Querelle des investitures sous les empereurs de la maison Salique. — Henri IV et Grégoire VII.DES intérêts communs avaient étroitement lié, dans leur origine, les deux grands pouvoirs de l'Occident, l'empire, regardé comme héritier des Césars, et le saint Siège en tant que pouvoir temporel. Le premier s'attribuait une supériorité d'honneur sur tous les rois ; l'autre dominait les esprits par la religion et les lumières. Aux empereurs appartenaient encore le droit d'approuver ou de rejeter l'élection des papes ; les papes, à leur tour, consacraient les empereurs. Le désir de faire valoir la prérogative de leurs anciens prédécesseurs, d'une part ; de l'autre, l'ambition de fonder une suprématie temporelle sur une cérémonie pieuse, engagèrent dans une lutte sanglante les héritiers de Charlemagne et les successeurs de saint Pierre. Les papes avaient reçu des premiers Carlovingiens le domaine utile de Rome et une juridiction étendue. Tant que les empereurs furent puissants, les évêques de Rome reconnurent leur souveraineté. Lorsque les droits régaliens furent usurpés par les vassaux, on put craindre que les pontifes romains ne tombassent sous l'autorité de quelque puissant seigneur, et le bien de l'Église demandait leur indépendance. Mais l'indépendance des papes aurait soustrait à la souveraineté impériale la ville dont l'obéissance, ou du moins les serments, ne rendaient pas trop chimérique le titre d'Empereur des Romains porté par les Césars de Germanie. Le couronnement dans Rome, devenu la condition de leur dignité, était un prestige qu'ils entretenaient avec soin, et, malgré leur impatience du joug étranger, les Italiens se laissaient gagner à ce souvenir de leur grandeur passée. La présence des empereurs à Rome ne fut pas toujours perdue dans de vaines pompes. Elle s'y manifestait presque toujours par des faits, et plus d'une faveur accordée par eux au saint Siège fut un acte adroit de souveraineté. Othon le Grand reçut des Romains le serment qu'ils n'éliraient jamais de pape sans sa permission ; Léon VIII reconnut et prescrivit lui-même cette règle en 987, et on cite peu de pontifes qui n'aient soumis à la sanction impériale les suffrages du clergé et du peuple. Lorsque la brigue et la simonie semaient la division parmi les Romains, que la tiare avait été placée sur un front indigne, ou que des ambitieux s'en disputaient l'honneur, l'empereur était pris pour juge. C'est ainsi que le fils de Conrad le Salique, Henri III, absolu à Rome comme en Allemagne, fit déposer trois papes tout d'une fois, et disposa trois fois de la chaire pontificale en faveur de trois Allemands. Libres de toute supériorité comme chefs de l'Église, les papes supportaient à regret cette subordination et ces entraves imposées à leur autorité temporelle. A regret aussi ils voyaient les empereurs et les rois disposer dans leurs États des dignités ecclésiastiques et en faire un honteux trafic. Si les princes s'étaient contentés de soumettre à leur autorité le temporel des églises, leur intervention dans les élections canoniques aurait été légitime et nécessaire. Mais au lieu de délivrer simplement aux évêques et aux abbés les immenses domaines qui faisaient de ces dignitaires spirituels de puissants seigneurs féodaux, les rois avaient adopté l'usage de les investir par l'anneau et la crosse, qui sont les insignes du ministère épiscopal. Les souverains pontifes devaient réclamer contre cette usurpation, comme défenseurs naturels des droits et des immunités de l'Église. Ce devoir, ils osèrent le remplir, quelquefois, il est vrai, avec peu de mesure ; et c'est de leurs représentations trop souvent mal accueillies que sortit la fameuse querelle des investitures. Préparée de loin et manifestée dans plusieurs circonstances, elle éclata tout-a-fait sous le règne de l'empereur Henri IV et le pontificat de Grégoire VII. Grégoire VII, 1073. — Cet ardent promoteur des droits du saint Siège était né à Soana, en Toscane, de pareils obscurs. Après avoir gouverné plusieurs papes, Hildebrand fut élu lui-même, suivant les formes établies par Nicolas II, qui attribuaient l'élection aux cardinaux-évêques, en