Établissements civils, ecclésiastiques et littéraires de Charlemagne.§ I. — Gouvernement. L'HÉRITAGE des Mérovingiens, agrandi par les victoires de Pépin et de Charlemagne, formait un État aussi vaste que l'ancien empire d'Occident. Il avait pour limites : au midi, l'Aufide, le Vulturne, la mer et l'Ebre ; à l'ouest, l'océan Atlantique ; l'Eyder, la mer Baltique et l'Oder, au nord ; la Theiss, la Save et le golfe Adriatique, à l'orient. La division politique et cadastrale de l'Empire en légations, comtés, vigueries, cantons et manses, facilitait l'administration, et permettait au souverain de connaître l'étendue et le détail de ses ressources. Quoique l'autorité royale parût absolue entre les mains de Charlemagne, elle était cependant assujettie à des limites et à des règles. Depuis que Pépin le Bref avait remis en usage les champs-de-mars ou de mai, le pouvoir de faire les lois appartenait à ces diètes, qui partageaient l'initiative avec le souverain. Sous Pépin, on n'y voyait que les grands et les prélats. Charlemagne voulut les rapprocher de leur institution primitive, en y appelant les représentants des hommes libres (Hérimans). Ces députés n'étaient pas élus par des assemblées électorales, mais choisis par chaque comte, au nombre de sept ou de douze, dans la classe des notables appelés rachimbourgs ou scabins. On ne peut supposer que les nombreux parlements tenus par Charlemagne aient été composés des députés de toutes les provinces. L'absence si fréquente des évêques et des comtes aurait fait naître mille désordres dans l'État et dans l'Église. Chacun des royaumes francs avait son champ-de-mai particulier ; mais les lois générales émanaient seulement des assemblées présidées par le roi, et où se trouvait toujours un certain nombre de leudes et de prélats des différents royaumes. Ces lois étaient préparées d'avance dans des assemblées particulières, réunies en automne, où le roi n'admettait que les grands et les évêques investis de sa confiance. Le champ-de-mai avait le droit de les rejeter ou de les adopter ; une foi acceptées par la nation et sanctionnées par le roi, elles étaient rendues publiques par la voie des assemblées provinciales que présidaient les missi dominici, et prenaient ordinairement le nom de capitulaires. Ces actes publics ont tout à la fois les caractères de lois, de canons, d'ordonnances, de règlements de police, d'instructions ministérielles, etc. Nous possédons un nombreux recueil de capitulaires de Charlemagne et de ses premiers successeurs, parmi lesquels se trouve une édition de la loi Salique, amendée par ce prince en 800. Pour assurer à ses peuples les bienfaits d'une administration équitable et d'une justice prompte et égale, Charlemagne donna plus d'extension à la magistrature des lieutenants impériaux (legati), instituée parles derniers empereurs romains, conservée par quelques rois mérovingiens, et qui fut alors substituée à la dignité ducale. Ces commissaires royaux ou missi dominici, pris dans l'ordre civil et dans le clergé, étaient particulièrement chargés de protéger la liberté et les propriétés des citoyens. Ils parcouraient leurs légations quatre fois par an, recevaient les plaintes des sujets, et tenaient des plaids où la haute justice était rendue, et les décisions administratives souvent réformées. Les agents de l'autorité, soumis à la surveillance des commissaires royaux, étaient les comtes ou grajen, les vicomtes ou viguiers, et les centeniers. Les comtes rendaient la justice dans des assises trimestrielles, assistés par un certain nombre de scabins ou jurés. On ne pouvait appeler de leurs sentences à l'assemblée nationale ou provinciale que pour déni de justice ou violation manifeste de la loi. Comme sous les premiers rois, chacun était jugé suivant la loi de sa famille ou de son choix. L'ordéal ou jugement de Dieu était la forme de procédure la plus usitée au civil et au criminel. On admettait encore les compositions (weregild) et l'amende (fredum). Ces amendes judiciaires faisaient partie des revenus publics et étaient perçues par le comte. Les redevances des abbayes et bénéfices ecclésiastiques, celles des colons censitaires, et le produit des villæ royales, faisaient la principale richesse du souverain. Le service militaire, d'abord imposé à tous les hommes libres, fut restreint aux possesseurs de trois manses et de douze serfs. Celui qui, ne possédant qu'un manse, ne pouvait suffire à son équipement et à sa nourriture, contribuait pour un tiers à l'entretien d'un soldat. Une amende de 60 sous d'or (environ 800 fr. d'aujourd'hui) ou un esclavage temporaire était la peine de 1 homme libre qui n'obéissait pas à l'hériban ou convocation de l'armée. La durée du service n'était pas fixée d'une manière invariable, et n'était pas la même pour les vassaux et les citoyens indépendants. Un capitulaire de l'an 803 en dispensait les ecclésiastiques ; mais cette dispense ou défense ne fut pas toujours observée. § II. — Affaires de l'Église de France. Toutes les lois de Charlemagne furent favorables au clergé, alors seul dépositaire et dispensateur des lumières. Un grand nombre de diètes tenues parce prince furent des parlements mixtes où les évêques, de concert avec le souverain, travaillaient à la prospérité spirituelle et temporelle de l'Église. Plus de trente conciles nationaux ou provinciaux furent assemblés pour arriver à ce but. Les deux principaux furent ceux de Francfort et d'Aix-la-Chapelle. Concile de Francfort, 794. — Le septième concile général tenu à Nicée, en 787, avait décidé que les images des saints devaient recevoir une adoration honoraire, opposée à l'adoration de latrie, qui n'appartient