144. Les brillants succès de son fils Noureddin et la détresse du roi Baudouin III nécessitent une nouvelle croisade.

 

Seconde croisade, 1147-1149. —Chefs : l'empereur Conrad III et le roi de France Louis le Jeune. — Sous le pontificat d'Eugène III.

Saint Bernard, abbé de Clairvaux, prêche la guerre sainte en France et la provoque en Allemagne. Il la représente à Louis VII comme une expiation de l'incendie de Vitry, et donne la croix à ce prince dans la cour plénière de Vézelay ; Conrad la reçoit aussi de ses mains à la diète de Spire. L'empereur se met en marche sans attendre le roi de France, qui part à son tour, malgré les représentations de son ministre Suger. Les deux armées sont détruites, l'une après l'autre, dans l'Asie mineure, par les Musulmans et par la famine, et leurs débris se réunissent à Jérusalem. Louis, Conrad et Baudouin III vont assiéger Damas. Mais l'entreprise échoue par suite de la division des princes croisés, et les deux rois reviennent en Europe sans armée et sans gloire.

 

Deuxième intervalle, 1149-1189. — Noureddin, en s'emparant de Damas, range sons ses lois tonte la Syrie musulmane. Des troubles qui s'élèvent en Égypte lui fournissent un prétexte pour y introduire son influence. Saladin en prend possession au nom de ce sultan, et dépose Adhed, dernier khalife Fatimite (1171). Noureddin étant mort deux ans après, le conquérant de l'Égypte s'en arroge la souveraineté, et y joint bientôt tous les antres États du fils de Zenghi. Saladin commence ainsi la dynastie des sultans Ayoubites (1173). Il médite la ruine du royaume de Jérusalem, et livre au roi Guy de Lusignan la célèbre bataille de Tibériade, qui entraîne la soumission de Saint-Jean-d'Acre et de la ville sainte (1187). Pendant la captivité de Lusignan, Conrad de Montferrat prétend à la couronne, et rallie à Tyr les débris de la chrétienté de Syrie.

 

Troisième croisade, 1189-1193. — Chefs : l'empereur Frédéric Barberousse, le roi de France Philippe-Auguste, et Richard Cœur-de-Lion, roi d'Angleterre. — Sous le pontificat de Clément III.

Guillaume de Tyr vient solliciter les secours de l'Occident, et provoque la réunion de plusieurs conciles. Ces assemblées décrètent l'établissement d'une contribution universelle sous le nom de dîme saladine.

Frédéric part le premier avec une armée de cent mille hommes, qui périt presque tout entière en Asie, comme celle de son prédécesseur. L'empereur meurt lui-même en Cilicie (1190), et son fils, Frédéric de Souabe, va trouver la mort devant Saint-Jean-d'Acre.

1190. — Les rois de France et d'Angleterre, instruits par l'expérience, renoncent à la route de terre. Ils s'embarquent, l'un à Gênes, l'autre à Marseille, et vont passer l hiver en Sicile. Les artifices de l'usurpateur Tancrède, les animosités nationales, et surtout le mariage que Richard, fiancé à Alix de France, contracte avec Bérengère de Navarre, brouillent les deux rois et les deux armées. La flotte génoise et celle de Marseille mettent à la voile séparément, et Philippe arrive le premier devant Saint-Jean-d'Acre. Richard, ayant relâché à Limisso, dépouille le despote de Chypre, Isaac Comnène, et reste maître de cette île, qu'il devait bientôt céder à Lusignan en échange de la couronne de Jérusalem.

1191. — Les armées de France et d'Angleterre, réunies aux princes chrétiens de Syrie, s'emparèrent de v Saint-Jean-d'Acre. Après cet exploit, Philippe retourne dans ses États, laissant à Richard une partie de ses troupes. Le roi d'Angleterre signale dans d'inutiles combats sa bravoure chevaleresque, et ne peut conquérir Jérusalem. La retraite des ducs de Bourgogne et d'Autriche l'oblige de conclure une trêve avec Saladin (1192). Il s'embarque pour l'Europe ; mais un naufrage l'ayant jeté sur la côte de Dalmatie, il est arrêté en Autriche par le duc Léopold et livré à l'empereur Henri VI, qui le retient en prison malgré les prières et les menaces du pape Célestin III, et lui vend chèrement la liberté.