la soumettant à l'agrément des cardinaux-prêtres, au consentement du clergé et du peuple, et à l'approbation de l'empereur. Élevé au pontificat sous le nom de Grégoire VII, il pria Henri IV de ne pas consentir à son élection, reconnaissant ainsi aux empereurs un droit qu'il devait leur faire perdre. Toutefois Henri approuva le choix des Romains, quoique le pape élu lui eût fait déclarer que, si le gouvernement de l'Église restait dans ses mains, il ne laisserait pas ses crimes impunis. Les crimes de l'empereur étaient ses scandaleux déportements, ses abus de pouvoir, et surtout le trafic qu'il faisait des choses saintes. Grégoire VII résolut de commencer ses plans de réforme par la répression de la simonie des princes et de l'incontinence des clercs. 1074-1077. — Un concile assemblé à Saint-Jean-de Latran défendit, sous peine d'excommunication, aux laïques de conférer les bénéfices ecclésiastiques, aux clercs de les recevoir d'un laïque. Ce décret fut porté à l'empereur avec injonction de faire cesser la simonie et de renoncer à l'investiture par l'anneau et par la crosse. Henri, alors engagé dans une guerre difficile contre les Saxons révoltés, promit de se conformer aux intentions du pontife ; mais la victoire lui fit oublier ses promesses, et le pape les lui rappela d'une manière menaçante. L'empereur irrité assembla à Worms les grands et les prélats de son royaume, et fit prononcer la déposition du pape (1076). Grégoire, à son tour, excommunia Henri, le déclara déchu de la royauté, et délia ses sujets du serment de fidélité. L'aristocratie allemande opprimée par Henri III, et les Saxons vaincus par son fils, coururent aux armes pour se venger ou s'affranchir ; la guerre civile se ralluma en Allemagne. Les chefs des rebelles, ayant à leur tête Rodolphe de Souabe et Welf de Bavière, s'assemblèrent à Tribur, suspendirent l'empereur de ses fonctions, et menacèrent de le déposer, s'il ne se faisait absoudre des anathèmes de Rome. Henri céda à l'orage et passa en Italie pour apaiser le pape. Arrivé au château de Canossa, il y subit une sorte de pénitence publique avant de paraître devant le pontife, qui consentit à lever l'excommunication à des conditions humiliantes pour le monarque. 1077-1081. — Cependant l'empereur, honteux de sa faiblesse et encouragé par la fidélité de ses vassaux de Lombardie, rompit le traité qu'il avait consenti. Il alla combattre en Allemagne les rebelles, qui, dans une diète tenue à Forcheim (1077), venaient d'élire empereur son beau-frère Rodolphe de Souabe. Cette élection fut approuvée par Grégoire, qui fulmina contre Henri de nouvelles excommunications. La guerre devint générale dans l'Empire, et les succès furent balancés entre les deux compétiteurs. Mais Henri remporta enfin une victoire décisive à Wolksheim, en Thuringe (1080). Rodolphe y périt de la main de Godefroi de Bouillon, et le duché de Souabe fut donné à Frédéric de Hohenstaufen, tige d'une puissante maison souveraine. Herman de Luxembourg, proclamé à la place de Rodolphe par les rebelles, en 1081, recommença la guerre civile en Allemagne, pendant que l'empereur combattait ses ennemis en Italie. 1081-1085. — La cause de Grégoire VII était défendue au-delà des monts par la comtesse Mathilde, qui possédait la plus grande partie de l'Italie moyenne. Mais les troupes de cette puissante vassale avaient été battues le jour même où Rodolphe succombait à Wolksheim. Henri, ne gardant plus de mesure, fit donner la tiare à l'anti-pape Guibert, qui le sacra empereur à Rome en 1083. Grégoire, assiégé dans le château Saint-Ange, fut délivré par Robert Guiscard, qui lui donna asile dans ses États. Mort de Grégoire VII,
1085. — Ce pontife mourut à Salerne, laissant une mémoire qui est encore
aujourd'hui un sujet de controverse et de passion. On
ne peut nier, dit un savant bénédictin, que
Grégoire VII n'ait eu de grandes qualités, des mœurs ecclésiastiques, de bonnes
intentions, et beaucoup de zèle pour le bien. Mais ce zèle tenait à un caractère
impétueux, altier, inflexible, que les obstacles irritaient, et pour qui le
danger avait de l'attrait lorsqu'il pouvait servir à établir sa domination. Il