qu'à Dieu seul. Ce décret, mal compris par le clergé gallican, fut condamné parles trois cents prélats réunis à Francfort, qui cependant n'adoptèrent pas l'erreur des Iconoclastes. — Ce concile anathématisa aussi la doctrine hérétique de Félix, évêque d'Urgel, qui, distinguant deux natures dans Jésus-Christ, soutenait que comme homme il n'était fils de Dieu que par adoption. Concile d'Aix-la-Chapelle, 809. — Le deuxième concile œcuménique tenu à Constantinople, en 381, avait fait insérer dans le symbole de Nicée que le Saint-Esprit procède du Père. En 653, le huitième concile de Tolède y ajouta le mot filioque, qui ne tarda pas à être introduit dans le rituel gallican. Le pape Adrien Ier, alarmé de cette innovation, la soumit à l'examen du synode d'Aix-la-Chapelle. Cette assemblée reconnut l'addition du filioque, adoptée bien plus tard en Italie, et toujours rejetée par l'Église grecque. § III. — État des lettres. Charlemagne entreprit de policer par la religion les peuples idolâtres qu'il avait subjugués, et ce bienfait arrêta la barbarie du Nord dans ses limites. Mais une autre barbarie, celle des mœurs, régnait dans son Empire, et ce grand homme essaya de la dissiper. Rien ne fut négligé pour achever ce grand dessein. La protection du prince, sa libéralité et surtout son exemple, encouragèrent l'étude des lettres parmi ses sujets romains, et les ennoblirent aux yeux des conquérants barbares. Il ne restait presque plus en France aucuns vestiges des sciences et des arts, lorsque Charlemagne conçut la pensée de les y faire refleurir. Ce prince fut initié, à l'âge de trente-deux ans, aux premiers éléments des lettres par Pierre de Pise, qui lui donna des leçons de grammaire et de langue latine, et le prépara ainsi aux leçons du célèbre Alcuin. Ce moine anglo-saxon, que Charles attacha à sa personne en 782, lui enseigna la rhétorique, la dialectique, et surtout l'astronomie, que le disciple royal préférait aux autres sciences après la théologie. Les bienfaits et l'amitié de Charlemagne attirèrent de différents pays un grand nombre de savants, tels que Alcuin d'Yorck, Clément d'Irlande, et les Italiens Pierre Pisan, Paul Warnefrid, Théodulfe, Leidrade et Paulin d'Aquilée. Le commerce de ces illustres étrangers familiarisa les courtisans guerriers d'Ostrasie avec la langue latine. Riculfe, Angilbert et Éginhard durent à leur savoir l'intimité du prince. Éginhard, écrivain plus élégant que ses maîtres, écrivit la vie du grand homme, dont il fut le chancelier et peut-être le gendre. Tous ces personnages faisaient partie d'une académie palatine que le roi présidait sous le nom de David, et dont chaque membre empruntait un surnom allégorique. Auprès de cette académie fut établie une école royale qui devint le centre des études et servit de modèle à d'autres écoles. On y enseignait les sept arts libéraux, savoir : la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique. Une circulaire, adressée en 787 à tous les évêques et abbés, les invitait à ouvrir des écoles auprès des églises cathédrales et des monastères. Alcuin enseigna lui-même la théologie et les sciences à ses moines de Tours. Théodulfe, évoque d'Orléans, fonda quatre écoles supérieures, et distribua dans les campagnes des écoles élémentaires gratuites. C'est à lui que l'abbaye de Fleury-sur-Loire fut redevable de sa célébrité littéraire. D'autres monastères, Corbie, Fontenelle, Saint-Ricquier, Aniane, Reichnau, Utrecht, Osnabruck, etc., rivalisèrent de savoir et de piété. Charlemagne appela l'attention des cénobites sur l'orthographe et la calligraphie, et fit substituer les caractères romains à l'alphabet teutonique mérovingien qui avait prévalu. Comme la théologie était de toutes les sciences d'alors la plus importante et la plus profitable, l'étude-approfondie du latin et même celle du grec devenaient indispensables à ceux qui voulaient parvenir aux hautes dignités de l'Eglise. Aussi les enseignait-on l'un et l'autre dans quelques monastères. Le latin n'était plus la langue vulgaire ; à peine pouvait-il être entendu du peuple, qui parlait un langage grossier connu sous le nom de roman, source des idiomes et des patois méridionaux. Au nord de la Gaule et dans l'Ostrasie, la langue dominante était celle des anciens Germains : c'est celle que parlaient Charlemagne et tous les Francs ; il paraît même que ce prince voulait la faire adopter dans tout son empire. Eginhard rapporte qu'il composa une grammaire tudesque, et qu'il fit recueillir les anciens chants guerriers des peuples germains. Malgré les encouragements de Charlemagne et la pieuse munificence des grands, les arts restèrent dans le néant où ils étaient tombés. L'architecture ne produisit aucun monument qui soit arrivé jusqu'à nous ; et telle était la rareté ou l'impéritie des artistes, que, pour élever la basilique et le palais d'Aix-la-Chapelle, on fut obligé d'apporter de Ravenne les colonnes et les mosaïques qui décoraient la résidence des derniers empereurs. On cite encore, parmi les travaux de Charlemagne, un canal qui devait établir une communication entre le Rhin et le Danube, ainsi que plusieurs ponts construits sur les grandes rivières. Tant d'efforts pour rendre son ancien lustre à une civilisation déchue furent presque sans efficacité. Quelques hommes de savoir, Hincmar et Agobard, Nithard et Thégan, Loup, abbé de Ferrières, et d'autres élèves de l'école palatine, marchèrent, il est vrai, sur les traces de leurs maîtres. Mais, après eux, les guerres civiles, l'anarchie féodale et les invasions des Barbares replongèrent l'Europe dans les ténèbres que n'avait pu dissiper un grand homme investi de tant de puissance. |