 

Troisième intervalle, 1193-1204. — Peu de temps après le départ de Richard, Saladin terminé sa glorieuse carrière, admiré des Chrétiens et pleuré des Musulmans. Ses vastes États sont divisés entre les princes de sa famille. Mais Malek-Adhel (Saphadin), son frère, dépouille les fils de ce grand homme, et commence, en 1200, la dynastie Ayoubite des sultans d'Égypte.

 

Quatrième croisade, 1202-1204. — Chefs : Baudouin IX, comte de Flandre, Boniface II, marquis de Montferrat ; Henri Dandolo, doge de Venise, etc. — Sous le pontificat d'Innocent III.

La mort de Henri VI ayant interrompu une croisade déjà commencée, Innocent III s'était hâté d'en publier une nouvelle en 1197. Mais on commençait à se lasser de ces guerres lointaines et ruineuses, et, soit découragement, soit raison politique, les rois de l Occident restèrent sourds à la voix du pontife. Cependant un grand nombre de seigneurs français s'étant réunis à Écry-sur-Aisne, et ensuite à Soissons, la croisade y fut résolue, et le curé Foulques de Neuilly alla la prêcher dans les provinces.

1202. — Les croisés donnent le commandement de l'expédition à Boniface de Montferrat, et font un traité avec les Vénitiens, qui s'engagent à fournir les transports. On convient que les Français aideront la Seigneurie à reprendre Zara, tombée au pouvoir du roi de Hongrie. Cette condition une fois remplie, la croisade se trouve encore détournée de son objet par les sollicitations du jeune Alexis l'Ange, qui vient implorer la protection des croisés en faveur de l'empereur Isaac, son père, emprisonné par un autre Alexis de la même famille. La flotte cingle vers Constantinople, et les croisés détrônent l'usurpateur. Mais l'inexécution des promesses jurées et l'usurpation de Ducas Murtzuphle les arment de nouveau contre Byzance.

Empire des Français à Constantinople, 1204. — Les chevaliers français et la flotte vénitienne ayant concerté une double attaque, prennent Constantinople d'assaut et la livrent au pillage. L'empire est ensuite partagé entre les vainqueurs. Baudouin est élevé à la dignité Impériale -, Boniface est fait roi de Thessalie ; les Vénitiens obtiennent Péra, Corfou, Candie et les plus belles possessions maritimes, etc. Quelques lambeaux de l'empire grec, échappés à la conquête, tombent en partage à des princes byzantins. Thomas Lascaris établit à Nicée un fantôme d'empire grec ; Alexis Comnène se fait empereur de Trébizonde, Michel Comnène, prince d'Épire, Léon Sgure, prince d'Argos.

L'empire français byzantin, sans cesse assailli par les rois bulgares et par les Grecs de Nicée, fut détruit en 1261 par Michel Paléologue, qui chassa l'empereur Baudouin II (de Courtenay), substitua la dynastie de son nom à celle de Lascaris, et reporta le siège de l'empire grec à Constantinople. Les Génois qui avaient pris une part très-active à cette révolution, en recueillirent de grands avantages pour leur commerce.

 

Quatrième intervalle, 1204-1217. — Les Chrétiens d'Orient, réduits à la possession de quelques places et divisés entre eux, se défendaient à force de courage contre les sultans d'Égypte dont les Etats les enveloppaient de toutes parts. Ils ne cessaient d'invoquer l'appui de leurs frères d'Occident ; mais les croisades ne parlaient plus qu'aux imaginations faibles ou exaltées et aux ambitions que séduisaient encore ces guerres lointaines. De là une croisade d'enfants en 1212, et l'expédition de Jean de Brienne, roi titulaire de Jérusalem.