est visible, par ses maximes et sa conduite, que son but était de soumettre
toutes les couronnes à sa tiare, et de s'attribuer une monarchie universelle,
tant au temporel qu'au spirituel, dans toute la catholicité. Il n'y avait pas
de royaume qu'il ne prétendit être tributaire du saint Siège, et, pour le
prouver, il ne craignait point d'alléguer des
titres qui se conservaient, disait-il, dans les archives de l'Église romaine,
mais qu'il n'osa jamais produire. (Dom
Clément.) Les combats que Grégoire VII léguait à ses successeurs effrayèrent le pacifique Victor III ; mais le malheur de Henri IV voulut que ce pontife ne portât pas longtemps la tiare, qu'il avait reçue avec répugnance. Tel ne fut pas Urbain II, qui, poursuivant la simonie partout où il pouvait l'atteindre, excommunia tout à la fois l'empereur d'Allemagne, son suzerain, et le roi de France, dont il était né le sujet. En voulant achever l'œuvre de Grégoire VII, il entretint l'incendie qui dévorait l'Empire, et laissa couler ainsi dans des combats sans gloire le sang chrétien que réclamait la guerre sainte. Ce pontife promit la dignité impériale à Conrad, fils de Henri IV, que l'influence de Mathilde avait armé contre sou père et placé sur le trône d'Italie. En prêtant ainsi les mains à la rébellion de ce prince, il donna un exemple trop fidèlement suivi par son successeur Pascal II, qui ne pouvait pardonner à l'empereur l'élection de quatre antipapes dont ce pontife avait eu à triompher. Conrad avait aussi laissé en mourant un funeste exemple à son frère Henri, qui déserta les drapeaux de son père et entreprit de le détrôner, après avoir obtenu du pape l'abolition de ses serments (1104). Ainsi la guerre civile devint domestique, et, comme Louis le Débonnaire, dont il n'avait pas la faiblesse, Henri IV se vit abandonné de son armée au moment même du combat. Retenu prisonnier à la suite d'une entrevue avec son fils, il fut sommé de rendre les ornements impériaux. On le menaça de lui ôter la vie s'il ne résignait l'Empire ; le malheureux prince s'évada, et alla rallier quelques fidèles vassaux sur la rive gauche, du Rhin ; mais il ne put rétablir sa fortune, et l'abandon où le laissa une dernière défaite l'obligea de se réfugier à Liège, où il mourut dans l'indigence (1106). La rigueur de ses ennemis le poursuivit encore après sa mort, et la sépulture fut refusée à un prince qui avait porté trois couronnes et livré soixante batailles[1]. Henri V, 1106. — Le parricide fils de Henri IV succéda à son père sous le nom de Henri V. Indigne de la couronne dont il s'était trop hâté de jouir, il voulut faire revivre d'équivoques prétentions sur le comte d'Alost, la province de Silésie et le royaume de Hongrie. Mais il ne rapporta que de la honte des expéditions entreprises contre les Flamands, les Polonais et les Hongrois, et c'est après un tel prélude qu'il passa les Alpes pour aller recevoir à Rome la couronne d'Othon le Grand (1111). On devait espérer que, porté à l'Empire par l'influence pontificale, il ne désavouerait pas la cause qu'il avait défendue contre son propre père. Le pape lui proposa donc de renoncer aux investitures avant son couronnement. Henri rejeta d'abord celle condition, et ne l'accepta ensuite qu'à la charge par le clergé de restituer à l'Empire les fiefs et les droits régaliens qui en avaient été distraits au profit de l'Eglise. Mais cette clause du traité de Sutri excita de vives réclamations parmi les évêques, et Pascal II fut enfin forcé, pour se soustraire aux mauvais traitements du roi des Romains, de lui accorder les investitures sans condition et de le couronner empereur (1112). 1112-1125. — A peine Henri V a-t-il quitté l'Italie, que le pape révoque une concession extorquée par la force, et la guerre civile va recommencer en Allemagne. Une ligue se forme contre l'empereur, dans laquelle entrent la plupart des prélats et des seigneurs mécontents, excités à prendre les armes par le légat Théodoric. Pendant que l'anarchie désole l'Empire, la mort de la grande comtesse Mathilde ouvre une nouvelle source de discordes (1115). Cette princesse avait légué ses domaines au saint Siège ; mais Henri V les réclame tous sans distinction, les fiefs comme chef de l'Empire, les alleux en qualité de plus proche héritier de la comtesse de Toscane. L'Italie redevient alors le théâtre de la querelle entre les deux puissances. Henri chasse le pape de Rome, met dans ses intérêts les consuls de la ville, et, comme si Pascal II n'avait pas eu pouvoir de le consacrer empereur, il se fait couronner de nouveau et à deux reprises par l'anti-pape Grégoire VIII, sa créature. Concordat de Worms, 1122. — Enfin le salut de l'État et le bien de l'Église rapprochent les deux parties, et, dans une diète tenue à Worms en 1122, les ministres de l'empereur et les envoyés du pape Calixte II signent un célèbre concordat par lequel Henri V accorde la libre élection des évêques et renonce à l'investiture par la crosse et l'anneau, se réservant seulement le privilège de conférer par le sceptre les bénéfices ecclésiastiques. Cette grande transaction entre l'Empire et le Sacerdoce fut confirmée l'année suivante par le premier concile général tenu en Occident (Latran). Depuis ce moment, l'élection des souverains pontifes ne fut plus subordonnée au consentement impérial. Ainsi se termina cette déplorable querelle, qui devait bientôt renaître sous d'autres prétextes et pour d'autres intérêts. Le concordat de Worms fut le dernier acte important du règne de Henri V, dont la mort, arrivée en 1125 ; mit fin à la maison impériale de Franconie, qui n'avait cessé de lutter, avec plus de constance que de bonheur ; contre deux forces bien formidables, le pouvoir ecclésiastique et la féodalité. La période de la maison de Franconie, dit Pfeffel, est remarquable par les accroissements extraordinaires de la puissance des États, et par la décadence entière de celle des empereurs. La dynastie saxonne avait cru affaiblir la puissance des grands vassaux en augmentant celle du clergé ; cette politique n'eut d'autre effet que de donner des auxiliaires à l'aristocratie, qui, de son côté, aida les évêques à s'affranchir de la dépendance des empereurs ; et lorsque vint à éclater la querelle des investitures, les prélats allemands prirent parti pour le saint Siège, au grand détriment de la cause impériale. Pendant que les papes combattaient les empereurs en Allemagne avec les armes spirituelles du clergé, ils leur opposaient ailleurs l'épée des chevaliers normands, dont l'imprévoyance des princes franconiens avait favorisé l'établissement en Italie. Les empereurs saliques, jaloux de rendre au trône ses anciennes prérogatives, firent d'énergiques mais vains efforts pour arrêter les empiétements de la haute féodalité, en créant au milieu des grands fiefs un grand nombre de seigneuries immédiates, et en instituant de toute part des villes impériales qui ne relevaient que de la couronne. Pour balancer la puissance des grands feudataires par le dévouement de la noblesse équestre, Conrad Il accorda ou confirma l'hérédité aux fiefs de chevalier, pendant qu'il tâchait de retenir dans ses mains la disposition des duchés et des dignités palatines. Plus hardi que son père, Henri III entreprit d'abolir la dignité ducale ; il confisqua la Bavière et la Souabe, et morcela la Lorraine déjà divisée en deux duchés depuis le temps d'Othon 1er. La longue minorité de son fils fit rétrograder la royauté vers le principe électif, dont les vassaux saxons furent les premiers à abuser sous son règne. Henri IV était trop fier pour laisser passer une telle prétention, il accepta le défi qui lui était jeté par l'aristocratie, et succomba dans cette lutte. Dès lors la succession héréditaire de tous les fiefs, sans distinction, fut de droit commun dans l'Empire, au point que tous les seigneurs commencèrent sous Henri V à porter les noms de leurs terres. L'observation rigoureuse du droit d'aînesse ne contribua pas peu au maintien et au progrès de la puissance féodale. |
[1] On dit qu'il fut réduit à mettre ses bottes en vente pour avoir du pain. Il envoya, avant de mourir, son épée à son fils en lui écrivant : Si mihi plus dimisisses, plus tibi misissem. Compil. chronol. ap. Leibnitz, t. II, p. 65.